Poètes et romanciers du Nord/Runeberg



POÈTES
ET
ROMANCIERS DU NORD.

iv.
RUNEBERG.

Dans les sombres régions du Nord, entre le 59e et le 68e degré de latitude, au milieu d’une enceinte bordée par le golfe de Bothnie et fermée par la Suède, la Russie et la Laponie, il est une contrée que peu de voyageurs ont parcourue, et dont l’histoire ancienne, la mythologie, la langue primitive, les mœurs, offrent cependant un haut intérêt. C’est la Finlande, pauvre et triste contrée où souvent le labeur de l’homme est infructueux, où souvent, au milieu de l’été, un vent froid, une gelée subite, anéantissent tout à coup les germes de la prochaine moisson. Là, toutes les richesses de notre sol, arbres à fruits, rameaux de vigne, épis de blé mûris par le soleil, ne sont connus que de nom. Le Finlandais regarde comme une année heureuse celle où il peut récolter assez de foin pour nourrir avec parcimonie ses bestiaux, assez d’orge pour être sûr d’avoir jusqu’à la moisson suivante sa galette dure et noire, mêlée de son, de paille hachée et de farine.

L’aspect de ce pays est triste, mais d’une tristesse qui attire comme une douce magie l’ame des voyageurs et la fait rêver. Il ressemble à la Suède par ses grandes plaines couvertes de forêts de sapins et ses beaux lacs mélancoliques, où le rossignol du Nord se balance sur les branches flexibles du bouleau, en soupirant son chant plaintif. L’hiver, toutes ces plaines où le vent balaie des tourbillons de neige, ces sapins dont la morne verdure se cache sous un manteau de givre, ces lacs glacés et silencieux, ces longues nuits si froides et si sombres, jettent dans le cœur de celui qui les contemple pour la première fois une sorte de saisissement douloureux, une surprise mêlée d’effroi. À voir dans certains momens cette nature déserte, revêtue de son blanc linceul, privée de son soleil, on croirait voir le tableau de cet anéantissement prédit par les mythologies du Nord, l’heure fatale où les astres qui nous éclairent doivent être engloutis par deux monstres ; où la terre doit être ensevelie dans le silence et replongée dans le chaos. Mais laissez-vous guider sans crainte par le paysan qui fait glisser son léger traîneau sur la glace épaisse des fleuves et des lacs : bientôt vous allez voir la croix de la chapelle debout comme un phare au-dessus de cet océan de neige, et la fumée qui s’échappe du foyer de la ferme. Vous êtes étranger, vous entrez avec ce titre dans la maison finlandaise, et aussitôt la famille s’empresse autour de vous comme si vous étiez un ami attendu depuis long-temps. Le vieillard se retire pour vous laisser sa place autour de l’âtre. Les jeunes gens se chargent de votre bagage, et tandis que la maîtresse de la maison avise aux moyens de vous faire faire un dîner de luxe, la jeune fille va prendre dans l’armoire le linge le plus blanc pour vous préparer le meilleur lit de l’habitation. À peine avez-vous reposé votre tête sous ce toit hospitalier, que vous vous sentez saisi par les plus douces séductions, car, de quelque côté que vos regards se tournent, vous ne voyez qu’une physionomie confiante et honnête, un sourire bienveillant, une main toute prête à serrer votre main.

Cette saison de l’hiver, si rude et si sombre, est d’ailleurs l’époque choisie pour les fêtes de famille et les réunions joyeuses. Dans ce temps-là, le Finlandais n’est pas, comme dans l’été, astreint à de continuels travaux, et les voyages pour lui sont plus faciles ; les fleuves et les montagnes ne l’arrêtent plus. La neige a nivelé toutes les aspérités de terrain, et la glace abrège sa route. Il s’en va en droite ligne par les marais, par les ravins, par les lacs, soit à pied avec ses longs patins en bois, soit en traîneau avec son cheval ferré ; ces voyages ont surtout lieu vers Noël. Alors tous les parens veulent se voir, tous les voisins se réunissent l’un chez l’autre, buvant la bière brassée exprès pour cette solennité, et se racontant à table les histoires du temps passé.

Les philologues et les historiens ont établi diverses hypothèses sur l’origine de cette race finlandaise, isolée, comme une plante étrangère, entre la race scandinave et la race slave. Mais leurs théories sont encore loin d’être complètes, et ne le seront probablement jamais. Avant leur réunion à la Suède, les Finlandais ne pouvaient écrire leur histoire, car ils ignoraient l’usage de l’écriture. Plus tard, l’histoire s’écrivit dans les cloîtres, et les moines du temps n’étaient pas hommes à entreprendre de longues recherches pour découvrir l’origine, les migrations, l’état primitif d’un peuple. Leur tâche d’historiens se bornait à raconter jour par jour les évènemens de leur église, de leur district, à enregistrer de temps à autre, sans observation et sans suite, les nouvelles lointaines qui arrivaient jusqu’à eux. Comme monument de l’histoire ancienne de la Finlande, il ne reste plus que des chants mythiques et quelques traditions. Le moyen, avec des élémens aussi restreints, de remonter le cours des âges, de trouver dans la nuit du passé le berceau de la nation, et d’indiquer comment elle est entrée en possession du rôle qu’elle occupe aujourd’hui ! Cependant, à l’aide de ces vagues notions et de quelques documens épars çà et là dans les traditions islandaises, dans les historiens de Suède et de Danemark, à l’aide aussi de diverses recherches physiologiques faites tout récemment sur les bords du Sund, on croit pouvoir démontrer que les Finlandais et les Lapons habitaient jadis le midi de la Scandinavie[1]. Trop faibles pour résister à l’invasion des Goths, il se retirèrent peu à peu devant ces fiers conquérans, et s’en allèrent, de province en province, chercher un refuge dans les plaines septentrionales qu’ils habitent aujourd’hui.

Mais cette terre choisie par les Finlandais était ouverte aux invasions de deux voisins redoutables. Elle devait être un asile paisible ; elle devint un champ de bataille. Les Russes et les Suédois se la disputèrent avec acharnement. Au XIIe siècle, les Suédois l’emportèrent ; mais la victoire qui décida leur conquête n’anéantit pas les prétentions de leurs adversaires. Après avoir subjugué la Finlande, il fallait la protéger, et ce fut une rude tâche ; car à chaque instant les Russes y entraient les armes à la main, pillant, brûlant les habitations, réduisant à la famine ceux qu’ils ne pouvaient assujettir à leur pouvoir. Enfin, en 1808, ils y entrèrent de nouveau, et cette fois ce fut pour ne plus en sortir. La Suède, appauvrie, épuisée par les extravagantes entreprises de Gustave IV, ne put défendre sa fidèle alliée. Le pacte qui avait associé pendant près de sept siècles ces deux pays aux mêmes désastres et à la même gloire fut rompu par le glaive : la Finlande devint une principauté russe.

Le Finlandais a traversé toutes ces luttes, toutes ces révolutions, sans laisser altérer son caractère primitif et son type national. Tel on le représente dans les anciens temps, tel il est encore. L’amour du travail, la patience, la résignation, sont des qualités inhérentes à sa nature. L’été, il laboure sans se lasser un sol ingrat qui souvent trompe toutes ses espérances ; l’hiver, on le voit accroupi au bord des fleuves, creusant la glace pour jeter dans l’eau une ligne ou un filet, et se tenant là des heures entières à attendre une proie incertaine. Ingénieux à se créer des ressources pour pallier sa misère, il supplée à tout ce qui lui manque dans son habitation isolée ; il est tout à la fois forgeron, cordonnier, maçon ; il construit lui-même sa demeure, badigeonne ses fenêtres, cisèle ses lambris. Souvent la pauvreté le force d’aller chercher un moyen d’existence hors de sa terre natale. Partout où il s’arrête, il se distingue par son intelligence naturelle et ses habitudes d’ordre. Nous en avons vu un assez grand nombre aux mines de Kaafiord ; ils viennent là au commencement de l’été, vivent d’une vie de privations, et s’en retournent emportant avec eux le salaire presque intact de leur rude travail.

Un autre trait distinctif du Finlandais, c’est sa ténacité dans ses idées, son respect inébranlable pour ses engagemens. Il y a, en Finlande, un proverbe qui dit : Un homme doit tenir à sa parole comme un bœuf à ses cornes. Chaque Finlandais a cet axiome populaire gravé dans la mémoire, et se regarderait comme coupable d’une grande faute, si jamais il venait à le démentir par ses actions. Les qualités morales que nous venons d’indiquer sont d’ailleurs soutenues par des dons physiques remarquables. Le Finlandais est grand et vigoureux, adroit et entreprenant. On le voit tour à tour prendre le filet ou la carabine, attendre le saumon au pied des cascades, ou poursuivre l’ours et le sanglier à travers les forêts. Nulle fatigue ne l’effraie, et nulle intempérie ne l’arrête. Il s’habitue lui-même à passer, sans transition, d’une température ardente à un froid violent, lorsqu’en sortant de ses bains de vapeur, il traverse, sans vêtemens, au milieu de l’hiver, la cour ou l’enclos qui sépare ordinairement la maison de bains du principal corps de logis.

Une chose singulière, c’est que ce même homme, doué d’une grande intelligence pratique et d’une mâle énergie, est crédule et superstitieux comme un enfant. Au moyen-âge, la Finlande était peuplée d’une foule de jongleurs qui portaient glorieusement le nom de sorciers. Dans toutes les circonstances importantes de la vie, le paysan avait recours à eux. S’il tombait malade, il envoyait aussitôt chercher le sorcier ; s’il était victime d’un vol, c’était au sorcier qu’il allait demander le nom du coupable ; si une épidémie éclatait parmi ses bestiaux, c’était le sorcier qui devait la faire disparaître ; en un mot, les sorciers étaient les oracles, les confidens des familles. On croyait qu’ils étaient en communication directe avec le monde des esprits, qu’ils allaient, à certains jours de l’année, dans une petite île du détroit de Calmar ; on croyait aussi qu’en montant au faîte d’une maison abandonnée trois fois, on pouvait les voir passer dans l’air. Tout en les appelant dans certaines occasions, on se tenait cependant en garde contre leur pouvoir. La nuit de Pâques par exemple, les paysans de chaque ferme carillonnaient avec des sonnettes et mettaient des faux sur le seuil de la porte, afin d’éloigner les sorciers et les sorcières qui s’en allaient alors au Blakulla, emportant avec eux le vin, la laine, le duvet qu’ils avaient volé pendant le cours de l’année.

La réputation de ces prétendus magiciens s’étendit sur le Nord entier, et bientôt on dota tous les Finlandais des merveilleuses qualités qui n’appartenaient qu’à une certaine classe d’individus. Le mot de Finlandais devint, en quelque sorte, synonyme de sorcier. On attribuait à chacun de ces honnêtes paysans le pouvoir d’arrêter un fléau, de découvrir les choses secrètes, de prévoir l’avenir. Les navigateurs se détournaient de leur route pour venir chercher, en Finlande, une provision de bon vent que le sorcier leur vendait enfermée dans un mouchoir, et les pères de famille envoyaient leurs filles dans cette contrée, pour y étudier la magie[2].

Après tout, cette magie n’était qu’une superstition fort innocente. Le jongleur faisait la plupart de ses conjurations en se mettant à genoux, la tête découverte, et en chantant des strophes symboliques. Il croyait que toute maladie était produite par un sortilége, et pour le rompre, il avait recours à la poésie. Jeunes, nous avons tous cru à cette douce et naïve magie ; nous avons tous cru à l’influence bienfaisante de la poésie dans les douleurs de l’ame. Mais le monde a jeté sur nous son fatal sortilége ; la baguette enchantée que nous tenions entre nos mains a perdu son pouvoir ; la coupe d’or où nos lèvres altérées buvaient à longs traits un céleste breuvage, s’est brisée avant que d’être vide ; la muse s’est enfuie. Oh ! ne valait-il pas mieux nous agenouiller devant elle comme les jongleurs de Finlande, cacher nos blessures sous ses ailes et donner à nos soupirs l’accent harmonieux de ses chansons ?

Les prêtres s’efforcèrent de détourner l’esprit du peuple de cette croyance aveugle au pouvoir des sorciers ; mais le christianisme, en déracinant quelques-unes des anciennes pratiques, en amena d’autres qui dégénérèrent bientôt aussi en superstitions. On vit se former çà et là des sectes religieuses, qui, par un zèle exagéré ou une fausse interprétation des textes, outraient ou dénaturaient les préceptes les plus simples de l’Évangile. L’une, entre autres, devint célèbre par l’audace et l’impudente obstination de son chef. Cet homme s’appelait Wallenberg ; c’était un pauvre ouvrier qui, après avoir échoué dans diverses spéculations, s’avisa de se faire prophète. Il commença par s’établir dans une maison dont le maître était absent, séduisit les deux femmes qui l’habitaient, et choisit la plus jeune pour sa fiancée céleste. Là il attirait à lui les paysans des environs et leur prêchait une étrange doctrine. Le christianisme n’était, selon lui, qu’un dogme vicié. Dieu avait bien réellement envoyé son fils sur la terre pour sauver le genre humain ; mais le Christ n’avait pas rempli sa mission, et le Père éternel venait de lui retirer sa confiance, pour la donner sans restriction à Wallenberg. Un jour, le nouveau prophète et ses disciples devaient s’asseoir sur un trône éclatant dans le ciel et présider aux destinées humaines. Tandis qu’il expliquait ainsi son éternel apostolat, il fut surpris par une visite qui s’accordait fort peu avec ses sublimes conceptions. C’était celle de sa femme, qu’il avait abandonnée dans une pauvre cabane avec ses six enfans, et qui venait le conjurer de reprendre sa bêche et son sarreau de paysan. Mais le puissant Wallenberg la menaça, si elle ne s’éloignait, de la changer en statue de sel, comme la femme de Loth ; la malheureuse eut peur, et l’élu de Dieu se rejeta dans les bras de sa fiancée céleste. Un autre danger le menaçait encore : le propriétaire de la maison où il enseignait sa doctrine, de retour parmi les siens, s’était rangé au nombre de ses prosélytes ; mais il entretenait à lui seul le prophète, il voyait chaque jour son cellier se dégarnir et son troupeau diminuer ; il commençait à trouver que Dieu négligeait singulièrement la fortune de son apôtre. Mais Wallenberg le rassura en lui disant qu’il avait le pouvoir de faire d’un os desséché une vache superbe, et d’une pierre brute un lingot d’or. Toutes ces promesses éclatantes répétées avec une imperturbable assurance, l’air inspiré avec lequel le réformateur du monde parlait de sa mission, agirent sur les esprits crédules et ignorans. Bientôt le nom du nouveau messie passa de ferme en ferme ; on racontait de lui des choses merveilleuses, on accourut pour le voir, pour l’entendre, et la plupart de ceux qui assistaient à ses leçons se laissaient convertir. Il établissait entre les hommes et les femmes des alliances mystiques qui ne devaient être conclues que dans le ciel, et consacrait en même temps ses néophytes par des cérémonies obscènes que nous ne pouvons décrire.

Cependant, au milieu de ces succès apostoliques, les ressources du paysan qui s’était fait l’hôte du prophète touchaient à leur fin, et nul ange, nul envoyé de Dieu ne venait les renouveler. Il arriva une année de disette si grande que l’orge manqua partout. Wallenberg dit à ses disciples qu’il fallait vivre de lait, et que celui qui mangerait du pain serait condamné à la réprobation ; mais ils s’aperçurent que lui-même dérobait à la communauté des morceaux de pain et les mangeait en secret. Cette première découverte jeta un doute dans leur esprit. Deux autres circonstances achevèrent d’ébranler leur foi. Wallenberg leur avait dit de mettre des pierres dans une caisse et de les porter chez un orfèvre, car à leur arrivée ces pierres seraient changées en or. Le miracle n’eut pas lieu, et les disciples s’en revinrent tristes et confus. Une autre fois, il annonça que tel jour, à telle heure, le monde serait anéanti, et que lui seul et ceux qui croyaient en lui survivraient au désastre universel. Le jour vint, le monde resta tel qu’il était, et les disciples se demandèrent ce qu’il fallait croire. Enfin, le tribunal de Wasa mit fin à cette folle mission. Wallenberg fut arrêté. Dans l’interrogatoire qu’on lui fit subir, il ne démentit point le rôle qu’il avait adopté. À toutes les questions qui lui furent adressées, il ne répondit que par des phrases mystiques dont on ne pouvait tirer aucune conclusion. Il fut condamné à la prison perpétuelle, et mourut peu de temps après.

En conservant son caractère et ses anciennes mœurs, la Finlande a aussi conservé son idiome primitif. Il y a là, comme dans notre Bretagne, deux langues et deux poésies, l’une toute nationale, l’autre importée dans le pays par l’alliance suédoise. La langue finlandaise est douce, flexible, riche en voyelles, agréable à entendre. Elle provient évidemment de la même souche que le dialecte lapon, et présente plusieurs analogies avec la langue hébraïque et hongroise. Si l’on parvenait à élargir ces analogies, et à les constater d’une manière exacte, ce serait pour l’historien un document d’une grande importance ; mais ce travail difficile et hasardeux a déjà lassé la patience de plusieurs philologues, et n’offre encore que de vagues résultats.

La poésie finlandaise est souvent, comme l’ancienne poésie d’Islande, surchargée d’épithètes et de métaphores pompeuses ; mais son rhythme est simple et peu varié. La rime ne s’y est introduite que dans les derniers temps. Les anciens vers sont tous allitérés. Cette poésie se divise en trois séries distinctes. La première se compose des chants mythiques, qui racontent en termes obscurs l’origine du monde, la lutte des élémens, l’invention de la poésie ; la seconde renferme les chants de sorciers, plus obscurs encore et plus difficiles à comprendre. Ce n’est souvent qu’une suite de vers décousus, un assemblage de mots bizarres qui étonnaient les auditeurs par leur incohérence, et que le sorcier employait dans ses conjurations sans y chercher probablement lui-même aucun sens. La troisième renferme les chants lyriques composés dans les derniers temps. Ceux-ci sont doux, simples, harmonieux : c’est l’élégie de celui qui souffre, le vœu passionné de celui qui aime, le cri de joie qui accompagne le cliquetis des verres dans un jour de fête.

Autrefois la poésie entrait pour une grande part dans la paisible existence de la famille finlandaise. C’était plus qu’une distraction ; c’était une pensée de chaque jour, un besoin. Les paysans traduisaient en vers leurs émotions ; les chasseurs composaient de nombreuses strophes sur l’ours qu’ils avaient poursuivi ; les femmes elles mêmes, en broyant le grain dans un mortier de pierre, s’encourageaient au travail par des chansons.

Cet amour de la poésie, cette sorte de faculté instinctive pour la versification, n’occupent plus autant que par le passé les habitans des côtes, qui, par leur contact avec les étrangers, agrandissent et varient le cercle de leurs idées. Mais dans l’intérieur du pays, dans la ferme construite au bord du lac solitaire, la poésie est encore invoquée à chaque réunion, et répand un charme sur chaque fête. Là, dans les circonstances solennelles, la famille du paysan et les voisins qu’elle a rassemblés sous son toit se placent en cercle autour du foyer. Les deux chanteurs les plus célèbres s’avancent au milieu de cette enceinte et s’asseoient l’un en face de l’autre, de manière à ce que leurs genoux se touchent ; puis ils commencent, comme des bergers arcadiens, leur concert poétique. Le premier entonne une strophe, le second la reprend à moitié, tous deux l’achèvent ensemble. Les mélodies appliquées à ces chansons rustiques sont d’une nature simple, grave et mélancolique. Il y a dans leur naïve expression un sentiment de vérité qui émeut, et dans l’uniformité presque monotone de leurs accords, un charme indéfinissable, pareil à celui du vent qui soupire dans les bois, des vagues qui se plaignent sur la grève.

Quand les Suédois s’emparèrent de la Finlande, ils avaient déjà sur cette contrée la supériorité de l’intelligence. Ils lui enseignèrent ce qu’ils savaient, et lui donnèrent leur langue, qui devint peu à peu la langue des cloîtres, des écoles, et plus tard la langue officielle de tout le pays. Le peuple conservait, comme dans plusieurs de nos provinces, son dialecte national ; mais les fonctionnaires, les marchands, les prêtres, adoptèrent celui des conquérans. Cette langue nouvelle amena une nouvelle littérature, qui, repoussant avec dédain l’ancienne poésie finlandaise au fond des fermes obscures, trôna dans les salons, et reçut les médailles académiques. Cette littérature ne fut qu’un calque timide de celle de Suède, qui, de son côté, se modelait servilement sur celle de France ou d’Allemagne. Ainsi elle fut tour à tour didactique et sentencieuse au temps de la réformation, érudite et pédante au temps de Christine, frivole et légère au temps de Gustave III. La révolution poétique qui s’opéra en Allemagne sur la fin du XVIIIe siècle envahit bientôt le Danemark ; la Suède et tout ce qui arrivait en Suède réagissait immédiatement sur la Finlande. La guerre des phosphoristes occupa les professeurs d’Abo presque autant que ceux d’Upsal. La lyre énergique et mélodieuse de Tegner retentit sur les bords du golfe de Bothnie comme sur ceux du Mœlar. Un jour vint où la Finlande renversa, comme la Suède, ses vieilles idoles, se choisit un nouveau pavillon littéraire, et proclama solennellement les doctrines d’une nouvelle école. Parmi ceux qui, dans cette dernière lutte, servirent le mieux la cause romantique, nous devons citer en première ligne Louis Runeberg.

Sa biographie est courte et mêlée de peu d’évènemens. Son enfance se passa dans la naïve contemplation de la nature, au bord des lacs, à l’ombre des bois, et sa jeunesse dans les écoles. Il monta patiemment l’échelle universitaire, prit ses grades, devint professeur, d’abord à Abo, puis à Helsingfors ; voilà tout. Mais qui pourrait dire combien d’ardentes émotions ont traversé cette existence posée et régulière, combien de douces rêveries ont entouré le poète dans l’isolement de sa demeure, combien de fois, le soir, au milieu de ses veilles silencieuses, il a vu passer devant lui la troupe ailée des sylphes qui venaient murmurer à son oreille des chants mystérieux, car c’est là le privilége et la gloire du poète. Souvent sa vie extérieure ressemble à l’eau paisible d’un lac dont nul vent ne ride la surface, et ce lac cache dans son onde les plantes vivaces qui ne germent pas sur la terre, les nénuphars aux corolles sans taches et les branches de corail étincelant ; souvent, à voir passer le poète, on le prendrait pour un homme de la foule, et l’on ne sait pas qu’il a, comme Aladdin, la lampe merveilleuse qui évoque les esprits, et qu’il peut, comme Hoffmann, faire mouvoir devant lui toutes les créations de sa pensée[3].

Mais ce qui nous plaît surtout dans les œuvres de Runeberg, c’est leur vérité locale, c’est leur couleur toute septentrionale et toute finlandaise. Autrefois, quand nous en étions encore à chercher en poésie, des thèmes classiques, et à nous imposer des figures de convention, Runeberg eût peut-être voulu donner aux paysages qu’il décrit une teinte rosée, et aux personnages qu’il met en scène une physionomie grecque ; au temps des pastorales, il eût peut-être habillé les rustiques habitans de la métairie en bergers coquets, et donné aux jeunes filles des chapeaux de fleurs et des devises prétentieuses. Grace à Dieu, ce temps-là est passé ; chaque nation a été affranchie de cette soumission aveugle à des règles factices ; chaque contrée a pu, comme au sortir d’une mascarade, quitter ces vêtemens d’emprunt et reparaître sur la scène du monde avec sa véritable physionomie ; chaque poète a obtenu le droit de s’abandonner à son inspiration, et de composer un drame ou une épopée, sans se servir des machines étiquetées par le père Bouhours ou de la friperie cousue par Le Batteux.

Le premier ouvrage qui attira l’attention sur Runeberg fut une histoire dramatique intitulée : la Tombe de Perrho, l’histoire de six jeunes frères, six enfans de la Finlande, qui s’en vont héroïquement attaquer une troupe de brigands. Cinq d’entre eux succombent ; leur vieux père s’avance sur le champ de bataille, regarde ses fils bien aimés étendus sur le sol, verse une larme amère ; puis tout à coup une pensée plus douloureuse encore que sa pensée de deuil lui traverse l’esprit. Il a regardé les morts et les blessés, et n’a pas reconnu parmi eux Thomas, son fils aîné, celui qu’au fond du cœur il préférait à tous, et dans lequel il avait le plus de confiance. Qu’est devenu Thomas ? s’écrie-t-il ; aurait-il abandonné ses frères, aurait-il jeté sur ma tête la souillure de la lâcheté ? Il rentre dans sa demeure avec ce doute qui le torture, et la crainte de trouver l’aîné de sa race indigne de lui l’emporte dans son ame sur le malheur d’avoir perdu les autres.

Thomas était absent lorsque le combat s’engagea. Il arrive trop tard pour soutenir ses frères ; mais les voyant tous baignés dans leur sang, il s’élance comme un lion furieux à la poursuite des brigands, les atteint, les massacre l’un après l’autre, coupe la tête de leur chef, puis s’en revient, couvert de blessures, la jeter aux pieds de son père, qui meurt de joie comme un Spartiate en embrassant ce glorieux soutien de son nom.

L’académie suédoise récompensa, par une médaille d’or, ce présent national, et Runeberg poursuivit ses peintures finlandaises. En 1832 et 1836, il écrivit deux idylles franches, naturelles, plus vraies que la Parthénaïde de Baggesen, plus intéressantes que la Louise de Voss, inférieures seulement à l’Hermann et Dorothée de Goethe. L’une est le roman d’amour de deux étudians qui se réunissent, pendant les vacances, chez un prêtre de campagne ; l’autre, le récit d’une chasse à l’élan au milieu de l’hiver. Toutes deux présentent un tableau profondément senti et habilement fait de la nature finlandaise, et une foule de détails caractéristiques, quoique parfois un peu minutieux, sur les mœurs, sur la vie des habitans de cette contrée.

Les poésies lyriques de Runeberg dénotent la même influence et partout la même empreinte. Ce qui n’est souvent dans d’autres pays que l’expression d’une pensée éphémère, quelquefois un rêve, et quelquefois une erreur, est malheureusement ici une réalité. Ces poésies sont vraies par cela même qu’elles sont tristes. Il semble que ce jeune écrivain ait été saisi de bonne heure par la mélancolie de ses bois de sapins, de ses lacs solitaires, de son ciel brumeux. Si nous vivions encore au temps des croyances mythologiques, on dirait que le Nek, cet esprit des cascades et des fleurs, lui a révélé, dans les nuits d’automne, ses mélodies les plus plaintives ; que Hulda, la pauvre nymphe éplorée du désert, l’a emmené dans sa sombre retraite pour lui murmurer son chant de deuil ; car tous ses vers ont un caractère de souffrance comprimée et de douloureuse résignation. Et puis on le voit, cette souffrance ne tient pas seulement à la nature du pays, à l’influence atmosphérique d’où provient, disent les physiologistes le spleen des Anglais. L’auteur de ces poésies a aimé, il a perdu celle qu’il aimait, et parfois il exprime ses regrets dans des élégies plus exaltées que celles d’Young, plus douloureuses que celles de Kirke White ; puis, après ce cri de désolation, le voilà qui revient sur lui même, et tâche de se maîtriser, et s’impose le douloureux repos de la résignation.

« Dors, s’écrie-t-il, ô mon pauvre cœur ; dors. Oublie ce que tu as recherché, ce que tu as aimé dans ce monde ; que nulle espérance ne trouble ton repos, et nul rêve ton sommeil !

« Pourquoi songes-tu encore à l’avenir ? que peux-tu en attendre ? Une plante salutaire pour guérir tes blessures. Hélas ! oublie encore cette pensée ; tu as cueilli les roses de la vie, et la plante qui doit te guérir fleurit dans la terre du sommeil.

« Dors comme le lys brisé par le vent d’automne, dors comme le cerf atteint par un dard, qui saigne dans son repos. Pourquoi regretter les jours d’autrefois ? Pourquoi te rappeler que tu fus heureux ? il fallait bien que ta joie se flétrît avec tes beaux jours.

« Tu as eu aussi ton mois de mai ; mais il ne devait pas durer éternellement. Ne cherche plus ces doux rayons que dans les ombres de l’hiver ; il fut un temps où le bonheur était avec toi. La terre avait reverdi, les oiseaux chantaient, et de suaves parfums inondaient ton temple d’amour.

« Te souviens-tu des doux embrassemens que tu as connus ? Te souviens-tu du cœur ardent qui te cherchait et du baiser de la jeune fille aimée ? Alors mes yeux lisaient dans ses yeux, et ma pensée se reflétait dans sa pensée. Alors c’était le temps de veiller, ô mon pauvre cœur ! Maintenant, il faut oublier et dormir. »

Voici un autre chant que plus d’un lecteur pourrait prendre pour sa propre élégie. Il est intitulé : Le Retour du Vieillard.

« Comme l’oiseau de passage qui, à la fin de l’hiver, revient visiter son île et sa demeure, je reviens à toi, ô ma terre natale, je cherche le repos évanoui des jours de mon enfance.

« Depuis que j’ai quitté tes rives aimées, j’ai traversé bien des mers, j’ai passé bien des années de tristesse. Souvent, dans les contrées lointaines, j’ai goûté quelque joie, mais souvent aussi j’ai versé des larmes amères.

« Me voici de retour, Je revois la maison où reposa mon berceau ; je reconnais la baie, les flots, les champs et les rochers, tout ce monde de mes anciens jours.

« Tout est comme autrefois. Dans la même vallée, l’arbre s’élève avec la même couronne de verdure, et le même chant retentit dans les bois et dans les airs.

« Les vagues légères se jouent ainsi que par le passé avec les Nek, et l’écho des îles répond au cri joyeux de la jeunesse.

« Tout est comme autrefois. Mais moi, je ne suis plus le même, ô mon pays aimé ! Mon visage a pâli, mes artères battent moins vite, et ma joie s’est éteinte.

« Je ne sais plus apprécier tout ce qu’il y a de doux dans ta beauté, de bon dans tes présens ; je ne comprends plus le murmure de tes ruisseaux, ni le langage de tes fleurs.

« Mon oreille est fermée au son des harpes célestes qui vibraient sur tes vagues, et mes yeux ont cessé de voir les elfes qui dansent sur les collines et dans les prairies.

« Quand je partis, j’étais si riche, si riche et si plein d’espérance ! J’emportais sous tes saints ombrages tant de pensées brillantes comme l’or !

« J’emportais le souvenir de tes beaux printemps et de la paix de tes campagnes. Dès mon enfance, tes bons génies étendaient leurs ailes sur moi.

« Et maintenant, qu’ai-je rapporté du monde lointain ? Des cheveux blancs, un cœur malade et l’envie de mourir.

« Je ne te redemande pas, ma douce terre natale, tout ce que j’ai perdu. Donne-moi seulement une tombe au pied des peupliers, au bord de la source plaintive.

« Là, je m’endormirai en paix sous ton appui fidèle, jusqu’à ce que je renaisse pour commencer une nouvelle vie. »

Le style de Runeberg n’offre ni la richesse d’images de celui de Tegner, ni les nuances recherchées de celui d’Atterbom, mais il est remarquable par sa souplesse et son élégante simplicité. Son rhythme est harmonieux et varié, et l’auteur peut s’étudier à le rendre meilleur encore, car il est jeune, et ses compatriotes croient à son avenir poétique.


X. Marmier
  1. C’est l’opinion de Leibnitz, l’opinion que Lagerbring a exprimée dans son histoire de Suède ; Ihre, dans son introduction au dictionnaire lapon ; Schlœzer, dans ses recherches sur l’histoire des anciens peuples du Nord ; Rask, dans un savant ouvrage sur l’origine de la langue islandaise ; Geiier, dans ses chroniques suédoises.
  2. Engelsloft, Skildring af Quindekiœnnets Hriceslige kaar
  3. On sait que Hoffmann avait lui-même dessiné, découpé et collé sur des feuilles de carton les principaux personnages de ses romans. Une de ses grandes joies était de s’enfermer parfois chez lui, de tirer mystérieusement de l’armoire toutes ces images fantastiques, de les mêler ensemble, de les grouper, et de s’oublier de longues heures devant ces muets symboles de sa pensée.