Poètes et Musiciens de l’Allemagne/02
M. MEYERBEER.
Lors même que Sébastien Bach ne l’aurait pas écrit dans ses admirables livres de théorie sur son art, ce n’en serait pas moins là une incontestable vérité : la mélodie est l’ame de la musique. La première, la plus haute vertu d’un musicien est donc la mélodie, c’est-à-dire la faculté si rare de se répandre en belles pensées, le don inappréciable d’émouvoir les esprits sans effort ni travail pénible, et de parler les langues sonores du rhythme. Cependant à côté de ces natures fécondes, de ces hommes harmonieux qui chantent sitôt leur venue au monde, et s’épanouissant, jettent leurs voix sans plus de peine que la fleur ses parfums, il en est d’autres qu’il faut bien se garder de traiter avec indifférence : hommes laborieux et persévérans qui demandent à l’étude ce que l’inspiration leur refuse, au cerveau ce que le cœur ne veut pas leur donner ; et, par la simple réflexion, arrivent quelquefois sur les sommets, où l’élan de la pensée paraissait seul pouvoir porter. Ils sont comme les chasseurs de chamois qui gravissent des pics sans nombre, sautent des précipices, traversent des abîmes sur des ponts faits de bois ou de glace, et grimpent, au risque de se rompre cent fois le cou, à des hauteurs où l’aigle se repose. Après tout, là n’est pas la question : le grand point, c’est d’arriver ; que ce soit par les pieds ou par les ailes, qu’importe ? Ces natures, moins heureusement douées peut-être, sont loin cependant d’être dépourvues de toute puissance active et spontanée, et c’est à tort qu’on les appelle ingrates ; elles n’empruntent rien au soleil, rien aux brises marines, rien aux pluies de printemps ; leur développement est tout intérieur. Ces diamans que les autres répandent avec tant de profusion, elles sentent bien qu’ils habitent en elles quelque part, mais enfouis et cachés à d’immenses profondeurs. Il faut creuser la mine avec ses ongles, et si les doigts saignent, ne pas se décourager pour cela. Aussi, la pierre une fois trouvée, avec quel soin on s’en empare, avec quelle inquiétude on en taille les moindres facettes, avec quel art on en ménage les reflets, en l’exposant au public qui presque toujours l’adopte, et, soit fantaisie ou justice, la proclame aussi précieuse au moins que les autres, plus transparentes et plus crystallines, mais aussi par cela même moins curieusement façonnées !
M. Meyerbeer appartient à cette classe d’artistes laborieux qui s’élèvent par degrés, et ne se laissant pas rebuter par les premières difficultés qui se rencontrent, s’y prennent à trois et quatre fois souvent pour construire l’édifice de leur renommée. Un beau jour ils font une œuvre, je ne dirai pas admirable, mais qui réussit, et le public alors seulement s’informe de leur nom et de leur personne, et s’étonne de les voir déjà si avancés dans la vie, et de trouver des hommes forts et quelquefois grisonnans à la place des blonds lauréats qu’il rêvait ; car pour le public, on ne date que du jour des applaudissemens. L’artiste devrait pouvoir ne compter ses années que du jour de son succès, car c’est là le vrai moment de sa naissance. Des premières veilles, des premières luttes, des premières larmes, comme aussi des premiers chefs-d’œuvre, le public n’en prend jamais souci. Pour lui, Mozart est venu au monde avec Don Juan, Gluck avec Iphigénie en Tauride. Avant l’époque où ces merveilles se sont révélées, les deux grands hommes n’existaient pas. On lui a dit que Minerve était sortie tout armée du cerveau de Jupiter : depuis ce temps, il pense qu’il en est ainsi pour les hommes d’imagination.
Il est impossible de jeter un moment les yeux sur l’œuvre de M. Meyerbeer, sans voir de toutes parts les traces d’une persévérance obstinée que dirige une volonté de fer. Élevé par sa fortune au-dessus de ces considérations misérables qui poussent tant d’honnêtes gens à trafiquer de l’art comme d’une chose vile, M. Meyerbeer s’est fait musicien par une sorte de vocation. Timide et enthousiaste comme il est, il aura été attiré sur le bord de la carrière par quelque belle mélodie ; et peu à peu, de voluptés en voluptés, d’extase en extase, ravi par tant de voix si pures, enivré des parfums de la première fleur, qui sent toujours si bon, il se sera enfoncé plus avant qu’il ne voulait d’abord. Or, une fois en chemin, il n’est pas homme à reculer, même devant les plus ardentes épines et les graviers les plus aigus. C’est ainsi que j’expliquerai volontiers l’entrée et la course laborieuse de cet homme dans la carrière difficile de l’art. Ce qu’il y a de certain, c’est que depuis le commencement M. Meyerbeer poursuit son œuvre avec une conscience rare. Qu’il ait dans sa tête un plan bien arrêté, qu’il porte avec lui, comme Mozart, un vaste système de musique dramatique, ou comme Beethoven, une réforme instrumentale ; je ne le crois nullement. La preuve, c’est qu’il a rompu en visière, et de la meilleure grace du monde, avec ses premières sympathies. Il semble, avant tout, préoccupé du soin de sa renommée. Il veut de la célébrité, de la gloire ; c’est dans ce but qu’il avait pris d’abord la route italienne, et l’a désertée pour une autre, voyant que désormais elle ne mène plus qu’au néant. Dans le Crociato, on sent qu’il abandonnera bientôt cette terre de ses études et de ses hésitations premières. Robert-le-Diable est un pas fait vers l’Allemagne ; la partition des Huguenots, une rupture complète avec tout style mixte, toutes formules douteuses. M. Meyerbeer est redevenu Allemand ; le maître a revêtu son ancienne nature. C’est du fond de sa patrie que ses œuvres nous arriveront désormais. Retourner de Venise à Berlin, en passant par Florence et Paris, peut n’être pas d’un voyageur fort expérimenté ; mais c’est à coup sûr d’un homme de beaucoup d’esprit.
Lorsque le Crociato parut pour la première fois, M. Meyerbeer était parfaitement ignoré du public, et connu seulement de quelques personnes curieuses de musique nouvelle, par des fragmens de ses nombreuses partitions italiennes ; car je ne sache pas qu’aucune eût été encore exécutée avec succès. La première représentation fut l’occasion d’un beau triomphe pour le jeune musicien ; l’enthousiasme fut tel, qu’il dépassa de bien loin ses espérances. On admira beaucoup le style grave et solennel de l’introduction, le chœur des hommes au second acte, l’andante de l’air de Mme Pasta, Ah ! sempre piangere, belle et touchante phrase, qui rachète, à mon sens, l’extravagante cabalette qui suit. Dès-lors, le public adopta le nom de M. Meyerbeer. La représentation du Crociato fut pour lui ce qu’a depuis été pour Bellini la soirée des Puritains. Seulement, M. Meyerbeer a marché depuis, et Bellini s’est arrêté là. Qui sait ? si la mort n’y eût mis empêchement, les deux rivaux du Théâtre-Italien se seraient rencontrés un jour sur la vaste scène de l’Opéra. Quoi qu’il en soit, la partition du Crociato restera comme une des plus heureuses tentatives dans le genre italien, et peut-être aussi comme la plus mélodieuse entre toutes celles que M. Meyerbeer a écrites jusqu’ici.
Cependant le nom de Weber courait dans toutes les bouches, et Freyschütz étonnait l’Europe par l’originalité de sa mélodie, la franchise et la hardiesse de son allure, l’indépendance de ses formes. On ne peut penser à l’explosion miraculeuse que produisit le Freyschütz en France, sans se rappeler l’effet des drames de Shakspeare représentés à peu près vers la même époque, par les comédiens anglais. Des deux parts l’étonnement et l’épouvante précéderont l’admiration ; on était habitué aux gracieuses cantilènes de Paisiello, et l’on entendait cette harmonie inculte et sauvage ; on était habitué aux émotions si paisibles du grand art de Racine, et l’on assistait à ces passions impétueuses du More, à ces apparitions du père d’Hamlet, à ces sanglantes orgies de Macbeth. Je passe sur la question littéraire. On commença par se méfier de la musique de Weber, comme on le fait de toute grande chose dont l’œil ne mesure pas d’abord les profondeurs. Cependant on revint, et le succès s’accrut d’une inconcevable façon. Plus on entendait cette œuvre, plus on était ravi : Weber fut proclamé vainqueur. M. Meyerbeer, lui aussi, admira, et certes cette musique dut produire sur son esprit un effet bien puissant, car ce fut elle, on n’en peut douter, qui décida sa vocation nouvelle et l’entraîna loin des sentiers italiens qu’il avait jusque-là suivis. Alors il lui vint à l’esprit d’écrire Robert-le-Diable, œuvre de transition développée outre mesure, dans laquelle le maître oublie à chaque instant ce qu’il veut être pour ce qu’il était, où la cabalette italienne et la phrase allemande se heurtent pêle-mêle, où le caractère mignard d’Isabelle touche cette admirable création d’Alice, où le chœur des moines étouffe à peine les cantilènes ornées du quatrième acte. Et qu’on ne s’y trompe pas, c’est justement cette variété de pensées assemblées avec un goût exquis, ce mélange d’élémens divers fondus avec un art incontestable, qui ont fait le succès prodigieux de Robert. Chacun y trouvait sa pâture, tous s’en allaient contens. Il y avait là assez de cabalettes pour transporter le dilettante le plus véhément, assez de combinaisons instrumentales pour mettre en émoi toutes les facultés sensitives de Kressler. En général, dans l’art, les termes moyens réussissent presque toujours. Ne me parlez pas de ces hommes qui s’avancent tête haute, sans autre appui que leur conviction inébranlable, et portent leur idée comme une massue pour écarter la foule et faire des trous dans les murailles.
Il faut le dire, ce qui, dans Robert-le-Diable, appartient en propre à M. Meyerbeer, c’est le rôle d’Alice ; cette blonde et charmante figure se place, sinon tout à côté, du moins bien près de l’Agathe de Weber, type éternel de ces belles filles du Nord rêveuses et tristes, qui donnent leur ame comme une fleur des champs au plus honnête cavalier qui les accoste, pleines d’inquiétudes dans leurs amours, de pressentimens et de vagues superstitions dans les heures de bonheur ; d’Agathe, qui n’a au monde qu’une sœur, la Marguerite de Faust. Alice peut se contenter de n’être que la cousine d’Agathe. C’est pour la création de M. Meyerbeer une parenté glorieuse, et dont beaucoup seraient jalouses. Depuis ce temps, M. Meyerbeer paraît préoccupé de l’œuvre de Weber, et semble vouloir s’arrêter à tous les endroits où l’auteur de Freyschütz a posé une borne. Je ne dis pas ces choses à propos seulement de Robert-le-Diable ; il peut venir à l’esprit de tout musicien d’écrire un opéra fantastique : ce genre d’ailleurs s’accommode à merveille avec les exigences de la musique. Au plus vague, au plus indécis de tous les arts, il ne faut pas des caractères arrêtés, des formes précises et curieusement dessinées. Les personnages surnaturels lui conviennent bien mieux, tant par l’allure libre de leur nature, que par les accidens extérieurs et pittoresques, au milieu desquels ils se meuvent. La preuve, c’est que l’esprit le plus net et le plus clair de cette époque, l’homme le plus éloigné, par son instinct et par ses goûts, de toute conception obscure ou nébuleuse, Rossini, s’est laissé ravir d’amour pour le sujet de Faust. Le Jupiter olympien de la musique veut prendre dans ses mains et dans son cerveau, le poème du colosse de Weimar ; et ce sera curieux de voir Méphistophélès, ce diable si complet, se plonger en tant de verve et d’ironie, et sortir de la cuve tout frotté de musique, comme un serpent qui vient de faire peau nouvelle. La partition des Huguenots, œuvre héroïque dans laquelle se révèle à chaque instant, et d’une éclatante façon, la vive sympathie que l’auteur professe pour le système qui a créé Euryanthe, servira, mieux encore que Robert-le-Diable, à démontrer cette vérité : à savoir que désormais M. Meyerbeer, malgré lui peut-être, et sans se rendre compte, est préoccupé de l’œuvre de Weber. Voyez, à côté de Freyschütz, il a placé d’abord Robert-le-Diable, opéra fantastique ; à côté d’Euryanthe, partition héroïque, il apporte aujourd’hui les Huguenots. Laissez-le suivre la pente dans laquelle il s’est engagé, et bientôt soyez sûr qu’il inventera quelque gracieuse fantaisie en l’air, Oberon ou Titania, qui sait ? À de pareilles tentatives, on ne peut qu’applaudir, lors même qu’elles échouent. Ce qui, chez tout autre, passerait pour vanité frivole, n’est ici qu’une émulation louable et digne. On aime à voir un homme du talent de M. Meyerbeer se prendre à lutter avec un si redoutable athlète, et se donner pour but à lui-même de compléter ou de refaire l’œuvre de Weber, ce qui, je l’avoue, me paraissait au-dessus des forces du génie humain.
J’arrive à la partition des Huguenots, œuvre imposante et sévère, conçue dans des dimensions toujours élevées et quelquefois grandioses. Le style, cette belle partie du talent de M. Meyerbeer, se rapproche de celui d’Euryanthe, dont il a les ressources mystérieuses, les effets puissans, mais aussi la sécheresse et l’austérité rude. Cependant, tout en faisant ces reproches à M. Meyerbeer, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il n’en a agi de la sorte que pour être plus vrai. Il y a dans le dessin général de cette œuvre quelque chose d’aride qui rappelle étrangement les peintures d’Albert Dürer et des premiers maîtres protestans. Je pense que M. Meyerbeer, en écrivant sa partition s’est un peu trop préoccupé de la question religieuse ; il a voulu faire de la musique luthérienne, et ce qui a dû le confirmer surtout dans cette intention funeste, c’est cette phrase que l’on ne cessait de lui répéter aux oreilles : que dans Robert-le-Diable il avait fait de la musique catholique ; comme s’il y avait aujourd’hui une musique catholique, une musique luthérienne. Il est vrai que ces deux musiques existaient au xvie siècle, l’une dans les cathédrales, où elle accompagnait, sur les orgues, le psaume du peuple chantant sous la nef, l’autre dans les temples où elle donnait le ton à des bourgeois rassemblés. Alors la musique était simplement une chose du culte et point du tout un art. Au théâtre, où l’art seul domine, cette différence ne peut être admise ; car ce qui constituait la différence de ces deux musiques, c’était le sentiment dans lequel on les exécutait, bien plus que l’harmonie ou la mesure. Or, il serait puéril de croire que, parce qu’on a fait un chœur accompagné par les orgues, un autre soutenu par sept harpes, il faut appeler celui-ci un psaume catholique, celui-là un motet luthérien. En général, on ne saurait trop recommander aux musiciens de se garder du caractère, et de ce qu’on appelait, il y a cinq ans, la couleur locale. Ces deux fléaux ont détruit toute poésie au théâtre et couvert la Muse de ces ignobles vêtemens qu’elle traîne aujourd’hui. Si jamais le caractère envahit vos orchestres, il en chassera, croyez-le bien, la mélodie et le vrai beau.
Ce qui frappe d’abord dans la partition de M. Meyerbeer, c’est l’ordre merveilleux avec lequel tous les élémens sont combinés ; jamais ce grand talent, que M. Meyerbeer possède à un si haut degré, ne s’était manifesté d’une plus splendide façon ; toutes les parties sont égalisées avec un art admirable, au point que l’unité la plus complète en résulte. Je sais que c’est là un mérite dont certains musiciens d’aujourd’hui feront bien peu de cas ; quant aux directeurs de spectacles, ils ne s’en occupent guère. Mais il s’agit, à cette heure, de M. Meyerbeer, d’un artiste sérieux, qui s’est soumis à toutes les conditions de l’œuvre, et pense maintenant avoir fait, non point un opéra vulgaire qui se joue et passe, comme tant d’autres, mais une œuvre qui reste.
Ici, l’auteur s’est parfaitement abstenu de toute espèce de chansons à refrains, et de ces choses frivoles dont les premiers actes de Robert ont le grand tort d’abonder. Et cela se conçoit aisément : lors des premières représentations de Robert-le-Diable, M. Meyerbeer n’avait pas encore, sur le public, cet empire qu’à tort ou à raison il a depuis acquis ; il lui fallait avant tout l’assentiment de la multitude. Pour l’obtenir, il flatta ses caprices : il fit bien, cela lui réussit ; mais, aujourd’hui, les rôles sont changés : le serviteur est devenu le maître ; c’est à lui désormais d’imposer ses volontés, et de donner brut au public le métal de sa pensée, qu’il usait autrefois à force de le polir, pour en faire un miroir à refléter les grimaces de son parterre. Une telle conduite est élevée et digne ; il n’y a rien que de louable et de généreux à profiter de sa position dans l’intérêt de l’idée à laquelle on s’est voué. D’ailleurs, il suffit de suivre un moment la carrière musicale de M. Meyerbeer pour admirer son irréprochable loyauté dans l’art. Cependant, parce qu’il faut bannir de la musique toute phrase banale, tout motif commun et vulgaire, il ne s’ensuit pas de là que l’on en doive exclure la mélodie impitoyablement ; et c’est là le grand défaut de la partition nouvelle de M. Meyerbeer. La mélodie est rare dans les Huguenots ; quelquefois elle s’élève un moment ; on la voit trembler au-dessus de l’orchestre comme un point lumineux ; puis tout à coup, soit caprice, soit impuissance, elle s’éteint et disparaît. M. Meyerbeer est l’homme qui connaît le mieux les ressources instrumentales ; nul, mieux que lui, ne dispose des moyens nombreux que l’art met au service du musicien : il a surpris le secret des violons, les plaintes du hautbois, les gémissemens des instrumens de cuivre ; nul n’est descendu plus avant dans les mystérieuses profondeurs de l’orchestre. Il gouverne ce monde, comme Prospero les élémens ; et selon que c’est sa fantaisie, il y souffle le calme ou la tempête. Mais qu’il y prenne garde, c’est justement cette confiance qu’il a dans son orchestre qui lui fait négliger les mélodies, au point d’en accueillir de pâles et de faibles, pensant qu’il les rendra viables et fécondes par la seule puissance de l’art des combinaisons. Tout au rebours de M. Meyerbeer, Bellini, homme de fraîches mélodies et d’inspirations faciles, ne prenait nul souci de son orchestre, se reposant tout entier sur la grace et la désinvolture efféminée de ses cantilènes : chose regrettable, et sans laquelle Norma serait certainement une œuvre du premier ordre. La musique de Bellini ne s’adresse qu’aux fibres sensibles de l’ame ; son but est atteint, lorsqu’elle a remué les larmes dans leur source. Voilà aussi pourquoi elle plaît tant aux femmes. Les imperfections de ce musicien, qui tenait du ciel le don si rare de la mélodie, ont leur principe dans une sorte de modestie et de faiblesse naturelle, et seraient tombées tôt ou tard, s’il avait pu s’appliquer à certaines formes épiques et grandioses. Ce n’est pas avec de simples cantilènes que l’on fait la scène de la statue de Don Juan ou le finale de la Vestale. Bellini chante avec son cœur, M. Meyerbeer avec sa tête ; des deux côtés le vice est le même. Nous ne sommes plus au temps des bergers d’Arcadie : une flûte qui module ne nous ravit guère. Si les montagnes et les forêts entraient en danse, ce ne serait plus aux sons de la lyre d’Orphée, mais au bruit de tous les orchestres de Beethoven. La lyre d’Orphée a perdu ses vertus, et ne ferait pas tourner la tête au moindre brin d’herbe. On conçoit la lyre d’Orphée dans le bel âge d’or de la Grèce, quand le murmure des fontaines et le bêlement des troupeaux troublaient seuls le calme inaltérable de la nature ; mais aujourd’hui que la vapeur traverse en grondant les vallées sur des chemins de fer, qui l’entendrait cette lyre ? La musique moderne n’existe pas plus dans une pure mélodie, comme le croyait Bellini, que dans les combinaisons instrumentales, comme se l’imaginent quelques hommes de bonne foi, que le Conservatoire a chargés de ses couronnes scolastiques, sans doute pour réparer l’erreur de la nature, qui avait oublié de les douer des premières qualités qui font les musiciens. La musique d’aujourd’hui, c’est l’inspiration ardente et spontanée, le sentiment vrai, la mélodie enfin enveloppée dans la science comme dans un manteau glorieux ; c’est l’ame et le corps, l’une sonore et jetant la vie et la clarté ; l’autre calme, beau de lignes comme l’Apollon antique, et toujours simple, toujours vrai, toujours harmonieux, soit qu’il se tienne immobile au repos, soit qu’il foule d’un pied léger la campagne, lançant des traits, et les cheveux dénoués aux vents. La musique de nos jours, c’est le Don Juan de Mozart, le Mariage secret de Cimarosa, la Symphonie en la de Beethoven. Le grand tort de Bellini, c’est de croire que l’on peut se passer de l’instrumentation, et de tout donner à la mélodie. Le défaut éminent de M. Meyerbeer, c’est de l’oublier et d’étouffer sous des combinaisons minutieuses, et quelquefois frivoles, toute inspiration véhémente et noble. Je sais que c’est une chose fort remarquable qu’un orchestre habilement ordonné ; qu’on ne peut trop admirer l’unité de tous ces instrumens, autour desquels le motif se déroule comme le fil de soie autour de la quenouille ; mais cependant il faut qu’il y ait des bornes à ce culte de l’instrumentation, sans quoi l’art du musicien finirait par ressembler étrangement au métier des tisserands. Bellini chante bien plus qu’il ne compose ; M. Meyerbeer compose toujours et ne chante guère. On dirait que l’auteur de Norma aimait la rêverie et la promenade dans les bois : il y a dans sa musique quelque chose de vague et de mélancolique, qui semble inspiré par les grandes tristesses de la nature. M. Meyerbeer, au contraire, semble ne subir aucune influence extérieure : sa lampe lui sert plus que toutes les étoiles du firmament. Ici je vois le bel oiseau mélodieux ouvrir ses grandes ailes de pourpre et disparaître presque aussitôt dans l’humide espace, car rien ne soutient son essor. Là, c’est une cage merveilleusement travaillée en imperceptibles filigranes d’argent et d’or ; mais elle est vide, l’oiseau manque, le bel oiseau qui chante si bien au jardin de Cimarosa et de Mozart.
Les hautes qualités du nouvel opéra de M. Meyerbeer se rencontrent surtout dans la partie instrumentale. Là tout a sa loi d’être, se meut avec harmonie et s’ordonne avec art. Là, point d’effets vulgaires, point de formules ayant cours depuis trente ans dans les écoles. Personne plus que moi ne hait les comparaisons dans les choses de l’art ; malgré cela, s’il me fallait opter entre les deux plus belles compositions de M. Meyerbeer, entre l’orchestre de Robert-le-Diable et l’orchestre des Huguenots, je n’hésiterais pas à me décider pour le dernier, produit d’une imagination plus exercée, plus sûre d’elle-même. L’instrumentation de Robert, généralement habile et puissante, a le tort d’être, en certains endroits, embarrassée et diffuse ; on sent que c’est la première fois que l’auteur en agit de la sorte, il couvre son tissu de toutes les pierreries qu’il trouve au risque de le rendre lourd et pesant ; il entasse effet sur effet, abuse de toutes ses ressources ; il est dans le royaume de l’orchestre comme un écolier dans un jardin : il remue tous les trésors, secoue tous les arbres, effraie tous les oiseaux, mord à tous les fruits ; il moissonne et vendange en même temps ; on dirait qu’il veut s’emparer de tout, afin de rendre après lui la moindre récolte impossible. Or aujourd’hui il n’en est plus de même. En écrivant la partition des Huguenots, M. Meyerbeer s’est conformé au sujet qu’il traitait, il a émondé avec prudence l’arbre touffu de ses harmonies, et rejeté comme chose luxurieuse, et venant du diable, tout développement gracieux, toute ciselure agréable ; par bonheur, il s’est arrêté à temps dans ce chemin qui le menait tout droit à l’art protestant. Or, vous savez quel art pitoyable est celui-là. Il a touché, sans les franchir, les limites au-delà desquelles la tempérance devient aridité. Pourtant, si ce système d’instrumentation lui a réussi, c’est à la fécondité de sa nature qu’il en faut savoir gré, bien plus qu’à l’influence de son sujet. Il voulait faire de la musique protestante ; il a fait une musique simple, élevée et belle, écrite dans un style plein de retenue et de mesure ; il a manqué son but religieux pour en atteindre un préférable, et cela, grace à ces défauts de Robert-le-Diable, dont je parlais tout-à-l’heure. C’est cette exubérance de force qui l’a contraint à n’être qu’original et simple lorsqu’il voulait être aride et sec de propos délibéré ; les efforts de sa volonté ont échoué devant la générosité de sa nature. Que M. Meyerbeer en remercie un peu ses défauts ordinaires ; s’il ne s’était attardé jadis dans le sanctuaire catholique, il se rompait le cou cette fois parmi les ruines du protestantisme. Sans la diffusion pompeuse du style de Robert-le-Diable, le style des Huguenots, au lieu d’être simple, original et fortement trempé, serait froid et mesquin. M. Meyerbeer avait voulu faire comme les protestans, et rejeter de sa musique les ornemens extérieurs et les choses terrestres, de même que ceux-ci rejettent de leur maison les vêtemens pontificaux, les tabernacles d’or et toutes les magnificences du Service divin. Heureusement, il a échoué dans son entreprise, et fait une musique imposante et solennelle, mais qui n’est pas protestante le moins du monde. Certes, je ne suis pas de ceux qui prétendent que l’art doit être exclusivement sacerdotal et catholique ; l’art désormais est libre et marche dans son indépendance et sa force, dégagé de toute préoccupation religieuse. Cependant il nous est possible à tous de ne pas reconnaître hautement son origine. L’art moderne est issu du catholicisme ; comme le roi Joas, il a grandi dans le sanctuaire au milieu des parfums de l’encensoir et des cantiques. L’adolescent, mêlé aux rumeurs des hommes, a gardé parmi ses cheveux blonds une auréole ineffaçable qui lui vient de l’attouchement sacré des papes. Aujourd’hui qu’il est libre, s’il a des hommages à rendre, c’est à l’église catholique, sa seule mère, qu’il doit les porter. Tout autre culte serait ingratitude et sacrilége. En effet, il ne peut venir à l’esprit que l’art oublie jamais celle qui l’a toujours si abondamment nourri, même aux heures de dénuement et de misère, pour l’église protestante, cette femme stérile qui, dans le temps le plus glorieux de sa vie, n’a jamais pu tirer une seule goutte de lait de ses mamelles de pierre.
Un des grands mérites de M. Meyerbeer, c’est sa manière vraiment remarquable de traiter l’instrumentation. Au moins son orchestre à lui ne s’alimente pas seulement de ressources scolastiques et de formules puériles ; le tissu de son harmonie est toujours solide, ferme et étroitement serré, sans jamais manquer pour cela de souplesse ou de transparence ; aussi, pour apprécier cette étoffe de luxe, les yeux de l’intelligence valent mieux que toutes les lunettes des professeurs du Conservatoire. On sent dans cet orchestre se mouvoir quelque chose de plus vivant que la science, et qui ressemble bien à de l’inspiration. La preuve, c’est que la plupart du temps on ne peut en prévoir les effets ni les analyser, ce qui se pratique à propos d’un nombre infini de compositions médiocres. La science reprendrait tous ses fils que le tissu n’en serait pas réduit à néant pour cela. Il n’est pas rare de rencontrer des gens qui professent un solennel mépris pour toutes les choses de l’instrumentation et de l’orchestre, et prétendent que ces richesses là s’acquièrent dans les écoles à force de travail et de persévérance. Cette opinion, fausse d’ailleurs, a cependant pour elle certaines apparences de vérité ; en effet, tout homme laborieux et capable doit, dans un temps donné, parvenir à traiter l’harmonie avec succès et selon toutes les règles de la scolastique. Mais, de cette tradition froide qui vous met en état de composer d’une façon irréprochable, à l’invention des formules, à l’accouplement des voix, à l’animation du grand tout, au spiritus enfin ; il y a loin, bien loin. Il suffit de comparer le style imposant et grandiose du cinquième acte de Robert-le-Diable, le style serré, âpre et fort dans lequel est écrite toute la partition des Huguenots, avec la manière terne, froide et commune, de certaines œuvres contemporaines, frappées de mort en naissant, pour voir quelle différence profonde il existe entre l’homme doué et l’homme qui sait, mais ne fait que savoir ; entre le praticien et le maître, comme disent les Italiens, qui, dans cette question, en valent encore bien d’autres, quoi qu’on en dise.
Cependant l’orchestre de M. Meyerbeer, tout grandiose et fort qu’il paraît, a le défaut de recourir trop souvent à certaines ressources, sans autre raison que le succès qui les a d’abord encouragées. On ne peut reprocher au compositeur d’employer les moyens les plus vastes que l’art ait mis à sa disposition, et pourtant, lorsqu’il en agit de la sorte, on est en droit d’exiger plus de lui. L’invention et la variété des formes rendent seules excusable la hardiesse de la tentative. Quand on se sert de moyens surnaturels, il faut parvenir à des effets sans cesse renaissans ; autrement pourquoi toucher à tout, accoupler les voix les plus dissemblables, remuer l’orchestre dans ses entrailles les plus profondes ? Pour que toutes choses soient égales et justes, il faut que la grandeur de l’œuvre réponde à la solennité de l’enfantement. Par malheur, chez M. Meyerbeer il n’en est pas toujours ainsi, et souvent son orchestre avorte au milieu des plus bruyans travaux, et, qu’on me passe l’expression, des plus laborieuses couches. En outre, M. Meyerbeer abuse étrangement de plusieurs effets, par exemple de ceux produits par la modulation. Ainsi, la belle transition de l’air d’Isabelle au quatrième acte de Robert-le-Diable, qui avait eu déjà le tort de se renouveler dans le magnifique trio final, se montre à chaque instant dans la partition des Huguenots, sans compter qu’elle est l’ame de toutes les pièces que M. Meyerbeer a écrites pendant l’intervalle qui a séparé la représentation de ces deux opéras, de Rachel et Nephtali, par exemple, et du Moine. L’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots a dans sa tête assez de richesses pour ne pas craindre de les dépenser, et dans son ame une volonté assez ferme pour anéantir toute inclination vers de faciles expédiens. Un musicien comme lui invente une forme, puis l’abandonne et la laisse aux esprits vulgaires qui s’en emparent pour en trafiquer ; car il est de petites gens qui se traînent à la suite des écoles et s’abattent sur tout ce qui tombe de la main du maître, comme des vautours sur leur proie. Une fois que l’homme de génie a fondu le moule sonore de sa pensée, il le jette sur le chemin où les esclaves le ramassent pour y répandre la cire et l’eau. M. Meyerbeer abuse de la modulation, comme a fait Rossini du crescendo. À tout prendre, j’aime mieux le procédé de Rossini, si toutefois on peut appeler procédé l’inspiration pure et simple. Chez l’auteur de Sémiramis et de Guillaume Tell, la mélodie est moins visiblement fixée à l’orchestre par les clous de la science, et pourtant, chose étrange, elle vit plus de sa propre vie ; elle forme avec lui un tout plus harmonieux, le double travail de la création se fait simultanément ; la mélodie sort de son cerveau pourvue de son enveloppe instrumentale, et d’un seul jet, comme le bronze de la fournaise. L’auteur de Robert-le-Diable ne lui file sa robe que long-temps après sa venue au monde, et s’y prend à deux fois. Ce n’est pas lui qui laisserait subsister la moindre imperfection : il travaille et cisèle chaque partie avec un soin minutieux ; et, si l’ensemble est moins grandiose et moins complet, les détails ont plus de délicatesse, de correction et d’élégance. L’instrumentation de Rossini est le propre corps de sa mélodie, celle de M. Meyerbeer n’en est que le vêtement.
Un des mérites des Allemands, c’est la composition des caractères dans la musique. Tous les grands maîtres de leur école semblent s’être exclusivement occupés de cette partie essentielle de l’art. Voyez Beethoven et Weber. Agathe, Max et Casper dans Freyschütz, Léonore et Florestan dans Fidelio, quelles créations, bon Dieu ! Comme tout cela est arrêté, net et précis ! comme il est impossible que l’un chante la phrase de l’autre et se l’approprie ! comme la correction des lignes empêche pour les yeux toute confusion dans ces peintures solennelles ! Chacun de ces personnages s’enferme dans un sentiment à travers lequel il communique avec le monde extérieur. L’idée est simple d’abord, puis insensiblement elle se complique à mesure que d’autres idées se groupent autour d’elle et la fécondent de leurs propres rayons, mais sans rien lui faire perdre de sa nature première et inaltérable. Un caractère est dans le cerveau du musicien allemand, comme le motif dans son orchestre. Il naît isolé, puis s’aventure dans la foule des instrumens qui le presse, l’étourdit, l’emporte, et lui, au milieu de tant de voix étranges, de tant d’élémens assemblés pour l’anéantir, marche toujours, et garde jusqu’à la fin son individualité naturelle. Je cite ici Weber et Beethoven, car de Mozart il n’en faut pas parler. Avec qui le ranger ? de quelle école est-il le chef, cet homme qui se tient seul debout sur un pinacle désert, où les regards de l’intelligence peuvent seuls l’atteindre ? Est-ce un Italien, celui qui a écrit Don Juan et la Flûte enchantée ? Est-ce un Allemand, celui qui a fait le Mariage de Figaro et créé Chérubin ? Quelle induction voulez-vous tirer pour l’art de l’œuvre d’un homme qui a écrit comme jamais on n’avait écrit, et chanté comme jamais on ne chantera ? L’œuvre de Mozart se respire comme une fleur ou se contemple comme une étoile. Vouloir l’étudier serait folie ; il n’y a là ni calcul ni science : tout y est révélation pure. C’est à la nature qu’il faut demander la clé de ces mystères. L’oiseau qui vole ne laisse point la trace de ses ailes, comme l’homme qui marche la trace de ses pas. Quand les anciens voulaient rappeler un grand exemple à leurs contemporains, ils le prenaient parmi les hommes plutôt que parmi les dieux. Et c’est pourquoi je viens de citer Beethoven et Weber, plutôt que Mozart.
Chez les grands maîtres allemands, ce qui vous frappe d’abord, c’est le soin religieux qu’ils prennent à composer leurs personnages, à les tenir, le plus possible, à distance de la foule, afin qu’ils agissent librement, et vivent de leur propre vie ; à développer jusque dans ses moindres conséquences la passion dont ils ont déposé le germe dans leurs ames. Or, cette prétention de la musique aux qualités solides de la composition, chez un peuple dont la poésie est, la plupart du temps, vaporeuse et flottante, et d’habitude ne s’inquiète guère de la précision dans la forme, est, on ne peut le nier, une chose curieuse et qui pourrait, au besoin, servir d’arme contre cette opinion émise, que dans un pays la poésie et la musique ont toutes deux mêmes vertus et mêmes défauts. En effet, rien au monde ne ressemble moins aux caractères arrêtés de Weber que les personnages indécis de Schiller. Ils sont tous les deux frères, tous les deux enfans des brouillards et des vertes campagnes du Rhin, et pourtant l’un dessine, avec l’austérité antique du vieux Albert Dürer ; l’autre accuse à peine la ligne de ses figures adorables, qui se confondent presque dans l’éther lumineux qui les entoure. Schiller, homme de rêverie et d’inspiration, chante toujours comme s’il vivait sous le ciel bleu de Cimarosa. Maintenant voyez l’Italie ; là au contraire, ce sont les poètes seuls qui composent, et l’on s’explique à peine comment la patrie de Dante et de Pétrarque, ces augustes maîtres de la forme, est aussi la terre de Rossini, d’un homme qui s’en est toujours préoccupé si peu. Dernièrement, à propos du Siège de Corinthe, nous parlions d’un certain morceau, d’un air de Mahomet, qui pourrait tout aussi bien être chanté par le grotesque personnage de l’Italienne à Alger ; et cette facilité que l’on a d’intervertir les parties, est la preuve la plus manifeste de cette négligence que Rossini apporte dans la composition. Essayez donc de faire chanter à Max les phrases de Gaspard, à don Juan les candides mélodies d’Octave ; autant vaudrait, dans le poème d’Alighieri, mettre les paroles de Virgile dans la bouche de Beatrix.
Pour la composition générale des caractères, M. Meyerbeer appartient tout-à-fait aujourd’hui à l’école allemande. Outre qu’il est initié aux plus profonds mystères du contrepoint, l’auteur de Robert-le-Diable et des Hugunots a de la poésie un sentiment rare, qui traverse comme un rayon de lumière l’épaisseur quelquefois ténébreuse de sa science, et donne à ses plus arides combinaisons une apparence d’inspiration. C’est dans le commerce des esprits généreux et fécondans, de Shakspeare, de Goëthe, et des deux grands poètes italiens, que M. Meyerbeer a pris l’élévation de sa pensée, et avec elle ces désirs de bien faire, qui le travaillent sans relâche, ces aspirations constantes vers un but difficile, enfin ces inquiétudes qui le caractérisent souverainement. M. Meyerbeer, génie laborieux et persévérant, accomplit une œuvre louable ; à part certaines concessions, un peu nombreuses peut-être, qu’il a faites au mauvais goût du public, il cherche de coutume ses succès dans des moyens que son art ne désapprouve pas. Poussé par sa nature et ses études vers le culte du vrai beau, s’il échoue quelquefois dans ses tentatives, ce n’est jamais la volonté qui lui manque ; et certes c’est quelque chose de nos jours qu’un homme de bonne volonté, et la critique devrait se conformer à son égard, plus qu’elle ne le fait, à cette parole du psalmiste : In terrâ pax hominibus bonæ voluntatis.
Dejà dans Robert-le-Diable cette préoccupation de M. Meyerber se laisse voir à chaque instant. Je ne prétends pas dire qu’il ait partout réussi ; mais au moins, s’il se trompe, c’est avec bonne foi. Il a, je l’avoue, étrangement exagéré la physionomie de certains personnages, et donné plus au vêtement qu’à l’urne ; mais n’importe, la tentative n’en existe pas moins pour cela. Et d’ailleurs comment pouvait-il ne pas tomber à chaque pas dans les embûches que semblaient lui tendre à plaisir les auteurs du livret. De toute façon, le caractère d’Alice appartient en propre à M. Meyerbeer ; c’est là une figure qu’il a prise non pas dans l’œuvre de Weber, comme il ne faut point faire, mais sur le portail d’une église catholique, comme il en avait le droit. Transformer la nature de l’objet, c’est être poète, c’est créer. Entre la sculpture et la musique, la poésie et la peinture, toutes choses sont communes ; mais le commerce s’arrête là. Le musicien ne demande rien au musicien, le peintre rien au peintre, le poète rien au poète. D’un côté, il y a transformation, de l’autre imitation. Tant que M. Meyerbeer ne prendra les motifs de sa musique que sur le portail des cathédrales, la critique n’aura pour lui que de bonnes paroles. Ce que j’aime surtout dans le caractère d’Alice, c’est que, du commencement à la fin, il ne se dément pas. Alice, même aux heures de son inspiration la plus fervente, est toujours cette blonde jeune fille, douce, résignée et soumise, que vous avez connue aux premiers actes. Toute la passion mélancolique et sereine, toute la grace mélodieuse de la partition est en elle. On sent que M. Meyerbeer a dès le premier jour affectionné ce caractère. Il a versé dans l’ame de cette naïve jeune fille, comme dans un vase de prix, la plus pure essence de sa pensée. Aussi, lorsque le temps détruira la partition de Robert-le-Diable, il épargnera cette création charmante, et l’emportera sous son aile comme une femme emporte de sa maison qui croule la cassette où sont renfermés ses plus rares joyaux. Il est fâcheux que l’on n’en puisse dire autant de Robert, personnage chevaleresque tout bouffi d’exagération, espèce de matamore qui semble avoir pris à cœur de réciter toutes les phrases communes de la partition, ni de Bertram, pauvre diable aux entrailles de père, bonhomme qui porte sur ses tempes, au lieu du bandeau fatal de l’ange ténébreux, la couronne de cheveux gris d’un vieux Géronte.
Tous les soins dont M. Meyerbeer avait environné le rôle d’Alice, il les a apportés autour du caractère de Marcel. Or, ce caractère lui appartient, c’est lui qui l’a conçu tout entier. Voyant que son poète ne lui donnait que des figures mesquines, il a pris l’argile dans ses mains, et s’est mis à s’en pétrir une qu’il pût dignement animer. Et maintenant, puisqu’il est reconnu que, toutes les fois qu’il se rencontre un musicien d’esprit et de goût, cet homme est obligé de se suffire à lui-même et d’inventer son sujet, à qui servent donc, je vous prie, les auteurs de livrets d’opéras, sinon au compositeur impuissant qu’ils aident et dirigent ? Empêcher le génie et servir la médiocrité, vraiment c’est rendre à l’art un service utile et qui mérite bien qu’on les en récompense ! Le poète trace dans l’air un cercle d’or autour de la musique ; son œuvre se borne là. Un livret est un espace donné aux libres ébattemens du plus capricieux et du plus insaisissable de tous les arts, une limite déterminée pour empêcher sa fantaisie d’aller se perdre dans les immensités de l’air. Or, en France, les hommes qui tracent ce cercle le font d’ordinaire si étroit, si mesquin, si tortueux, que le musicien, pour peu qu’il ait la poitrine large et veuille respirer librement, est obligé d’en sortir sur-le-champ, et d’aller s’en tracer un lui-même. C’est une chose étrange, il faut l’avouer, qu’un homme ne puisse dépenser son imagination et sa fantaisie, être poète, enfin, sans sortir du poème qu’on lui donne. Que les gens qui se sont voués dès l’enfance à l’élaboration de cette poésie y prennent garde, et méditent longtemps sur ce sujet ; car, si le musicien parvient un jour à se suffire à lui-même, il n’ira plus frapper à leur porte, et alors que deviendra cet art qui leur fit tant d’honneur : lo bello stile che gli ha fatto onore, comme a dit Dante ? Si celui qui mêle ensemble les semences divines et compose les parfums se met à cuire aussi le vase, que deviendra votre industrie, ô potiers sublimes ?
Le caractère de Marcel se meut dans une sphère de mélodie austère et simple. Sitôt que le vieux serviteur entre en scène, l’orchestre se dépouille de ses graces mondaines, et prend un air de rudesse qui contraste singulièrement avec ses habitudes ordinaires ; presque toujours le chant choral de Luther l’accompagne ; et telle est la fécondité des ressources de M. Meyerbeer, qu’à tout moment ce chant se modifie par l’instrumentation, et, selon que les circonstances l’exigent, devient mélancolique ou solennel. Cependant, si hautes que soient les qualités instrumentales que M. Meyerbeer a déployées à propos de ce chant choral, elles ne peuvent excuser l’étrange abus qu’il en a fait durant tout le cours de son œuvre. M. Meyerbeer semble croire que pour composer un caractère selon les règles de l’art, il suffit de donner au personnage du livret un motif caractéristique qui l’accompagne et revient dans l’orchestre chaque fois que celui-ci s’empare de la scène. Or, c’est là une grave erreur. Si les choses se passaient de la sorte, tout homme ayant trouvé un motif sur son clavecin en doterait aussitôt quelque belle imagination de Shakspeare, et moyennant cela, se croirait l’égal de Mozart ou tout au moins de Weber. Ce qui détermine un caractère, ce n’est pas une idée, mais une succession d’idées analogues ; autrement, je le répète, le travail de la création deviendrait trop facile. Voyez que d’idées Mozart a jetées dans le rôle de don Juan, la création la plus complète, la plus une, qui soit au monde. Est-ce que l’introduction où don Juan tue en duel le commandeur ressemble, quant à la phrase musicale, au finale où, l’épée encore à la main, il repousse Octave et les rustres qui le menacent ? Est-ce que fin che d’al vino, ce chant d’ivresse du libertin oublié, du ciel, apparaît dans l’orchestre durant la formidable scène de la statue, comme un souvenir du crime à l’heure solennelle de l’expiation ? Et pourtant quel homme ne saisit aussitôt les rapports mystérieux qui attachent ensemble toutes ces mélodies ? quel spectateur intelligent et placé assez haut pour dominer l’œuvre qu’il écoute, ne demeure stupéfait, voyant l’unité jaillir des élémens les plus divers ? On sent que toutes ces pensées sortent du même cerveau, toutes ces étincelles de la même fournaise ; on sent que toutes ces feuilles sonores, et dont pas une n’est égale à l’autre, se détachent du même arbre, d’un arbre que la main de Dieu secoue et va foudroyer. Ainsi de Weber. Toutes les phrases de Gaspard, dans Freyschütz, sont marquées d’un sombre caractère de malédiction et de fatalité, et pourtant qui pourrait dire que celle-ci ressemble à celle-là, par le rhythme ou la mélodie ? À peine si dans la scène des balles, l’auteur rappelle la chanson du premier acte.
Pour apprécier dignement le travail de M. Meyerbeer, il faut que l’on réfléchisse aux difficultés qu’il avait à surmonter à propos du personnage de Marcel ; l’effet solennel ou comique de ce rôle dépendait purement du style employé par le compositeur à son égard. M. Meyerbeer a compris cette vérité, et la constante élévation de sa pensée a sauvé ce personnage, dont sans cela les allures familières auraient bien pu exciter dans le public une tout autre émotion que celle des larmes. En effet, ôtez le grand style qui le caractérise, qu’est-ce que Marcel, sinon une sorte de Leporello, sentencieux et curieux comme l’autre, qui se mêle, sans le vouloir et d’une façon grotesque, à des aventures politiques et finit, dans un moment terrible, par imposer ses mains, et bénir dans un carrefour deux époux moribonds ? J’aurais désiré plus de franchise dans les mélodies que chante Marcel, surtout aux derniers actes. N’importe, tel qu’il est, ce rôle servira puissamment à la renommée de M. Meyerbeer. Si Scott vivait encore, il envierait à l’auteur des Huguenots cette pâle et triste figure de soldat puritain. Quant aux caractères de Raoul et de Valentine, M. Meyerbeer les a, dès le commencement, abandonnés tous les deux. Ses forces s’étaient épuisées à ce double travail qu’il venait d’accomplir. Voyant que de veilles pénibles et de labeur il lui faudrait encore s’il voulait réformer ces incroyables conceptions de l’auteur du livret, il a senti son courage s’abattre, et certes ce n’est pas nous qui le blâmerons. Qu’est-ce donc qu’il convient à la musique de faire quand on lui donne des sujets pareils, sinon de croiser les bras et de se soumettre ? Que signifient des personnages dépourvus de toute simplicité, incapables de rêverie et d’amour, chez qui tout est geste, tout est convulsion, tout est démence ? Où voulez-vous que la mélodie se pose dans ces cœurs tout consumés et qui tombent en cendres ? Ce qu’elle a de mieux à faire, la vierge sereine, c’est de n’y pas venir. M. Meyerbeer a cette fois agi comme un vrai musicien français ; il a écrit pour ces deux rôles des airs et des duos là où son poète en avait ménagé. Nous parlerons de ces duos et de ces airs. Quant à la composition générale des deux caractères de Valentine et de Raoul, elle échappe à toute discussion sérieuse.
L’opéra des Huguenots se divise naturellement en deux parties bien distinctes : l’une joyeuse et vive et que le plus gai rayon de soleil illumine, l’autre imposante, grandiose, morne et terrible. Comment cette partition, qui commence dans une salle de festin où sont réunis les plus nobles gentilshommes de la cour de France, se termine au milieu des hurlemens du tocsin et de toutes les horreurs de la mort ; comment cette blanche Muse qui chante sous des touffes de jasmins et de roses, et baigne dans les eaux du Cher ses membres nus et délicats, en vient à mener par les carrefours la bande des soldats catholiques au meurtre des protestans, et cela sans que rien de précipité ne viole ou n’offense les lois de la gradation dramatique ; c’est là un des secrets merveilleux de l’art des contrastes que possède si bien M. Meyerbeer. Le premier acte est chaudement coloré, pétulant et rapide ; le second, plein de calme, de fraîcheur et de sérénité : on y respire je ne sais quoi de voluptueux et de lascif qui vous berce en des rêves charmans ; les mélodies ne s’exhalent plus de l’orchestre ; on dirait qu’elles se dégagent par bouffées odorantes de ces buissons en fleurs où se dérobent les baigneuses. Ce n’est que vers la fin du second acte que l’on voit à l’horizon, jusque-là sans tache, apparaître tout à coup comme un point noir le premier nuage de cette formidable tempête qui se prépare dans le ciel. L’air, si plein de goût et de délicatesse, que chante la reine Marguerite au milieu de ses femmes, rappelle trop ouvertement la première cavatine d’Euryanthe. En général, il y a chez M. Meyerbeer, durant tout ce second acte, une préoccupation trop marquée, sinon de la phrase même, du moins du style et de la couleur de la partition de Weber. Ce n’est pas que M. Meyerbeer en ait dérobé la note ou la mesure ; ce qu’il en a pris, c’est ce parfum matinal qui s’en exhale, cette fine fleur qui la recouvre comme un beau fruit ; cette musique sent Euryanthe comme la robe d’une belle jeune fille qui s’est assise dans la prairie, sent les violettes et le thym. Pour la phrase principale du duo entre Marguerite et Raoul, je m’étonne qu’elle soit venue à l’esprit de M. Meyerbeer, sans qu’il l’en ait chassée honteusement. C’est là une cabalette des plus mignardes, et qui n’a d’autre vertu que celle de plaire infiniment aux gens de mauvais goût. Or, un musicien tel que M. Meyerbeer n’est pas fait pour se conformer aux volontés de la classe estimable qui se réjouit de sornettes pareilles. La strette du finale, bien qu’elle manque de développement et d’haleine, est forte et d’un effet puissant.
Il y a dans les Huguenots un petit page qui traverse les deux premiers actes et disparaît au troisième, sans que personne songe à s’enquérir de lui. Or, ce page fait exactement ce qu’ont fait avant lui tous les pages d’opéra ; il est amoureux de sa maîtresse, il tremble et rougit chaque fois qu’il lui parle et se cache derrière les saules pour la voir se mettre au bain. Du reste, aucune mélodie, aucun trait ne le distingue de tous ceux qui l’ont précédé, et probablement de tous ceux qui lui succéderont encore. Or, quand il s’agit d’une œuvre de M. Meyerbeer, il est impossible de n’être point frappé de l’inopportunité d’un pareil caractère, qui, chez un compositeur médiocre, passerait inaperçu. Comment M. Meyerbeer a-t-il consenti à refaire ce que tant d’autres ont fait avant lui ? Comment ne s’est-il point appliqué à donner une physionomie originale à son page, cousin de tous les pages de comédie, excepté pourtant du Chérubin de Mozart ?
Le troisième acte est livré tout entier aux masses chorales. Les protestans chantent et boivent ; les catholiques surviennent ; on se heurte, on se querelle, on se bat. Du choc des catholiques et des protestans naissent des chœurs sans nombre, conduits par le musicien avec une habileté merveilleuse. Malheureusement toutes ces choses s’accomplissent aux dépens de la mélodie, et sans le beau duo entre Valentine et Marcel, qui semble placé là tout exprès pour que l’esprit puisse se reposer un moment et prendre haleine au milieu de tant de combinaisons laborieuses ; sans ce beau duo, cet acte, du commencement à la fin, ne serait qu’un vaste chœur tantôt développé avec magnificence, tantôt embrouillé d’une étrange façon, presque toujours tumultueux et bruyant. De pareils moyens peuvent obtenir un grand succès aux premiers jours ; mais ils nous semblent, à nous, complètement en dehors du domaine de l’art. C’est quelque chose de fort beau sans doute que cela, mais il faut le dire aussi, ce n’est point de la musique : la musique n’a que faire de ces bruits de marchés, de ces ignobles querelles d’hommes avinés, qui se disputent des brocs à coups de poings. S’il lui arrive un moment de grouper toutes ces voix ensemble, c’est pure fantaisie de sa part. Attendez, et vous la verrez bientôt retourner dans son sanctuaire glorieux : l’ame humaine dont elle a pour but d’exprimer les émotions intimes et simples. Vouloir prolonger un chœur outre mesure, c’est manquer non-seulement de tact, mais de sens commun. Qu’est donc, s’il vous plaît, un chœur ? sinon un sentiment unanime exprimé par cent voix ? Or, l’expression d’un sentiment ne peut survivre au sentiment lui-même, et lorsque par hasard, il arrive à cent hommes rassemblés d’être du même avis, je vous laisse à penser si cela dure bien long-temps ! Le chœur de Weber dans Euryanthe et Freyschütz, de Beethoven dans Fidelio, est unanime, c’est-à-dire que toutes les voix chantent les mêmes vœux, les mêmes désirs, la même volonté. Un sentiment commun à tous, retenu long-temps au fond des cœurs, se fait jour, éclate par les voix, et se répand en harmonies puissantes. Le chœur de Beethoven et de Weber est un hymne, de joie ou de douleur, peu importe. Quant à ces chœurs de discussions et de querelles, dans l’élaboration desquels le musicien sue sang et eau, pour vaincre, par des moyens purement artificiels, la discordance morale, et qu’on me passe l’expression, faire chanter les voix juste, quand les sentimens chantent faux, ce sont là pièces curieuses qui me semblent avoir pour unique but de réjouir fort le Conservatoire. La musique vit de transparence et de clarté ; il lui faut des passions élevées et simples, de grands airs où l’ame exhale ses plus nobles pensées, des chœurs mélodieux et faciles. Le chœur, après tout, c’est un air chanté par un peuple qui se lève comme un seul homme. Voyez la scène d’Idoménée, est-ce là une musique grandiose et d’un effet puissant ? et cependant quelle simplicité, quelle modération ! il n’y a rien dans tout l’art des Grecs, rien dans Homère, rien dans Sophocle ou Platon, qui soit plus pur, plus majestueux et plus beau que cette adorable musique de Mozart. Tout un peuple est absorbé dans la même pensée, il pleure et se lamente ; les larmes coulent sans efforts, les plaintes montent vers le ciel sans confusion. On assiste à cette grande scène de tristesse ; le roi Idoménée est debout, sur la place, et se résigne ; ses compagnons l’entourent ; les uns, immobiles à ses côtés, courbent la tête vers la terre et laissent pendre leurs cheveux en signe de douleur ; les autres gémissent, appuyés sur un tombeau ; ceux-ci, étendus sous les marbres du temple de Minerve, se tiennent dans leur affliction ; ceux-là rôdent, cherchant des yeux leurs enfans qu’ils n’osent appeler. Toute cette épopée immense, c’est un chœur, un simple chœur de Mozart. Or, supposez maintenant qu’au lieu d’une pareille tragédie le musicien ait à traiter une scène d’étudians et de populace ; la variété du sujet l’entraînera, malgré lui, hors des limites naturelles de son art. Entre tant de sentimens divers, qui se heurtent et se combattent, comment voulez-vous qu’il en choisisse un qu’il développe ? Ne pouvant trouver les effets dans l’expression naïve et franche d’une même pensée, il cherchera dans les combinaisons de l’orchestre des ressources étrangères ; il appellera à son aide les cloches et d’autres instrumens de musique, auxquels ni Mozart ni Gluck n’avaient pensé.
Ces moyens désespérés, qu’on emploie aujourd’hui à tout propos, les grands maîtres, eux aussi, les avaient sous la main ; seulement ils en ont dédaigné l’usage, dont ils prévoyaient, dans leur sagesse, les conséquences fatales. Les ressources matérielles de l’art sont complètement en dehors de toutes les lois de progrès qui peuvent régir l’humanité. Dieu les met à la disposition du premier homme de génie. Parce que Mozart n’abuse point à tout instant des instrumens de cuivre, ce n’est pas à dire pour cela qu’il en ignore la puissance formidable ; de ce que Racine écrit dans une langue chaste, élevée et pure, il faut bien se garder de conclure qu’il ne connaissait pas tous les grands mots de caractère et de couleur que plusieurs hommes de ce temps pensent avoir inventés. Quand un homme de génie s’abstient de certains moyens, réhabilités plus tard et non point inventés, c’est presque toujours chez lui chose délibérée et parti pris ; et qu’on n’allègue pas contre cette opinion l’ignorance dans laquelle a pu vivre son siècle de ressources pareilles. Encore une fois, l’homme fort marche en avant du siècle, et prend les instrumens de son œuvre dans l’avenir. Génie veut dire divination : or, Racine et Mozart étaient deux hommes de génie ; du moins, jusqu’à présent, les poètes et les musiciens se sont assez accordés sur ce point. La grandeur dans la conception, la tempérance dans la forme, voilà, ce nous semble, le secret du grand art de Racine, et de l’art non moins grand de Mozart et de Cimarosa.
Les tentatives que vient de faire M. Meyerbeer dans le troisième acte des Huguenots, et que lui seul au monde pouvait faire, considérées comme cas d’exception, ne méritent que des éloges ; car elles révèlent chez le maître un talent prodigieux dans l’art si difficile de traiter les masses instrumentales et vocales. Il y a dans tous ces chœurs des harmonies et des modulations que Sébastien Bach lui envierait. Cependant, si glorieuses qu’aient été pour M. Meyerbeer ces tentatives nouvelles, il serait insensé de prétendre qu’on pourra tôt ou tard les ériger en système. Une telle entreprise, en ruinant la mélodie, attaquerait l’art dans sa partie essentielle ; car, on le sait, la mélodie est à la musique ce que le soleil est à la terre. Le jour où la mélodie ouvrira ses ailes d’or pour retourner au ciel, sa patrie éternelle, la musique ne sera plus qu’un immense et triste chaos, où les sons et les voix se heurteront pêle-mêle dans la discordance, les ténèbres et la confusion de toutes choses.
C’est au quatrième acte que M. Meyerbeer a rassemblé toutes ses forces, combiné tous ses moyens, et réalisé un de ces effets gigantesques qu’il a le tort de méditer toujours. C’est là surtout qu’il a fait preuve de puissance, de hardiesse et de volonté, en soulevant dans la tempête tous les élémens sonores dont il dispose. La Saint-Barthélemy se prépare ; les chefs catholiques sont rassemblés, on leur transmet les paroles royales ; ils se soumettent, tirent leurs épées, et les font bénir. Cette scène grandiose commence par un dialogue : une voix sombre et terrible annonce les décrets souverains ; d’autres voix lui répondent. La discussion s’engage ; on hésite ; et par moment, tandis que l’orchestre roule de sinistres pensées, une mélodie, pleine de calme et de sérénité, s’échappe des voix, et tremble à l’horizon comme une étoile de lumière et d’espérance au-dessus d’une mer orageuse. Cependant toute indécision cesse : Dieu le veut, les hérétiques mourront. Une harmonie implacable envahit l’orchestre, et devant elle s’enfuit la mélodie heureuse comme devant la tempête un dernier rayon de soleil. Entrent les moines ; le tumulte cesse, le calme renaît, mais un calme religieux et terrible, un silence plein de sollicitude, de pressentimens et d’angoisses. Les cuivres, qui tonnaient tout-à-l’heure, se recueillent, et se mettent à psalmodier gravement. Les sandales de ces trois frères ascétiques remuent l’orchestre dans ses profondeurs les plus solennelles : on dirait qu’ils marchent sur la poussière des hommes, tant les voix qu’ils soulèvent en leur chemin vous parlent de mort et de jugement. Ils imposent les mains et bénissent les épées. Alors commence à gronder dans l’orchestre quelque chose qui ressemble à l’ouragan ; c’est un crescendo : je me trompe, c’est une inspiration de Meyerbeer ; de pareils effets ne se formulent pas. L’orchestre tonne, le chœur gronde ; et dans cette gamme, à la fois profonde et sublime, que parcourent la voix des hommes et la voix des instrumens, on ne saurait dire si c’est l’orchestre qui porte le chœur ou le chœur qui porte l’orchestre. Quand l’Océan a gémi trois jours, las de monter et de descendre, et de s’épuiser en vaines rumeurs, il se couche, et s’endort baisant la grève qu’il a meurtrie. L’orchestre, fatigué de tant de secousses, tombe à la fin, et toutes choses étant accomplies, les moines se retirent. Devant une scène pareille la critique se tait. Ici l’homme est tout à son émotion, tout à son épouvante, tout à ce frisson qui l’ébranle de la plante des pieds à la racine des cheveux. Il sent et ne raisonne pas, de crainte qu’une froide analyse ne vienne réduire à néant les franches émotions qui l’entraînent. Et loin de se creuser la tête pour savoir si l’art permet que l’on abuse ainsi de tous ses moyens et de toutes ses forces ; loin de se demander si l’étonnement et la stupeur dans lesquels il est plongé proviennent de la vertu mélodique ou seulement d’une sonorité bien entendue, l’homme se dit dans son épouvante : Je ne sais si tout cela est mal, mais c’est beau. — Cependant Raoul a surpris le secret de la Saint-Barthélemy. Valentine, éplorée, l’adjure de ne point sortir, et comme il résiste, cette femme catholique, mariée de la veille, ne recule pas devant un adultère pour sauver un huguenot, son amant. Le duo que M. Meyerbeer a composé avec cette situation révoltante est sans contredit un des plus beaux morceaux de son œuvre et des plus dramatiques ; il y a dans les premières mesures de ce duo une phrase admirable par son expression d’anxiété ; cette mélodie, comme toute chose qui surprend et frappe, est imprévue et vient on ne sait d’où. Elle rayonne un moment, puis disparaît sans que le cœur qui l’affectionne songe à s’inquiéter, car il pressent qu’elle reviendra bientôt, et dans la pensée du maître, il en était ainsi. M. Meyerbeer est un lapidaire trop habile pour négliger, quand il a trouvé un joyau si précieux, d’en faire briller les moindres facettes. Par malheur, je ne sais quelles considérations de théâtre en ont autrement ordonné, de sorte qu’aujourd’hui l’inappréciable topaze ne luit plus au soleil qu’une minute. — Valentine avoue à Raoul sa passion désordonnée, et lui, ravi de volupté, s’endort sur le sein de sa maîtresse dans une mélodie enivrante. Il est inutile de dire tout ce que cette scène offre de scandaleux ; on a mauvaise grace à parler de pudeur à propos de l’Opéra : c’est pourquoi si nous disons ces choses, c’est moins au nom de la morale que dans l’intérêt de cette entreprise. Jusqu’ici l’Opéra avait cru devoir s’abstenir de ces misérables scènes d’alcôve sur lesquelles tant de théâtres fondent le succès de leurs tristes spéculations. Que cela vint, chez les directeurs, d’un simple sentiment des convenances ou d’un calcul industriel, peu importe. Le fait est que la Muse gardait à l’Opéra cette robe blanche dont elle se dépouille effrontément chaque soir sur les théâtres ordinaires du drame. Maintenant il en est autrement, et que l’Opéra y prenne garde ! des succès pareils, en divisant le public qui le fréquente, le conduiraient tout droit à sa ruine. Ici la musique joue le rôle d’une entremetteuse infâme. La vierge céleste unit les deux amans dans leur étreinte adultère, inonde leurs cheveux de ses parfums, et tout occupée à cette scène de luxure, veille à la porte de l’alcôve. — Raoul se réveille enfin, il ne fallait rien moins que le hurlement des cloches de la Saint-Barthélemy pour arracher ce gentilhomme aux bras de sa dame. Il s’élance hors de la couche, et tout humide encore des baisers de sa maîtresse, marche l’épée nue au secours de ses frères et au meurtre des catholiques, parmi lesquels se trouvent le marquis de Saint-Bris et le comte de Nevers, qu’il vient d’outrager tous les deux dans l’honneur de Valentine, fille de l’un et femme de l’autre. Or, voilà ce qu’on appelle un martyr de la foi protestante. — L’adagio de ce duo est une des mélodies les plus sensuelles qui se puissent entendre. Cette phrase traînante et molle qui passe incessamment, de la voix à l’orchestre et de l’orchestre à la voix, n’émeut que des sensations voluptueuses. Il semble que M. Meyerbeer aurait pu relever cette situation en la transportant, par quelque phrase mélancolique et sainte, dans la sphère de l’épopée, où rien de commun, rien d’impudique n’est possible. C’était à l’harmonie de couvrir cette nudité sous les plis de son chaste manteau. En outre, cette mélodie dont je parle a le tort de ressembler à l’air du sommeil de la Muette. La strette qui vient après, bien que rapide et véhémente, manque cependant de force originale et de distinction. Le cri de Raoul, lorsqu’il s’arrache aux étreintes convulsives de Valentine, est sublime et part du cœur ; malheureusement, il rappelle l’exclamation douloureuse et puissante que pousse Max dans le Freyschütz au moment où Samiel paraît derrière l’arbre.
Le cinquième acte se compose d’un menuet et d’un trio. Cette coutume nouvelle de diviser les opéras en cinq parties, qui semble avoir pour but de faciliter les développemens lyriques, leur nuit au contraire souverainement. Peu familier avec cette forme inusitée, le musicien ne sait où placer ses finales, et, dans le doute, il s’abstient d’en écrire ; ou si par hasard il en fait un, ce finale occupe à lui seul un acte tout entier. Grace à cette intention des auteurs de livret, qui ont cru devoir introduire la forme de la tragédie dans la musique, sollicités sans doute par leur nature éminemment poétique, on multiplie aujourd’hui les petits airs, les petits chœurs, les chants dialogués ; mais, hélas ! de ces quatuors majestueux et conduits avec lenteur et simplicité, de ces larges finales qui prenaient pour arriver tout le temps nécessaire, de ces amples morceaux si bien à l’aise dans la vaste forme italienne, il n’en est plus question. Au lieu d’une toile immense de Michel-Ange, vous avez un de ces tableaux à compartimens comme en faisaient pour les maître-autels des cathédrales les peintres religieux du xive siècle. Rien ne manque à cette peinture, ni la pureté du dessin, ni la vigueur du coloris, rien, hormis l’unité. Le bel ange adorateur dont les yeux sont aussi bleus que le firmament, les cheveux aussi blonds que les blés, les mains aussi blanches que la neige, a sur son visage une expression céleste de candeur et de recueillement ; mais entre lui et la patrone qu’il adore, entre sa prière et celle à qui elle s’adresse, il y a une charnière de cuivre qui détruit tout l’ensemble harmonieux de l’œuvre. Telle est la faveur dont jouit ce système à l’Opéra, que Don Juan même n’a pu s’y soustraire. Quand il s’est agi d’y introduire cette partition, il a fallu la tailler en pièces. Les portes de l’Opéra sont encore trop étroites pour que les colosses y passent ; le temps les élargira. Des deux actes si pleins et si complets de Mozart, étrange profanation, on a fait cinq actes dépourvus d’harmonie et de liens, Pour une fantaisie du public on a coupé en cinq parts inégales ce bloc de marbre de Paros.
Le menuet que M. Meyerbeer a placé au commencement du dernier acte de sa partition est un morceau plus austère qu’il ne semble d’abord, et qui mérite bien qu’on l’étudie. Les premières mesures de cette musique gravement folâtre expriment à merveille le caractère empesé de ces divertissemens, si fort en honneur à la cour des anciens rois de France. Les notes lugubres jetées çà et là au hasard sur cette galante harmonie de fête émeuvent puissamment l’esprit et l’empêchent de se laisser distraire par les plaisirs qui l’environnent. Dès le quatrième acte, le maître a conçu dans son ame une sombre pensée, et dès-lors cette pensée il la porte en tous lieux avec lui. Chaque fois que les deux notes terribles s’élèvent au milieu des sarabandes, on est frappé de terreur ; il semble qu’un vieux moine pénitent se dresse sur la porte du bal, et prononce d’une voix creuse et solennelle ces mots : Il faut mourir. Un effet pareil appartient plus au poète qu’au musicien ; ce n’est pas la première fois que M. Meyerbeer a prouvé qu’il est un grand poète. On a dit, mais à tort, que ce menuet ressemblait à celui d’Euryanthe. Il n’en est pas d’un menuet comme d’un air ou d’un finale. Tous les menuets ont la même forme ; la mélodie seulement les distingue. Or, comme le rhythme général frappe par son allure franche et décidée en même temps que le motif particulier, il n’est pas étonnant que des gens de peu d’expérience confondent ensemble les deux choses, et disent : Tel menuet ressemble à tel autre, lorsque les deux menuets n’ont de commun entre eux que la forme qui appartient à tous. Que M. Meyerbeer ne se mette pas en peine, quand d’autres viendraient réclamer la mélodie de ce riche morceau, ce qui certes est bien loin de pouvoir advenir ; il lui resterait toujours l’honneur d’en avoir inventé le caractère, et d’avoir déposé sous un tissu frivole une pensée haute et solennelle.
J’arrive au trio final. Pour quiconque a eu l’occasion d’étudier la nature inquiète de M. Meyerbeer, d’analyser les nobles ambitions qui le travaillent incessamment, il était facile de prévoir qu’il ne s’en tiendrait pas au succès du magnifique trio de Robert-le-Diable, et tenterait un jour le public par quelque nouvelle épreuve. Il y a chez les poètes, à côté des qualités énergiques indispensables à la création, de curieuses faiblesses, qui charment par leur naïveté. Ils ne savent pas se contenter d’un succès ; il leur en faut deux et trois du même genre. C’est une sorte de défi qu’ils portent à leur vaillance ; ils luttent avec eux-mêmes et cherchent à étouffer leur gloire passée sous leur gloire présente. Étrange ambition de l’homme, qui flétrit ses jouissances les plus pures en les renouvelant, et détruit l’empreinte tracée sur le sable en y voulant poser deux fois le pied !! Cependant ce trio, moins riche de mélodie que celui de Robert-le-Diable, moins fécond en ressources instrumentales, n’en a pas moins des qualité éminentes, qui le rendent en tout point digne de son auteur. — Les calvinistes se sont réfugiés dans le prêche, Valentine et Raoul demandent à Marcel sa bénédiction ; le vieux serviteur leur impose les mains, et comme les deux époux entonnent l’hymne des fiançailles, les catholiques surviennent. — Soit la faute du maître, moins bien inspiré cette fois, soit la faute de l’instrument nasillard et désagréable qu’il s’est cru obligé d’employer, sans doute par cette raison toute simple que nul avant lui ne s’en était servi, le trio commence d’une assez triste manière. Les paroles de Marcel et les réponses languissantes des deux époux jettent une monotonie insupportable sur l’introduction. La phrase que chante Marcel dans son extase apocalyptique, a plus de véhémence et d’entraînement que de franchise et d’originalité ; ce n’est que vers la fin, lorsque les trois personnages, émus d’un même enthousiasme, entonnent à l’unisson le chant choral de Luther, que l’effet devient beau, grandiose, irrésistible. Jamais aussi M. Meyerbeer n’a été plus noblement inspiré que le jour où cette pensée lui est venue à l’esprit : que trois êtres unis par les liens sacrés de la foi et du dévouement, sans autre force que leur vertu, sans autre puissance que cette majesté dont l’homme courageux s’entoure comme d’un rempart aux approches de la mort, pouvaient, en entonnant le cantique divin, faire reculer dans les ténèbres ceux qui ont des épées et des flambeaux. Le vice capital de ce trio réside dans la multiplicité des effets que le musicien a accumulés à l’entour, et qui se disputent l’attention le plus bruyamment qu’ils le peuvent. Qu’est-ce donc qu’un trio ? il faudrait cependant s’entendre sur cette question. On a, jusqu’à présent, appelé trio un morceau de musique dans lequel trois passions amies ou rivales sont en jeu. Un trio est un drame qui commence, se développe et se conclut dans la musique : je prends à témoin le trio de Robert-le-Diable. Or, cette fois, les choses ne se passent point de la sorte ; les personnages, loin d’agir, sont complètement subordonnés à l’action du dehors. La musique extérieure les écrase, ce n’est pas eux qu’on écoute ; mais le chœur des protestans, mais le clairon des catholiques, mais les sept harpes qui divaguent dans l’orchestre. On dirait trois points lumineux perdus dans l’immensité de l’harmonie ; or c’est là, de la part du maître, une imprudence grave. Si vous voulez faire briller trois lampes, vous n’irez pas les poser au milieu d’une fournaise ardente.
Maintenant un mot du poème. On ne peut s’imaginer combien de lieux communs de toute espèce, de non-sens historiques, l’auteur a, de sang-froid, entassés dans cette œuvre. Le poète, à qui nul point de philosophie ou d’histoire ne demeure étranger, a traité la question de la réforme comme, dans les livrets de Robert-le-Diable et de la Juive, il avait traité jadis la question catholique, c’est-à-dire en théologien consommé, en homme qui voit, de haut, et dont les premiers regards découvrent les plus mystérieuses relations des choses ! Ces idées nouvelles vont bouleverser étrangement bien des théories que l’histoire s’était faites à l’égard de la Saint-Barthélemy. Jusqu’ici, on avait considéré le fait de la Saint-Barthélemy comme l’acte terrible d’une politique poussée à bout par des tracasseries quotidiennes et des insultes, qui, dans ces temps de monarchie absolue et de convictions religieuses, frappaient l’état dans son double cœur, l’autel et le trône ; une page de sang jetée au hasard parmi ces innombrables feuillets d’encre et de fiel, dont les réformés couvraient le sol de la France et de l’Europe. Or, dans le poème, la Saint-Barthélemy n’est pas le moins du monde un acte de politique, mais bien tout simplement un fait individuel, une querelle d’homme à homme. Le marquis de Saint-Bris offre la main de sa fille à un protestant qui la refuse ; dès-lors, le noble marquis médite la ruine de tous les protestans. S’il se trouvait, parmi ses co-religionnaires, un homme assez mal avisé pour dédaigner son alliance, M. de Saint-Bris ferait égorger sur-le-champ tous les catholiques. Cet homme a la fureur de marier sa fille, il anéantirait la race humaine pour se trouver un gendre. Je vous laisse à penser si c’est là bien s’y prendre pour augmenter sa famille.
Il semble cependant qu’il serait bientôt temps d’en finir avec ces misérables profanations de deux choses sacrées : la religion et l’histoire. Voyez cette pièce des Huguenots : il y a là un homme infâme, qui, lorsqu’on le provoque, tend des piéges à ses adversaires, au lieu de se battre contre eux. Eh bien ! de ce personnage on a fait un catholique ardent qui commet au nom du ciel des lâchetés dont le dernier bravo vénitien rougirait sous son masque ; de cet être odieux, on a fait un représentant de la noblesse française au xvie siècle. Toutes les fois qu’il se rencontre un rôle exécrable, soyez sûrs que c’est un noble ou bien un prêtre qui le joue. Le théâtre moderne le veut ainsi : il semble qu’à la place des règles d’Aristote on ait inventé des lois morales pour le drame, et que la première de ces lois s’exprime de la sorte : Désormais tout artisan de machinations sourdes et lâches sera un gentilhomme, tout suborneur un prêtre catholique. Observez que presque toujours les rôles odieux sont marqués d’une empreinte sacrée. Vraiment, à voir de quelle façon singulière le catholicisme est traité sur la scène, on ne se croirait pas en France, dans le pays de Louis xiv et de Bossuet. Au moins la royauté garde ses droits ; elle a bec et ongles, et peut empêcher qu’un misérable comparse porte la main sur la couronne des Médicis, et s’en couvre insolemment le chef. Mais l’église abolie et renversée, que voulez-vous qu’elle fasse ? à qui voulez-vous qu’elle demande aide et protection contre les hommes qui ont assez peu d’entrailles pour abuser de sa faiblesse, et chercher des morceaux d’or dans les ruines de ses autels ? Elle se soumet : on viole le sanctuaire ; la plus grossière foule s’y rue en tumulte ; l’un prend un rochet d’évêque, l’autre un chapeau de cardinal ; celui-ci la double croix, celui-là le calice, et la parodie aussitôt se consomme au bruit des cloches. Heureuse encore la religion quand on ne souille que la robe de ses pontifes ! Voyez ce qui arrive à propos de la pièce des Huguenots : l’autorité s’est opposée à ce que Charles ix et Catherine de Médicis vinssent accomplir sur la scène des actes odieux dont ils sont, après tout, seuls responsables dans l’histoire. Qu’a-t-on fait ? on est allé chercher des moines pour leur faire porter tout le fardeau de crimes qui pèse sur les épaules d’une reine ; on a enlevé du manteau de la royauté cette large tache de sang pour la transporter sur la chasuble blanche de l’église, et cela par la seule raison que la royauté, puissante encore, quoi qu’on dise, défend qu’on touche à ses priviléges, tandis que l’église abandonnée est humble, et ne peut opposer que résignation à l’insulte. En vérité, c’est là faire un emploi bien généreux de sa force !
La partition des Huguenots est un progrès éclatant dans la manière de M. Meyerbeer. Ici le musicien ordonne mieux les voix et les dirige avec plus d’art et de simplicité ; moins préoccupé des détails, il donne plus à la grandeur de la composition, il est plus maître enfin de son propre style, ce qui, dans le système de M. Meyerbeer, est une qualité indispensable. Et voilà ce qui fait que les imitateurs, je ne dirai pas de son école, mais de son procédé, dépourvus de cette force de modération qu’il possède, lui, à un si haut degré, doivent infailliblement succomber, vaincus par les moyens même qu’ils mettent en jeu. Le mélodiste peut, au besoin, se laisser entraîner par son inspiration ; la mélodie a des ailes qui vous portent dans le ciel ; l’instrumentiste, au contraire, exerce sur ses élémens une puissance d’autant plus absolue, que le monde qu’il gouverne est plus matériel. On peut être esclave de la pensée, mais non pas de la forme. Je le répète, c’est justement cette qualité de modération qui fait de M. Meyerbeer un homme à part. Tout dans son orchestre s’accomplit exactement selon sa volonté, il ne laisse rien au hasard, rien à la fantaisie. Par quelle succession de veilles, par quel enchaînement de travaux il en est venu là ? c’est ce que lui seul peut dire. Rien n’échappe à son enthousiasme, que le plus sévère examen ne puisse justifier. La plus simple combinaison a son but, la plus petite note sa destination ; là, tout est travail et ciselure. L’œuvre de M. Meyerbeer n’est pas un océan qui roule avec indifférence des myriades de perles dans ses profondeurs, mais une couronne merveilleuse où chaque perle choisie est enchâssée avec un art exquis dans des cercles d’argent. Rien ne se perd, rien ne s’égare dans ce cercle parfait. Si vous interrogez les moindres notes oubliées dans un coin de l’orchestre, elles vous répondront qu’elles sont venues là par la volonté du maître plutôt que de leur propre mouvement. Il semble que l’intelligence de M. Meyerbeer ait, pour saisir les moindres notes, de petits doigts semblables à ces pinces dont les joailliers se servent pour examiner les plus imperceptibles diamans.
M. Meyerbeer se rend compte de tout, même de la mélodie ; il domine son inspiration, il en a conscience en quelque sorte. Aussi l’œuvre qu’il vient de produire, ce pas immense qu’il vient de faire dans la carrière n’a rien qui nous étonne. Les hommes d’un génie laborieux et patient ont une marche égale et directe ; partis d’un point, il est facile de prévoir en quel endroit ils s’arrêteront pour prendre haleine, et sur quels sommets ils élèveront leur tente pour se reposer. Or, c’est parce que M. Meyerbeer est arrivé sur une de ces hauteurs que les hommes éminens peuvent seuls atteindre ; c’est parce que nous avons la conviction profonde qu’il s’y maintiendra désormais, que nous avons essayé de l’apprécier. Ce n’est pas ainsi que procèdent les hommes de mélodie et d’inspiration ; rien dans leur course ne peut se calculer : c’est la fantaisie qui les dirige, ils ont à tout moment des divagations sublimes. Chez eux, comme l’œuvre présente n’est point une conséquence immédiate de l’œuvre passée, mais un jet franc, libre, spontané, ce qu’ils ont pu faire n’indique nullement ce qu’ils feront. La nature de leur création dépend d’un rayon de soleil, d’une disposition de l’ame, d’une influence du printemps ou de l’automne. Qui donnera la mesure des choses qui sortiront encore du cerveau de Rossini ? Qui sait si l’œuvre qu’il médite sera la lumière ou le chaos ? Quoi qu’il en soit, il ne faut jamais désespérer des hommes de mélodie et d’inspiration ; ils tiennent souvent au-delà de leurs promesses. Je prends à témoin l’exemple tout récent que vient de donner M. de Lamartine : on disait de toutes parts que le chantre des Méditations et des Harmonies s’était jeté dans la politique, afin d’oublier la Muse qui l’abandonnait, lorsque tout à coup l’inspiration est revenue au sanctuaire accoutumé, et frappant l’ame du poète comme Moïse la pierre du rocher, des eaux vives et fécondes ont coulé abondamment de cette source que l’on croyait tarie, et le fleuve qui s’en échappe ne ressemble à celui qui s’en est échappé jadis que par sa transparence et sa beauté. Tous les deux s’épanchent sans se confondre à travers les campagnes de la terre ; l’un roule dans ses flots les nuages du firmament et les étoiles ; l’autre réfléchit l’humanité et va se grossissant de ses larmes.
La puissance de M. Meyerbeer éclate surtout dans sa manière de traiter les grandes masses d’harmonie ; il est plus que tout autre doué du sentiment de la sonorité. Il a trouvé dans l’orchestre des combinaisons inouies, dans les voix des effets auxquels nul avant lui n’avait pensé. S’il emploie, pour produire de grands effets, tous les moyens dont il croit pouvoir disposer, ce n’est jamais aux dépens de la correction du style. Enfin, on peut bien ne point approuver ses tendances, mais il est impossible d’en méconnaître la générosité. Que M. Meyerbeer continue, qu’il invente dans l’instrumentation et s’abandonne à sa nature, sans prendre nul souci des choses banales qu’on lui répète chaque jour : à savoir qu’en abusant de certains moyens, il rend après lui toute musique impossible, comme s’il dépendait d’un homme qui passe d’absorber en lui les ressources éternelles de l’art ; comme si, lorsque M. Meyerbeer aura remué l’orchestre dans ses profondeurs souterraines, épuisé les voix, abusé des instrumens, il ne restera pas toujours sur la terre un clavecin où quelque jeune homme de la famille de Cimarosa ou de Paisiello pourra venir s’asseoir et chanter ses tendres sensations en belles mélodies. L’art est infini comme la nature : l’homme peut bien épuiser ses propres ressources, celles de l’art sont inépuisables ; car il les renouvelle chaque jour, comme la terre ses moissons et ses fruits.