Poètes et Musiciens de l’Allemagne/01


POÈTES
ET MUSICIENS
DE L’ALLEMAGNE.

UHLAND ET M. DESSAUER.

La musique et la poésie sont deux immortelles sœurs. Dès le commencement leurs voix se sont groupées, leurs mains jointes dans une égale extase d’amour. Elles naissent toutes les deux sous le même rayon de soleil, après la même pluie de printemps ; elles grandissent sous le même abri, boivent la même rosée, cueillent les mêmes fleurs. Là où la poésie se couronne de pampres verts, la musique jamais n’attache sur ses tempes les bluets mélancoliques ou les doigts de mort d’Ophélie. Au pays de Virgile et de Pétrarque, vous avez Cimarosa et Rossini ; le même brouillard lumineux et sonore enveloppe à la fois Goëthe et Beethoven, Hoffmann et Weber.

Dans un pays où la poésie est stérile, raisonneuse, positive, tirée au cordeau, n’espérez pas que la musique porte sa tête haut, et s’avance d’un pas délibéré. De tous les arts, la musique est le plus vague, le plus flottant, le plus insaisissable. Là où la parole est arrêtée, où l’image est sacrifiée à la logique du discours, le sentiment à la raison, que voulez-vous, s’il vous plaît, que fasse la musique ? Si l’art divin veut conserver sa langue de miel, sa belle langue originelle, nul ne voudra l’écouter dans la ville, il mourra de faim dans un grenier ; il faut, s’il veut vivre et monter de degrés en degrés jusque dans les petits appartemens du roi, qu’il porte perruque poudrée sur sa tête, épée de diamans au côté, et s’appelle Lully. Que voulez-vous qu’invente la musique en France, dans le pays de Michel de Montaigne, de René Descartes, de Voltaire, cerveaux immenses, je l’avoue, et qu’on ne saurait trop glorifier, grands fleuves d’hypothèse et de critique ; mais où vous ne trouverez pas une goutte de rosée dont la musique puisse faire son profit ? Quelle pensée musicale voulez-vous donc qui existe chez un peuple qui met toute sa poésie dans les rapports de l’homme avec l’homme, jamais dans les rapports de l’homme avec la nature ; dans un pays qui, parmi les huit ou dix grands hommes qui ont illustré son grand siècle de poésie et de goût, n’en citerait pas un qui se soit douté un moment dans sa vie qu’il y a au firmament des étoiles qui brillent, sur la terre des fleurs qui sentent bon, des feuillages qui tremblent, des roseaux qui se ploient, des cascades qui tombent ? La poésie se reflète dans la musique. La vierge céleste, en s’envolant, secoue sur l’orchestre les divins parfums de sa robe. Or, comme en France la poésie n’a en elle aucun germe sonore, aucune musique, la musique française, livrée à ses propres forces, vit de notes seulement et non pas de pensées. Les deux, seuls rejetons que la musique ait encore portés, l’opéra-comique et la romance, prouvent combien cet arbre généreux manque sur notre sol de pluie et d’aliment. En effet, comparez ces rejetons abâtardis et chétifs, rongés des vers avant d’éclore, avec Don Juan, Fidelio, Freyschütz, ces fruits puissans et sains qui mûrissent là-bas sur ses rameaux, au milieu des gracieux lied nouvellement épanouis. Le lied est aux opéras de l’Allemagne ce que la romance est à l’opéra-comique de la France. La romance exhale de ses trois couplets les mêmes choses banales et vulgaires, que de ses trois actes un opéra-comique. Dans le lied au contraire, vous respirez presque imperceptible cet humide parfum de tristesse et de mélancolie qui s’épanche à si largues bouffées des partitions d’Eurianthe ou de Fidelio. Le lied est une fleur qui ne vient qu’en Allemagne, une fleur chaste et naïve, douce comme le printemps, pâle et triste comme l’automne, un vergissmeinnicht du matin que la jeune fille effeuille entre ses doigts, en disant tout bas comme Marguerite : il m’aime, il ne m’aime pas ; liebt mich, liebt mich nicht.

Ces réflexions me sont venues à l’esprit dernièrement à propos d’un recueil de lieds, publié il y a six mois, je pense, par M. Dessauer. Je ne connaissais pas alors M. Dessauer plus que je ne le connais aujourd’hui, et n’avais entendu de lui qu’une romance assez mal traduite en français, et qui a pour titre le Gouffre aux Pierres. Il y a un an qu’on chantait partout cette romance : toutes les femmes qui chantent faux, et le nombre en est grand de nos jours, l’avaient prise en affection ; vous ne pouviez entrer dans un salon sans tomber dans le Gouffre aux Pierres : soit l’allure lente et monotone de cette mélodie, soit l’exécution pitoyable qui la poursuivait en tout lieu, je m’étais fait une bien triste idée du talent de M. Dessauer. L’autre soir j’étais à la campagne, dans ma chambre ; la fraîcheur commençait à tomber, le firmament à resplendir de tout l’éclat de ses lumières ; les grands tilleuls du parc secouaient dans l’air une odeur douce et tiède ; les bruits du jour avaient cessé, ceux de la nuit s’élevaient déjà de tous côtés ; les oiseaux jaseurs s’étaient enfin endormis ; les petits vers luisans s’allumaient dans l’herbe ; de tous les bassins montait, comme une vapeur sonore, le chant monotone des grenouilles dont la voix plaintive et gémissante augmente encore la mélancolie des belles nuits d’été. Il est des momens où l’ame sent le besoin de se mettre en rapport avec la nature et d’en partager la joie ou la tristesse ; dans ces momens, le musicien s’assied à son clavier, car la musique a, comme la clé de Salomon, le pouvoir d’ouvrir le monde des esprits, et je ne sais pas de plus sûr moyen pour pénétrer au cœur de la nature, que de s’abandonner à l’aile aventureuse des sons. À cette heure, si j’eusse été Mozart, j’aurais improvisé, et je ne doute pas que la musique n’eût bientôt fait ruisseler sur l’ivoire du clavier ces pleurs que la tristesse de la nature avait remués dans leur source ; mais qui peut ici-bas se croire Mozart, même dans un moment d’extase et d’inspiration ? J’avais la partition de Don Juan, je l’étendis sur le pupitre et me mis en devoir d’en lire quelques pages ; mais plus j’avançais, plus je me sentais absorbé tout entier par cette musique idéale ; et bientôt je m’arrêtai, car je vis qu’un tel œuvre n’est pas fait pour vous aider à en comprendre un autre, quel qu’il soit ; qu’une chose ne peut être à la fois le but et le moyen ; qu’en face de Don Juan, il faut s’en tenir à Don Juan, et chercher à pénétrer par l’opération de son intelligence dans cet autre univers. Ce n’est pas avec Don Juan qu’on peut élever l’ame à la hauteur d’un spectacle quelconque ; avec Don Juan on doit s’estimer bienheureux si on élève l’ame à la hauteur de Don Juan. C’est le caractère de tout œuvre noble et vraiment grand d’être en soi, et de se creuser sous le regard qui le sonde, au point d’en absorber en lui toute la profondeur et de l’empêcher d’être distrait par toute autre lumière. Alors je pensai à la Marguerite au rouet, ce poème si frais et si mélancolique que Goëthe a placé dans cet autre poème immense appelé Faust, comme une topaze de prix dans les flancs d’une montagne. Je pensai aussi à la Religieuse, mélodie imposante et solennelle, et qui perd tant de son effet à être ainsi chantée, traduite en une pauvre langue française. Mais je n’avais pas là, sous ma main, le cahier de Schubert ; j’étais venu à la campagne pour philosopher et courir les plaines à cheval à mes heures de loisir, et non pour chanter ainsi au clair de lune. J’avais bien là Platon, Spinosa, Herder, et cent autres noms glorieux qu’il est aujourd’hui de si mauvais ton de citer en l’air et à tout propos. Mais, Dieu merci, ce n’était ni de Platon ni de Spinosa qu’il s’agissait pour moi à cette heure, et pour la moindre chanson allemande j’aurais donné les mondes des philosophes d’Athènes et d’Amsterdam. Je m’écriais, comme le roi Richard, désarçonné à la bataille de Bosworgh :

Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval !

L’ame de l’homme est bien la plus capricieuse fée que je connaisse ; mettez-la dans un lieu de concerts, environnez-la de bruit et de sons ; que les cent bouches de cuivre d’un orchestre immense répandent sur elle un fleuve d’harmonie, et vous la verrez souvent demeurer triste et pensive, et toutes ces vibrations extérieures passeront sans éveiller en elle une musique, et au milieu de tant d’accords puissans elle regrettera la solitude, le recueillement, le silence et la paix profonde. Qu’elle soit au contraire dans un château désert, à vingt lieues de la ville et de tous les orchestres, en face du spectacle de la lune qui monte et des grands tilleuls dont les rameaux en fleurs rendent de sourds murmures, et l’ame sentira des désirs immodérés de chansons et de bruit ; il faudra, quoi qu’il lui en coûte, qu’elle éclate en fanfares joyeuses ; elle voudra chanter pour faire comme les rossignols, comme les fleurs, comme les roseaux de l’étang. Je laisse aux musiciens qui de nos jours s’occupent de métaphysique, et ils sont en grand nombre, le soin d’expliquer ces étranges fantaisies de l’ame. Je voulais ce soir-là chanter et me réjouir dans la musique ; rien au monde n’aurait pu me distraire de cette pensée. Je me levai, bien résolu à parcourir toutes les salles du château, à remuer tous les cahiers épars çà et là sur les meubles, jusqu’à ce que j’eusse trouvé de quoi satisfaire le désir qui me tourmentait ; j’allai droit à la bibliothèque. Il suffisait d’y jeter un coup d’œil pour se convaincre que c’était la bibliothèque d’une famille élégante et cultivée qui, n’ayant pas fait de l’art une étude lente et laborieuse, ne lui demandait que les plaisirs faciles du soir et les délassemens de l’après-dînée. En effet, ces magnifiques volumes, reliés aux armes de l’une des plus nobles maisons d’Irlande, ce n’était ni la partition des Noces de Figaro, ni la partition du Mariage secret, ni la partition de Freyschütz, d’Oberon ou d’Eurianthe. En revanche, tous les airs variés, toutes les fantaisies, tous les caprices écrits pour la voix ou le clavier par les plus élégans compositeurs de France et d’Italie, se trouvaient là réunis sur des tablettes de bois de rose et de santal. C’étaient la partition des Puritains, les Soirées musicales de Rossini, les romances de Meyerbeer et de Donizetti, et des contredanses sans nombre, et mille autres choses que j’oublie. Cependant, dans le fond de la bibliothèque, sous une lourde pile de volumes entassés l’un sur l’autre, j’aperçus un petit cahier sans reliure. Ce petit cahier paraissait bien misérable dans cette armoire. On eût dit que le pauvre diable grelottait de froid au milieu de tous ces grands seigneurs si magnifiquement revêtus de manteaux blasonnés. J’en eus pitié ; je lui tendis la main et lus sur sa couverture : Chants de voyage de Uhland, mis en musique et dédiés à Mme la comtesse d’Agoult, par Dessauer. J’avoue ici que ce qui me frappa le plus dans ce titre, ce fut le nom de Uhland, poète de cœur et d’imagination, que j’aime dès l’enfance ; j’en demande pardon à M. Dessauer, et je ne doute pas qu’il ne m’eut déjà pardonné s’il savait que j’ai étudié les poètes avant d’étudier les musiciens. Il est donc tout simple qu’entre le nom de Uhland et le sien, j’aie choisi d’abord le nom de Uhland, comme lui, musicien de nature, entre Goëthe et Beethoven, choisirait Beethoven. J’emportai dans ma chambre ce cahier que la poésie du plus doux élégiaque de l’Allemagne abritait sous son aile, et me mis en devoir de le parcourir.

Les chants de M. Dessauer ont été publiés en deux livraisons, et, si je ne me trompe, sont au nombre de neuf, empreints pour la plupart de mélancolie, et de ce vague sentiment de tristesse ou d’exaltation bienheureuse qu’inspire à deux êtres qui s’aiment l’heure du départ ou du retour. C’est ainsi qu’on se dit adieu devant la porte, sous le grand pommier en fleurs ; c’est ainsi que doivent s’exhaler les dernières paroles d’une jeune fille allemande à son bien-aimé ; c’est ainsi que ses larmes doivent se répandre.

Certes, je ne prétends pas dire ici que M. Dessauer ne puise pas aux sources de son ame la tristesse dont ses chants sont remplis ; loin de moi cette pensée, tout ce que je connais aujourd’hui de M. Dessauer me porte à le regarder comme un musicien éminemment élégiaque ; cependant qu’il me soit permis de croire que cette fois, à la mélancolie de Uhland, il a joint sa propre mélancolie et s’est inspiré du sentiment de ces chansons naïves, réunissant, pour en faire des notes, toutes les larmes du poète qui tremblaient au calice de ces fleurs.

Uhland est un de ces poètes rares et merveilleux qui aiment leur pays avec enthousiasme et foi, et chez qui le sentiment patriotique est si complet et si profondément développé, qu’il ne leur suffit pas de contempler leur terre dans sa grandeur et de mesurer quelle place elle tient dans l’histoire ; il faut qu’ils descendent plus bas, qu’ils prennent les individus à part, comptent leurs peines une à une, et les observent dans leurs paisibles affections pour s’en glorifier. Uhland aime surtout le peuple des campagnes, ces jeunes hommes courageux et blonds, ces belles vierges fraîches et robustes ; quand il en rencontre une le soir, au bord du chemin, il l’arrête et la questionne sur sa famille et ses amours, et s’il la voit dévouée à son père, fidèle à celui qui est parti pour aller la gagner sur un champ de bataille, il lui serre la main en lui disant adieu, aussi fier pour l’Allemagne de cette ame honnête et bonne que de toute la gloire de Luther. Tout ce qui est allemand l’émeut et le touche ; il bénit la grandeur de sa capitale, et la pauvreté innocente des campagnes, le tilleul épais et sonore sous lequel il s’endort à midi, et la moindre fleur perdue dans le sillon. Pour lui l’Allemagne est partout. C’est la jeune fille qu’il rencontre, le jeune homme qu’il encourage, le pain dont il se nourrit, l’air qu’il respire. Le jour où l’Allemagne fit un appel à ses enfans, Uhland avait quitté le chevet de sa mère agonisante pour courir vers elle ; il vint la consoler, lava sa large plaie et les souillures de son corps, et but en blasphémant le sang de ses mamelles, comme la veille il en avait bu le lait pur. Dix ans après, la moribonde était revenue à la vie et chantait comme Marguerite, assise devant son rouet ; Uhland à ses pieds la regardait avec béatitude et chantait comme elle. S’il entend le pas des Français remuer la terre sur laquelle il a dormi tant de fois, il se lève en sursaut et chante en fondant des balles, comme le Gaspard de Weber, et bientôt à ses évocations puissantes, des universités et des églises, de la montagne et de la plaine, sort une bande échevelée qui s’accroît sur la route et vient entonner ses refrains en chœur. Quand la guerre est finie, quand la mort a déblayé la plaine et fait sa moisson d’hommes, quand le laboureur commence à creuser la terre pour semer sa moisson de blé, Uhland reparaît triste et le visage amaigri par les fatigues et les privations ; il s’assied sur le banc de pierre devant la maison, cause avec la jeune fille, et tous les rossignols du printemps n’éveillent pas dans l’arbre une musique plus charmante que celle dont la voix de l’enfant emplit alors son ame.

Il est des natures puissantes et fortes qui n’habitent que les plus hauts sommets, et tiennent, comme l’aigle, leurs regards incessamment fixés sur le soleil ; sortes de demi-dieux perdus dans des régions inaccessibles ; vastes cerveaux dont la tempête ébranle la surface en même temps que les grands chênes des forêts, et qui tombent foudroyés souvent par la main du Seigneur. Ces hommes ne se mêlent pas aux autres hommes, et, dans le commerce éternel qu’ils entretiennent avec les grandes choses de la nature, s’il leur arrive de regarder ici-bas et de s’éprendre d’une affection, d’une douleur terrestre, ils fondent aussitôt dessus comme l’aigle sur l’agneau qui paît dans l’herbe, l’emportent dans leur nuage, et là, seuls, vis-à-vis d’elle, se mettent à la couvrir d’un vêtement céleste dont ils empruntent la blancheur aux neiges de la montagne et l’éclat splendide aux rayons du soleil. Ces génies-là vivent tous isolés ; jamais ils n’ont laissé les illusions s’approcher, de peur que ces blanches déesses ne les vinssent distraire de leur impassible contemplation. Chez eux la réflexion tient lieu du sentiment. Ils feront Marguerite, Claire et Brackenburg sans avoir jamais aimé. Chez ces hommes, le cerveau a dévoré le cœur. Je sais qu’il est beau de créer sans s’émouvoir de son œuvre, à la façon du Jupiter antique ; je sais qu’il convient au poète de rester froid au milieu des passions qu’il allume et de toucher du doigt des cœurs désespérés sans rien garder de leur affliction ; et cependant il faut avouer que, si c’est là la mission du poète, celui qui l’accomplit renonce à sa nature première, et pour la poésie abdique son humanité. Si le poète n’écrit pas dans l’œuvre son nom avec son sang, l’œuvre restera, pourvu qu’elle satisfasse aux conditions du beau, mais son nom périra dans l’avenir. Le Christ, en venant sur la terre, a bien souffert de nos douleurs ; pourquoi donc le poète ne souffrirait-il pas des douleurs qu’il exprime ? Celui qui demeure calme et serein, qui se défend de toute passion comme d’une chose fatale et nuisible à la santé de son corps ; qui laisse mourir Frédérique pour ne pas lui donner trois ans de sa jeunesse et s’éteint après dans la gloire de son isolement, celui-là est l’homme des temps antiques, un païen de Rome ou d’Athènes, un marbre aboli que j’admire en passant, mais ne puis adorer. Schiller, Uhland, Novalis, voilà les poètes que j’aime, les martyrs dont j’épouse la religion. Je ne suis pas de ceux qui n’ont de sympathie que pour les forts.

Uhland et Novalis, ces deux génies qui paraissent d’abord si opposés l’un à l’autre, et qui pourtant sont frères et se tiennent par une alliance mystérieuse, Uhland et Novalis n’ont écrit chacun qu’un petit livre, et dans ce livre il y a plus d’amour naïf et pur, de larmes sincères, de douleurs humaines, que dans toutes les élégies de notre temps. C’est toujours la même pensée dans ce livre, la même fleur dans ce champ. La pensée se transforme, la fleur subit toutes les variétés de sa nature. Tantôt elle s’ouvre au soleil, tantôt s’incline ; aujourd’hui elle porte ses rosées comme un collier de perles ; demain, en mourant, elle les répandra comme des larmes. Tous les deux ils traversent la vie tenant entre leurs doigts cette fleur qu’ils effeuillent partout, sur le ruisseau, dans les gazons, sur une tombe. Je ne sais, mais cette fleur de Novalis et de Uhland ressemble bien au cœur humain.

Uhland est le poète le plus populaire en Allemagne, le poète des universités et des tavernes. On a comparé Uhland à Béranger, et c’est à tort. Il y a entre le poète allemand et le chansonnier français toute la différence qui sépare ces deux nations. Uhland est enthousiaste, ardent, plein de foi dans la nature ; il se livre sans arrière-pensée à son exaltation, aux élans généreux de son ame. Chez lui, jamais d’ironie ou d’amertume. La satire est un chardon qui ne vient que dans les terres long-temps labourées ; le sol de l’Allemagne est trop vierge encore pour porter ce fruit malsain. Les chansons de Béranger ont le tort grave d’avoir été écrites pour certaines circonstances dont elles dépendent. Ainsi, dans ses œuvres, il y en a qui se rattachent à des évènemens glorieux, épiques, vraiment nationaux ; il y en a aussi qui sont nées de faits plus ou moins graves, plus ou moins discutés dans le temps, aujourd’hui plongés dans un oubli complet. Les unes doivent vivre, parce qu’elles sont comme les rameaux d’un arbre profondément enraciné dans le sol de la France, parce qu’elles sont nobles, généreuses et belles (la forme obéit toujours au sentiment qui l’évoque) ; les autres sont destinées à mourir, ou plutôt mortes déjà. Béranger a été ébloui par la gloire de Napoléon. Quel homme a pu contempler sans étonnement cette figure auguste, devant qui l’aigle même baissait les yeux ? Les rayons de ce soleil ont attiré vers eux la pensée du poète, et cette pensée s’est élevée jusqu’au front impérial, d’où elle a pu lire dans les cœurs de ces guerriers dont elle a dit si naïvement les souffrances, l’abnégation, les dévouemens sans nombre. C’est là le beau côté de Béranger. L’empire croulé, Béranger devait rentrer dans le silence ou bien aborder franchement la poésie, comme a fait Uhland en Allemagne. Les élans patriotiques ne sont pas quotidiens, on n’est Tyrtée qu’une heure dans sa vie. La part de Béranger me semble assez belle ; qu’il se félicite d’avoir écrit sur Napoléon le plus beau poème de notre temps, les seuls vers politiques qui resteront. Quant à ces attaques opiniâtres et sanglantes dont il a poursuivi le parti catholique de la restauration, et qui, quoi qu’on en dise, ont rejailli sur le catholicisme, oubliées aujourd’hui qu’il n’y a plus de prêtres, elles ne serviront en rien à sa gloire à venir. Cette pensée qui s’ébat sur le front rêveur de Napoléon, qui voltige parmi les abeilles impériales de son manteau, est moins noble et moins généreuse lorsqu’elle vient piquer le corps spirituel de Jésus-Christ à travers la soutane usée d’un pauvre sacristain.

Uhland s’est toujours maintenu dans une sphère plus élevée ; ses chansons à lui n’ont rien à faire avec les circonstances. C’est un Allemand qui soulève son peuple contre le peuple qui s’avance à grandes journées pour le conquérir. Que lui importe à lui que vous vous appeliez César ou Napoléon, que vous veniez de l’Orient ou l’Occident, que vous soyez Français ou Russe, juif ou païen, catholique ou réformé. Sitôt qu’il vous entend descendre dans ses plaines avec vos chevaux et vos artilleries, il se lève, entonne sa chanson, lève les mains au ciel, et vous maudit, sacer esto. Si dans mille ans il y a une Allemagne, les chants de Uhland se chanteront encore aux jours de bataille.

Le mouvement de Uhland est toujours sympathique, sa poésie allemande, c’est-à-dire exaltée à la fois et sereine, pleine de flamme et de rêverie. Souvent, au milieu d’une chanson de guerre, vous voyez une strophe paisible et bienheureuse s’épanouir comme une fleur de mai dans un champ de bataille. Il y a du pur sang germain dans les veines de cet homme. À chaque instant il s’interrompt pour vous parler des vertus domestiques ; les vieilles mœurs le préoccupent. Les vertus domestiques, le vieux droit, les vieilles mœurs, c’est là-dessus qu’il a élevé sa poésie, certain que ce ne sont pas là des choses écrites sur le sable, et que le vent des révolutions emporte comme les fleurs-de-lis d’un trône. Je traduis ici quelques pièces empreintes de ce caractère allemand. Le lecteur en jugera.

LE VIEUX BON DROIT.

Partout où, près d’un bon vin vieux, trinque le Wurtemburgeois, le premier refrain doit être l’antique et le bon droit ;

Le droit qui soutient comme un pilier robuste la maison de notre prince, et qui partout dans le pays protége la cabane du pauvre ;

Le droit qui nous donne des lois que nulle volonté ne brise, qui aime la justice ouverte et prononce un arrêt qui a cours ;

Le droit économe d’impôts ; le droit qui sait compter, qui demeure assis près de la caisse et ménage notre sueur, qui garde comme un patron le bien sacré de notre église, qui nourrit et enflamme fidèlement la science et le foyer de l’esprit ;

Le droit qui met les armes dans la main de tout homme libre, afin qu’il s’en serve pour défendre son prince et son pays ;

Le droit qui laisse à chacun les sentiers ouverts dans le monde et nous retient au sol de la patrie par les seuls liens de l’amour ;

Le droit dont les siècles conservent la gloire bien acquise, que chacun dans son cœur aime et cultive comme sa religion ;

Le droit que des jours mauvais nous ont enfoui tout vivant, et qui, désormais régénéré, lève la tête hors du tombeau ;

Ah ! lorsque nous ne serons plus, qu’il soit encore debout et reste pour les enfans de nos enfans l’arche de salut et de bonheur.

Partout où, près d’un bon vin vieux, trinque le Wurtemburgeois, le premier refrain doit être l’antique et le bon droit.

WURTEMBERG.

Que peut-il te manquer, ô ma belle patrie ? On raconte au loin mille choses de ton état heureux. On dit que tu es un jardin, que tu es un paradis ; que peux-tu donc attendre, toi qu’on appelle bienheureuse ?

Un homme digne d’être honoré a dit cette parole transmise, que lorsqu’on voudrait ta ruine, on ne pourrait la consommer.

Tes champs de blé ne débordent-ils pas comme un océan ? le vin nouveau ne coule-t-il pas de cent collines dans tes plaines ?

Ne vois-tu pas les poissons grouiller dans chaque fleuve et chaque étang ? est-ce que tes forêts ne regorgent pas de gibier ?

Est-ce que les toisons de neige ne se meuvent pas sur tes vastes plaines ? ne nourris-tu pas des cavales et des troupeaux de bœufs partout ?

N’entends-tu pas vanter au loin le bois fort de ta Forêt-Noire ? N’as-tu pas le sel et le fer ? n’as-tu pas aussi un grain d’or ?

Et tes femmes, dis-moi ! ne sont-elles pas ménagères, pieuses et fidèles ? Weinsberg, toujours renaissant, ne fleurit-il pas dans tes plaines ?

Et tes hommes ! ne sont-ils pas laborieux, intègres, simples, habiles dans les arts de la paix, braves quand il faut combattre ?

Pays des blés, pays du vin, race chargée de bénédictions, que te manque-t-il ? — Une seule chose qui est tout : l’antique et le bon droit.

DIALOGUE.

— Quoi ! toujours, toujours le vieux droit ! es-tu donc obstiné ?

— Je suis le fidèle serviteur de l’ancien, parce qu’après tout c’est le bon.

— C’est le meilleur, et non pas seulement le bon, que tu devrais glorifier.

— Je sais à quoi m’en tenir sur le bon, et n’ai du meilleur, hélas ! aucun indice.

— Mais si je te le démontre, observe et fie-toi à moi.

— Je ne jure par l’opinion d’aucun individu, en étant moi-même un.

— Un sage avis t’est inutile ! Où donc allumes-tu ta lumière ?

— Je m’en rapporte au bon sens du peuple.

— Je vois que tu sais peu de choses de l’élan et de la force créatrice.

— Je fais cas d’un esprit calme, qui agit et crée avec mesure.

— L’esprit pur prend son essor, entraînant son temps après lui.

— Ce qui ne jaillit pas du cœur est débile dans sa racine.

— Tu ignores tout-à-fait les grandes douleurs de l’humanité.

— Tu penses bien, toi ; mais tu n’as pas de cœur pour notre pays.

LE DROIT DOMESTIQUE.

Franchis du pied le seuil, sois le bien-venu dans ce pays ! Pose ton bâton près de cette muraille.

Prends place au plus haut de la table ; il convient d’honorer son hôte. Dispose de tout, rafraîchis-toi après les fatigues de la journée.

Si quelque vengeance inique te chasse de ta patrie, demeure sous mon toit, comme un ami qui m’est cher.

Je ne te demande qu’une chose, laisse sans les violer les mœurs pieuses de nos pères, le droit sacré de la maison.

1817.

Celui qui tient sincèrement à sa patrie, que celui-là lui souhaite une année bienheureuse ; que la troupe des anges nous garde de la gelée et de la grêle, et que l’année nouvelle nous apporte avec les moissons désirées, avec le vin qui nous fit faute si long-temps, nous apporte le vieux bon droit.

On peut s’oublier dans ses vœux, il est facile de désirer trop. Mais nous, nos vœux sont raisonnables, nous voulons ce qu’on doit vouloir. Si l’homme vit de la vie du corps, il lui faut son pain quotidien ; s’il veut vivre de la vie de l’esprit, il lui faut sa liberté.

LE 18 OCTOBRE 1816.

S’il pouvait aujourd’hui descendre un esprit chantre et héros à la fois, comme dans les guerres sacrées il en tombait sur le champ de victoire, il chanterait sur la terre d’Allemagne un air aigu comme une épée, non pas tel que celui que j’entonne, non un air céleste et fort et semblable au tonnerre.

On a parlé autrefois de cloches triomphales, on a parlé d’une mer de feu. Mais pourquoi cette grande fête ? nul ne le sait plus aujourd’hui. Faut-il donc que les esprits descendent émus d’un zèle sacré et découvrent leurs cicatrices, pour que vous y mettiez le doigt ?

À vous, princes ! répondez les premiers : avez-vous oublié ce jour de bataille où vous êtes tombés à genoux pour rendre grâce à Dieu ? Si les peuples ont lavé votre honte, si vous avez éprouvé leur foi, c’est à vous d’accomplir aujourd’hui tous les vœux que vous avez faits.

Et vous, peuples, qui avez tant souffert, avez-vous oublié l’ardente journée ? Et vos conquêtes magnifiques, d’où vient qu’elles sont infécondes ? Vous avez écrasé les cohortes étrangères ; mais au dedans rien ne s’est éclairci ; vous n’êtes pas devenus libres, car vous n’avez pas affermi le droit.

Et vous, sages, faut-il vous apprendre, à vous qui voulez tout savoir, comment les braves et les simples ont versé leur sang pour le droit ? pensez-vous qu’en ces brasiers ardens, le temps, phénix, se renouvelle seulement pour couver les œufs que vous semez avec persévérance ?

Vous, conseillers de princes, maréchaux de cour, qui portez l’étoile terne sur vos froides poitrines, et qui, du combat livré sous les murs de Leipzig, jusqu’à présent n’avez rien su, apprenez qu’au jour d’aujourd’hui, Dieu le père a porté un jugement solennel. Mais vous n’entendez pas ce que je dis, vous ne croyez pas, vous autres, à la voix des esprits.

Selon que j’ai dû, j’ai chanté, et maintenant je rouvre mes ailes, et reprends mon essor. Ce qui a frappé mes regards, je l’annoncerai au chœur des bienheureux. Je ne puis ni bénir ni maudire. La désolation est partout encore ; mais j’ai vu bien des yeux briller, j’ai entendu bien des cœurs battre.

LE JOUR DE SAINT CHRISTOPHE 1817.

La balance recommence à chanceler, le vieux combat se renouvelle ; voici venir les temps légitimes où le blé sera séparé de la paille, où l’on distinguera comme il convient l’homme faux du loyal, l’intrépide du lâche, la moitié d’homme de l’homme tout entier.

Alors on appellera noble celui que le droit illumine ; chevalier, celui qui n’oublia jamais sa parole. Alors on entourera des honneurs dus à l’esprit celui en qui s’émeut un esprit libre. Alors sera déclaré bourgeois celui qui sait protéger son bourg.

Maintenant, hommes, songez à votre dignité, levez-vous pour un noble conseil, afin que vous ne soyez pas le fardeau de votre pays et la risée des étrangers. Assez ! assez d’entremises et de paroles ! assez d’écrits et d’ambassades ! il est temps de dire votre dernier mot.

Et s’il ne peut atteindre son but, retournez dans le peuple, afin que vous ayez pour récompense le bonheur hautain de n’avoir rien cédé du droit. Attendez en paix et pensez que l’aurore de la liberté se lève, que c’est un Dieu qui mène le soleil, et que rien n’en peut arrêter la course. »


J’ai choisi ces pièces parce qu’elles m’ont semblé pouvoir donner une idée assez complète, sinon du talent poétique de Uhland, du moins de son inspiration ordinaire, de ses sentimens exaltés et de sa franchise allemande. On ne peut lire les premières sans être frappé de cette préoccupation continuelle du bon vieux droit, das alte güte recht, de cette religion du seuil et du foyer qui se manifeste par chaque parole. C’est bien là l’homme du Wurtemberg, enthousiaste et inquiet, heureux, mais désirant le mieux, parce qu’il faut que l’esprit de l’homme désire, sans quoi il trouverait ici-bas son paradis ; l’homme qui d’une main cherche à s’emparer de l’avenir et de l’autre retient le passé, qui voyant la liberté nouvelle accourir à son appel, et planter son arbre dans ses campagnes, s’effraie et doute, et se souvient de ses antiques mœurs et les couve de sa pensée ; pareil à l’aigle, qui lorsque le vautour fond sur lui, avant de s’élancer dans l’air pour le combattre, étend ses larges ailes sur ses petits. Ces vers sur l’anniversaire de la bataille de Leipzig sont véhémens et beaux, et jaillissent d’une inspiration sublime et franche. Il est malheureux qu’il ne soit ni dans notre pouvoir, ni peut-être dans les ressources de la langue, d’en traduire l’énergie ardente et la mâle sonorité. Deux ans sont à peine écoulés, et les Allemands ont oublié la journée de Leipzig. Ce jour-là, Uhland le rappelle aux princes endormis, au peuple qui oublie le sang qu’il a répandu, en attendant qu’il oublie la cause pour laquelle il l’a répandu. Certes, celui qui agit de la sorte fait de la pensée humaine un noble et digne usage. Les romanciers du moyen-âge ont inventé des dragons merveilleux, accroupis nuit et jour dans les flancs des montagnes et gardiens obstinés des mines d’or et de diamans ; le vrai poète est un dragon aussi, qui garde les trésors de l’histoire de sa patrie, et montre ses ongles de fer à qui viendrait y toucher. Quand le peuple renversait les croix, c’était au poète de crier au peuple ce que la croix avait fait d’immortel : et hier, quand le sénat se rassemblait pour abolir la parole, les poètes devaient parler une dernière fois. Aujourd’hui c’est une pitié, Uhland serait mis en cause, Tyrtée en prison.

Il y a des hommes que la circonstance fait poètes, qui n’ont en eux qu’une corde d’airain, insensible aux caresses des brises, à l’attouchement du soleil, et qui reste silencieuse et muette, si le peuple, étrange musicien, ne la fait vibrer en un jour de colère. Leur inspiration est véhémente, exaltée, amère, pleine d’invectives et de mots grossiers, elle éclate et bondit, puis rebondit encore, comme un lion qui lutte. Leur voix porte haut et loin, mais ne sait pas se maintenir ; leurs sons vibrent, mais ne se prolongent pas. Aussi quand les tocsins enroués se taisent, quand les mousquets et les canons se reposent, cette muse qui chantait avec les tocsins, les mousquets et les canons, demeure seule sur la place déserte, et si elle n’a pas dans son cœur une voix pour les fêtes et les jours de paix, elle rentre dans la solitude et l’oubli. Uhland a compris cela, et bientôt à ses chansons patriotiques ont succédé d’autres chansons pures et gracieuses, pleines d’amour et de mélancolie. Le volcan de sa poitrine, en s’ouvrant, avait jeté des flammes ; Uhland, voyant les flammes s’éteindre, a creusé le volcan, car il savait bien que la source des larmes était au fond et qu’il la trouverait.

À prendre son œuvre dans son entier développement, Uhland est un poète allemand complet, car il a l’exaltation patriotique, l’amour de la nature, le sentiment du merveilleux. Cependant, si l’on veut bien y réfléchir, de ces trois choses, il n’y en a qu’une seule, la première, qui lui appartienne ; les deux autres, Bürger et Novalis peuvent les réclamer. Je ne sais, ni en Allemagne ni en Angleterre, un homme qui ait mieux compris le génie de la ballade, que Bürger dont nous ne connaissons en France que le magnifique poème de Lénore. Et qui donc, s’il vous plaît, osera se comparer à Novalis, au chantre adorable des pudiques amours de Henry d’Ofterdingen et de Mathilde, à cet harmonieux jeune homme qui n’a eu commerce qu’avec les plus douces choses de la nature, et qui est mort de bonne heure pour avoir compris trop tard que le corps d’un homme ne peut seulement se nourrir de soleil et de gouttes de pluie comme la tige d’une fleur ? Novalis, douce et triste pensée, éclose sur la feuille d’une marguerite, et tombée avant le soir comme une larme, sans qu’une femme l’ait respirée en sa virginité.

J’ai essayé plus haut de donner une idée des vers politiques de Uhland ; je vais maintenant citer quelques fragmens de ses autres chansons. On a vu le poète de la patrie ; c’est le poète de la nature et du printemps que je vais montrer. Ces pièces ont toutes en Allemagne quelque réputation : je ne serais pas étonné cependant que cette poésie calme et sereine, dépouillée de sa forme primitive, ne produisît pas sur le lecteur français l’effet que j’en attends. Pour un homme préoccupé de questions graves et sérieuses, ce sont là, je l’avoue, des choses futiles, sans intérêt ni valeur, qui n’ont d’autre mérite que celui de la forme, et la forme ne résiste pas à la traduction. Les chansons et les sonnets sont de petites fleurs chétives qui meurent quand on les transplante. Cependant je ne puis résister au désir que j’ai de citer des pièces ; on aimera, je suis sûr, l’épanouissement d’une ame qui s’ouvre aux tièdes rayons du printemps et sent le besoin de causer avec la nature et les fleurs, même lorsqu’elle sait qu’elle n’a rien de bien nouveau à leur dire.

LE FIL DE LA VIERGE.

« Comme nous cheminions ensemble, un fil de la Vierge flottait sur le champ, fil léger et lumineux, tissu par la main des fées. Il allait de moi vers elle comme un lien, et je le pris pour un heureux présage comme l’amour a besoin d’en inventer. Ô espérances des cœurs riches en espérances, tissues de vapeurs, emportées par le vent ! —

Je vais dans ton jardin, où donc es-tu, ma belle ? les papillons voltigent dans la solitude, comme tes plantes se ramassent en gerbes, comme le vent qui vient de l’ouest m’entoure du parfum des fleurs.

Je sens que tu m’es prochaine ; la solitude est animée ainsi au-dessus de ses mondes ; l’invisible s’émeut. —

Les vents tièdes se sont éveillés ; ils murmurent et voltigent nuit et jour ; ils errent de tous côtés. Ô frais parfums, nouveaux murmures ! maintenant, mon pauvre cœur, ne sois plus inquiet ; tout, oui, tout se renouvelle.

Le monde devient plus beau chaque jour ; on ne sait ce que tout cela va être ; la floraison ne veut pas cesser, la vallée lointaine et profonde est en fleurs ; maintenant, mon cœur, oublie ta peine ; tout, oui, tout se renouvelle.

FÊTE DU PRINTEMPS.

Jour de printemps, jour de miel et d’or, ravissement de mon ame, si je tiens du ciel une voix, c’est aujourd’hui que je devrais chanter.

Mais pourquoi dans ce temps aller au travail ? le printemps est une fête, laissez-moi me reposer et prier.

Verdure des blés, senteur des violettes, tournoiement des alouettes, chant des merles, pluie du soleil, vent tiède !

Lorsque je chante de tels mots, est-il donc besoin de plus grandes choses pour te louer, jour de printemps ! »


Je m’en tiendrai là, bien que Uhland ait composé un nombre infini de ces petites pièces ; j’ai voulu faire connaître au lecteur ces tressaillemens de joie et de volupté bienheureuse que les premiers jours de printemps éveillent encore en Allemagne dans les ames du peuple et dans celles des hommes qui peuvent les exprimer par la parole ou par les sons. J’ignore si j’ai atteint mon but ; quoi qu’il en soit, les morceaux qu’on va lire donneront une haute idée de la sensibilité profonde et de la mâle énergie du poète.

LA PLAINTE DE MAI.

« Le soleil du printemps éclaire-t-il déjà la mer et la plaine ? Les rameaux verts se sont-ils voûtés pour faire un toit aux voluptés silencieuses ? Ah ! le bien que je rêve ne m’envoie aucun rayon de mai ; il ne va pas par les touffes de fleurs, ne repose pas dans le vallon des sources.

Oui, c’étaient des jours plus beaux lorsque, par groupes variés, les pâtres avec leurs douces fiancées s’acheminaient vers le bois des sacrifices ; lorsque la jeune fille, portant sa cruche, allait vers le puits frais chaque matin, lorsque le passant, l’interrogeant avec ardeur, lui demandait de l’eau à boire et de l’amour.

Hélas ! le tumulte des torrens débordés emporta bien loin le printemps d’or ! Les châteaux s’élevèrent et les tours aussi. La jeune fille assise tristement épiait les chants de la nuit, et d’en haut voyait le tumulte de la bataille, et comme dans la mêlée sanglante tombait son fidèle chevalier.

Un siècle noir et ténébreux s’étendait sur le monde, un siècle qui a pris et emporté comme un rêve les amours fraîches des jeunes gens ; maintenant ceux qui voudraient s’étreindre étroitement et pour toujours sur leurs poitrines fidèles, se saluent en passant, les yeux pleins de douleur.

Flétrissez-vous, ô fleurs ; dépouillez-vous aussi, beaux arbres ; n’insultez pas aux douleurs de l’amour ; mourez aussi, beaux germes d’avenir ; et toi, mon cœur, consume-toi dans ta plénitude. Dans le vide ténébreux des abîmes tombez, tombez, ô jeunes gens ! les sureaux tremblent dans les airs, les roses fleurissent autour de votre tombe.

CHANSON D’UN PAUVRE.

Je suis un pauvre homme et vais tout seul par les chemins ; plut à Dieu que je fusse encore une fois franchement de joyeuse humeur !

Dans la maison de mes bons parens j’étais un gai compère ; les soucis amers sont devenus mon partage depuis qu’on les a portés en terre.

Je vois fleurir le jardin des riches, je vois la moisson dorée ; mon sentier à moi est stérile ; c’est celui où l’inquiétude et la peine ont passé.

Je traverse en rongeant mon mal la troupe joyeuse des hommes ; je souhaite à chacun le bonjour de toute l’ardeur de mon ame.

Dieu puissant, tu ne m’as pas cependant laissé tout-à-fait sans joie ; une douce consolation se répand pour tous du firmament sur la terre.

Dans chaque petit bourg ton église sainte s’élève ; tes orgues et les chants des chœurs retentissent pour chaque oreille.

Puis le soleil, la lune et les étoiles m’éclairent avec tant d’amour ! Et quand tinte la cloche du soir, alors, Seigneur, je cause avec toi.

Un jour pour tous les bons s’ouvrira ta vaste salle de béatitude ; alors je viendrai en habit de fête m’asseoir au festin.

CHANT DES JEUNES GENS.

Le temps de la jeunesse est sacré ; entrons dans le sanctuaire où, dans une solitude mélancolique, les pas résonnent sourdement ; que le noble esprit de l’austérité descende dans les ames des jeunes hommes ; que chacune se recueille et médite en silence sur sa force sacrée.

Maintenant allons dans la plaine qui s’épanouit au soleil qui monte avec magnificence au-dessus du printemps de la terre. Un monde de fécondité sortira de ce germe ; le temps du printemps est sacré, il parle aux cœurs des jeunes hommes.

Prenez les coupes ; ne voyez-vous pas étinceler, couleur de pourpre, le sang de la nature luxurieuse ? Buvons, amis, et de tout cœur ; qu’une force ardente se réjouisse dans une autre force ; le suc des vignes est sacré, il est le compagnon des élans de la jeunesse.

Voyez venir la douce jeune fille ; elle grandit dans les jeux. Un monde fleurit en elle de tendres émotions divines. Elle prospère aux rayons du soleil ; il faut à notre force le torrent et la pluie ; que la jeune vierge nous soit sacrée, car nous mûrissons l’un pour l’autre.

Ainsi donc entrez dans le temple, aspirez en vous la noble austérité ; fortifiez-vous dans le printemps et dans le vin ; exposez-vous aux rayons des beaux yeux. Jeunesse, printemps, coupe de fête, vierge dans sa douce fleur, que tout cela soit à la fois sacré pour nos cœurs austères. »


Cette chanson est franche et vraiment belle ; il y a dans cet air de liberté qu’on y respire, dans cette divinisation des voluptés sensuelles qui s’y manifeste à chaque vers, un caractère sacerdotal qui la fait ressembler à ces vieux chants que les Germains chantaient le soir en chœur vers la fin du printemps, lorsque les chênes druidiques commençaient à se couvrir de feuilles ; le suc de la vigne est sacré, la jeune fille est sacrée au jeune homme pour lequel elle mûrit, tout ce qui rend l’homme puissant et robuste est sacré pour lui. Il est impossible de ne pas trouver dans ces paroles un reste du vieux paganisme d’Odin qui, quoi qu’on fasse, gardera toujours un pied sur cette bonne terre d’Allemagne. Les poètes de ce pays ont beau tendre leurs ailes en de sublimes élans catholiques, ils ne s’élèvent jamais au-dessus des étoiles, la nature les retient toujours en son vaste filet ; le panthéisme est là dans l’air ; la moindre pensée éclose, le moindre bourgeon venu le glorifie. C’est lui qui accomplit en Allemagne un miracle partout ailleurs inconnu. Il élève une parenté étroite entre les créations les plus diverses du génie humain, et fait de Marguerite la cousine de Lénore, du pâle docteur son amant, l’aïeul immortel de tous les alchimistes fantastiques d’Hoffmann. C’est le panthéisme qui a tracé le sillon de lumière et de gloire sous lequel reposent les fronts de Schiller, de Goëthe, d’Hoffmann et de Novalis. Où donc le panthéisme peut-il fleurir aujourd’hui si ce n’est pas sur cette terre d’Allemagne ? Entre ces grands arbres chevelus et ces hommes robustes, entre ces blés verts et ces vierges blondes, il y a comme une parenté sympathique, comme une alliance naturelle. La sève qui murmure appelle le sang qui bout. Toutes ces choses fécondes et pures veulent se mêler et se confondre pour un grand œuvre dans la cuve de la science. La fleur des prés ouvre son œil bleu sur la jeune fille et la désire ; le chêne a des embrassemens luxurieux pour l’adulte qui passe. La nature et l’homme sont assez vierges encore tous les deux pour se parler et se comprendre. L’Orient et le désert, voilà la terre de l’esprit pur et de la contemplation ascétique. Là jamais la nature ne s’ouvre aux hommes, ils demeurent seuls dépouillés et nus. La terre n’a pour eux ni semence ni ruisseaux ; s’ils s’étendent sur elle, c’est un lit de sable ardent qui les consume ; s’ils veulent l’embrasser dans une étreinte d’amour, elle n’a pas une goutte d’eau pour leurs lèvres taries. Quel rapport voulez-vous qu’il existe au désert entre l’homme et la nature ? Resté seul avec sa pensée, l’homme rêve dans le ciel des voluptés qui lui manquent ici-bas. Toutes les fois que l’humanité se trouvera dans un jardin rempli de grands fleuves, de moissons et de bois, l’humanité sera comme le premier homme, elle se baignera dans l’eau des fleuves, dormira sous l’ombre de l’arbre, et cueillera son fruit pour s’en nourrir.

Les ballades de Uhland sont composées avec modération et simplicité, la plupart écrites avec soin. La langue allemande, nombreuse et mesurée, aide merveilleusement le poète dans l’ordonnance du rhythme et l’harmonie de la strophe. Aussi les qualités matérielles du style poétique se rencontrent si fréquemment en Allemagne, même chez les écrivains du second ordre, qu’il serait puéril de les élever plus haut qu’il ne convient. Vous ne trouvez dans ces ballades ni la sensibilité profonde du chantre de la Fiancée de Corinthe, ni l’émotion dramatique et terrible de l’auteur de Lénore. Ce sont de petites pensées revêtues le plus souvent d’une forme simple, et qui ne manque pas d’une certaine grace ; le nom de lied qu’on leur donne en Allemagne me paraît en exprimer à merveille le caractère douteux ; je les appellerais volontiers romances, si ce mot avait encore son acception toute française, et si, après l’abus qu’on en a fait, il éveillait en nous autre chose que l’idée d’une pièce aussi ridicule par le fond, au moins, que par la forme, et qui se dérobe à toute analyse sérieuse.

Dans le tumulte du mouvement romantique qui eut lieu pendant les dernières années de la restauration, la ballade fut réhabilitée en France. Dès-lors une nuée de poètes s’abattit chez toutes les nations de l’Europe, demandant çà et là les traditions du passé. Dans cette exploration poétique, la terre d’Allemagne ne fut pas oubliée. La ballade existait là dès long-temps à titre de poésie nationale, bien avant qu’on eût songé à l’inventer chez nous. Goëthe et Schiller florissaient ; la tradition brute avait pris entre leurs mains sa forme poétique. C’était donc tout profit ; il n’y avait qu’à traduire. Pourquoi se serait-on mis en peine de forger un bouclier d’airain à cette Minerve sortie tout armée du cerveau de Jupiter ? On sait combien d’imitations de Uhland, de Goëthe et de Bürger nous arrivèrent de tous côtés. On ne traduisait pas, on imitait ; et c’est au point qu’il n’existe pas aujourd’hui en poésie une honnête traduction de Lénore. Cette pauvre Lénore, on délaya ses pleurs et son sang dans une cuve d’encre, et tous les poètes vinrent tremper leurs plumes de corbeau dans cette cuve. Je sais une ballade fort goûtée autrefois, qui est faite avec les quatre premières strophes du poème de Bürger. Uhland est peut-être le seul poète d’Allemagne qui ait échappé à cette exploitation ; et cet oubli dans lequel les romantiques le laissèrent reposer, tient moins au peu de valeur de ses ballades, qu’au système dans lequel il les a conçues. On sait quelles niaiseries se débitèrent en ce temps, quelles difformités individuelles furent posées comme principes du vrai beau, quel attirail de squelettes, de chauve-souris et d’oripeaux, cette noble muse française traîna après elle.

La petite ballade qui a pour titre : La Poésie allemande (Die deutsche Poesie), est une charmante composition pleine de grace et de fraîcheur. Il y règne un sentiment parfait du merveilleux aérien tant de fois mis en usage par certains poètes allemands du moyen-âge. On croirait lire un chapitre de Titurel ou du poème d’Arthur. J’aime bien aussi la Fille de l’Orfèvre. Il n’y a qu’un Allemand capable de faire ce petit drame et de vous émouvoir avec si peu. On est pris d’intérêt pour cette douce Hélène, amoureuse d’un beau cavalier qui vient chaque jour lui commander quelque joyau pour sa fiancée. Pauvre Hélène ! Le soir, quand elle est toute seule, elles les essaie en pleurant ces diamans qui ne lui sont pas destinés. À la voir triste dans sa boutique attacher à son cou ces beaux colliers de perles, on dirait un reflet de Marguerite essayant l’écrin de Faust.

Les Chants de voyage que M. Dessauer a mis en musique, forment un petit poème à part dans le volume de Uhland. Ce sont, comme je l’ai dit plus haut, des pensées d’adieu, de retour, des mots entrecoupés de larmes de joie ou de tristesse. Ces chansons me paraissent avoir surtout le mérite de rendre les émotions sereines ou mélancoliques, heureuses ou pénibles, que le soleil de mai ou les froides brumes de novembre font naître dans l’âme du voyageur, de l’homme qui chemine seul avec ses souvenirs sur les gazons fleuris des vertes lisières, ou qui passe à cheval sur la grande route, à travers la plaine désolée, enveloppé dans son manteau. M. Dessauer a souvent traduit avec bonheur l’expression douce et familière de cette poésie. La musique de M. Dessauer est composée avec soin ; originale souvent, elle ne chante jamais que selon le sentiment qu’elle a dans le cœur. Cependant je lui conseille de se tenir en garde contre cet emploi si fréquent de certaines formules d’école et cet abus effréné de la modulation qui finiraient par anéantir en lui tous les élans de la pensée et de l’inspiration. Vraiment, c’est une chose étrange comme les compositeurs de l’Allemagne se servent aujourd’hui à tout propos de la modulation, et comme cette façon d’agir les porte à tout sacrifier au développement des forces instrumentales. S’ils écrivent un opéra, c’est dans l’orchestre qu’ils amoncellent toutes les inventions de leur esprit, toutes les ressources de leur art. Ils dédaignent la voix humaine comme un instrument inutile et parasite. S’ils font des lied ou des chansons, c’est encore le même procédé, la voix est la servante des doigts ; au clavier, la voix accompagne les mains. Je ne sais, mais il me semble que Mozart n’agissait pas ainsi. Un chant modulé de la sorte me fait l’effet d’une terre relevée en de continuelles ondulations, où le voyageur ne ferait que monter et descendre sans jamais trouver un lieu d’où il lui fut possible de contempler à loisir quelque spectacle harmonieux. Ah ! que j’aime mieux la plaine unie et calme, çà et là semée de champs de blé et de trèfles verts ! la plaine où l’on va au hasard, sans crainte ni fatigue ; où l’on s’assied à l’ombre pour rêver.

Il y a dans ce petit poème de Uhland une pièce admirable, selon moi, par son esprit de tristesse et de mélancolie, et dont M. Henri Heine a imité le sentiment quelque part ; la voici :

« Je voyage à cheval par la campagne sombre. Ni la lune, ni les étoiles ne donnent de clarté ; les vents glacés gémissent. Souvent j’ai pris cette route lorsque les rayons dorés du soleil souriaient au murmure des tièdes brises.

« Je voyage le long du jardin sombre ; les arbres dépouillés frissonnent, les feuilles jaunes tombent. Ici j’avais coutume, au temps des roses, lorsque tout se voue à l’amour, d’errer avec ma bien-aimée.

« Le rayon du soleil s’est éteint, les roses aussi se sont flétries, mon amour a été porté au tombeau. Je voyage par la campagne sombre, aux gémissemens du vent, sans rayon qui m’éclaire, enveloppé dans mon manteau. »

Toute cette pièce est empreinte d’un caractère douloureux. Voilà une de ces pièces comme les Allemands en ont tant, comme nous, en France, nous en avons si peu ; et qu’on ne s’y trompe pas, ce qui fait avant tout le mérite de ce poème, comme de toute chose grande ou petite, épique ou familière, c’est la vérité : cela est beau parce que cela est vrai. Qui de nous n’a senti de mornes pensées s’élever en son âme lorsqu’il lui est arrivé de voyager seul dans la plaine par une froide nuit d’hiver ? Qui de nous, en voyant les arbres se flétrir, ne s’est ému à la mémoire de sa mère, de sa sœur, de sa maîtresse, douces fleurs pour qui l’automne de la vie a précédé l’automne de la nature ? Il semble que la terre ne se dépouille de sa belle robe de gazons et de marguerites que pour nous laisser voir de plus près ces fantômes chéris dans leur linceul. Il y a dans les vers de Uhland autant de rêverie mélancolique et triste que dans le Roi des Aulnes de Goëthe. Pour les mettre en musique, il fallait, sinon Schubert, du moins une imagination cousine de la sienne. M. Dessauer est resté bien au-dessous de l’œuvre. Il ne me semble pas en avoir compris les détails mystérieux ; certaines délicatesses lui ont échappé ; il n’a pas vu non plus sur ce fond sombre les nuances que le poète a ménagées. Aussi sa musique est vague et confuse, sans précision ni plan arrêté. Son idée, qui, à l’exemple de toutes les idées musicales d’Allemagne aujourd’hui, n’est jamais trop lumineuse, s’enveloppe cette fois dans un brouillard de modulations sous lesquelles elle finit par se dérober parfaitement. Il est à regretter que Schubert ait oublié cette poésie de Uhland ; il en aurait fait, je suis sûr, quelque chose comme le Roi des Aulnes ou la Marguerite. Ainsi qu’il arrive toujours en de pareilles occasions, la musique nuit à l’effet des paroles, car elle les disperse au hasard, sans avoir ensuite, pour les recueillir et les envelopper, un tout plus vaste et plus harmonieux ; et si vous voulez jouir à loisir de ces paroles, il faut attendre que le chanteur ait fini et lire sur le pupitre le cahier de musique, tout comme vous feriez d’un simple volume. Cependant je me hâte de dire que, s’il est arrivé à M. Dessauer d’échouer une fois, il a noblement pris sa revanche à propos d’un lied intitulé Adieu, Lebe wohl. Le poète a donné le sentiment, et le musicien l’a développé selon toute la mesure de son art. Voici les paroles de Uhland :


Lebe wohl, lebe wohl, mein Lieb ;
Muss noch heute scheiden.
Einen Kuss, einen Kuss mir gib ;
Muss dich ewig meiden,
Eine Blüth, eine Blüth mir brich,
Von dem Baum im Garten ;
Keine Frücht, keine Frücht für mich,
Darf sie nicht erwarten.

« Adieu, adieu, mon bien-aimé ; il faut nous séparer encore aujourd’hui. Un baiser, donne-moi un baiser, je dois désormais te fuir. Une fleur, apporte-moi une fleur de l’arbre du jardin. Point de fruit, point de fruit pour moi ; je n’ose en attendre. »


C’est avec ces vers que M. Dessauer a fait un chef-d’œuvre de grace et de mélancolie. Il est impossible de se figurer quelle délicieuse fleur de pensée est sortie de cette petite graine de Uhland. Hoffmann, en voyant cette fleur se balancer sur sa tige et s’ouvrir au soleil du matin, comme un œil mélancolique et bleu, s’arrêterait pour causer avec elle, comme il fit autrefois devant le tournesol merveilleux du jardin de ses rêves. C’est qu’en effet ici le sentiment du poète s’exhale par de ravissantes mélodies ; ici vous ne trouvez plus vestige des défauts ordinaires de M. Dessauer. Je dirai plus ; il semble qu’ils sont devenus des qualités. Sa diffusion se change en vague rêverie ; les formules qu’il emploie d’habitude, et que j’ai blâmées ailleurs, ici conviennent à merveille ; sa modulation est d’un effet heureux ; le changement continuel de ton exprime bien toutes les nuances de la douleur de cette jeune fille qui se sépare de son bien-aimé. Vraiment, si une âme inspirée et noble, si une voix sonore et pure voulait prendre sous sa protection ce petit air ignoré en France, je ne doute pas qu’il n’eût bientôt sa place entre les plus gracieuses mélodies que Schubert ait écrites. La musique emprunte ses ailes à l’exécution qui la lance dans le sonore espace. C’est une vérité triste à dire, mais enfin c’est une vérité : sans l’exécution, la musique n’existe pas pour la multitude. Cette vierge céleste n’a d’essor que jusqu’à certaines hauteurs ; lorsqu’elle y est parvenue, elle s’arrête en silence, attendant que ses belles prêtresses viennent la vêtir pour les sommets divins, et la couronner des perles de leur voix cristalline.

Tel est le caractère de la musique de M. Dessauer, qu’elle vous initie à toutes les émotions, à tous les détails mystérieux de cette scène charmante. Il vous semble voir la jeune fille debout sur le seuil de la porte, disant adieu à son bien-aimé qui lui serre la main. Le jour commence à poindre, l’alouette à chanter ; le vent frais du matin secoue en s’éveillant les branches du vieux châtaignier sous lequel on s’est vu tant de fois le soir. « Adieu, rapporte-moi une fleur du jardin ; adieu, je n’attends point de fruit ; adieu, séparons-nous, l’alouette chante. » En vérité, c’est la scène de Roméo ; seulement, au lieu du palais de Vérone, c’est une auberge d’un petit village d’Allemagne ; au lieu de Juliette, une servante ; au lieu du pâle gentilhomme son amant, un robuste garçon aux larges épaules, aux joues vermeilles, qui selle lui-même son cheval et porte une ceinture de cuir. Il y a entre la poésie, la musique et la peinture, une alliance éclatante qu’il est impossible de ne pas apercevoir, à moins de fermer les yeux ou d’être aveugle. Je pourrais citer à l’appui de ce que j’avance dix exemples victorieux et forts des noms de Beethoven, de Mozart ou de Weber ; je me contente de l’exemple que j’ai là sous la main. Uhland trouve un sentiment vrai et l’exprime en beaux vers mélancoliques ; un musicien lit ce poème, s’en inspire, et voilà qu’une délicieuse mélodie en est éclose. Qu’un grand peintre, que Teniers maintenant s’empare de cette musique où la poésie a laissé son parfum, et vous aurez un des plus charmans tableaux de l’école flamande. Trinité merveilleuse de l’art !

Il est une musique vague qui ne peut être comprise que dans certaines dispositions d’esprit, et sur l’effet de laquelle l’état de la nature extérieure influe étrangement. Bien des compositions allemandes, par leur caractère irrésolu et mélancolique, par le vague de la pensée et l’indécision de la forme, se rattachent à ce genre de musique. Je ne vous conseille pas d’étudier pour la première fois les chants de M. Dessauer par une belle matinée d’avril, lorsqu’il fait grand soleil ; car, à moins que vous n’ayez en vous cette force expansive dont certains hommes doués s’enveloppent comme d’un manteau pour se soustraire, pendant leurs heures de travail, à l’action du dehors, vous ne les comprendrez pas. Attendez un jour de pluie ou de vent froid, et lorsque les nuages se croiseront au ciel, lorsque les grands tilleuls du jardin secoueront leurs branches avec tristesse, commencez votre élégie, et vous verrez quel orchestre merveilleux est la nature, et combien il est important, pour l’homme qui chante avec son ame plus encore qu’avec sa voix, de s’accorder toujours sur cet orchestre. — Je connus autrefois le marquis d’Op…, vieux gentilhomme provençal, qui avait pour coutume de se soumettre, dans ses études, à toutes les variations du temps, à tous les caprices de la saison. Il réglait sa vie comme on règle sa montre, au soleil. Resté veuf de bonne heure, et sans enfans, dernier rejeton d’une famille autrefois puissante et nombreuse, il se tenait loin du monde qui l’entourait, pour obéir à certaines lois rigoureuses d’une fierté patricienne qui n’est plus guère dans nos mœurs aujourd’hui. La lecture était la seule occupation de sa vie ; mais aussi, comme il entendait ce dernier plaisir d’une vieillesse saine et robuste ! comme il avait tout calculé pour faire de la lecture une jouissance exquise, une volupté choisie et presque sensuelle ! Il lisait toujours, soit qu’il fût dans sa chambre, le corps étendu sur un large fauteuil de moire jaune, ses pieds dans de bonnes pantoufles ; soit qu’il se promenât, frais et rose, et poudré, le long de ses vastes moissons, à l’ombre de ses mûriers. Chaque matin, avant de prendre le livre de la journée, il ouvrait la fenêtre, et demandait conseil à la nature ; il observait le ciel avec attention, et, selon que le vent soufflait du nord ou du sud, il emportait avec lui tel volume plutôt que tel autre. Le soleil agissait sur les livres de sa bibliothèque comme sur la terre des prés ; il y en avait qui sortaient aux premiers rayons de mai, en même temps que les bluets et les marguerites du jardin, d’autres qui, pour montrer le bout de leur nez, attendaient la vigne mûre et les longs soirs d’automne. Pendant les froides nuits d’hiver, il arrivait souvent au marquis de s’enfermer seul dans sa chambre, comme pour une œuvre d’alchimie ; et là, tandis que le vent gémissait au dehors dans les bruyères, tandis que la neige tombait silencieusement sur les grands chênes dépouillés, seul, vis-à-vis d’un grand feu qui projetait sur le tapis de bizarres lueurs, il lisait Hoffmann, oui, Hoffmann, le poète allemand, le même qui a écrit le Majorat, et cette merveilleuse fantaisie qui a nom le Pot d’or ; car le marquis n’était pas de ces nobles qui repoussent dédaigneusement du pied toute plante qui n’a pas été semée en même temps que leur arbre de généalogie, de ces nobles ridicules qui déclament en pleine chambre contre les idées qui ne branlent pas comme eux une tête blanchie et qui radote. Il cultivait la poésie avec passion, et suivait avec amour, dans leur carrière glorieuse, tous les jeunes noms étoilés qu’il avait vus l’un des premiers se lever au firmament ; et s’il tenait à l’ancien ordre de choses par certains liens, tous nobles et purs, s’il aimait Dieu et son roi, cela du moins ne l’empêchait pas de lire Hoffmann dans sa langue naturelle, qu’il avait apprise pendant l’émigration. Un jour, comme nous parlions ensemble de cette étrange manière de lire, il me dit : Il y a des hommes qui ont la faculté de s’élever d’un bond aux plus hauts sommets, et dont l’ame indépendante se tend et se détend par ses propres forces, comme la corde d’un arc merveilleux. Ces hommes-là sont des poètes ; qu’ils traversent la vie à leur gré, qu’ils ne prennent à la nature extérieure que tout juste ce qu’il leur en faut pour composer leur miel, qu’ils se livrent à leur fantaisie, ils en ont le droit, ils font bien, ils sont poètes ; mais moi, pauvre vieillard en qui les malheurs et le temps ont éteint toute force active, brisé toute corde vibrante, je ne puis vivre de cette vie factice ; je n’ai chaud qu’au soleil du ciel, je n’ai froid qu’à l’humidité de la terre. Cet appareil dont je m’entoure correspond parfaitement aux décors du théâtre, et me donne une illusion semblable. Depuis que je me suis accoutumé à lire de la sorte, j’ai découvert dans Hoffmann des choses auxquelles je n’avais d’abord pas pris garde, et qui aujourd’hui me font tressaillir. Croyez-vous que si l’on essayait de représenter Shakspeare, comme on faisait au temps de la reine Élisabeth, sur un théâtre nu et meublé d’un simple poteau portant pour inscription : ceci est une forêt ; ceci le port de Venise ; ceci un jardin de Vérone ; croyez-vous que le public, j’en excepte vous et nos amis, prît à l’action dramatique une part aussi vive ? Pour moi, je ne le crois pas. Je vais plus loin. Vous savez quelle aversion profonde j’ai pour le vin, et combien l’odeur du tabac me répugne ; eh bien ! telle est mon admiration pour Hoffman que, si j’avais dix ans de moins, je n’hésiterais pas à me livrer une fois à toutes les débauches des tavernes allemandes, certain que je trouverais au fond de l’ivresse des trésors qui doivent demeurer éternellement enfouis pour moi. — Il y a deux ans, dans un voyage que je fis en Provence, j’appris que le vieux marquis d’Op… était mort. Il était mort dans son cabinet, un matin en lisant ; mort comme le vieux Goëthe qu’il admirait tant. Le gentilhomme français et le prince de Weimar, le représentant ignoré de certaines coutumes abolies pour toujours, et le poète auguste et glorieux des siècles nouveaux, avaient eu même fin. Si rien n’a été dérangé dans son cabinet, si toute chose est restée à la même place, rien qu’en voyant le dernier livre qu’il a lu, on pourrait dire quel temps il faisait le jour qu’il a fermé les yeux pour l’éternité. J’ai souvent pensé depuis à cet homme excellent, et je me suis servi de ses conseils bien des fois, à propos de certaines œuvres de poésie et de musique. Au fait, pourquoi ne s’abandonnerait-on pas à la nature ? qui donc la nature a-t-elle jamais trompé, pour qu’on lui refuse cette confiance que l’on donne si facilement au premier pédant qui se rencontre ?


Henri Blaze.