Poulet-Malassis et De Broise (p. 45-60).

CHAPITRE 3



LES CHANTS DE GUERRE


Ici encore l’âme allemande se montre dans toute sa naïveté profonde, enthousiaste, religieuse et passionnée. Quand la guerre se présente à elle comme un devoir, elle n’hésite pas à se dévouer ; elle est alors capable de tous les héroïsmes. Ce n’est pourtant pas sans d’inexprimables angoisses, sans le plus douloureux déchirement des fibres secrètes, que son faible cœur s’arrache aux laborieuses habitudes, aux douces images du sol natal. À moins de circonstances solennelles, l’Allemand se façonne péniblement au dur métier de soldat. Le sentiment qui remplit la chanson suivante n’est assurément pas très-belliqueux :

Chant du jeune soldat

Ô Allemagne, je dois marcher ! Ô Allemagne, je dois partir ! Pour un certain temps il faut que je m’éloigne, pour un certain temps il faut que je quitte ma patrie bien-aimée.

Adieu donc, mon père chéri ; hélas ! adieu, et que Dieu vous garde ! Si vous voulez me voir une fois encore, grimpez au sommet de cette montagne, et regardez de là tout au bas de la vallée profonde ; vous me verrez alors pour la dernière fois.

Adieu donc, ma mère chérie ; adieu, hélas ! et que Dieu vous garde ! C’est elle qui m’a enfanté pour la douleur, pour présenter ma poitrine à l’ennemi. Ô sort cruel ! ô sort triste et cruel !

Adieu donc, ma fiancée chérie, adieu donc, et que Dieu te garde ! Cher trésor, reprends courage ; nous aiderons à battre l’ennemi ; cher trésor, ne perds pas courage, tu n’en demeureras pas moins ma douce lumière.

Adieu donc, mon frère chéri ; adieu, hélas ! et que Dieu te garde ! puisqu’il faut qu’à présent je me sépare de toi afin d’aller combattre pour la patrie et marcher à la rencontre des ennemis de l’Allemagne, — ce qui fait pleurer plus d’une jeune fille.

Adieu donc, ma sœur chérie ; adieu, hélas ! et que Dieu te garde ! bien-aimée sœur, il faut que je te le dise, mon chagrin est tel, que je crains de défaillir. Tu m’as tant, tant aimé ! Voilà pourquoi ma désolation est si grande. Mais on entend les trompettes retentir au loin dans les vertes bruyères. Oh ! comme elles résonnent avec grâce pour nous faire quitter père et mère ! Ô sort cruel ! ô sort triste et cruel !

On entend siffler de grosses balles ; mais on en entend encore bien plus de petites. De mon cœur alors s’élance cette prière vers le Dieu du ciel : Ô Seigneur, rendez-nous la paix ! Oui, de mon cœur soudain s’élance cette prière : Ô bon Dieu du ciel, rendez-nous la paix !


Mais quand ce jeune soldat sera dans les rangs, que la charge aura sonné, que la fumée de ses premières amorces lui sera montée à la tête, qu’il aura donné une dernière pensée à ceux qu’il aime, alors ce jeune soldat ne craindra plus d’envisager la mort en face ; il deviendra tout simplement un héros, un martyr. Quoi de plus navrant que ces trois strophes oh je croîs voir l’expression suprême de l’abnégation militaire ?

Le bon camarade

J’avais un camarade ; un meilleur tu ne le trouveras jamais. Le tambour battit la chaîne. Il marchait à mon côté, du même élan, du même pas.

Une balle prit son vol vers nous. Est-elle pour moi ? est-elle pour toi ? — C’est lui qu’elle a renversé : il est étendu à mes pieds, comme un débris de moi-même.

Il veut encore me tendre la main ; mais je dois recharger mon fusil. — Je ne puis pas te donner la main : au revoir, dans la vie éternelle, au revoir, mon bon camarade.


Il n’était pas dans les rangs, en présence de l’ennemi, ce malheureux soldat suisse qui ne put s’empêcher de déserter, lorsque la trompe des Alpes fit retentir jusqu’à son oreille, fit palpiter jusque dans son cœur les simples notes du ranz des vaches ; il n’était pas dans les rangs, mais dans la forteresse de Strasbourg, et l’irrésistible souvenir de la patrie, qui lui arrivait avec l’écho de ses montagnes, le fascina, l’entraîna, — et le voilà dans le Rhin, nageant vers l’autre rive. Mais il faut laisser parler ici la complainte populaire :

Le Suisse

À Strasbourg, dans le fort, c’est là que commença mon malheur ; de là j’entendis la trompe des Alpes résonner par delà le fleuve ; je l’entendis, et il me fallut m’élancer à la nage vers la patrie. — Mais ça n’alla pas bien !

À une heure après minuit, ils m’ont ramené, ils m’ont conduit aussitôt devant la maison du capitaine ; ah ! Dieu ! ils m’avaient repêché dans le fleuve. — C’est fait de moi !

Le matin suivant, vers dix heures, on me place devant le régiment ; et je dois alors demander pardon ; et, je le sais d’avance, je ne recevrai pas moins ce que j’ai mérité. Je ne le sais que trop !

Vous tous, chers camarades, vous me voyez aujourd’hui pour la dernière fois ; c’est pourtant le jeune pâtre seul qui en est cause : sa trompe des Alpes me vaut cela. Je le dis tout haut !

Vous, mes trois camarades, mes frères, je ne vous demande qu’une chose : tuez-moi du coup ! n’épargnez pas ma jeune vie ; tirez juste, de manière à ce que la sang jaillisse. — Voilà ce que je vous demande !

Ô roi du ciel. Seigneur ! tire à toi là-haut ma pauvre âme ! Prends-la près de toi dans le ciel ; permets qu’elle reste toujours dans le ciel, toujours près de toi, — et ne m’oublie pas !


La poésie a rarement mieux pris la sensibilité populaire sur le vif. Comme cette douleur est vraie ! comme cette triste histoire se déroule avec un enchaînement naturel de réflexions justes, profondément senties, et où le tour ironique de l’esprit du peuple ajoute encore son charme original ! Mais ce sont les bruits expressif de la complainte allemande qu’il faudrait entendre, avec de la musique de Schubert pour accompagnement ! — « C’est cependant le jeune pâtre seul qui en est cause ! » Savez-vous un cri plus naïvement arraché des entrailles ? Le vers allemand qui dit cela est un pur sanglot.

Dans cette veine de sensibilité, je pourrais facilement citer beaucoup ; je me bornerai à cette dernière pièce, qui rappelle les couplets de Béranger à son habit :

Le vieux soldat à son manteau

Voilà trente ans que tu me sers ; tu as survécu à mainte tempête, tu m’as protégé comme ferait un frère, et quand s’allumait l’éclair des canons, nul de nous jamais ne trembla.

Nous avons passé ensemble bien des nuits, transpercés jusqu’aux os ; c’est toi seul qui me réchauffais, et ce que mon cœur éprouvait d’affliction, c’est à toi, cher manteau, que je le confiais.

Jamais tu n’es allé à la maraude ; tu m’es demeuré discret et fidèle, fidèle en tout et partout : aussi ne te laisserai-je plus mettre une seule nouvelle pièce, car alors tu te trouverais complètement renouvelé.

Et dussent-ils m’en railler, tu ne m’en seras pas moins cher, car chaque lambeau pendant révèle le passage d’une balle : chaque balle fait un trou.

Et quand viendra la dernière balle se loger dans mon cœur allemand, consens, cher manteau, à ce qu’on t’enterre avec moi : c’est le dernier service que je te demande ; qu’ils m’ensevelissent dans tes plis.

Ainsi demeurerons-nous étendus tous deux dans la tombe jusqu’au dernier appel. Le dernier appel doit tout réveiller. Tu vois donc qu’il est indispensable que j’aie avec moi mon manteau.


J’ai parlé de Béranger, et je ne retire pas ma comparaison. Ici, comme dans les couplets À mon habit, la sincérité de l’émotion n’exclut pas une certaine malice goguenarde, qui est la philosophie pratique du vieux soldat : — « Aussi ne te laisserai-je plus mettre une nouvelle pièce, car alors tu te trouverais complètement renouvelé. » Voilà de ces réflexions qui feraient à la fois rire et pleurer, et qui ne jaillissent que des cœurs simples. L’idée du dernier rappel est également heureuse. Elle a pu faire naître, depuis, celle de la Dernière revue passée, à l’heure de minuit, par le César défunt, sujet fantastiquement épique, qui a inspiré de beaux vers à Zedlitz et un bon dessin à notre Raflet.

Mais ce qui précède n’est que peloter avant partie, pétarades de petite guerre avant la bataille. Le moment est venu de nous préparer au vrai combat et d’entonner des chants plus mâles. J’ai dit plus haut que, lorsque la guerre se présente à lui comme un devoir, l’Allemand s’élève à la hauteur de tous les héroïsmes. J’en trouve la preuve, la trace encore brûlante, dans une série de dithyrambes composés par Théodore Kœrner. Il s’agissait alors de l’accomplissement du plus sacré des devoirs, de la délivrance du sol natal. Le poète commencera donc par une invocation à la patrie :


Ma patrie

Où est la patrie du chanteur ?
— Là où un noble génie étincelait,
Où des couronnes fleurissaient pour le beau,
Où des cœurs forts brûlaient
Enflammés pour toute chose sainte.
C’est là qu’était ma patrie.

Comment se nomme la patrie du chanteur ?
— Maintenant, sur les cadavres de ses fils,
Maintenant elle pleure sous la verge de l’étranger ;

Naguère on ne la nommait que la patrie des chênes,
Le pays libre, le pays allemand.
Ainsi se nommait ma patrie.

Pourquoi pleure la patrie du chanteur ?
— Parce que les princes de ses peuples tremblent,
Parce que devant les foudres de la tyrannie
Parce que leurs paroles sacrées retentissent vainement,
Et parce que son appel n’est entendu de personne.
C’est pourquoi pleure ma patrie !

À qui s’adresse le cri de la patrie du chanteur ?
— Il s’élève vers les dieux sourds ;
Avec les grincements du désespoir,
Il s’élève vers la liberté, vers les libérateurs.
Vers un bras vengeur, dont elle est digne !
Voilà à qui s’adresse le cri de ma patrie.

Que veut la patrie du chanteur ?
— Elle veut abattre l’esclavage,
Chasser hors des frontières le chien altéré de sang,
Et, libre, porter des fils libres.
Ou, libre, les ensevelir sous le sable.
Voilà ce que veut ma patrie.

Et la patrie du chanteur espère ?…
Elle espère dans la justice de sa cause ;
Elle espère que son peuple fidèle se réveillera ;
Elle espère dans la vengeance du Dieu puissant,
Et elle n’a pas méconnu ce vengeur.
C’est pourquoi ma patrie espère.


Après avoir ainsi démontré à lui-même comme aux autres que cette guerre est sainte, après cette invocation à la terre allemande, qu’il faut sans retard affranchir, le poète a encore une invocation à faire, c’est à son épée :

Le chant de l’épée

— Épée qui pends à mon flanc gauche, d’où vient que tu brilles ainsi d’un air joyeux ? tu me regardes si amicalement, que j’en suis tout réjoui.

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— C’est un beau chevalier qui me porte : c’est pourquoi je brille d’un air si joyeux ; je suis la défense d’un homme libre : voilà ce qui réjouit fort l’épée.

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Oui, bonne épée, je suis libre, et je t’aime de tout mon cœur, comme si tu m’avais donné ta foi, comme on aime une fiancée chérie !

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Je t’ai effectivement déjà donné mon étincelante âme d’acier. Ah ! pourquoi ne sommes-nous pas fiancés encore ? Quand viendras-tu prendre ta fiancée ?

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Pour fêter l’aurore de la première nuit des noces retentissent les éclats de la trompette ; quand les canons rugiront, alors je viendrai prendre la bien-aimée.

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Ô bienheureux embrassement ! je languis en t’attendant. Cher fiancé, viens me prendre : ma couronne est préparée pour toi.

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Pourquoi frémir ainsi dans le fourreau d’un bruit si farouche, si altéré des combats ? mon étincelante joie d’acier, ô mon épée ! pourquoi frémir ainsi ?

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Oui, je frémis dans le fourreau ; oui, j’aspire après les combats, d’une âme altérée et farouche ; c’est pourquoi tu me vois frémir ainsi.


Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Ah ! reste encore dans ton étroite chambrette ! que veux-tu faire ici, ma bien-aimée ? reste en repos dans ta petite chambre ; reste, bientôt je t’y viendrai chercher.

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— Ne me laisse pas longtemps attendre, beau jardin d’amour, plein de roses couleur de sang, où la mort s’épanouit !

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

Eh bien ! sors donc enfin du fourreau, toi, la joie de mes yeux. Dehors, mon épée, dehors ! je vais te conduire dans la maison paternelle.

Hurrah ! Hurrah ! hurrah !

— Ah ! quelle fête splendide de briller ici librement parmi ces foules dans leurs resplendissants habits de noce ! Comme dans les rayons enflammés du soleil resplendit loyalement et clairement l’acier !

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

— En avant ! vous, les braves soldats ! en avant, vous, les chevaliers de l’Allemagne ! Si, par hasard, votre cœur ne s’enflammait pas, pressez dans vos bras votre fiancée fidèle, votre épée !

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

Tant qu’elle reste dans la main gauche, son éclat semble voilé ; mais dès qu’on la serre dans la droite, Dieu fait luire sa bénédiction sur la fiancée !

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

Pressez donc contre vos lèvres la bouche frémissante de votre fiancée d’acier ! et malédiction sur celui qui abandonnera sa fiancée !

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

Et maintenant, laissez la bien-aimée chanter ! qu’elle fasse jaillir de vives étincelles ! Voici poindre l’aurore des noces. Hurrah ! ma fiancée d’acier !

Hurrah ! hurrah ! hurrah !

Et maintenant que les fiançailles du soldat et de son épée sont faites, maintenant que l’union sanglante va se consommer, le moment est venu d’adresser une dernière invocation au dieu des combats :


prière devant la bataille

Père, je t’appelle !
Autour de moi s’amasse la fumée des canons rugissants ;
Autour de moi s’entre-choquent les éclairs au cliquetis sourd ;
Gouverneur des combats, je t’appelle !
Ô père, conduis-moi !

Ô père ! conduis-moi.
Conduis-moi à la victoire, conduis-moi à la mort :
Seigneur, je reconnais tes décrets ;
Où tu veux. Seigneur, conduis-moi !
Dieu, je te reconnais !

Dieu, je te reconnais !
Dans le bruissement automnal des feuilles,
Comme dans le tempétueux fracas des batailles,
Source de toute grâce, je te reconnais !
Ô père ! bénis-moi.

Ô père ! bénis-moi.
Entre tes mains j’abandonne ma vie :
Tu peux la prendre, — tu l’as donnée !
Pour la vie, pour la mort, bénis-moi.
Père, je te loue !

Père, je te loue !
Ce n’est pas une vaine lutte pour les biens de la terre ;

C’est ce que nous avons de plus sacré que nous allons défendre avec le glaive.
C’est pourquoi, vainqueur ou vaincu, je te loue !
Dieu, je me livre à toi !

Dieu, je me livre à toi !
Si les foudres de la mort me frappent,
Si mes veines ouvertes ruissellent,
À toi, mon Dieu, à toi, je me livre…
Père, je t’appelle !


C’est le lyrisme guerrier à l’état d’extase. On sent qu’il y a là un cœur de patriote prêt à mourir. Puis vient le Chant de la haine, que la jeunesse unanime entonne, en frémissant, pour chasser de son cœur ce qui pourrait y rester encore de douceur et de pitié naturelle. — Puis, à la suite d’efforts longtemps malheureux, d’échecs successifs où le patriotisme révolté doit céder au génie du conquérant victorieux, une chanson nouvelle retentit enfin sur un air nouveau, une chanson de triomphe, mais oh la colère et l’exagération même des succès célébrés témoignent hautement qu’on n’ose pas croire encore, — tant on en a peu l’habitude, — à la réalité et à la continuation de ces succès. La chanson est en L’honneur du général, cette fois plus heureux :


Blugher

Pourquoi sonnent les trompettes ? Hussards, dehors ! Le feld-maréchal fait bondir son cheval qui hennot et piaffe. Il se dresse si crânement sur son coursier impatient ! Il brandit si fièrement son épée d’où jaillissent des milliers d’éclairs ! il a tenu ce qu’il avait promis. Aux premiers cris de guerre, ah ! comme le pâle jeune homme s’empressa de sauter sur sa selle ! c’est lui qui donna l’élan et l’exemple ; c’est lui qui nettoya le pays avec un balai de fer.

Dans les prés, autour de Lutzen, il a livré une bataille telle, que les cheveux de plusieurs milliers de Welches se dressèrent d’effroi sur leurs têtes, que des milliers prirent la fuite à toutes jambes, et que dix mille autres s’endormirent pour ne plus jamais se réveiller.

Près de Katzbach, au bord de l’eau, il a aussi fait ses preuves ; c’est là qu’il vous apprit à nager, ô Français ! Bon voyage, mes bons amis les Français, dont les cadavres emportés par les flots vers la mer Baltique auront pour tombeau le ventre de la baleine !

Non loin de Wartburg, sur l’Elbe, comme il a bravement poursuivi son œuvre ! Là, enfin, les Français n’avaient plus ni citadelles, ni forts pour les protéger ! Là, de nouveau, ils durent sauter comme des lièvres à travers la campagne. — Et, derrière eux, le héros faisait retentir son hurrah ! Dans les prairies voisines de Leipzig, oh ! le beau combat glorieux ! — Oui, c’est près de Leipzig qu’il frappa au cœur la force et la fortune de la France ; c’est après ce grand coup que cette fortune et cette France achevèrent rapidement de crouler.


Nous n’avons pas à commenter cette ode, quelque peu vantarde, qui appartient d’ailleurs aujourd’hui à l’impartiale appréciation de l’histoire. Nous voulions seulement donner des spécimen de l’inspiration militaire montée sur les plus hauts trépieds. Après ce qui précède, il faut, ou tirer l’échelle, ou redescendre vers des régions plus calmes, dans le domaine d’un lyrisme moins fiévreux. C’est ainsi que nous nous acheminerons vers les limites de ce chapitre, déjà peut-être bien long. Nous prendrons nos citations finales dans les souvenirs laissés par le roi guerrier et philosophe qui a définitivement assis la monarchie prussienne sur de solides fondements. Frédéric II a déployé la même activité dans la pensée que dans l’action. S’il manque à sa gloire d’avoir été un protecteur plus intelligent des lettres nationales, c’est sans doute parce qu’il n’y trouvait pas ce sentiment de l’activité pratique dont il était doué, et qui fait les peuples dominateurs. Dans les vers que je vais traduire, le poète a eu le mérite de le mettre en scène avec la brusquerie familière qui lui était propre.


Le roi Frédéric

Le roi Frédéric, notre seigneur et maître, appela son armée entière sous les armes, deux cents bataillons, et environ mille escadrons, et chaque grenadier reçut soixante cartouches.

— Maudits coquins ! leur dit Sa Majesté, que chacun de vous dans la bataille tienne tête à son homme ; et ils ne me prendront pas plus la Silésie et le comté de Glatz, que les cent millions composant ma réserve.

L’impératrice s’est alliée avec les Français, et elle a mis l’empire romain en révolte contre moi ; les Busses ont envahi la Prusse. — En avant ! montrez-leur que nous sommes Prussiens.

Mon général Schwerin, mon feld-maréchal de Keit, et mon général-major de Ziéthen, sont toujours prêts — mille éclairs et sacrements ! — toujours prêts à faire connaître, à qui les ignore, Fritz et ses soldats !

— Maintenant, adieu, Louise ; Louise, essuie tes yeux : chaque balle ne porte pas coup ; car si chaque balle atteignait son homme, où diable les rois trouveraient-ils des soldats ?

La balle du mousquet ne fait qu’un petit trou ; le boulet de canon en fait un bien plus grand. Les balles sont toutes de fer et de plomb, et mainte balle et mainte boulet passent pardessus maint homme.

Notre artillerie est d’un excellent calibre, et, des rangs prussiens, personne ne passe à l’ennemi. Les Suédois n’ont pour solde qu’une maudite et misérable monnaie ; qui sait si l’Autrichien en reçoit une meilleure ?

Quant aux Français, leur roi les paye avec de la pommade ; nous, au contraire, notre solde nous est comptée chaque semaine en beaux hellers et pfennings. — Mille éclairs et sacrements ! qui donc peut se vanter de toucher sa solde aussi exactement, aussi promptement que le soldat prussien ?

Frédéric, mon roi, que ceint la couronne de lauriers, hélas ! pourquoi ne nous as-tu pas permis plus souvent le pillage ? Roi Frédéric, mon seigneur et maître, nous eussions, pour toi, expulsé du monde le diable !


La physionomie du roi politique me paraît heureusement rendue. Ce discours assaisonné à dessein de locutions populaires, parfois même triviales, ne pouvait manquer de produire l’effet attendu. Rien n’est négligé de ce qui peut toucher le soldat aux endroits sensibles, l’orgueil national d’abord, puis les paroles rassurantes qui doivent mettre du cœur au ventre des jeunes recrues, puis l’irrésistible argument de la solde exactement payée dans son armée, en bons hellers et pfennings, en opposition avec cette maudite et misérable monnaie que l’on est d’ailleurs si peu assuré de toucher dans les rangs ennemis. Certainement, d’aussi bonnes raisons empocheront le soldat prussien de déserter. Aussi, comme il était adoré de ses troupes, ce Fritz à béquille, qui savait envelopper un ordre sévère dans un mot plaisant ! Je termine par quatre strophes qui montrent d’une manière touchante combien il fut regretté :

Les invalides au tombeau de leur père Frédéric

Nous voici avec nos jambes de bois et nos béquilles, nous voici appuyés sur le tombeau de notre père Frédéric ; et des larmes jaillissant de nos yeux, ruissellent sur nos barbes blanches, — ruissellent sur nos barbes blanches.

Aussi nous qui jadis, au temps de Frédéric, touchions une si bonne solde, nous ne recevons phis aujourd’hui qu’un maigre pain, et notre vie est misérable, — et notre vie est misérable !

Nous voilà donc désormais abandonnés comme de pauvres orphelins, et nous nous regardons en pleurant, et nous n’avons plus qu’un désir, celui de te rejoindre bientôt pour ne plus jamais te quitter, — pour ne plus jamais te quitter !

Oui, père ! puissions-nous te racheter avec notre sang, oui, par Dieu ! nous, invalides, nous voudrions tous t’arracher, t’arracher des mains de la mort ! — nous voudrions tous t’arracher des mains de la mort !


Ces chansons, on le voit, n’omettent rien de ce qui intéresse le cœur du soldat, au foyer domestique aussi bien que sous la tente et dans les camps. La fiction, les banalités déclamatoires ne trouveraient pas là leur compte. Des sentiments vrais, des situations naturelles, tel est le thème que se plaît à développer cette muse populaire qui peut bien paraître quelquefois puérile, mais qui toujours nous attache et nous émeut. Ses puérilités sont même une grâce et un charme de plus, car elles sont naïves. Que peuvent désirer de mieux des esprits blasés qui se sont fatigués de tout, même de l’exagération en tout ? Qu’ils trempent leurs lèvres à ce limpide breuvage, il leur sera salutaire. Nous voudrions pouvoir démontrer combien ont gagné en simplicité, en fraîcheur, en sensibilité de bon aloi, en talent robuste et sain, les poètes de l’Allemagne moderne qui eurent l’heureuse et sage inspiration d’y venir puiser. Nous n’arriverons toutefois aux auteurs vivants, qu’après avoir dressé l’inventaire de l’Épopée germanique, et donné une analyse complète des Niebelûngen. Les sources vives du génie poétique de l’Allemagne auront été de la sorte découvertes aux endroits les plus transparents et les plus profonds.