Poèmes suivis de Venise sauvée/Lettre de Paul Valéry

Gallimard (collection Espoir) (p. 9-10).

Lundi 20 septembre 1937.
Mademoiselle ou Madame,

Je vous remercie de la lettre que vous avez l’amabilité de m’écrire. Mais ne vous flattez pas que mon jugement vaille grand-chose quant à la poésie. Mes sentiments sur cet art sont si particuliers et formés par des circonstances si diverses que je ne puis équitablement les appliquer aux œuvres d’autrui, je sais par expérience qu’ils m’égarent assez souvent.

Ceci dit, je viens à vos vers. Ils sont fort bien faits, vous ne l’ignorez pas. Déchirons-les un peu. « Tremblant de lassitude » ne va pas. « Tout entre en joie. » Je n’aime pas beaucoup le dernier vers : « Faut-il, etc. »

Et encore : la strophe de x sur 10 est trop longue. Avec des vers de x syllabes ce type est lourd, et sa structure de rimes croisées perd son « cantabile ».

Enfin, quant à l’ensemble, le poème est un peu trop sensiblement « didactique ». Vous observerez qu’il accumule quantité de notions : Il fit.. Il fit.. Il donna, etc.

C’est trop instructif.

Voilà pour les amertumes. Mais je n’ai que des compliments à vous faire sur la fermeté de l’ensemble, sa plénitude et sa force de mouvement. Beaucoup de vos vers sont tout à fait heureux. Enfin, et ceci est essentiel, il y a dans ce Prométhée une volonté de composition, à quoi j’attache la plus grande importance, vu la rareté de ce souci dans la poésie.

Souci n’est pas le mot exact. Par composition, j’entends autre chose que la suite logique ou chronologique qui découle d’un sujet. Je pense à une qualité beaucoup plus subtile, la plus rare qui soit et que les plus grands poètes ont en général ignorée. Vous me comprendrez en y songeant un peu.

Veuillez agréer, Madame ou Mademoiselle, l’assurance de mes sentiments dévoués et tous mes hommages.