Poèmes incongrus/Les Culs-de-Jatte

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Poèmes Incongrus : suite aux Poèmes mobilesLéon Vanier, bibliopole (p. 32-35).

LES CULS-DE-JATTE


Levant leurs têtes incongrues,
Les culs-de-jatte dans les rues
Implorent les foules bourrues.

Ils vont sans jamais se lasser,
Et se servent pour avancer
De simples fers à repasser.

Rangés sur les places publiques
Comme les moineaux pacifiques
Le long des fils télégraphiques,

Ils reposent leur fondement
Sur le sol du gouvernement
Sans payer l’enregistrement !

Chacun d’une voix lamentable
Harcèle une âme charitable :
C’est un vacarme épouvantable !

La police à ce concerto
Oppose parfois son veto,
Ça les fait rompre subito.


L’un à l’autre accrochés en grappe
Ils s’en vont d’étape en étape
Et jamais on ne les rattrape !

Grâce, éternels persécuteurs,
Pincez plutôt les malfaiteurs,
Ces éclopés sont électeurs.

Ces éclopés, toute leur vie,
Ont une table bien servie.
Ah ! je comprends qu’on leur envie

Le bonheur de ne marcher pas !
C’est si fatigant ici-bas
D’allonger toujours ses compas,

Quand, paria de la nature,
On peut avec désinvolture
Traîner son derrière en voiture !

Souvent ils se battent entre eux
Et mordent le pavé boueux
En se tenant par les cheveux.

Mais un confrère les ramasse,
Chacun rajuste sa tignasse,
Et l’on déjeune à Montparnasse.


Ô bienheureux estropiés
Qui buvez comme des pompiers
Et n’avez point de cors aux pieds !

Toujours sans remords, sans alarmes,
Vous engraissez comme des carmes
Et ne craignez pas les gendarmes.

Car avec un tronc raccourci
L’on n’a jamais d’autre souci
Que de dire au passant : « Merci ! »

Enfin, loin de la politique,
Le bon cul-de-jatte fabrique
Des enfants pour la République.

Et lorsque, devenu très vieux,
Après un passé vertueux
Il va rejoindre ses aïeux,

Son âme vers les cieux s’envole
Dans une éclatante auréole,
Alors on voit, touchant symbole,

Tous ses camarades en deuil
Pleurer autour de son cercueil,
En buvant du vin d’Argenteuil.


prière


Seigneur, rendez-moi cul-de-jatte,
Et plus sage que feu Socrate,
Point ne me foulerai la rate.

Je m’humecterai de médoc,
Chaque soir je boirai mon bock,
Et j’irai dans les five o’clock !

Vins fins et chère délicate
Teindront mon nez en écarlate.
Seigneur, rendez-moi cul-de-jatte !