Poèmes et Paysages/L’Ombre d’Adamastor

Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 140-142).


XL

L’OMBRE D’ADAMASTOR


 
Quelle douleur immense te déchire,
Gouffre sans fond, mer aux flots courroucés !
O vague, ô vent, qu’avez-vous à vous dire,
Qu’en vous heurtant ainsi vous gémissez ?
Quel noir esprit dans vos flancs se déchaîne ?
Où prenez-vous ces orageux sanglots ?
Sourdes fureurs ! Est-ce démence ou haine ?
Flot, qu’as-tu fait à ce vent qui m’entraîne ?
Et toi, vent âpre et dur, qu’as-tu fait à ces flots ?

Rasant du vol la bouillonnante écume,
Hardis oiseaux, pourquoi nous approcher ?
Volez, volez, blancs à travers la brume,
Vers vos nids d’algue appendus au rocher.
Des airs en feu la voix tonne incessante ;
L’Océan gronde et répond irrité…

O vains efforts de la lyre impuissante !
Mêlant son âme à ta clameur croissante,
Qui pourrait dire, ô mer, ta sombre majesté !

Choc vaste et lourd des éléments en guerre
Le ciel s’emplit de sinistres splendeurs.
Roulant à nous, l’onde, ivre de colère,
Ouvre à nos pieds d’horribles profondeurs.
Et le jour fuit ! Nous frappant aux visages,
L’éclair dans l’eau trace un brûlant sillon ;
Et le vent siffle à travers nos cordages ;
Et du soleil, là-bas, dans les nuages,
L’orbe large et sanglant s’abîme à l’horizon.

Mais que t’importe, ô mon vaisseau ! courage !
Vole et bondis sur ta quille d’airain !
Superbe et fort pour affronter l’orage,
Ton flanc est libre et ta bouche est sans frein,
Coursier des mers à la proue écumante !
Franchis leurs bonds de tes bonds indomptés
Emporte-moi sur ta croupe fumante !
Enivre-moi des voix de la tourmente !
La tourmente a pour moi de mâles voluptés !

Et le vaisseau, de sa proue intrépide
Fendant la mer, lutte avec l’ouragan ;
Et dans sa course il s’anime et, rapide,
De son poitrail frappe au front l’Océan.

A ses côtés l’onde croule en poussière ;
Ses vastes flancs se cabrent dans les airs :
Il monte, il tombe, il roule… le tonnerre,
Croisant ses feux sur sa verte crinière,
Le bat à coups pressés de ses gerbes d’éclairs.

O mer féroce ! ô nuit ! clameurs funèbres !
Du Cap dans l’ombre a disparu l’écueil.
Mais, tout à coup, pâle, au fond des ténèbres,
Comme un fantôme échappé du cercueil,
Paraît la lune ! et la brume profonde
Flotte et plus dense et plus livide encor ;
Et, l’œil errant sur le gouffre qui gronde,
Je croyais voir, sur les crêtes de l’onde,
Passer dans les brouillards l’ombre d’Adamastor.

Géant des eaux ! de ton Cap des Tempêtes
Laisse-nous fuir les écueils redoutés !
De l’ouragan qui rugit sur nos têtes
Calme d’un geste, o dieu ! les flots domptés.
De tes rochers surgis ! et, sur leur cime,
Maître obéi, dis à la mer : « Assez !… »
— Et je me tus ; et, du fond de l’abîme,
Sur l’Océan roulant sourde et sublime,
Une voix s’entendit qui nous disait : « Passez ! »


Cap de Bonne-Espérance, 1844.