Poèmes et Paysages/Élégie en mer par une tourmente
XXXIX
ÉLÉGIE
EN UNE MER TOURMENTÉE
Des ombres de la vie, hélas ! mon front se voile ;
Le jour s’est éclipsé, l’horizon est obscur ;
Mais dans mon ciel éteint, ô ma fidèle étoile,
Je vois briller toujours ton rayon fixe et pur.
À mes délaissements quand chacun m’abandonne,
Clémente à mes malheurs, ton cœur me les pardonne ;
Sans m’accuser jamais, tu gémis avec moi.
De mes déceptions — ce commun héritage —
Tu berces la douleur que ta pitié partage :
L’idéale bonté, je l’ai trouvée en toi.
Si d’un sourire encor la sereine nature
Peut réjouir mon œil morne et désenchanté,
C’est qu’elle a de ton âme, ô noble créature,
La candeur virginale et l’auguste beauté.
Que la fureur des vents en lutte avec les ondes
Soulève au loin des mers les colères profondes,
Mon cœur peut être ému, mais ce n’est point d’effroi.
Vents et flots déchaînés !… que me font les tempêtes !…
Mais cette vague, hélas ! qui rugit sur nos têtes,
M’enlève à ton beau ciel et m’éloigne de toi.
T’en souvient-il ? Assis au flanc de la colline,
Et devant nous la mer, nous rêvions tous les deux.
D’un soir de mai le souffle embaumait ta poitrine,
Mais des larmes voilaient tes yeux tristes et bleus.
Ton résigné sourire à mon regard de frère
Révélait de ton cœur l’ineffable mystère :
D’un sort cruel aussi tu subissais la loi.
À confondre nos pleurs j’ai trouvé bien des charmes.
Que m’importe aujourd’hui l’amertume des larmes !
J’ai connu la douceur de pleurer avec toi.
Pourquoi trop tard, pourquoi trop tard l’avoir connue !…
Quand apparut l’étoile en mon noir firmament,
Baignant de ses blancheurs ma route aride et nue,
D’un destin sans merci j’eus le pressentiment.
Il ne m’a point trompé… Ma lèvre dut se taire :
O lutte du devoir accepté, lutte austère,
Où mon chaste secret n’a gémi que pour moi !
Soufflez, vents de l’abîme à ma peine insensibles !…
Nous fatiguons le ciel de nos vœux impossibles !
Le ciel l’avait permis : tu n’étais plus à toi !
Sœur, à mon amitié tu fus toujours fidèle,
Femme, tu vins à moi quand je fus délaissé,
Ange, tu m’abritas à l’ombre de ton aile :
À me plaindre ton cœur ne s’est jamais lassé.
Ô fleur de ma vallée, o mon lys solitaire,
Je puis songer du moins qu’il est sur cette terre
Une âme riche encor de tendresse et de foi !
De mon lac trouble ou bleu reste à jamais le cygne,
Toi, la plus dévouée autant que la plus digne
Du haut et saint amour dont j’ai vécu par toi !
Que l’Orgueil me condamne et de mon sort m’accuse,
Que l’Envie au teint vert s’acharne sur mes pas,
Qu’ils raillent en secret mon culte pour la Muse,
Ils pourront me briser, ils ne me ploieront pas !
Partout de les braver la joie en moi fermente ;
Mon âme se dilate au vent de la tourmente,
Et j’aime à voir bondir les flots autour de moi !
Bercé par les assauts de la vague orageuse,
Je laisse en paix flotter ma barque aventureuse,
Insoucieux de l’onde et ne songeant qu’à toi.
Que si, la force un jour trahissant le courage,
Je m’affaissais vaincu sous le flot triomphant,
Mais insoumis toujours, et défiant l’orage
D’un cœur silencieux que sa fierté défend ;
En cet instant suprême et roulant vers la tombe,
Ma lèvre déjà froide, ô ma blanche colombe,
Murmurera ton nom pour la dernière fois ;
Et sur les flancs brisés de ma barque qui sombre,
Calme, je descendrai dans la demeure sombre,
L’âme et les yeux levés vers le ciel et vers toi.
Banc des Aiguilles, 183..