Poèmes (Canora, 1905)/Pèlerinage

(p. 102-110).


PÈLERINAGE


 
J’aimais Bruges, jadis, pour sa triste beauté,
Ses palais endormis dans leur splendeur antique,
Son beffroi, dont l’airain gronda sur la cité.
J’aimais ses prieurés et ses cloîtres gothiques
Le long des canaux morts pâlement reflétés.

J’aimais, en la tiédeur des soirs crépusculaires,
Où l’angelus léger flotte et palpite encor,
Le lac d’amour qui tremble au crépuscule d’or,
Tandis que, lentement, des voûtes séculaires,
Un cantique montait vers les étoiles claires.

J’aimais, quand j’étais las des troublantes clameurs,
Revoir et contempler dans une paix profonde
Les vierges de Memling aux chevelures blondes
Qui lèvent vers le ciel leurs grands yeux bleus rêveurs
Et de leurs pieds mignons foulent des prés en fleurs.

 
J’aimais Bruges déjà, mais comme une étrangère,
Au chant des carillons je n’avais pas pleuré,
Elle ne m’était pas la ville triste et chère
Qu’emplit comme un parfum ton souvenir sacré,
Ô toi, que j’aimerai jusqu’à l’heure dernière !



Ce soir la brise est tiède et le ciel est très pur,
Mélancoliquement, sous la voûte d’azur,
Les hauts clochers rêveurs se colorent de rose.
Et je suis revenu pour contempler ces choses,
Auprès de ce vieux pont de pierre, que tu sais,
Où tu vins près de moi t’accouder l’an passé.
L’air était accablant… et sur nos lèvres lasses,
Les déchirants baisers avaient laissé leurs traces,
Notre poitrine en feu retenait des sanglots,
Nous n’osions plus penser : nous regardions les flots
Que les grands cygnes blancs effleuraient de leur aile
Et c’était en nos cœurs une angoisse cruelle
De sentir, lentement, se fondre en l’infini
Ce dernier soir d’amour où nous étions unis.
Il le fallait ; demain, la lourde destinée
À jamais loin de moi te tiendrait enchaînée,
Tu me laisserais là, sans âme sous les cieux
Et des larmes soudain jaillirent de tes yeux…

 
Ô ! pourquoi pleures-tu, ma pâle bien-aimée,
Tu rêvas tout le jour entre mes bras pâmée.
J’ai baisé tes grands yeux, profonds comme le ciel,
J’ai baisé ton front pur et ta bouche de miel,
J’ai couvert ton blanc col de mes tièdes caresses,
Mes doigts ont dénoué tes odorantes tresses,
Et ma lèvre a frémi sur ton cœur palpitant.
Ô ! ne pleures-tu pas, de m’avoir donné tant ?
En ce matin d’avril où je vins sur ta route.
Tu ne connaissais pas les tortures du doute ;
Pour moi, tu brisas tout, les craintes, les remords…
Peut être maudis-tu nos douloureux transports ?
Non, contente d’avoir exaucé ma prière,
Tu pleurais sur la fin de nos ivresses chères,
Ainsi qu’un voyageur, au détour du chemin,
Devine le désert qu’il bravera demain
Et déjà, prévoyant les souffrances prochaines,
Pleure au ressouvenir des courses sous les chênes.


 « Des chansons d’amour, des parfums subtils,
 « Aux rayons joyeux du soleil d’avril,
 « Montent vers le ciel en ondes légères… »
Tu te souvenais des paroles claires
Que nous échangions le long des sentiers,
Moissonnant tous deux les fleurs d’églantier.

 
Parfois nous restions couchés sur la mousse,
La sève gonflait les nouvelles pousses,
Le jeune printemps riait dans les bois…
Et je crois encore entendre ta voix !
Tu voulais savoir toutes mes chimères.
Lorsque j’hésitais, tu disais : « espère,
L’avenir est vaste, et je crois en toi. »
Et dans tes grands yeux, je lisais ma foi…



Alors je te livrais toute mon espérance,
L’Idéal de mon âme et celui de mes vers,
L’Humanité sortant des siècles de souffrance,
Comme un géant captif qui briserait ses fers,
Et, traînant après lui les débris de sa chaîne,
Pâle d’avoir connu l’horreur des noirs caveaux,
Gravirait un rocher, au-dessus de la plaine
Pour voir, là-bas, blanchir l’aube des temps nouveaux.
L’Humanité s’éveille, et Dieu tombe en poussière,
Le Dieu clément n’eût pas enfanté la douleur.
Il n’eût pas arraché les enfants à leur mère,
Versé les feux du ciel sur les cités en pleurs,
Il n’eût pas consenti, dans sa bonté sereine,
À voir des fous hagards courir par les chemins,
Des milliers de mortels joncher les vastes plaines,
Au glaive ensanglanté crispant encor leurs mains…

 

Si l’homme a su dompter la sauvage nature
Et soumettre la force, il ne l’a dû qu’à lui.
S’il doit connaître un jour l’existence moins dure,
C’est qu’il saura se vaincre et vivre pour autrui.
Un grand souffle de paix a caressé les villes
Et rafraîchi le front des humbles travailleurs,
Et déjà, maudissant les carnages stériles,
Les peuples d’Occident rêvent un sort meilleur.
Pourquoi semer le blé dans la terre féconde ?
Pourquoi sur les vaisseaux charger l’ambre et le fer
Si les pieds des chevaux foulent les moissons blondes,
Si l’obus engloutit les flottes dans les mers ?
Pourquoi tuer, pourquoi le massacre et la proie
Quand si chétive encore est l’œuvre de nos mains,
Quand pour donner enfin au monde un peu de joie,
Ce ne sera pas trop de tout l’effort humain ?


Poète il faut chanter, l’humanité t’implore,
Il faut par les faubourgs, les villes et les champs
Annoncer la splendeur de la nouvelle aurore
Et les peuples unis répéteront tes chants.
Poète, il n’est plus temps de chanter pour toi-même
Les molles voluptés, en effeuillant des lys,
Va-t-en droit à la forge où les faces sont blêmes,
Où la sueur de sang coule des bras meurtris !

 
Va dire aux ouvriers : « frères, l’heure est venue
Où vous serez payés de votre dur labeur !
Nul ne prétendra plus en invoquant les nues
Que la souffrance est sainte, et sainte est la douleur.
Vos maîtres n’auront plus l’hypocrite paresse
De s’en remettre à Dieu du soin de votre sort,
Et les forts désormais garderont la faiblesse
Et les faibles heureux pourront aimer les forts…
Paraissez, travailleurs qui retournez la glèbe,
Semeurs et moissonneurs, et gardeurs de troupeaux !
Paraissez tous enfants de l’énergique plèbe,
Vous qui taillez la pierre et fondez les métaux.
Ouvriers de l’idée, apparaissez en foule,
Artistes, et savants, et penseurs, suivez-moi,
Paraissez, débordez, comme une immense houle
Devant le temple pur de la nouvelle foi…


Sonnez les clochettes légères,
Vierges, chantez des chants très doux.
Semez des lys, des primevères,
Sur les fidèles à genoux.
Sonnez les clochettes légères !


Voici l’eau, voici le froment,
Voici le fer, voici la flamme !

 
Révérez-les très humblement,
Ils ont sauvé l’homme et la femme.
Voici l’eau, voici le froment.

Une voix monte vers la voûte
Sévère et tendre tour à tour
Et le sceptique qui l’écoute
Pleure de tendresse et d’amour.
Une voix monte vers la voûte :


C’est le prêtre, qui dit l’histoire du passé,
L’homme nu, gémissant et luttant sans relâche
Pour défendre son corps, son gîte menacés,
Il mourait, et son fils héritait de sa tâche
Et la race croissait par le vaste univers,
Frappait la bête fauve et détournait le fleuve,
Élevait la maison et sillonnait les mers,
Créait des arts subtils et des ressources neuves…
Et de tous les combats, l’homme sortait vainqueur,
À l’univers immense il arrachait ses voiles ;
Un orgueil légitime envahissait son cœur
D’avoir connu les lois des lointaines étoiles !
Qu’importait le néant de chaque homme mortel,
Que sa route ici-bas fût de courte durée ?
L’humanité demeure et grandit sous le ciel
Et de ses serviteurs, la gloire est assurée.

 
Malheur à l’égoïste, au vil ambitieux
Qui fit pâlir des fronts et se clore des yeux,
Et voulant seul jouir, abandonna ses frères ;
Que sa trace en la nuit s’efface tout entière ;
Que son nom soit maudit. Il fut un nom fatal !
Ceux qui surent lutter jusqu’à la dernière heure
Pour fonder la justice et terrasser le mal,
Ceux-là, que l’harmonie emplisse leur demeure,
Peuples, implorez d’eux le secret de l’effort
Et songez à grandir l’héritage des morts.


Oui la tâche était belle et l’œuvre était immense,
Je la rêvais alors ; aujourd’hui, quand j’y pense,
Je pousse un long soupir, et ma tête se fend
Et je reste à pleurer, plus faible qu’un enfant.



Tu n’es plus avec moi, ma compagne chérie,
La beauté que j’aimais, un autre l’a ravie,
Un autre, chaque soir, s’endort entre tes bras
Auquel tu te promis, quand tu ne savais pas.
Il est maître du temps et maître des étreintes,
Et moi, je suis très loin, tu n’entends plus ma plainte,

 
Je n’ai pour défenseur qu’un pâle souvenir…
Marguerite, il fait triste et la nuit va venir,
Et j’ai peur d’être seul… ô dis-moi que tu m’aimes,
Dans tous les bons combats, je lutterai quand même,
Le front haut, la main pure, et le cœur sans émoi,
Et voulant être grand, puisque tu fus à moi.
Qu’un autre ait ta beauté, ta chair je la lui laisse,
Ce que je veux garder, c’est ta haute tendresse
Comme au soir où, ton cœur battant à se briser,
Tu me donnas ton âme, en un dernier baiser.


Je ne connaîtrai plus les stériles délires,
Un hymne mâle et clair jaillira de ma lyre
Et sur ton cœur ardent, mon cœur ressuscité
Vivra, par l’Idéal et pour l’Humanité !