Poèmes (Canora, 1905)/En songeant à l’absente

(p. 111-114).


EN SONGEANT À L’ABSENTE…


 
« Ne me prendrez-vous pas les roses que voici,
Ces dahlias bleutés, et ces blancs chrysanthèmes ?
Portez-lui de mes fleurs, la femme qui vous aime
Vous donnera sa bouche en murmurant : « Merci ».

Un instant j’hésitai, m’inclinant sur les roses,
Car je me souvenais de ta bouche mi-close.
« Hélas ! ma mie est loin. Pour moi point de baiser
Ce soir »; et je partis, triste de refuser.

Sans toi, tout m’est tristesse, hélas, ma bien-aimée,
Tristesse de sentir la brise parfumée
Qui fait neiger au soir les grands acacias,
De baiser le portrait que tu me confias,
D’ouïr la voix des temps qui s’exhale des livres,
Tristesse de penser et tristesse de vivre…

 

Comme l’on voit parfois, en mer, au ras des flots
De grands papillons d’or traînant leurs ailes lasses,
Déchirés par le vent, épuisés par l’espace,
Haleter vainement vers de lointains îlots.

Ainsi, vers l’Idéal, soleil de ma jeunesse,
S’envolent sans espoir mes pauvres rêves las,
Et je reste sans force aux lieux où tu n’es pas,
Car l’inconnu glacé m’environne et m’oppresse.

Ah ! premier soir d’ivresse où pâle, contre moi,
Renversant ton col blanc tu me donnas tes lèvres !
Je cueillais un baiser. Tu me pris tout à toi
Tu laissas dans mes yeux tes yeux brillants de fièvre.

Les mots que tu disais chantèrent dans mon cœur,
Ton doux charme embellit les choses familières
Et je sentis la vie, et j’aimai mieux mes frères
Ayant connu par toi la joie et la douleur.

Et qu’importait, dès lors, la grâce ou la parure
De celles qui passaient auprès de ma maison,
Ton âme était en moi, si profonde et si pure,
Que tu ne craignais rien, oubli ni trahison !


Comme l’on voit périr la rose qui se fane,
Immobile et rêveur, sans larme ni soupir,
Dans l’oubli, chaque soir, j’ai vu s’anéantir
L’étreinte et le baiser des vaines courtisanes.

Car s’il faut à mon corps l’eau limpide et le pain,
À mon cœur triste il faut ta tendresse fidèle,
Et je n’aurais créé l’œuvre puissante et belle
Qu’après avoir cueilli ton âme, sur ton sein.

Que serai-je sans toi ? Qu’importe, ma chérie,
Si ma joie ici-bas doit te coûter des pleurs,
Périsse donc ma gloire, au prix de ta douleur,
Je resterai l’obscur, et tu seras l’amie.

« D’un autre on contera : ce fut lui, le poète ;
« Il avait l’âme triste et la chair inquiète.
« Une femme lui dit : « il ne faut plus souffrir ;
« Chante ! De ta jeunesse éclaire l’avenir,
« Guide les voyageurs sur la route poudreuse,
« Fais surgir une foi des foules douloureuses,
« Verse aux jours de colère en des cœurs agités
« Un beau chant d’espérance et de sérénité.

 

« Viens renaître au bonheur sur le cœur d’une femme,
« Ma chair sera ta chair et mon âme ton âme ;
« Le désir qui t’étreint, je veux pour l’apaiser.
« Que tout mon corps aimant ne soit plus qu’un baiser.
« Cette nuit, je vaincrai ta détresse fatale,
« Ma bouche écartera le doute de tes yeux
« Et tu t’éveilleras à l’aube triomphale,
« Pâle comme les morts et fort comme les Dieux. »