Poèmes (Canora, 1905)/Les émigrants de Lugano

(p. 15-16).


LES ÉMIGRANTS DE LUGANO

À mon père.


Oh ! riant Lugano, lac aux rives chéries,
Qui mires le ciel clair dans l’azur de tes eaux,
Tu ne berceras plus mes longues rêveries,
Lac, paisible et joyeux, enchâssé de prairies,
Où, sauvages et fiers, bondissent les taureaux.

L’air tiède et caressant baigne la maison blanche,
Avec son toit de tuiles rouges, son jardin,
Où l’ormeau vigoureux sent frémir sur sa branche
La vigne, en longs festons, qui se glisse et se penche
Au-dessus des Vénus de marbre, au front divin.


Sur les flots endormis, lentement tombait l’ombre ;
Les lauriers exhalaient d’enivrantes senteurs,
Et j’aimais contempler, au miroir du lac sombre,
Les feux étincelants des étoiles sans nombre
Et les grands monts frôlés par de blanches lueurs.

Il semble que la joie habite ces contrées,
Les ruisselets nacrés ont un rire argentin,
Le ciel est radieux, et les tièdes soirées,
En leur molle langueur, paraissent préparées
Pour que les amoureux s’aiment jusqu’au matin.

Lugano ! Lugano ! de ta rive chérie,
Les pêcheurs, les bergers s’éloignent en pleurant.
Des riches leur ont pris leur riante patrie,
Ils partent par milliers ; leur poitrine meurtrie
Éclate sous l’effort des sanglots déchirants !

Là-bas, vers l’Amérique, ils traînent leur misère,
Vers un sombre inconnu qui trouble leur raison…
Leurs ossements giront sur la terre étrangère ;
Ils ne dormiront pas au petit cimetière,
Dont les flots du lac bleu caressent les gazons.