Poèmes (Canora, 1905)/La harpe

(p. 153-155).


LA HARPE


Pourquoi me reprocher d’être triste et morose,
D’hésiter en mon œuvre et de n’achever pas,
Vaut-il pas mieux me faire un collier de tes bras
Et guérir mon tourment que d’en chercher la cause ?


Vois-tu, lorsque mon cœur palpite à se briser,
Comme une barque, en mer, tourne au gré de l’orage,
Ces mots-là seulement me sembleront très sages
Qui glissent en mon âme avec un long baiser !


La sagesse n’est point la gloire du poète ;
Tu le compris le soir où pâle, lentement,
Contre mon front brûlant tu vins poser ta tête
Et tu donnas ta bouche à mes lèvres d’amant.


Or, ce soir-là, mon rêve envahit tout l’espace,
Rêve éclos de ton souffle, ô mon amie, et tel
Qu’il enferme l’espoir d’un poème immortel,
Sans toi, rêve d’enfant, qui scintille et s’efface !



Parfois, dans la splendeur des tièdes soirs mourants
Où tu passais, parmi les jardins odorants,
Effeuillant de tes doigts les grands iris bleu sombre,
N’as-tu pas entendu non loin de toi, dans l’ombre,
Monter comme un soupir mélancolique et doux,
Puis comme un cri plaintif, puis de longs appels fous,
Puis un son lent… C’était ta harpe délaissée
Par le caprice errant du Zéphir caressée
Sans rythme, sans beauté. Tu t’approchais alors
Songeuse, et tous tes doigts pressais les cordes d’or.


Et c’était la romance antique et familière
Que les filles des champs apprirent de leur mère,
Puis, leste et vigoureux, le rythme des chansons
Que sifflent les faucheurs courbés sur les moissons,
Puis les strophes d’amour languissantes et douces,
Les murmures d’amants enlacés sur la mousse ;
Puis, ainsi qu’une marche au rythme auguste et fier,
Le choc des marteaux lourds, qui font jaillir du fer

Un diadême éclatant de claires étincelles,
Puis mille carillons de cloches au son grêle.


Et la harpe riait, et la harpe pleurait,
Contant les soirs de deuils et d’angoissants regrets,
Les muets désespoirs de la fille au front blême
Que l’amant délaissa quand elle eut dit « je t’aime »,
Le troupeau bondissant des vœux et des désirs.
Elle disait l’effroi de ceux qui vont mourir
Et sentent s’effacer sous leurs paupières closes,
Le suprême reflet des êtres et des choses…
Puis c’était un chant large et beau comme la mer,
Comme les pics altiers qui couronnent les airs,
Comme l’azur profond où tremblent les étoiles,
Comme la grande paix qui glisse, tel un voile
Éternellement blanc sur toutes nos douleurs…

....................
Et comme cette harpe au vent du soir, mon cœur,
Au souffle du destin, sanglotte ou bien soupire
Et, préludant aux chants harmonieux, expire
Sans atteindre jamais les sublimes accents.
Mais ainsi que ce luth sous tes doigts frémissants,
À ton appel, mon cœur peut exhaler, amie,
Un hymne triomphal d’espérance et de vie,
Nous libérer enfin des stériles remords
Et nous porter unis au delà de la mort.