Poèmes (Canora, 1905)/Aux travailleurs du livre

(p. 215-220).

À Ferdinand Buisson


POÈME AUX TRAVAILLEURS DU LIVRE[1].


 
Quand il eut assemblé sous ses doigts frémissants
Le mobile alphabet des nouveaux caractères
Et, maître d’un secret de l’inerte matière,
Ainsi que les héros, dressé son front puissant ;
On conte, citoyens, que Gutenberg, le père,
L’ancêtre, vénéré par notre amour pieux
Jusqu’au soir où la mort emplit d’ombre ses yeux,
Connut l’ingratitude et parfois la misère.
Mais le premier de nous, il sentait tressaillir
En son cœur, enivré de combattre et de vivre,
Le légitime orgueil d’avoir créé le livre
Qui donnerait la terre aux races à venir.

Et, trois siècles, les fils de sa haute espérance,
Regardant d’un œil clair la flamme des bûchers
Debout, près de la presse, osèrent attacher
Au vol des feuillets blancs l’exacte connaissance.

 
Et ces feuillets, épars à travers les cités,
Tels que le grain qu’on verse aux sillons de la plaine,
Firent naître et grandir par les foules humaines
Un rêve de justice et de fraternité.

Les temps sont écoulés. Les nations esclaves
Se révoltant un jour, ont rompu leurs entraves
Et de leur trône d’or précipité les rois,
Gravant sur les palais ce mot sacré : la loi.
Sur les lignes de fer, à l’aube, étincelantes,
Glissèrent en hurlant les machines géantes,
Portant le blé, la houille et les hommes hardis,
Et, de la nuit polaire ou soleil du midi,
Au long des fils légers qui tremblent par les plaines,
S’élança la pensée, et la voix très lointaine
D’un voyageur absent vibra jusqu’à l’ami.
Chaque jour, dominant les éléments soumis,
Transmettant par le livre à la race nouvelle
Un secret de sa force, ainsi qu’une étincelle
Du fou qu’aux immortels avait ravi Japhet,
L’humanité, sous le ciel large, triomphait…

Or, j’ai songé : ceux-là, qui de leurs mains fécondes
Font le livre, versant jusqu’aux confins du monde
Aux frères inconnus l’esprit libérateur,
Ceux-là, du moins, sont-ils appelés bienfaiteurs ?

 
Pour prix de leur effort, ont-ils au cœur des villes
Le pain blanc, le vin clair ? Ont-ils le simple asile
Ou l’épouse et l’enfant, dans le calme du soir
Au seuil, en souriant, viennent les recevoir ?
Et l’on m’a dit : « Hélas ! il est parmi nos frères
« Des vaillants, des héros obscurs, dont le salaire
« Fut le frisson du froid, l’angoisse de la faim
« Et pour les êtres chers l’horreur du lendemain ! »
Oui j’en ai vu parfois lutter, tremblants de fièvre,
Cramponnés aux casiers noircis, serrant les lèvres
Ainsi que des étaux, par crainte de gémir…
Leurs yeux troubles, ardents, cherchaient à voir s’unir
Les caractères fins dans leurs mains machinales,
Et la froide sueur perlait à leur front pâle…
Au soir, ils se traînaient ainsi que des blessés,
Serrant un peu d’argent, entre leurs doigts lassés,
Jusqu’à la chambre étroite et tragique, où la mère
Apaisait les petits hurlant à la misère !
Et là plus d’un, sentant son âme défaillir,
Rampant jusqu’à sa couche y tomba… pour mourir.
La mort était cruelle et lente. Des semaines,
Des mois, il étouffait, il parvenait à peine
À soulever encore ses membres engourdis.
Le pauvre nid d’amour n’était plus qu’un taudis
Sur lequel, tournoyant comme un oiseau funèbre,
La misère au vol noir planait dans les ténèbres.
La femme n’osait plus regarder le mari,

 
S’il fallait murmurer : « quand tu seras guéri ».
Plus de montre un matin… la bague de famille
Disparaît à son tour — puis la petite fille,
Étreignant dans ses bras un gros pain tout entier,
Balbutie : « Ils ont dit que c’était le dernier ! »
Il a fallu partir ! ô suprême torture !
Et l’ouvrier est mort… sans qu’une bouche pure
Baisât ses yeux, glacés par le frisson final,
Mort… comme un vagabond, sur un lit d’hôpital !

Ô vous, les amants et les belles,
Qui, près des fraîches cascatelles,
Lisiez les tendres villanelles…
Celui par qui les mots très doux
Vous rirent… le connaissez-vous ?

Celui qui mettait un mystère
En vos yeux, vierges solitaires,
Celui dont la main pour vous plaire
Assemblait des contes charmants,
S’il vécut… savez-vous comment ?

Celui dont la ferveur ardente
Grava les notes enivrantes
De la romance que tu chantes,
Toi qui passes au soir doré,
Il est mort… tu l’as ignoré !

 

Pourtant, les amants, vos ivresses ;
Pourtant, les vierges, vos tendresses ;
Pourtant, ô chanteur, la caresse
De ta voix très lourde de soupirs
Durent leur charme à ce martyr !

Ô femmes, portez-lui des fleurs plein vos mains blanches,
Parez son front de lys et de feuillages verts,
Sur un mol oreiller de bleuâtres pervenches
Qu’il repose à jamais, car il a tant souffert !
Et s’il est parmi vous, les heureux de la terre,
Des hommes, conscients des tâches de demain,
Songez, près de ce corps, que pour juste salaire
À qui donne le livre on doit plus que le pain.
On doit tout un trésor de gratitude exquise,
Car en multipliant les signes, sous ses doigts,
Pour les plus humbles yeux, l’imprimeur éternise
Ce qu’un cerveau puissant put atteindre une fois !
Songez que l’ouvrier eut cette horreur dernière…
Plus déchirante encor que les maux de sa chair,
Sentir le grand sommeil le prendre, sans qu’un frère
Eût reçu de ses bras les êtres purs et chers…
Leur épargnât la faim, les perfides épreuves
Des villes aux senteurs troublantes de désir…
Songez au pauvre mort et dites à la veuve :
« Nous venons, car nos cœurs sont lourds de repentir ;
Nous voulons que, par nous, votre œuvre s’accomplisse,

 
Acceptez nos secours ; du moins en attendant
Que l’aumône ait fait place à la grande justice
Laissez-nous cet honneur de vivre en vous aidant.
Près du foyer sacré dont la flamme pétille,
Vivez en la candeur des nobles souvenirs,
Groupez autour de vous les garçons et les filles,
Contez-leur que le père a su vivre et mourir !

Vos filles, en berçant l’automne de votre âge,
Attendront chastement l’heure d’un grand amour,
Et vos fils assemblés, par l’exemple et l’image
Apprendront l’art sacré du livre, afin qu’un jour,
Penchés sur le grand cœur de la presse qui vibre,
Ainsi qu’elle vibra sous les doigts paternels,
Ils en fassent jaillir, d’un geste solennel,
Par une aube de paix, la loi des peuples libres. »

  1. Déclamé par M. Violet, de l’Odéon avec accompagnements de musique de scène de mademoiselle Marie Granier, à la Fête des Travailleurs du livre au profit de l’Orphelinat du livre.