Poèmes épars (Lenoir-Rolland)/Misère

Texte établi par Casimir HébertLe pays laurentien (p. 47-50).

1853

Misère

Méditez bien ceci, riches ! l’heure est venue

De donner une veste à la pauvreté nue,

À la faim, un pain noir…
Barthélémy.

Vous en doutez ! Eh bien ! elle vient, elle est forte !
Son pied heurte déjà le seuil de votre porte !
Dans tous les carrefours, elle vous tend les mains !
Une meute d’enfants, de femmes aux fronts blêmes,
Se drapant de haillons, promène ses emblèmes,
Et porte sa hideur sur tous les grands chemins !

Or, la faim, ce fléau de toute grande ville,
Plus terrible toujours qu’une guerre civile,
Nous promet, cette année, un surcroît de douleurs !
Les neiges de l’hiver rigoureux qui commence ;
Sont le moelleux tapis, où le squelette immense
Va s’ébattre au milieu des hontes et des pleurs !

Laisserez-vous grandir ce dangereux ulcère,
Sans porter le remède où se tord le viscère,
Sans ôter son prétexte à la mendicité !
La détresse du pauvre émeut le philanthrope :
Utilisez son corps ! on l’a fait en Europe !
Le servage du pauvre est son droit de cité !

Il est temps, ou jamais, de donner votre obole,
Si vous voulez en paix faire le monopole
De ces choses qu’ignore un peuple d’indigents !
Enlevez du bourbier une race flétrie !
Jetez la goutte d’eau dans son gosier qui crie !
Pour ses vices sans nom montrez-vous indulgents !

Qui sait si, quelque jour, devenant téméraires,
Ils ne vous diront pas : « Partagez, ô nos frères,
« Sans vous faire prier, l’héritage commun !
« Votre possession n’est pas un privilège !
« Le garder à vous seuls deviendrait sacrilège ;
« La justice est pour nous : nous sommes cent contre un ! »

Ne craignez pas encor cette justice immonde
Qui sur sa faible base ébranle le vieux monde ;
Le paupérisme ici ne vous menace pas !
S’il se fait effronté comme le parasite,
C’est que vous le voulez, c’est que chacun hésite
À le traquer partout où s’imprègnent ses pas !

Et puis, vos parias ont les deux mains liées !
Vos femmes, que souvent leur bouche a suppliées,
Vous diront, sans mentir, qu’avec des cris moqueurs
Elles ont éconduit des enfants et leur mère,
Sans qu’un pli douloureux, sans qu’une plainte amère,
Ait sillonné leurs fronts, ou jailli de leurs cœurs !

Condamnés à mourir dans leurs ignominies,
Ils passent sous vos yeux, traînant leurs agonies !
Leur morne désespoir vous trouve indifférents !
Regardez bien pourtant ! toute la plèbe infime
Par les mêmes sentiers n’aborde point l’abîme,
Où l’aveugle malheur précipite ses rangs !

Ils sont là, devant vous ! sous leur mat épiderme
Chaque torture intime a déposé son germe
De misère sans fin, de prostitution !
Jetez-leur un lambeau de cette légitime,
Qui ne serait pas plus à vous qu’à la victime,
Si Dieu vous obligeait à restitution !

Éviter le contact d’une balle nocturne ;
Ne jamais rencontrer le piéton taciturne,
Qui, sous les porches noirs, va mûrir un projet ;
N’être jamais suivi par le gueux qui mendie ;
Ne jamais voir son toit rongé par l’incendie ;
Ajouter des louis aux louis du budget ;

Telle est la question ! Résolvez-la, vous autres,
Qui du noble agio vous faites les apôtres !
Elle est pleine de sang et grosse de sacs d’or !
Laissez-la, s’il vous plait, choir, sans y prendre garde !
Mais, sachez-le, ce fils d’une race bâtarde,
L’homme sans pain ressemble à l’hyène qui dort !

Occupez-vous aussi du sort du prolétaire :
Soit qu’il fasse le crime à l’ombre du mystère,
Soit qu’auprès de la borne il s’asseye en priant !
Journalistes, frondant toute erreur, tout scandale,
Cette question-ci vaut bien la féodale !
Elle intéresse plus que celle d’Orient !

Montréal, 17 novembre, 1853.