Poèmes épars (Lenoir-Rolland)/La mère Souliote

Texte établi par Casimir HébertLe pays laurentien (p. 32-34).

1848

La mère Souliote

(traduit de l’anglais)

C’était au temps du célèbre Ali de Tebelen, Pacha de Janina. L’armée turque avait envahi les défilés des montagnes de Souli. Son approche avait contraint un grand nombre de femmes de ce pays de se réfugier sur un pic élevé. Là, on dit qu’elles se prirent à chanter des chants de fête ; et que, quand l’ennemi fut en vue, elles se précipitèrent, elles et leurs enfants, du sommet du rocher, pour éviter de devenir les esclaves des Ottomans.

 Du roc perdu dans le ciel bleu
 Elle était sur la large cime !
 Elle souriait à l’abîme,
 Son œil noir s’injectait de feu !
« Le vois-tu, disait-elle, enfant, sous les pins sombres ?
Vois-tu sa claire armure étinceler, là-bas ?
Vois-tu son fier cimier ondoyer, dans les ombres ?
Doux fils, que je berçai sur mon cœur, dans mes bras,
Pourquoi tressailles-tu ? Cette vue, Ô misère !
 Te coûta, l’autre jour, un père ! »

 Sous leurs pieds, dans le val rocheux,
 Les guerriers de la Selléïde
 Ne cédaient au sabre homicide,
 Qu’en semant la mort autour d’eux !

« Il passe le torrent ! Le voilà qui s’avance !
« Malheur à la montagne, à nos pâles foyers !
« Là, le hardi chasseur s’appuyait sur sa lance !
« Là, retentit le son du luth des caloyers !
« Là, mes chants t’endormaient ! Mais le Turc sanguinaire
 « Nous chasse au bout du cimeterre ! »

 On entendait dans le vallon,
 Dans les airs et sur la montagne,
 Ces hautes clameurs qu’accompagne
 La voix stridente du clairon !

« Écoute ! ce sont eux ! oh ! l’étrange harmonie
« Qu’annonce la trompette aux roches de Souli ?
« Qui donc enflamme ainsi ta paupière brunie ?
« Qui donc fait que ton front, tout-à-l’heure, a pâli ?
« Enfant, ne frémis pas ! Les épaules du brave
 « N’ont jamais ployé sous l’entrave ! »

 Et la rafale, tour-à-tour,
 Mêlait le cliquetis des armes,
 Les hurlements chargés d’alarmes
 Aux sourds roulements du tambour !

« Entends-tu les éclats de leur rire sauvage ?
« Mon fils, Dieu te fit libre au jour que tu naquis !
« Ton père te légua sa gloire et son courage ;
« Il t’aima, te bénit, comme je te bénis !
« Et nous, qu’il chérissait, nous porterions la chaîne !…
 « Nous n’en serons pas à la peine !

 Lorsque de l’abrupte sommet
 Le fils et la mère bondirent,
 Deux longs cris de mort s’entendirent !
 Puis, le val redevint muet !


Montréal, 20 mai 1848.