Poème sur la Loi naturelle/Troisième partie


TROISIÈME PARTIE

Que les hommes, ayant pour la plupart défiguré, par les opinions qui les divisent, le principe de la religion naturelle qui les unit, doivent se supporter les uns les autres.

 
   L’univers est un temple où siége l’Éternel.
Là chaque homme[1] à son gré veut bâtir un autel.
Chacun vante sa foi, ses saints et ses miracles,
Le sang de ses martyrs, la voix de ses oracles.
L’un pense, en se lavant cinq ou six fois par jour,
Que le ciel voit ses bains d’un regard plein d’amour,
Et qu’avec un prépuce on ne saurait lui plaire ;
L’autre a du dieu Brama désarmé la colère,
Et, pour s’être abstenu de manger du lapin,
Voit le ciel entr’ouvert, et des plaisirs sans fin.
Tous traitent leurs voisins d’impurs et d’infidèles
Des chrétiens divisés les infâmes querelles
Ont, au nom du Seigneur, apporté plus de maux,
Répandu plus de sang, creusé plus de tombeaux,
Que le prétexte vain d’une utile balance
N’a désolé jamais l’Allemagne et la France.
   Un doux inquisiteur, un crucifix en main,
Au feu, par charité, fait jeter son prochain,
Et, pleurant avec lui d’une fin si tragique,
Prend, pour s’en consoler, son argent qu’il s’applique ;
Tandis que, de la grâce ardent à se toucher,
Le peuple, en louant Dieu, danse autour du bûcher.
On vit plus d’une fois, dans une sainte ivresse,
Plus d’un bon catholique, au sortir de la messe,
Courant sur son voisin pour l’honneur de la foi,

Lui crier : « Meurs, impie, ou pense comme moi. »
Calvin et ses suppôts, guettés par la justice,
Dans Paris, en peinture, allèrent au supplice.
Servet fut en personne immolé par Calvin.
Si Servet dans Genève eût été souverain,
Il eût, pour argument contre ses adversaires,
Fait serrer d’un lacet le cou des trinitaires.
Ainsi d’Arminius les ennemis nouveaux
En Flandre étaient martyrs, en Hollande bourreaux.
   D’où vient que, deux cents ans, cette pieuse rage
De nos aïeux grossiers fut l’horrible partage ?
C’est que de la nature on étouffa la voix ;
C’est qu’à sa loi sacrée on ajouta des lois ;
C’est que l’homme, amoureux de son sot esclavage,
Fit, dans ses préjugés, Dieu même à son image.
Nous l’avons fait injuste, emporté, vain, jaloux,
Séducteur, inconstant, barbare comme nous.
   Enfin, grâce en nos jours à la philosophie,
Qui de l’Europe au moins éclaire une partie,
Les mortels, plus instruits, en sont moins inhumains ;
Le fer est émoussé, les bûchers sont éteints.
Mais si le fanatisme était encor le maître,
Que ces feux étouffés seraient prompts à renaître !
On s’est fait, il est vrai, le généreux effort
D’envoyer moins souvent ses frères à la mort ;
On brûle moins d’Hébreux dans les murs de Lisbonne [2] ;
Et même le mouphti, qui rarement raisonne,
Ne dit plus aux chrétiens que le sultan soumet :
« Renonce au vin, barbare, et crois à Mahomet. »
Mais du beau nom de chien ce mouphti nous honore [3] ;
Dans le fond des enfers il nous envoie encore.
Nous le lui rendons bien : nous damnons à la fois
Le peuple circoncis, vainqueur de tant de rois,
Londres, Berlin, Stockholm et Genève : et vous-même
Vous êtes, ô grand roi, compris dans l’anathème.
En vain, par des bienfaits signalant vos beaux jours,
A l’humaine raison vous donnez des secours,

Aux beaux-arts des palais, aux pauvres des asiles,
Vous peuplez les déserts, vous les rendez fertiles ;
De fort savants esprits jurent sur leur salut [4]
Que vous êtes sur terre un fils de Belzébut.
   Les vertus des païens étaient, dit-on, des crimes.
Rigueur impitoyable ! odieuses maximes !
Gazetier clandestin dont la plate âcreté
Damne le genre humain de pleine autorité,
Tu vois d’un oeil ravi les mortels, tes semblables,
Pétris des mains de Dieu pour le plaisir des diables.
N’es-tu pas satisfait de condamner au feu
Nos meilleurs citoyens, Montaigne et Montesquieu ?
Penses-tu que Socrate et le juste Aristide,
Solon, qui fut des Grecs et l’exemple et le guide ;
Penses-tu que Trajan, Marc-Aurèle, Titus,
Noms chéris, noms sacrés, que tu n’as jamais lus,
Aux fureurs des démons sont livrés en partage
Par le Dieu bienfaisant dont ils étaient l’image ;
Et que tu seras, toi, de rayons couronné,
D’un choeur de chérubins au ciel environné,
Pour avoir quelque temps, chargé d’une besace,
Dormi dans l’ignorance et croupi dans la crasse ?
Sois sauvé, j’y consens ; mais l’immortel Newton,
Mais le savant Leibnitz, et le sage Addison,
Et ce Locke, en un mot, dont la main courageuse [5]

A de l’esprit humain posé la borne heureuse
Ces esprits qui semblaient de Dieu même éclairés,
Dans des feux éternels seront-ils dévorés ?
Porte un arrêt plus doux, prends un ton plus modeste,
Ami ; ne préviens point le jugement céleste ;

Respecte ces mortels, pardonne à leur vertu :
Ils ne t’ont point damné, pourquoi les damnes-tu ?
A la religion discrètement fidèle,
Sois doux, compatissant, sage, indulgent, comme elle ;
Et sans noyer autrui songe à gagner le port :
La clémence a raison, et la colère a tort.
Dans nos jours passagers de peines, de misères,
Enfants du même Dieu, vivons au moins en frères ;
Aidons-nous l’un et l’autre à porter nos fardeaux ;
Nous marchons tous courbés sous le poids de nos maux ;
Mille ennemis cruels assiègent notre vie,
Toujours par nous maudite, et toujours si chérie ;
Notre cœur égaré, sans guide et sans appui,
Est brûlé de désirs, ou glacé par l’ennui ;
Nul de nous n’a vécu sans connaître les larmes.
De la société les secourables charmes
Consolent nos douleurs, au moins quelques instants :
Remède encor trop faible à des maux si constants.
Ah ! n’empoisonnons pas la douceur qui nous reste.
Je crois voir des forçats dans un cachot funeste,
Se pouvant secourir, l’un sur l’autre acharnés,
Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés.


  1. Chaque homme signifie clairement chaque particulier qui veut s’ériger en législateur ; et il n’est ici question que des cultes étrangers, comme on l’a déclaré au commencement de la première partie. (Note de Voltaire, 1756.)
  2. On ne pouvait prévoir alors que les flammes détruiraient une partie de cette ville malheureuse, dans laquelle on alluma trop souvent des bûchers. (Note de Voltaire, 1756.)
  3. Les Turcs appellent indifféremment les chrétiens infidèles et chiens. (Note de Voltaire, 1756.)
  4. On respecte cette maxime : « Hors de l’Église point de salut ; » mais tous les hommes sensés trouvent ridicule et abominable que des particuliers osent employer cette sentence générale et comminatoire contre des hommes qui sont leurs supérieurs et leurs maîtres en tout genre : les hommes raisonnables n’en usent point ainsi. L’archevêque Tillotson aurait-il jamais écrit à l’archevêque Fénelon : « Vous êtes damné ? » et un roi de Portugal écrirait-il à un roi d’Angleterre qui lui envoie des secours : « Mon frère, vous irez à tous les diables ? » La dénonciation des peines éternelles à ceux qui ne pensent pas comme nous est une arme ancienne qu’on laisse sagement reposer dans l’arsenal, et dont il n’est permis à aucun particulier de se servir. (Note de Voltaire, 1756.)
  5. Le modeste et sage Locke est connu pour avoir développé toute la marche de l’entendement humain, et pour avoir montré les limites de son pouvoir. Convaincu de la faiblesse humaine, et pénétré de la puissance infinie du Créateur, il dit que nous ne connaissons la nature de notre âme que par la foi ; il dit que l’homme n’a point par lui-même assez de lumières pour assurer que Dieu ne peut pas communiquer la pensée à tout être auquel il daignera faire ce présent, à la matière elle-même.
    Ceux qui étaient encore dans l’ignorance s’élevèrent centre lui. Entêtés d’un cartésianisme aussi faux en tout que le péripatétisme, ils croyaient que la matière n’est autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur : ils ne savaient pas qu’elle a la gravitation vers un centre, la force d’inertie, et d’autres propriétés ; que ses éléments sont invisibles, tandis que ses composés se divisent sans cesse. Ils bornaient la puissance de l’Être tout-puissant ; ils ne faisaient pas réflexion qu’après toutes les découvertes sur la matière, nous ne connaissons point le fond de cet être. Ils devaient songer que l’on a longtemps agité si l’entendement humain est une faculté ou une substance ; ils devaient s’interroger eux-mêmes, et sentir que nos connaissances sont trop bornées pour sonder cet abîme.
    La faculté que les animaux ont de se mouvoir n’est point une substance, un être à part ; il paraît que c’est un don du Créateur Locke dit que ce même Créateur peut faire ainsi un don de la pensée à tel être qu’il daignera choisir. Dans cette hypothèse, qui nous soumet plus que toute autre à l’Être suprême, la pensée accordée à un élément de matière n’en est pas moins pure, moins immortelle que dans toute autre hypothèse. Cet élément indivisible est impérissable la pensée peut assurément subsister à jamais avec lui quand le corps est dissous. Voilà ce que Locke propose sans rien affirmer. Il dit ce que Dieu eût pu faire et non ce que Dieu a fait. Il ne connaît point ce que c’est que la matière, il avoue qu’entre elle et Dieu il peut y avoir une infinité de substances créées absolument différentes les unes des autres. La lumière, le feu élémentaire, paraît en effet, comme ou l’a dit dans les Éléments de Newton, une substance mitoyenne entre cet être inconnu, nommé matière, et d’autres êtres encore plus inconnus. La lumière ne tend point vers un centre comme la matière, elle ne paraît pas impénétrable ; aussi Newton dit souvent dans son Optique : « Je n’examine pas si les rayons de la lumière sont des corps ou non. »
    Locke dit donc qu’il peut y avoir un nombre innombrable de substances, et que Dieu est le maître d’accorder des idées à ces substances Nous ne pouvons deviner par quel art divin un être, quel qu’il soit, a des idées, nous en sommes bien loin : nous ne saurons jamais comment un ver de terre a le pouvoir de se remuer Il faut dans toutes ces recherches s’en remettre à Dieu et sentir son néant. Telle est la philosophie de cet homme, d’autant plus grand qu’il est plus simple : et c’est cette soumission à Dieu qu’on a osé appeler impiété et ce sont ses sectateurs convaincus de l’immortalité de l’âme, qu’on a nommés matérialistes, et c’est un homme tel que Locke à qui un compilateur de quelque physique a donné le nom d’ennuyeux.
    Quand même Locke se serait trompé sur ce point (si l’on peut pourtant se tromper en n’affirmant rien), cela n’empêche pas qu’il ne mérite la louange qu’on lui donne ici : il est le premier, ce me semble, qui ait montré qu’on ne connaît aucun axiome avant d’avoir connu les vérités particulières ; il est le premier qui ait fait voir ce que c’est que l’identité, et ce que c’est que d’être la même personne, le même soi ; il est le premier qui ait prouvé la fausseté du système des idées innées. Sur quoi je remarquerai qu’il y a des écoles qui anathématisèrent les idées innées quand Descartes les établit, et qui anathématisèrent ensuite les adversaires des idées innées, quand Locke les eut détruites. C’est ainsi que jugent les hommes qui ne sont pas philosophes. (Note de Voltaire, 1756.)