Poème de la prison/Songe en complainte

Poésies complètes, Texte établi par Charles d’HéricaultErnest Flammarion (p. 92-97).


SONGE EN COMPLAINTE.

     Après le jour qui est fait pour traveil,
Ensuit la nuit pour repos ordonnée ;
Pource, m’avint que chargié de sommeil
Je me trouvay moult fort, une vesprée,
Pour la peine que j’avoye portée
Le jour devant, si fis mon appareil
De me couchier, sitost que le souleil
Je vy retrait et sa clarté mussée.
     Quant couchié fu, de legier m’endormy,
Et en dormant, ainsi que je songoye,
Advis me fu que, devant moy, je vy
Ung vieil homme que point ne congnoissoye ;
Et non pour tant, autretfoiz veu l’avoye,
Ce me sembla, si me trouvay marry
Que j’avoye son nom mis en oubly,
Et, pour honte, parler à lui n’osoye.
     Un peu se teut, et puis m’araisonna.
Disant : « Amy, n’avez vous de moy cure ?
Je suis Aage qui lettres apporta
A Enfance, de par Dame Nature,
Quant lui chargeay que plus la nourriture
N’auroit de vous ; alors vous delivra
A Jeunesse, qui gouverné vous a
Moult longuement, sans raison et mesure.
    Or est ainsi que Raison, qui sur tous
Doit gouverner, a fait tresgrant complainte
A Nature, de Jeunesse et de vous,
Disant qu’avez tous deux fait faulte mainte.
Avisez vous, ce n’est pas chose fainte ;

Car Vieillesse, la mère de courrous,
Qui tout abat et amaine au dessoubz,
Vous donnera dedens brief une atainte.
     Au derrenier, ne la povez fuir.
Si vous fault mieulx, tantdis qu’avez Jeunesse,
À vostre honneur de Folie partir,
Vous esloingnant de l’amoureuse adresse ;
Car, en descort sont Amours et Vieillesse :
Nul ne les peut à leur gré bien servir.
Amour vous doit pour excusé tenir,
Puisque la Mort a prins vostre maistresse.
     Et tout ainsi qu’assés est avenant
À jeunes gens, en l’amoureuse voye
De temps passer, c’est aussi mal séant
Quant en amours un vieil homme folloye ;
Chascun s’en rit, disant : Dieu quelle joye !
Ce foul vieillart veult devenir enfant !
Jeunes et vieulx du doy le vont monstrant,
Moquerie par tous lieux le convoye.
     À vostre honneur povez Amours laisser
En jeune temps, comme par Nonchalance :
Lors ne pourra nul de vous raconter.
Que l’ayez fait par faulte de Puissance ;
Et dira l’en que c’est par Desplaisance
Que ne voulés en autre lieu amer,
Puisqu’est morte vostre Dame sans per,
Dont loyaument gardez la souvenance.
    Au Dieu d’amours requerez humblement
Qu’il lui plaise de reprandre l’ommage
Que lui feistes, par son commandement,
Vous rebaillant vostre cueur qu’a en gage,
Merciez le des biens qu’en son servage
Avez receuz ; lors gracieusement
Departirez de son gouvernement,
À grant honneur comme loyal et sage.

     Puis requerés à tous les amoureux
Que chascun d’eulx tout ouvertement die
Se vous avez riens failly envers eulx,
Tant que suivy avez leur compaignie,
Et que par eulx soit la faulte punie ;
Leur requerant pardon de cueur piteux,
Car de servir esties désireux
Amours, et tous ceulx de sa seigneurie.
     Ainsi pourrez departir du povoir
Du Dieu d’Amours, sans avoir charge aucune.
C’est mon conseil, faittes vostre vouloir,
Mais gardez vous que ne croiez Fortune
Qui de flater est à chascun commune ;
Car tousjours dit qu’on doit avoir espoir
De mieulx avoir, mais c’est pour décevoir.
Je ne congnois plus faulse soubz la lune.
     Je sçay trop bien, s’escouter la voulez
Et son conseil plus que le mien eslire,
Elle dira que, s’Amours delaissiez,
Vous ne povez mieulx vostre cueur destruire ;
Car vous n’aurés lors à quoy vous deduire,
Et tout plaisir à nonchaloir mettrès,
Ainsi, le temps en grant ennuy perdrés,
Qui pis vauldra que l’amoureux martire.
     Et puis après, pour vous donner confort,
Vous promettra que recevrez amende
De tous les maulx qu’avez souffers à tort,
Et que c’est droit qu’aucun guerdon vous rende ;
Mais il n’est nul qui à elle s’atende,
Qui tost ou tard ne soit, je m’en fais fort,
D’elle deceu, à vous je m’en raport ;
Si pry à Dieu que d’elle vous deffende. »
     En tressaillant, sur ce point m’esveillay,
Tremblant ainsi que sur l’arbre la fueille.
Disant : Helas ! oncques mais ne songay

Chose dont tant mon povre cueur se dueille,
Car, s’il est vray que Nature me vueille
Abandonner, je ne sçay que feray ;
À Vieillesse tenir pié ne pourray,
Mais convendra que tout ennuy m’accueille.
     Et non pour tant, le vieil homme qu’ay veu
En mon dormant, lequel Aage s’appelle,
Si m’a dit vray ; car j’ay bien aperceu
Que Vieillesse veult emprandre querelle
Encontre moy ; ce m’est dure nouvelle
Et jà soit ce qu’à présent suy pourveu
De jeunesse, sans me trouver recreu,
Ce n’est que sens de me pourveoir contr’elle.
     À celle fin que quant vendra vers moy,
Je ne soye despourveu comme nice ;
C’est pour le mieulx, s’avant je me pourvoy,
Et trouveray Vieillesse plus propice,
Quant congnoistra qu’ay laissé tout office
Pour la suir ; alors, en bonne foy
Recommandé m’aura, comme je croy,
Et moins soussy auray en son service.
     Si suis content, sans changier désormais ;
Et pour toujours entierement propose
De renoncer à tous amoureux fais ;
Car il est temps que mon cueur se repose.
Mes yeulx cligniez et mon oreille close
Tendray, afin que n’y entrent jamais,
Par Plaisance, les amoureux atrais ;
Tant les congnois qu’en eux fier ne m’ose.
     Qui bien se veult garder d’amoureux tours,
Quant en repos sent que son cueur sommeille,
Garde ses yeux emprisonnez tousjours ;
S’ils eschappent, ilz crient en l’oreille
Du cueur qui dort, tant qu’il faut qu’il s’esveille,
Et ne cessent de lui parler d’Amours,

Disans qu’ilz ont souvent hanté ses cours,
Où ilz ont veu plaisance nompareille.
     Je sçay par cueur ce mestier bien à plain,
Et m’a longtemps esté si agréable
Qu’il me sembloit qu’il n’estoit bien mondain
Fors en Amours, ne riens si honnorable.
Je trouvoye, par maint conte notable,
Comment Amour, par son povoir haultain,
A avancié comme roy souverain,
Ses serviteurs en estat proutfitable.
     Mais en ce temps, ne congnoissoye pas
La grant doleur qu’il convient que soustiengne
Un povre cueur, pris ès amoureux las ;
Depuis l’ay sceu, bien sçay à quoy m’en tiengne,
J’ay grant cause que tousjours m’en souviengne ;
Or en suis hors, mon cueur en est tout las,
Il ne veult plus d’Amours passer le pas,
Pour bien ou mal que jamais lui adviengne.
     Pource tantost, sans plus prendre respit,
Escrire vueil, en forme de requeste,
Tout mon estat, comme devant est dit ;
Et quant j’auray fait ma cedule preste.
Porter la vueil à la première feste
Qu’Amours tendra, lui monstrant par escript
Les maulx qu’ay euz et le peu de prouffit
En poursuivant l’amoureuse conqueste.
     Ainsi d’Amours, devant tous les amans,
Prandray congié en honneste maniere,
En estouppant la bouche aux mesdisans
Qui ont langue pour mesdire legiere,
Et requerray, par treshumble priere,
Qu’il me quitte de tous les convenans
Que je luy fis, quant l’un de ses servans
Devins pieçà de voulenté entiere.
     Et reprendray hors de ses mains mon cueur,

Que j’engagay par obligacion,
Pour plus seurté d’estre son serviteur,
Sans faintise, ou excusacion,
Et puis, après recommandacion,
Je delairay, à mon tresgrant honneur,
À jeunes gens qui sont en leur verdeur
Tous fais d’Amours par resignacion.