Plan d’une bibliothèque universelle/IV/II

CHAPITRE II.

DES AUTEURS QUI ONT TRAITÉ DU PRINCIPE DE CERTITUDE.
DE LA SÉPARATION DES FACULTÉS DE L’ÂME ET DES FACULTÉS DE L’INTELLIGENCE.
ROUTES NOUVELLES À OUVRIR EN PHILOSOPHIE.

Maintenant il ne nous reste plus qu’à signaler des noms et à copier des titres ; les deux camps sont ouverts, les deux bannières sont déployées : ici Platon, là Aristote ; ici Descartes, Mallebranche, Leibnitz, Bossuet, Fénelon, J.-J. Rousseau ; là Spinosa, Locke, Hume, Diderot, Helvétius. Ne redoutez ni la violence des pensées ni l’immoralité des doctrines ! Si vous lisez tout, il n’y a point de péril, car toutes les fausses philosophies ont rencontré leurs antagonistes et leurs vainqueurs ; le mal lui-même a produit le bien en devenant l’occasion des vérités qui le réfutent. Si Hume n’avait pas écrit ce livre désespérant, dernier mot du matérialisme, qui nous rabaisse au niveau de la brute, Kant n’eût jamais développé ces considérations sublimes sur l’entendement, qui replacent le genre humain en présence de Dieu, et le scepticisme croirait encore avoir des arguments invincibles !

Au reste, notre indifférence pour toutes les doctrines furibondes qui ont ravagé le dernier siècle est une garantie suffisante contre ces mêmes doctrines. Voici un fait dont la portée est immense : à mesure que nos mœurs se matérialisent par le bien-être industriel, notre philosophie s’épure et se spiritualise par l’action toute-puissante, quoique inaperçue, de Platon et de l’Évangile. Aujourd’hui Locke et Hume, d’Holbach et Helvétius sont morts. Si le temps a épargné les écrits des deux premiers, c’est que ces écrits ont fondé une école. Mais cette école, qu’a-t-elle produit depuis cinquante ans ? rien de supérieur, pas un de ces livres qui jettent l’effroi dans les âmes et qui les forcent à la lutte et à la victoire. Ainsi le combat des deux doctrines touche à sa fin ; les raisonnements qui dégradent l’homme, les sophismes qui méconnaissent Dieu, se sont épuisés, et il a bien fallu reconnaître que leur source était toujours les ténèbres, toujours l’ignorance, puisque toujours ils se sont évanouis devant la lumière !

Notre catalogue renferme donc les supériorités de chaque école. Mais, dira-t-on, pourquoi tant d’écoles rivales ou ennemies ? pourquoi ces doctrines qui se succèdent et s’effacent sans cesse ? pourquoi Descartes après Aristote, Locke après Descartes, Kant après Locke, Ficht après Kant, Schelling après Ficht, Heggel après Schelling ? Si la vérité était trouvée, il n’y aurait qu’une école, et dans cette école qu’une doctrine. Or, si la vérité n’est pas trouvée, tous ces livres sont inutiles ; il faut laisser la tablette vide, ne pas surcharger notre mémoire, et attendre l’heure suprême où la science nous sera donnée !

Oui ! mais alors que devient l’histoire de la philosophie ? comment l’ignorance du passé servira-t-elle aux progrès de l’avenir ? C’est un grand pas vers la vérité que d’avoir épuisé beaucoup d’erreurs. Vous dites : La philosophie pose les plus graves questions sur l’origine des êtres, la cause première, la nature de l’âme, le monde invisible, mais elle n’en résout aucune. Cela est douloureux sans doute, et cependant il ne faut pas trop s’en affliger, car au fonds il importe peu que l’homme puisse résoudre ces questions ; ce qui importe, c’est qu’il ait pu se les faire. Elles prouvent que l’infini est dans son âme, par conséquent que son âme ne mourra pas ; elles le font grand, parce qu’elles constatent, même dans ses doutes, que sa mission était d’apporter l’idée de Dieu sur la terre.

Puis il n’est pas irrévocablement décidé que ces questions doivent rester à jamais sans réponse. Ce qui est décidé, c’est que les routes suivies jusqu’à ce jour, sont sans issue et qu’il est temps d’en ouvrir une nouvelle ; ce qui est décidé, c’est que les erreurs du passé, les impuissances des doctrines, tiennent à l’oubli de deux choses fondamentales et vers lesquelles toutes les forces philosophiques doivent se diriger :

1o Établir le principe de certitude, c’est-à-dire trouver un criterium de vérité hors de l’atteinte des passions et des falsifications humaines.

2o Séparer avec soin les facultés de l’âme des facultés de l’intelligence, c’est-à-dire séparer dans l’homme ce qui appartient à l’homme de ce qui appartient à l’animal.

La découverte du premier principe ramènerait toutes les philosophies à l’unité.

La découverte du second ferait cesser le combat du spiritualisme et du matérialisme ; elle anéantirait ce dernier en lui concédant toutes ses objections.

Or, l’étude des livres de philosophie doit produire cette conviction, que le principe de certitude n’existe ni dans la logique, qui a des arguments égaux pour le mensonge et pour la vérité ; ni dans l’assentiment du genre humain, qui a consacré l’idolâtrie et l’esclavage, ces deux grandes erreurs des temps antiques ; ni dans la parole du maître, qui est ondoyante et passionnée ; ni dans les abstractions métaphysiques, qui ont toutes leurs antinomies. Où donc le chercher, ce principe, si ce n’est dans l’étude de la nature et dans la découverte de ses lois ? La nature étant l’œuvre de Dieu, les lois de la nature sont sa pensée, et cette pensée les yeux de tous les hommes peuvent la voir, sans qu’aucune volonté humaine puisse la falsifier ou l’effacer.

Appuyer la philosophie sur les lois de la nature, c’est donc introduire la sagesse divine dans la sagesse humaine, c’est présenter les œuvres de notre intelligence à la lumière de l’intelligence qui a créé le monde !

Ainsi nous sommes ramenés encore une fois à l’étude des lois de la nature. Désormais l’office du philosophe sera de les découvrir et de les formuler. Puis, la loi étant découverte, il suffira de l’opposer à nos conceptions pour en faire disparaître les erreurs. Ainsi le paradoxe de Rousseau sur l’état sauvage, qu’il confond avec l’état de nature, se trouvera réfuté par la seule exposition de la loi de sociabilité du genre humain. L’état de nature pour le tigre, c’est le développement de toutes les facultés du tigre ; l’état de nature pour l’homme, c’est le développement de toutes les facultés de l’homme. Or, pour accomplir ce développement, il faut qu’il passe de l’amour de sa tribu à l’amour de l’humanité, de l’adoration d’un fétiche à la contemplation de Dieu. Dans l’état sauvage le tigre est complet ; l’homme n’est complet que dans l’état de société ; pour lui, la loi de la nature, c’est la civilisation !

Mais l’homme a deux manières de s’étudier ; dans le genre humain et dans lui-même. Pour peu qu’il ait exercé la vie, il a senti sa double nature, révélée par le combat intérieur et par le vide des passions terrestres qui lui laissent toujours un désir. Il y a donc deux êtres en lui : un animal intelligent qui a des passions et des volontés comme tous les autres animaux ; puis quelque chose de moral qui combat ces passions, qui voudrait s’en rendre maître, arracher l’homme à la matière et le purifier de son animalité. Ce quelque chose de moral, c’est l’âme.

Ainsi le plus grand intérêt de l’homme sur la terre est de connaître son âme, de savoir ce qu’elle est, ce qu’elle peut et à quoi elle aspire. Pour atteindre ce but il n’y a qu’un moyen, c’est de la séparer de toutes les autres facultés humaines ; or, cette séparation s’opère par ce principe : Aucune des facultés que l’homme partage avec les animaux n’appartient à l’âme.

Si nous trouvons des facultés qui soient communes à l’homme et aux animaux, et qui toutes soient matérielles, elles pourront être le résultat de l’organisation.

Si nous trouvons des facultés qui n’appartiennent qu’à l’homme, et qui toutes soient spirituelles, il faudra bien convenir que celles-là ont une autre origine et qu’elles sont indépendantes de la matière.

Les animaux ne possèdent pas seulement l’instinct, ils possèdent encore l’intelligence ; comme nous ils reçoivent des sensations, comme nous ils perçoivent des idées qu’ils conservent dans leur mémoire, comme nous ils ont une volonté et des passions terrestres. Jetés comme nous sur ce globe, dont ils possèdent une partie, ils y développent mille industries diverses, ils y travaillent, ils y combattent, ils y tuent, toujours comme nous. Mais là s’arrêtent la ressemblance.

Ce qu’ils n’ont pas :

C’est la conscience qui leur reproche d’avoir tué ;

C’est la raison qui nous rend sensibles à la vérité ;

C’est le sentiment de l’infini, que le temps et l’espace ne sauraient satisfaire ;

C’est le sentiment du beau, dont le type, entrevu au ciel, n’a point de modèle ici-bas ;

C’est enfin le sentiment moral qui s’attaque à toutes nos volontés mauvaises.

Voilà ce qui est dans l’homme et ce qui n’est pas dans les animaux ; voilà l’âme humaine indépendante de l’organisation et de la matière ; c’est elle qui jouit de la vérité ; c’est elle qui repousse le crime, la haine, la vengeance, et dont l’élan sublime triomphe de toutes nos passions terrestres ! c’est elle enfin qui nous ouvre le monde invisible : ces cinq rayons s’élèvent jusqu’à Dieu[1] !

Tels sont les principes qui doivent un jour servir de bases à toutes les philosophies et qui seuls peuvent en assurer les progrès ; et ces principes, ce n’est pas nous qui les posons, c’est Dieu lui-même qui les a gravés dans le grand livre de la nature.


  1. Nous ne pouvons ici qu’indiquer ces principes que nous avons développés pour la première fois dans le second et le troisième livre de l’Éducation des Mères de Famille, ou de la Civilisation du genre humain par les femmes, 2 volumes in-8o.