Plan d’une bibliothèque universelle/IV

SECTION QUATRIÈME.

PHILOSOPHIE.


CHAPITRE I.

D’ARISTOTE ET DE PLATON.

Ces hautes considérations nous conduisent naturellement à la troisième division du catalogue, qui comprend la philosophie ancienne et moderne, c’est-à-dire toutes les découvertes de l’homme sur l’homme, Dieu et la nature, depuis le commencement des choses jusqu’à nous. Considérée sous ce rapport, cette partie du catalogue mérite une attention particulière. Elle excitera le dédain ou l’admiration suivant le point de vue de l’observateur. Peut-être faut-il y chercher plutôt les pensées du génie que les secrets de Dieu. Une quarantaine d’ouvrages qui tous promettent la vérité, qui tous se contredisent, et qui tous cependant ont jeté quelques lumières, voilà le travail philosophique de la pensée humaine depuis cinq mille ans.

Ces divers ouvrages, placés dans leur ordre, forment une véritable histoire de la philosophie. Ici l’intelligence est mesurée par ses œuvres : on peut voir d’un coup d’œil ce qu’elle a produit, ses promesses et ses découvertes, les ténèbres et la lumière, le point de départ et le point d’arrivée. Il y a dans ce catalogue huit ou dix noms qui résument la science, et trois ou quatre grands génies dont il faut adopter les pensées, sous peine de ne résoudre aucune des hautes questions d’avenir, d’immortalité, d’éternité qui tourmentent l’homme sur la terre.

Les orientalistes anglais, et en dernier lieu le docte Colebrocke, ont beaucoup écrit sur la philosophie antique des Perses et des Indiens ; c’était écrire de ce qui n’existe pas. Où règnent la théologie et le despotisme, on peut trouver de hautes maximes de morale ; elles servent à consoler les malheureux, mais il n’y a point de philosophie, car la philosophie cherche la vérité, et la vérité veut nous rendre libre ! L’avilissement des femmes par la polygamie, l’avilissement des hommes par les castes et l’esclavage, quarante siècles de despotisme et d’obéissance animale, protestent contre toutes les prétentions de l’Orient à la philosophie !

En laissant de côté Thalès et Pythagore, qui ne vivent que dans leurs disciples, la philosophie antique repose sur deux hommes dont la pensée est devenue souveraine : Platon et Aristote ! Ainsi tout le travail philosophique des peuples anciens s’est fait en Grèce ! C’est de ce petit coin du globe que sont sorties la liberté et la lumière : tous les soleils se lèvent à l’Orient !

Aristote et Platon ! aucune influence humaine n’a été aussi grande que celle de ces deux philosophes. Depuis qu’ils ont écrit, combien d’empires sont tombés, combien de peuples ont disparu ! et cependant leur puissance à eux renaissait avec les nouveaux empires, se multipliait avec les nouveaux peuples. Vous les rencontrez partout, dans la religion et dans la science, dans la morale positive et dans les abstractions métaphysiques. Leur génie nous a ouvert les régions de la pensée et de l’infini ! et ces régions sont devenues leur empire ! En y entrant ils se sont faits rois ! à chacun le gouvernement d’un monde !

Le monde de Platon, c’est le monde invisible ; l’âme de l’homme est jetée sur la terre comme un navire sur l’Océan. Du haut des mâts le matelot ne voit que l’immensité qui l’environne, c’est l’action de l’intelligence ; mais les regards du pilote percent l’espace, c’est le travail de l’âme : Il y a quelque chose là-bas, dit-il, et déjà il pressent la rive, la rive invisible qui est le but du voyage !

Dans le monde visible, tout nous échappe, tout nous trompe ; nous ne voyons que l’ombre des choses, nous ne nous attachons qu’à des objets qui doivent mourir ; partout la matière met des bornes à notre pensée. Dans le monde invisible, tout nous console, tout nous agrandit, tout nous rapproche de la perfection ; l’âme contemple Dieu ; elle reconnaît les types du beau idéal qu’elle cherchait vainement sur la terre, mais qu’elle cherchait !

Tel est le monde de Platon. Pour exprimer une doctrine si nouvelle, il a créé deux mots nouveaux : idée et providence. Avec le premier, il ouvre les champs de l’infini, il spiritualise les âmes ; avec le second, il anéantit la fatalité, qui jusqu’à lui avait pesé sur les intelligences. Voilà deux mots bien puissants, bien caractéristiques ; ils appellent Dieu aux choses de la terre et l’homme aux choses du ciel ; l’un est une philosophie, et l’autre une religion !

Tandis que Platon établit son empire dans les régions spirituelles, Aristote se fait roi du monde terrestre. Son génie, aussi vaste que le globe, l’embrasse tout entier ; mais il s’arrête là en présence de la matière, et l’invisible lui reste inconnu. Jamais homme ne posséda à un si haut degré la puissance intelligente. Sa mémoire est organisée pour tout retenir, son esprit pour tout inventer. Il observe les phénomènes naturels, et il crée la physique ; il observe les animaux qui peuplent le monde, et il crée la zoologie ; il observe les opérations de la pensée, et il crée la dialectique. Les lois des peuples ne lui sont pas plus étrangères que les lois de la science. Son vaste cerveau combine les formes de chaque gouvernement, il en indique les ressorts, il en écrit les codes, il en fixe la politique, examinant les causes de leur prospérité ou de leur chute ; et dans cet immense travail il n’oublie qu’une chose, c’est d’en marquer la justice et la moralité[1]. Que Platon s’élance dans le ciel, qu’il y déploie ses ailes d’ange ; il a besoin que l’immensité et l’éternité s’ouvrent devant lui. Mais Aristote, que ferait-il de l’infini ? Il n’a besoin que du temps et de l’étendue ; le propre de son esprit est de chercher la limite de tout, de donner des bornes à tout, de classer, de diviser, d’asservir. Et jetez seulement les yeux sur ses ouvrages ! s’il traite de la poétique, c’est pour lui imposer des règles ; de la tragédie, c’est pour la circonscrire dans les unités ; de l’éloquence, c’est pour la soumettre aux lois de la rhétorique ; et lorsque, parvenu au sommet de l’intelligence, il y rencontre la raison, que fait-il ? il lui prescrit ses formes, il lui creuse son moule, il l’enchaîne, il la garrotte, puis il la livre au syllogisme pour lui apprendre à sophistiquer la vérité et à subtiliser le mensonge. Ainsi dans ce génie si vaste tout se rapetisse ; l’infini de Platon disparaît, les idées éternelles s’effacent, et la création se réduit à la sensation, à l’intelligence, à la matière et au mouvement.

Tel est le monde d’Aristote, monde circonscrit dans le temps, sans providence, sans immortalité, presque sans Dieu, et dont l’horizon environné de ténèbres s’ouvre toujours sur la terre !

En esquissant les doctrines de ces deux grands hommes, nous avons, pour ainsi dire, marqué la place des diverses philosophies qui se partagent aujourd’hui le monde. Quelles que soient ces philosophies, elles touchent par un point à Platon ou à Aristote ; ils sont le flambeau où viennent s’allumer tous les autres flambeaux. La religion même, charmée de leur sagesse, les a introduits dans son sanctuaire ; Platon y règne par les pères de l’Église, qui reconnaissent en lui la pensée du vrai Dieu, et Aristote par les scolastiques, qui lui empruntent les règles de son argumentation. Sous les noms barbares de nominaux ou d’empiristes, de réaux ou d’idéalistes, ils civilisent le moyen-âge ; puis la lumière se fait, et alors ils reparaissent avec des formes plus dignes et plus philosophiques, mais toujours ennemis, mais toujours prêts à la dispute et au combat, jusqu’au jour où les deux camps se trouvent séparés par un abîme. C’était au dix-huitième siècle ; Locke venait de fonder sa doctrine sur une ligne d’Aristote. Hume s’empare de cette doctrine ; son œil perçant en mesure les ténébreuses profondeurs, et il la développe au profit du matérialisme et du néant. Ce fut le dernier terme de la philosophie d’Aristote, comme le dernier terme de la philosophie de Platon avait été l’idéalisme fantastique de Berkeley. En philosophie comme en optique, il y a certaines combinaisons où la lumière produit les ténèbres !

CHAPITRE II.

DES AUTEURS QUI ONT TRAITÉ DU PRINCIPE DE CERTITUDE.
DE LA SÉPARATION DES FACULTÉS DE L’ÂME ET DES FACULTÉS DE L’INTELLIGENCE.
ROUTES NOUVELLES À OUVRIR EN PHILOSOPHIE.

Maintenant il ne nous reste plus qu’à signaler des noms et à copier des titres ; les deux camps sont ouverts, les deux bannières sont déployées : ici Platon, là Aristote ; ici Descartes, Mallebranche, Leibnitz, Bossuet, Fénelon, J.-J. Rousseau ; là Spinosa, Locke, Hume, Diderot, Helvétius. Ne redoutez ni la violence des pensées ni l’immoralité des doctrines ! Si vous lisez tout, il n’y a point de péril, car toutes les fausses philosophies ont rencontré leurs antagonistes et leurs vainqueurs ; le mal lui-même a produit le bien en devenant l’occasion des vérités qui le réfutent. Si Hume n’avait pas écrit ce livre désespérant, dernier mot du matérialisme, qui nous rabaisse au niveau de la brute, Kant n’eût jamais développé ces considérations sublimes sur l’entendement, qui replacent le genre humain en présence de Dieu, et le scepticisme croirait encore avoir des arguments invincibles !

Au reste, notre indifférence pour toutes les doctrines furibondes qui ont ravagé le dernier siècle est une garantie suffisante contre ces mêmes doctrines. Voici un fait dont la portée est immense : à mesure que nos mœurs se matérialisent par le bien-être industriel, notre philosophie s’épure et se spiritualise par l’action toute-puissante, quoique inaperçue, de Platon et de l’Évangile. Aujourd’hui Locke et Hume, d’Holbach et Helvétius sont morts. Si le temps a épargné les écrits des deux premiers, c’est que ces écrits ont fondé une école. Mais cette école, qu’a-t-elle produit depuis cinquante ans ? rien de supérieur, pas un de ces livres qui jettent l’effroi dans les âmes et qui les forcent à la lutte et à la victoire. Ainsi le combat des deux doctrines touche à sa fin ; les raisonnements qui dégradent l’homme, les sophismes qui méconnaissent Dieu, se sont épuisés, et il a bien fallu reconnaître que leur source était toujours les ténèbres, toujours l’ignorance, puisque toujours ils se sont évanouis devant la lumière !

Notre catalogue renferme donc les supériorités de chaque école. Mais, dira-t-on, pourquoi tant d’écoles rivales ou ennemies ? pourquoi ces doctrines qui se succèdent et s’effacent sans cesse ? pourquoi Descartes après Aristote, Locke après Descartes, Kant après Locke, Ficht après Kant, Schelling après Ficht, Heggel après Schelling ? Si la vérité était trouvée, il n’y aurait qu’une école, et dans cette école qu’une doctrine. Or, si la vérité n’est pas trouvée, tous ces livres sont inutiles ; il faut laisser la tablette vide, ne pas surcharger notre mémoire, et attendre l’heure suprême où la science nous sera donnée !

Oui ! mais alors que devient l’histoire de la philosophie ? comment l’ignorance du passé servira-t-elle aux progrès de l’avenir ? C’est un grand pas vers la vérité que d’avoir épuisé beaucoup d’erreurs. Vous dites : La philosophie pose les plus graves questions sur l’origine des êtres, la cause première, la nature de l’âme, le monde invisible, mais elle n’en résout aucune. Cela est douloureux sans doute, et cependant il ne faut pas trop s’en affliger, car au fonds il importe peu que l’homme puisse résoudre ces questions ; ce qui importe, c’est qu’il ait pu se les faire. Elles prouvent que l’infini est dans son âme, par conséquent que son âme ne mourra pas ; elles le font grand, parce qu’elles constatent, même dans ses doutes, que sa mission était d’apporter l’idée de Dieu sur la terre.

Puis il n’est pas irrévocablement décidé que ces questions doivent rester à jamais sans réponse. Ce qui est décidé, c’est que les routes suivies jusqu’à ce jour, sont sans issue et qu’il est temps d’en ouvrir une nouvelle ; ce qui est décidé, c’est que les erreurs du passé, les impuissances des doctrines, tiennent à l’oubli de deux choses fondamentales et vers lesquelles toutes les forces philosophiques doivent se diriger :

1o Établir le principe de certitude, c’est-à-dire trouver un criterium de vérité hors de l’atteinte des passions et des falsifications humaines.

2o Séparer avec soin les facultés de l’âme des facultés de l’intelligence, c’est-à-dire séparer dans l’homme ce qui appartient à l’homme de ce qui appartient à l’animal.

La découverte du premier principe ramènerait toutes les philosophies à l’unité.

La découverte du second ferait cesser le combat du spiritualisme et du matérialisme ; elle anéantirait ce dernier en lui concédant toutes ses objections.

Or, l’étude des livres de philosophie doit produire cette conviction, que le principe de certitude n’existe ni dans la logique, qui a des arguments égaux pour le mensonge et pour la vérité ; ni dans l’assentiment du genre humain, qui a consacré l’idolâtrie et l’esclavage, ces deux grandes erreurs des temps antiques ; ni dans la parole du maître, qui est ondoyante et passionnée ; ni dans les abstractions métaphysiques, qui ont toutes leurs antinomies. Où donc le chercher, ce principe, si ce n’est dans l’étude de la nature et dans la découverte de ses lois ? La nature étant l’œuvre de Dieu, les lois de la nature sont sa pensée, et cette pensée les yeux de tous les hommes peuvent la voir, sans qu’aucune volonté humaine puisse la falsifier ou l’effacer.

Appuyer la philosophie sur les lois de la nature, c’est donc introduire la sagesse divine dans la sagesse humaine, c’est présenter les œuvres de notre intelligence à la lumière de l’intelligence qui a créé le monde !

Ainsi nous sommes ramenés encore une fois à l’étude des lois de la nature. Désormais l’office du philosophe sera de les découvrir et de les formuler. Puis, la loi étant découverte, il suffira de l’opposer à nos conceptions pour en faire disparaître les erreurs. Ainsi le paradoxe de Rousseau sur l’état sauvage, qu’il confond avec l’état de nature, se trouvera réfuté par la seule exposition de la loi de sociabilité du genre humain. L’état de nature pour le tigre, c’est le développement de toutes les facultés du tigre ; l’état de nature pour l’homme, c’est le développement de toutes les facultés de l’homme. Or, pour accomplir ce développement, il faut qu’il passe de l’amour de sa tribu à l’amour de l’humanité, de l’adoration d’un fétiche à la contemplation de Dieu. Dans l’état sauvage le tigre est complet ; l’homme n’est complet que dans l’état de société ; pour lui, la loi de la nature, c’est la civilisation !

Mais l’homme a deux manières de s’étudier ; dans le genre humain et dans lui-même. Pour peu qu’il ait exercé la vie, il a senti sa double nature, révélée par le combat intérieur et par le vide des passions terrestres qui lui laissent toujours un désir. Il y a donc deux êtres en lui : un animal intelligent qui a des passions et des volontés comme tous les autres animaux ; puis quelque chose de moral qui combat ces passions, qui voudrait s’en rendre maître, arracher l’homme à la matière et le purifier de son animalité. Ce quelque chose de moral, c’est l’âme.

Ainsi le plus grand intérêt de l’homme sur la terre est de connaître son âme, de savoir ce qu’elle est, ce qu’elle peut et à quoi elle aspire. Pour atteindre ce but il n’y a qu’un moyen, c’est de la séparer de toutes les autres facultés humaines ; or, cette séparation s’opère par ce principe : Aucune des facultés que l’homme partage avec les animaux n’appartient à l’âme.

Si nous trouvons des facultés qui soient communes à l’homme et aux animaux, et qui toutes soient matérielles, elles pourront être le résultat de l’organisation.

Si nous trouvons des facultés qui n’appartiennent qu’à l’homme, et qui toutes soient spirituelles, il faudra bien convenir que celles-là ont une autre origine et qu’elles sont indépendantes de la matière.

Les animaux ne possèdent pas seulement l’instinct, ils possèdent encore l’intelligence ; comme nous ils reçoivent des sensations, comme nous ils perçoivent des idées qu’ils conservent dans leur mémoire, comme nous ils ont une volonté et des passions terrestres. Jetés comme nous sur ce globe, dont ils possèdent une partie, ils y développent mille industries diverses, ils y travaillent, ils y combattent, ils y tuent, toujours comme nous. Mais là s’arrêtent la ressemblance.

Ce qu’ils n’ont pas :

C’est la conscience qui leur reproche d’avoir tué ;

C’est la raison qui nous rend sensibles à la vérité ;

C’est le sentiment de l’infini, que le temps et l’espace ne sauraient satisfaire ;

C’est le sentiment du beau, dont le type, entrevu au ciel, n’a point de modèle ici-bas ;

C’est enfin le sentiment moral qui s’attaque à toutes nos volontés mauvaises.

Voilà ce qui est dans l’homme et ce qui n’est pas dans les animaux ; voilà l’âme humaine indépendante de l’organisation et de la matière ; c’est elle qui jouit de la vérité ; c’est elle qui repousse le crime, la haine, la vengeance, et dont l’élan sublime triomphe de toutes nos passions terrestres ! c’est elle enfin qui nous ouvre le monde invisible : ces cinq rayons s’élèvent jusqu’à Dieu[2] !

Tels sont les principes qui doivent un jour servir de bases à toutes les philosophies et qui seuls peuvent en assurer les progrès ; et ces principes, ce n’est pas nous qui les posons, c’est Dieu lui-même qui les a gravés dans le grand livre de la nature.

CHAPITRE III.

DES LIVRES DE HAUTE POLITIQUE, ET, ENTRE AUTRES, DE LA RÉPUBLIQUE DE PLATON.

La philosophie n’est pas seulement l’étude des lois morales qui doivent assurer le bonheur de l’individu, elle est encore la découverte des lois sociales qui doivent assurer la prospérité des peuples ; alors elle prend le nom de politique. Heureux quand ce nouveau nom n’efface pas jusqu’au souvenir de son origine !

Un des faits les plus merveilleux des temps antiques, c’est l’apparition de la liberté sur la terre, aux confins de l’Asie, c’est-à-dire au milieu des nations esclaves, en face des despotes qui les écrasaient. Quelques familles échappées à la tyrannie universelle osent concevoir une idée dont le passé ne leur offrait aucun exemple, l’établissement de la liberté dans les limites de la loi, au lieu de l’obéissance sans limites aux caprices du tyran. Ce fut un jour de grâce pour l’humanité que celui où une cité libre s’éleva pour la première fois sur le sol de la Grèce. Alors commence une nouvelle période dans l’histoire du genre humain. Deux systèmes politiques sont en présence : d’une part, le pouvoir sans bornes qui opère sur les masses comme sur une matière inerte, sur une chair inanimée ; d’autre part, la liberté glorieuse qui donne à l’homme une famille, une patrie, et à cette patrie des héros ! Tels sont les deux systèmes qui, avec les modifications qu’entraîne le temps, se sont peu à peu partagé le monde, en sorte qu’après trois mille ans nous nous sommes retrouvés dans la même situation où étaient autrefois la Grèce et l’Asie. Seulement le spectacle a changé de place, il a passé de l’Orient à l’Occident ; les peuples libres ont fait d’immenses progrès, et le point lumineux du globe s’est agrandi !

Tout nous vient de la Grèce ! Sur le même sol, les peuples reçurent la vie, la liberté et la lumière. Déjà nous avons remarqué que la philosophie y eut son berceau ; observation incomplète, si nous n’ajoutions à cette heure qu’elle n’y était née qu’après la liberté ; et cela devait être, car c’est seulement chez les peuples libres que la vérité peut naître !

Ce chapitre de notre catalogue nous révèle un fait bien douloureux ; c’est que, après trois mille ans d’essais législatif et de travaux politiques, la science sociale n’est guère plus avancée qu’au point de départ. Le progrès des peuples a été plus grand que celui des législateurs. Platon et Aristote, Solon et Lycurgue, n’ont été ni surpassés ni égalés dans l’ensemble de leurs œuvres ; les créateurs de la science en sont restés les maîtres et les régulateurs !

Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de poser le problème que les philosophes de l’antiquité ont cherché à résoudre :

Former une société où chaque citoyen occupe la place de son intelligence, et où la vertu soit éternellement portée au suprême pouvoir !

Il s’agit ici de détruire le privilége de la naissance et d’établir l’aristocratie de la sagesse et du talent.

Platon résout le problème en fondant une éducation qui organise le classement des races d’or, d’argent et d’airain, lesquelles races ont chacune leur fonction dans sa république.

Il faut oser le dire ; en prenant l’argent pour base de l’élection, les législateurs des temps modernes ont moins bien résolu le problème. Comment la richesse serait-elle la mesure du mérite et du patriotisme, elle qui, semblable aux Harpies d’Homère, corrompt tout ce qu’elle touche ? Nous avons matérialisé la loi, comme D’Alembert avait matérialisé la science ; en sorte qu’un beau jour la banque s’est trouvée au sommet de l’édifice social, à peu près comme l’apothicairerie au sommet de l’arbre encyclopédique !

Cette triste solution est la suite du mauvais système dans lequel nous sommes entrés. Nous faisons des lois avant de former un peuple, c’est-à-dire avant d’avoir une éducation qui produise des hommes. Ce n’est pas ainsi que procède Platon ; il commence par créer le peuple qu’il veut gouverner, il le prend au berceau, il lui ouvre une école ; sa république n’est qu’un traité d’éducation nationale, la source et la vie de ses institutions. Mais cette éducation, quelle est-elle ? est-ce, l’enseignement des sciences et des langues, de la logique et de la rhétorique ? non, non. Il faut des appuis moins frêles au disciple de Socrate. C’est l’étude du beau, du bon, du juste, c’est l’amour de la vérité et de la vertu. Il s’agit tout simplement de développer les plus généreuses, les plus nobles inspirations de l’âme humaine, de faire des hommes dignes de ce nom. Et voilà cependant ce que le monde persiste à flétrir des épithètes injurieuses de rêves et d’utopies platoniques ! Que faire ? apprendre aux hommes à se moins mépriser eux-mêmes !

Après Platon il faut toujours nommer Aristote. Celui-ci a écrit de la science politique et non de l’éducation. Son but n’était pas de tracer le tableau idéal d’un gouvernement parfait[3], mais d’examiner l’esprit des lois de tous les gouvernements, libres ou despotiques, qui se partageaient alors le globe ; et dans cet examen il développe une sagacité si profonde qu’elle ressemble quelquefois à la perversité. Que Platon peigne la tyrannie, c’est pour en inspirer l’horreur ! Sans s’arrêter aux magnificences du pouvoir, à ses voluptés, à ses richesses, que le vulgaire adore, il va droit au cœur du tyran, il en sonde les plaies, il en étale les haines, les peurs, les satiétés, les remords, et à la face du monde il déclare que cet homme environné d’esclaves et de bourreaux, cet homme devant lequel la terre se tait et se prosterne, est la plus misérable des créatures. Aristote aussi peint le tyran, mais c’est pour le guider dans la carrière du crime, c’est pour soumettre son règne à des principes qui le fasse durer. Tout Machiavel est sorti du cinquième livre de la Politique. Mais pour tempérer cette accusation, hâtons-nous de le dire ; dans ce même ouvrage Montesquieu a trouvé l’idée première de son livre immortel.

Ainsi Platon et Aristote se rencontrent encore à la tête de la politique, et là, comme en philosophie, ils forment deux écoles bien tranchées. À Aristote appartiennent Machiavel, Hobbes et Locke ; à Platon appartiennent Cicéron, Thomas Morus, Harrington, Fénelon, J.-J. Rousseau, Filangieri, Bernardin de Saint-Pierre, ces véritables amis de la liberté et de l’humanité ; car c’est une chose bien remarquable que tous les philosophes qui ont écrit pour nous rendre libres et heureux estimaient les hommes et croyaient à la vertu, tandis que les philosophes qui se sont faits les professeurs politiques du despotisme et de la tyrannie n’avaient foi qu’au crime et méprisaient l’humanité.

Tous nos progrès politiques se concentrent dans trois grands faits : la suppression de l’esclavage, cet élément hideux des vieilles républiques ; la liberté de conscience, conquête du dernier siècle, et l’amour des hommes qui a élargi le cœur de l’homme. Dans le monde antique il y avait des cités rivales, des peuples ennemis ; dans le monde moderne, il y a un genre humain ! Voilà les progrès des nations civilisées depuis deux mille ans. Nous disons des nations civilisées en nous hâtant de faire une exception bien triste, et que toutefois nous ne pouvions taire dans un livre dont le but est de signaler la marche de l’intelligence et de la raison sur le globe !

Strabon raconte qu’au marché de Délas en Cilicie il se vendait souvent dans un seul jour jusqu’à dix mille esclaves pour le service des citoyens de Rome. Aujourd’hui ces marchés publics d’âmes humaines n’existent plus que dans quelques contrées barbares, mais les acheteurs, mais les détenteurs de la marchandise existent encore dans des contrées civilisées. Faut-il le dire ? aux rives du Nouveau-Monde, sous la double lumière de l’Évangile et de la liberté, un peuple s’est rencontré, dont la loi consacrait l’avilissement d’une race entière. Cette loi, elle dit à l’esclave : Tu seras puni si tu oses avoir de l’intelligence ; elle dit au maître : Tu seras puni si tu laisses une âme à ton esclave. Le tuer, tuer un homme ou lui apprendre à lire, deux crimes égaux aux yeux du législateur, et qui encourent la même peine. Ainsi l’homme pour posséder l’homme est réduit à le dégrader et à se dégrader soi-même. Un crime l’entraîne à un autre crime. « Marche, marche, dirait Bossuet ; qui achète un esclave, commence son meurtre ; marche, marche, la route de sang est ouverte ! Alors au bruit de l’émeute, aux cris des victimes, ces peuples nous apparaissent dansant autour des bûchers et brûlant des hommes vivants, comme les races sauvages dont ils ont usurpé les forêts ! Marche, marche, il manque encore à la fête, le festin des cannibales ! »

CHAPITRE IV.

DES AUTEURS D’UTOPIES PARMI LES MODERNES.
THOMAS MORUS ET FÉNELON.


Nous l’avons dit, tous les progrès de l’humanité sont dus à l’école de Platon. On lui a reproché de rêver des perfections idéales, et cependant rien n’est plus positif que ses doctrines. Loin de s’appuyer sur le vide, comme on l’a dit, elles s’appuient sur le sentiment du beau qui éclate dans tous les hommes, et leur point de départ est toujours un fait accompli. Et en effet la République n’est que le développement perfectionné d’une législation déjà connue. Platon perfectionne les institutions de Lycurgue, Cicéron les institutions de Rome, Harrington les institutions de l’Angleterre, Thomas Morus les formes usées des anciennes républiques, et Fénelon lui-même, que fait-il autre chose que fondre ensemble le pouvoir absolu de Louis XIV avec les lois paternelles d’Henri IV et les réglements agricoles du grand Sully !

Ainsi donc rien de plus positif que ces législations idéales ; les rêves des gens de bien sont déjà les mœurs des nations ; nous leur devons le petit nombre de principes naturels qui ont humanisé l’Europe. C’est dans l’utopie de Thomas Morus que se trouve le premier appel à la liberté de conscience dont nous jouissons aujourd’hui. Et quelle douleur lorsqu’on vient à songer que le grand homme porta sa tête sur l’échafaud, pour avoir pensé autrement que le roi sur une question théologique.

Que blâmez-vous dans ce projet de république ? une perfection qui paraît au-dessus de l’humanité ! Avancez toujours vers le modèle et bientôt vous demanderez à le surpasser. Les vérités sublimes d’un siècle sont les vérités populaires des siècles suivants, et que de choses encore le temps y ajoute !

On s’étonnera peut-être de trouver le Télémaque parmi les livres de haute politique ! Les bibliographes l’ont placé à la suite des poèmes d’Homère, et nous à la suite du poème de Platon. En effet le Télémaque est une utopie monarchique, comme le dialogue sur la justice est une utopie républicaine. Mais de plus c’est un poème à la manière de l’Iliade et de l’Odyssée ; admirable ouvrage, le seul peut-être où soient venues se fondre à la fois les inspirations poétiques et politiques des deux plus grands génies de l’antiquité ; résumé sublime de Platon et d’Homère agrandi de l’amour du genre humain, vivifié des flammes de l’Évangile !

Télémaque, c’est le gouvernement despotique divinisé par la sagesse du despote.

Et toutefois cette utopie qui scandalisa le grand siècle n’était, comme nous l’avons remarqué, que l’histoire écrite des dix dernières années du siècle qui venait de s’écouler. Législateur d’une cité imaginaire, Fénelon pouvait dire au duc de Bourgogne : « La cité véritable a existé. » Et en effet le gouvernement de Salente, c’est le gouvernement d’Henri IV idéalisé par une belle imagination. La France était dévastée par la guerre ; Sully imagine de la régénérer par l’agriculture. Son but est de donner à la royauté toute l’austérité des mœurs républicaines. Il repousse les arts du luxe, les frivolités de la richesse, les industries qui amollissent, repeuple les campagnes aux dépens des villes, surtout aux dépens de la cour, et ne veut que des pâtres, des laboureurs et des soldats ! Le labour et le pâturage disait-il, sont les deux mamelles de l’État. Eh bien ! Fénelon n’a pas d’autres principes, et n’établit pas d’autre félicité dans son royaume imaginaire. Voyez la surprise de Télémaque en revenant à Salente après une longue absence ; ces campagnes qu’il a laissées incultes et désertes, il les retrouve peuplées d’ouvriers diligents et cultivées comme un jardin. L’aisance a remplacé la misère, et les yeux charmés rencontrent partout la fraîcheur, la joie et la fécondité. Mais à peine il entre dans la ville que son admiration cesse : la magnificence, le luxe, cette multitude d’artisans pour les délices de la vie qui donnait à Salente une apparence de prospérité, tout a disparu. Alors Mentor lui dit comment les habitants superflus de la ville sont venus peupler les campagnes ; comment les propriétés se sont multipliées en se divisant, et comment cette multiplication si douce et si paisible des biens de la terre a plus augmenté le royaume que n’aurait fait une conquête. Ainsi les mœurs sont changées, l’agriculture et le bien-être ont fait un nouveau peuple ; peuple de laboureurs qui aime la paix, peuple paisible qui ne craint pas la guerre : les terres bien cultivées sont toujours bien défendues. Eh bien ! ce tableau délicieux est emprunté mot à mot aux mémoires de Sully[4], et cette réforme républicaine, proposée aux rois comme le type d’une perfection idéale, le grand ministre l’avait rêvée et exécutée.

Ainsi rien d’illusoire dans la politique de Télémaque. Il y avait alors à la cour des hommes qui auraient pu la reconnaître, car ils en avaient joui ; mais tout s’oublie si vite en France que Louis XIV lui-même, le petit-fils d’Henri IV, ne voulut voir dans l’auteur de ce livre que l’esprit le plus chimérique de son royaume. Le grand roi ignorait sa propre histoire !

Un siècle s’écoule, et il arrive un jour ou toutes ces chimères se trouvent réalisées et dépassées. Alors des idées plus larges, suite nécessaire de l’influence du Télémaque, deviennent le foyer du nouveau siècle. La paix religieuse garantie par la liberté des cultes, l’humanité dans la justice garantie par l’établissement du Jury, l’affranchissement du peuple garanti par l’égalité devant la loi, la prospérité générale garantie par la division des propriétés, et cette division garantie par le partage égal des biens du père entre les enfants ; enfin le despotisme devenu impossible, en présence de la représentation nationale, du vote de l’impôt et de la presse libre ; tout cela fut aussi traité de chimère il y a cinquante ans, et voilà que ces chimères prennent un corps au milieu de l’Europe.

Mais que nous sommes loin encore de la perfection à laquelle nous devons atteindre ! Quelle route immense à parcourir avant d’arriver à la connaissance des lois de la nature et à leur introduction dans nos codes politiques ! Qui résoudra le grand problème d’élever la vertu au pouvoir et l’intelligence à la vertu ? Qui organisera l’élection populaire sur des bases favorables à la liberté et non à la licence ? Qui décidera enfin cette grave question du progrès social ; c’est à savoir si le progrès existe dans le triomphe de la démocratie sur l’aristocratie, ou des patriciens sur les plébéiens ? toutes choses puissamment débattues et non encore décidées. Seulement une vive lumière a éclairé le siècle : tout à coup la loi morale et providentielle de l’histoire a été entrevue ; nous avons pu reconnaître le but vers lequel nous marchions, et nous avons pressenti que ce but est le triomphe de la cause des peuples dans le genre humain !

À présent il ne nous reste plus qu’un progrès à signaler : la suppression graduelle de la guerre sur le globe. Henri IV osa s’élever jusqu’à cette pensée. Le vainqueur d’Ivri et de Coutras rêvait la paix universelle : tous les grands États de l’Europe se seraient fédérés sur le modèle des petits États de la Suisse, et de cette réunion de tant de royaumes divers on aurait vu sortir la république européenne. Une armée formidable devait maintenir l’ordre au dehors ; au dedans un sénat de rois aurait jugé les différends des rois. Projet sublime, tranché par le poignard d’un assassin, mais qui heureusement ne fut pas perdu pour l’humanité. Fénelon le recueille dans le Télémaque où il complète les institutions de Salente, et l’abbé de Saint-Pierre en fait le sujet d’un de ces livres qui lui ont mérité le titre d’homme de bien. Aujourd’hui cette sainte pensée est tombée du cœur des sages au cœur des peuples, et le jour n’est pas loin où elle fera sa révolution dans le monde civilisé. Alors l’Europe ne formera plus qu’une seule nation partagée en douze ou quinze gouvernements libres, les États-Unis du vieux monde. Alors plus de guerre, plus de ravages, plus de condamnation à mort prononcée par un homme contre un peuple ; plus d’armées chargées d’exécuter la sentence terrible d’un despote : ces grands carnages politiques seront à jamais effacés de l’histoire des hommes, et la pensée de Dieu règnera sur la terre.

CHAPITRE V.

DES LIVRES D’ÉCONOMIE POLITIQUE. — QUESNAY. — TURGOT. — DUPONT DE NEMOURS. — SMITH. — MALTHUS. — GODOWIN. — RICARDO.

Une dernière division du grand chapitre de la philosophie nous reste à examiner ; elle porte le titre d’Économie politique, science dont le but spécial est de créer les éléments matériels du bien-être, comme le but de la politique pure est de garantir les intérêts moraux de la société.

Cette science n’est pas nouvelle ; Aristote et Xénophon en ont posé les bases au sein même de la famille. Vous entrez dans la maison d’un simple citoyen ; vous y voyez le mari et la femme, l’un occupé à calculer, à multiplier les produits de son industrie, ou les biens plus doux de la terre ; l’autre empressé à les recevoir, à les conserver, à établir l’ordre dans la distribution et l’économie dans l’abondance. Au milieu de ces tableaux gracieux d’un ménage bien uni, d’une maison bien ordonnée, Xénophon établit les principes de la science ; il peint les relations patriarcales du maître et de l’ouvrier, de la femme et du serviteur ; toutes les scènes de la vie active des villes, toutes les scènes de la vie laborieuse des champs ; le commerce, les échanges, les semailles, les moissons, l’hospitalité, le culte des dieux ; il n’oublie rien de ce qui peut enrichir ou sanctifier une maison. Or, cette science qu’il développe avec tant de charmes prend le nom d’économie domestique lorsqu’elle règle le ménage d’un citoyen, et le nom d’économie politique lorsqu’elle règle les affaires de l’État. Les mêmes vertus qui font prospérer une famille assurent la fortune d’un pays !

Telle fut la science à son origine : vous diriez d’un traité de morale familière et religieuse ; la prospérité y naît de l’ordre, la richesse de la vertu. Dieu y prodigue ses biens aux bonnes consciences, et l’économie politique y est présentée comme l’accomplissement de tous les devoirs de l’homme et du citoyen.

Il ne faut cependant pas croire que les recherches spéculatives sur l’origine des richesses et sur les moyens de les multiplier dans la cité par le privilége, le commerce ou les prohibitions, fussent inconnus des anciens. Aristote a traité ce sujet sous le nom de chrematistique, ou science des richesses, et c’est dans son traité de la politique que nos savants ont puisé les premiers éléments de notre économie industrielle.

Cette science peut citer de grands noms. Nous en avons choisi sept qui représentent toutes les écoles et qui en signalent à la fois la création et les progrès. Ainsi notre catalogue renferme les ouvrages de Quesnay, Turgot, Dupont de Nemours, Smith, Malthus, Godowin et Ricardo ; véritable encyclopédie d’économie politique que nous ferons précéder d’un essai sur la philosophie de la science. C’est à dessein que nous avons omis dans cette liste le nom de J.-B. Say, disciple fidèle de Smith, interprète souvent heureux de ses doctrines ; sa médiocrité perce partout, et jamais dans ses meilleurs ouvrages il n’a pu s’élever au-dessus du rôle de commentateur. Qui a lu Smith n’a rien à apprendre de Say.

Revenons aux ouvrages portés dans le catalogue. Quesnay s’y trouve en première ligne, et cela à juste titre, car il est le véritable fondateur des doctrines d’économie politique admises aujourd’hui dans toute l’Europe. Le premier il combattit l’école mercantile qui s’appuie du monopole et du privilége ; le premier il chercha l’origine de la richesse dans la double liberté de l’agriculture et de l’industrie. La devise de son école est : « laissez faire et laissez passer ; » devise célèbre, devenue l’expression de la science, et dont l’accomplissement graduel renferme tous les progrès de l’avenir !

Turgot, Mirabeau (l’ami des hommes), Morellet, Gournay, furent les promoteurs les plus ardents de la doctrine, et Dupont de Nemours la formula dans un livre intitulé : Physiocratie ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain.

Les adversaires du système physiocratique furent en France, Condillac[5] et Mably[6] ; en Allemagne, Mozer, Springer, Pfeiffer ; en Italie, Briganti et Galiani. Puis vint Adam Smith qui le compléta, le rectifia et l’établit.

Quesnay, réduisant tout à l’agriculture, avait trouvé l’origine des richesses dans le revenu net de la terre. Smith y ajouta l’industrie manufacturière et commerciale. La division du travail, l’échange facile de ses produits, la formation des capitaux mobiles, et la sage répartition de toutes ces choses, tels sont, d’après Smith, les éléments de la richesse publique et privée. Comme les économistes de l’école française, il proclame le laissez faire et le laisser passer ; il attache la prospérité matérielle des peuples au même principe qui assure leur prospérité politique, la liberté !

Parmi ses disciples il faut distinguer Ricardo et Malthus. Nous dirons peu de chose du premier : son observation sur l’inégalité productive des différentes espèces de terres a été féconde ; mais ses formes sont abstraites, sa méthode est aride, et c’est dans son livre surtout que l’économie politique cesse d’être une science morale et devient une science mathématique.

Venons à Malthus, disciple de Smith, qui a égalé son maître, mais en ouvrant une route nouvelle.

Tous les législateurs anciens et modernes ont encouragé le mariage et récompensé la fécondité, s’appuyant de ce principe que l’accroissement des populations est un signe certain de prospérité dans l’État. C’est ce principe consacré par les siècles et recommandé par les plus illustres philosophes, que Malthus est venu soumettre à l’examen le plus sévère de la science. Armé de faits écrasants empruntés soit à l’histoire, soit à la statistique de tous les peuples, il établit que les encouragements donnés à la population entraînent les plus grands malheurs lorsqu’ils ne sont pas accompagnés de l’accroissement immédiat des moyens de subsistance. Idée nouvelle, vérité fondamentale, dont le but n’est pas d’arrêter les progrès de la population, mais de favoriser les développements de l’agriculture, cette source du bien-être et de la vertu des peuples. Idée nouvelle, vérité fondamentale, lumière brillante du législateur qui doit modifier dès à présent toutes les utopies, tous les projets conçus pour l’amélioration du genre humain !

Jusque-là Malthus ne blesse ni la vérité ni l’humanité ; mais quelle chute profonde lorsque, exagérant la puissance de son principe, il établit que la population du globe est fatalement progressive, d’où il résulte qu’il y a dans l’avenir un jour inévitable où les produits de la terre ne suffiront plus au genre humain : et ce jour est d’autant plus près que les peuples auront acquis plus de vertus et jouiront de plus de bonheur ! Réalisez vos utopies, faites fleurir les sciences, anéantissez les vices, les ambitions, les corruptions, toutes les maladies du corps et de l’âme ; maudissez, supprimez la guerre et ses horribles gloires, le principe de l’accroissement progressif de la population est là pour tout engloutir. Plus vos perfectionnements le favorisent, plus vous accélérez votre perte ; la faim se place toujours au bout de la carrière, en sorte que les triomphes de la vertu et de la raison conduisent droit à l’anthropophagie.

Telles sont les idées de Malthus sur la population ; il a douté de la Providence ; il a fait la science athée. Ce qu’il prévoit, lui, faible créature, il n’a pas imaginé qu’un Dieu ait pu le prévoir ; et voilà que celui qui a dit à la mer : Tu viendras jusque-là, tu n’iras pas plus loin, est resté sans puissance ou sans prévoyance devant les flots des générations. Ainsi procède le disciple de Smith. Il ne s’aperçoit pas que ses calculs le conduisent à l’absurde, et, sans rougir, sans s’étonner, il accepte ce double résultat de sa doctrine que le crime seul peut sauver le monde, et que le perfectionnement physique et moral de l’homme est le plus grand malheur de l’humanité !

On peut voir la réfutation scientifique de ces paradoxes dans le livre de Godowin et dans les excellentes recherches de M. Aubert de Vitry sur les vraies causes de la misère et de la félicité publiques[7]. Quant à nous, il nous a semblé que les résultats du système détruisaient le système, suivant ce principe dont jamais la vérité ne fut démentie, que toutes les doctrines immorales sont fausses et que les doutes sur la bonté de Dieu sont des faiblesses de notre intelligence. Tout comprendre, ce serait tout adorer !

L’économie politique est peut-être la science qui a le plus d’avenir, mais aussi c’est la science qui a le plus d’ennemis à combattre et de tyrannies à renverser. Adversaire redoutable des prohibitions qui isolent les peuples et des monopoles qui maintiennent leur misère, elle repousse tous les systèmes qui tendent à concentrer sur un seul point les bienfaits de la nature ; elle se place non dans une ville, non dans un royaume, mais au centre du monde pour en ouvrir les routes, en aplanir les barrières, en libérer les fleuves, pour en distribuer généreusement les productions naturelles et industrielles à toutes les nations de la terre. Son point de vue est l’intérêt du genre humain, son avenir la liberté universelle, et son but l’accomplissement des lois de la nature.

En effet la variété des productions terrestres est le grand lien social des nations. La nature a établi entre tous les climats comme une balance providentielle de ses richesses. Ce qu’elle donne aux montagnes elle le refuse aux vallées ; ce qu’elle donne au Nord, elle le refuse au Midi, en sorte que si vous jetez les yeux sur l’immensité du globe, vous voyez chaque peuple occupé d’une culture dont la moisson est promise à un autre peuple, ou d’une industrie qui tient à son sol et dont le commerce du monde réclame les produits.

L’homme est insatiable dans ses désirs, immense dans ses besoins. Pour le nourrir ce n’est pas trop des habitants des airs, des eaux, des bois et de toutes les productions de la terre ; pour le vêtir ce n’est pas trop de l’écorce des plantes et de la toison des animaux tissées et façonnées par l’industrie de tous les peuples ; il lui faut l’or du Potose, les diamants de Golconde, les perles des mers orientales ! Son avidité trouve des richesses jusque dans la dépouille des plus vils insectes ; la mouche de l’opuntia lui donne la pourpre et la chenille du mûrier lui file sa parure.

Peut-être les moralistes se sont-ils trop hâtés de flétrir cette passion envahissante ; ils n’ont pas vu qu’il y avait là une loi de la nature dont le but était de civiliser le monde en appelant les nations à se connaître et à s’aimer. En effet, la nature a donné une limite aux besoins de tous les animaux, limite qui est précisément le terme de leur puissance ; elle n’en a point donné aux besoins de l’homme. Jeté nu sur le globe, il ne reçoit en naissant d’autre arme que le désir de tout posséder ; l’origine de sa grandeur est dans la misère qui le force à la conquête du monde ! Sa nudité l’a fait roi.

Ainsi la loi qui varie et disperse les productions de la nature est en rapport avec l’immensité des désirs et des besoins de l’homme ! elle établit les relations des peuples et confédère le genre humain.

Et ce qui prouve le dessein de la Providence, c’est que les mêmes latitudes du globe dans les deux hémisphères ne produisent ni les mêmes plantes ni les mêmes animaux !

Et ce qui prouve la bonté de la nature, c’est la surabondance des produits spéciaux de chaque climat, en harmonie non avec les besoins de ceux qui les recueillent, mais avec les besoins de tous les peuples de l’univers !

L’économie politique est donc une science large, universelle, fraternelle ; elle repose d’une part sur la loi physique, qui assigne à chaque climat des produits divers, et d’autre part sur la loi morale qui ne fait qu’une seule famille du genre humain.

Voyez sortir des ports de l’Europe et de l’Asie cette multitude de vaisseaux, ceinture animée du globe. Les uns ont le soleil au zénith, les autres ne le voient qu’à l’horizon, ou voguent aux lueurs des aurores boréales. Tous vont distribuer les productions des divers pays entre des peuples qui ne se sont jamais vus. Le triste Lapon dissipe ses ennuis avec le tabac que lui envoie le planteur brésilien, et il pare sa compagne d’un mouchoir teint en rouge sur les bords du Gange. L’hermine tuée dans les neiges du Kamtschatka enrichit le doliman des princes de l’Asie, et le nègre de l’Afrique échange sa poussière d’or contre des barres de fer coulées en Sibérie ou des feuilles de papier blanc qu’il croit faites avec les lames de son ivoire. Partout où l’homme peut pénétrer, il est sûr de rencontrer quelques richesses nouvelles. Ici ce sont des moissons de cannes à sucre, là des prairies d’indigo bleuâtre et des forêts de cotonnier. Ailleurs la cochenille, ailleurs le cannellier ; plus loin les gousses du cacao et les siliques de la vanille. Un cercle de thé fume depuis la Chine jusqu’en Angleterre, et les parfums de la fève de Moka se répandent à la fois sur l’Asie et sur l’Europe, tandis que les vins joyeux de France pétillent dans la coupe de toutes les nations !

Eh bien ! ces trésors de la nature que la Providence fait ressortir à la moralité, à la civilisation de la grande famille humaine, des prohibitions insensées les circonscrivent et les arrêtent aux frontières de chaque peuple. Partout vous voyez les gouvernements établir des lignes contre le bien-être et l’abondance, comme ils en établiraient contre la peste. Ici des sentinelles repoussent à coup de fusil le blé qui nous arrive de l’étranger et dont les riches convois feraient tomber, dit-on, le pain à trop bas prix ; là des bandes de douaniers saisissent et brûlent les tissus de laine et de coton qui auraient couvert la nudité des habitants d’une province. Aujourd’hui on prohibe le bétail pour favoriser les nourrisseurs, demain on prohibera le fer pour favoriser les maîtres de forges, toujours aux dépens des consommateurs. Vainement la loi de la nature donne à chaque climat son produit, à chaque nation son industrie, à chaque territoire sa richesse. La loi du fisc aspire à changer tout cela. Priviléges, monopoles, violences, tarifs onéreux, troupes de douaniers, elle arme tout contre le pauvre, prohibe la marchandise, met à l’index la pensée, poursuit l’intelligence au profit de la tyrannie et les productions industrielles au profit de quelques privilégiés, isole les peuples, et sous prétexte de maintenir la balance du commerce, va soulevant partout des famines et des misères factices, au milieu des richesses de l’univers !

Terminons cet examen en rappelant la belle maxime de Quesnay inspirée par Fénelon : Laissez faire et laissez passer ! Laissez faire et laissez passer ! cela veut dire : plus de barrières, plus de tarifs ; plus de priviléges, plus de prohibitions, plus de monopoles, plus de douanes ! Laissez faire et laissez passer ! C’est la loi de la nature opposée aux lois humaines, le premier et le dernier mot de la science économique : il résume tout par la liberté !

CHAPITRE VI.

HISTOIRE DE DEUX OUVRAGES D’ÉCONOMIE POLITIQUE, PUBLIÉS SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XIV.
FÉNELON. — VAUBAN. — BOISGUILBERT.

En traitant de l’économie politique nous avons omis à dessein deux ouvrages qui méritent une place à part, non qu’ils soient classiques dans la science, le temps oublieux et ingrat en a presque effacé le souvenir, mais ils signalent les premiers efforts de l’humanité en faveur du peuple, et sous ce rapport surtout ils méritent une mention particulière dans un livre destiné à recueillir toutes les pensées utiles au genre humain !

C’est une théorie nouvelle sur les droits des peuples et les devoirs des rois en matière d’impôts ! C’est aussi l’événement le plus considérable, quoique le moins aperçu jusqu’à ce jour, du siècle de Louis XIV !

Lorsqu’on étudie les œuvres littéraires et philosophiques de ce grand siècle, quelle que soit leur excellence, on y reconnaît l’action de la pensée souveraine qui régnait alors sur l’Europe. Le vieux Corneille, parmi les poètes, est peut-être le seul qui ait échappé à cette étreinte vigoureuse du despotisme royal. Pascal et ses amis y échappent aussi : ceux-là sont des hommes de solitude et de méditation ; ils n’appartiennent à leur époque ni par leurs mœurs ni par leurs œuvres, aussi furent-ils persécutés. Mais ces exceptions une fois reconnues, voyez comme le siècle se transforme pour flatter les oreilles et les yeux du maître. Racine refait la langue trop rude de Corneille, il lui donne cette élégance délicate qui fixe l’attention et l’admiration au point de laisser passer la vérité. Bossuet malgré l’austérité de ses doctrines, Fénelon malgré sa vertu, cèdent au besoin de rendre la piété aimable ; Boileau porte dans la satire littéraire les rigueurs de la tyrannie, et Molière, ce comédien de génie, détrône la noblesse et devient sans le savoir un instrument politique sous la main protectrice de Louis XIV. Le roi, la puissance et les plaisirs du roi, voilà le but où tout arrive. Les hommes d’État, les poètes, les philosophes, les gens de cour remontent au lieu de descendre. C’est une nation polie qui touche à peine à la nation vulgaire, et les essais de la politique, comme les lumières de la science, tout est pour les grands, rien n’est pour le peuple.

C’est donc une espèce de prodige que nous ayons à signaler ici quelques sentiments généreux dirigés vers la foule ! Au milieu de cette multitude de beaux génies, qui sont l’expression de la société, nous apercevons trois hommes privilégiés qui marchent en avant du siècle. Leur mission est de préparer les esprits à des vérités pour lesquelles les rois et les nations ne sont pas encore mûrs. Ils laissent tomber des pensées méconnues de leurs temps, mais qui doivent éclater dans les temps à venir : c’est le lien des deux époques ; la voix des pères qui se fait entendre aux enfants et qui leur prépare un bonheur ignoré du présent. Ces trois hommes qui s’occupèrent de la fortune du peuple dans un temps où la politique ne s’occupait que de la fortune des grands, c’est Fénelon, Vauban et Boisguilbert.

Déjà nous avons signalé le Télémaque comme un livre de haute politique emprunté à une législation réelle. Nous avons dit comment les yeux de Fénelon, fatigué des fausses grandeurs de son siècle, s’étaient tournés avec amour vers ce roi qui fut le père de son peuple, vers ce ministre qui fut l’ami de son roi. Certes, il y avait plus que du courage, il y avait du dévouement à choisir Henri IV et Sully pour modèles en présence de Colbert et de Louis XIV ! chose singulière ! Fénelon adressait son livre aux rois, et il ne fut compris que des peuples. Son effet le plus puissant fut d’inspirer le goût de l’agriculture et de relever aux yeux de la France le noble métier du labourage, qui, suivant l’expression de Sully, fait les bons soldats et prépare les grandes nations !

Les principes que Fénelon voulait inspirer au duc de Bourgogne, Vauban tenta de les donner au roi lui-même. Ce fut une illusion, sans doute, mais l’illusion d’une belle âme ; celles-là ne sont jamais perdues pour l’humanité !

Le courtisan Saint-Simon a honoré Vauban du nom de patriote, mot alors nouveau, et qu’on ne trouve qu’une fois dans ses mémoires[8]. Le grand seigneur oublie ses cordons et ses titres pour parler avec amour d’une vertu dont la nouveauté le surprend. L’éloge lui est arraché par l’admiration, et cette admiration est tellement involontaire qu’il s’étonne lui-même de tracer un panégyrique et qu’il en demande pardon à son lecteur. Pour se justifier, il proteste qu’il n’a jamais eu avec Vauban ni avec aucun de ses amis la liaison la plus légère. « Il ajoute que tout ce qu’il va dire est appuyé sur des faits et sur une réputation que personne n’a osé contredire, ni de son vivant ni après sa mort. » Admirable préface d’un magnifique éloge ! Voilà l’effet que produit la vertu ; elle nous arrache à nos propres passions ! On ne saurait la découvrir sans éprouver le besoin de la faire honorer !

Ce n’est ni comme guerrier, ni comme ingénieur, science dans laquelle Vauban fut sans rival, que nous nous proposons d’étudier ce grand homme. Son plus beau titre de gloire à nos yeux, c’est sa tendre compassion pour le peuple, ses efforts pour déraciner la misère implantée sur le sol, les persécutions dont on l’accabla, et sa fin si touchante, lorsque, poursuivi par les gens de finances qu’il avait voulu détrôner, disgracié par son roi qu’il avait voulu éclairer, calomnié, écrasé, méconnu, succombant au désespoir, il se vit seul sur son lit de mort, et put croire, en expirant, que tous ses travaux avaient été inutiles, non à sa gloire, mais à son pays !

Appelé successivement dans toutes les parties de la France par ses fonctions militaires, Vauban fut frappé de deux choses : de la richesse du sol et de la misère de ses habitants. Il en trouva la cause dans la mauvaise culture, dans le mépris de l’industrie, dans la surcharge des impôts, dans leur multiplicité et leur variété suivant les provinces, et, enfin, dans l’odieux système de leur perception. Le spectacle de tant de maux lui inspira une pensée sublime, ce fut d’y chercher un remède. Le voilà parcourant la France dans tous les sens, entrant dans les chaumières, écoutant les villageois, recueillant avec soin la valeur et le produit des terres, étudiant le commerce et l’industrie, s’informant de la nature des impôts, comparant les coutumes des provinces, leurs richesses, leurs cultures, envoyant son secrétaire dans les contrées qu’il ne peut visiter, faisant enfin, à lui seul, une espèce de cadastre, de statistique agricole, financière et commerciale du royaume, et, lorsqu’on le croit absorbé dans ses travaux de fortifications et de défense, préparant un monument plus durable que les forteresses et plus glorieux que les victoires.

Un système complet d’économie politique, calculé sur les produits de l’agriculture, et fondé sur la théorie des impôts, fut le fruit de ses recherches et de ses voyages. Ce travail était déjà fort avancé lorsqu’un nommé Boisguilbert, lieutenant géneral au siége de Rouen, publia un livre sur le même sujet. Ce livre est intitulé : Détail de la France sous le règne de Louis XIV (année 1697). Le but de Boisguilbert, comme celui de Vauban, est de soulager le peuple par une répartition plus exacte des impôts, de dévoiler les vexations des traitants, de simplifier les rouages de l’administration financière, et de faire arriver les recettes directement dans le trésor. Vauban reçut cet ouvrage avec joie et le lut avec reconnaissance. Il voulut voir l’auteur, courut à Rouen, et remercia la Providence du compagnon d’armes qu’elle venait de lui donner. Désormais ils seront deux à combattre ! Leurs pensées s’uniront, leurs projets vont se confondre, et leurs forces seront doublées. Boisguilbert ne portait la réforme que dans la perception ; Vauban attaquait les abus dans leur source. Il supprimait la taille et tous les autres droits, et les remplaçait par un impôt unique, uniforme, d’une perception facile et d’un produit sûr. C’est ce qu’il appelait la dîme royale. Cette dîme était partagée en deux branches : l’une portait sur les terres, et levait un dixième de leur produit ; l’autre portait sur le commerce et l’industrie, qu’il estimait devoir être encouragés. Il prescrivait des règles très simples, très sages et très faciles pour la levée et la perception de ces deux droits, suivant la valeur de chaque terre, la nature des produits et la population. Par ce nouveau système, appuyé des preuves les plus nettes et les plus évidentes, il triplait les revenus du roi et diminuait de plus de moitié les charges du peuple. Le grand problème était résolu comme il l’avait été par Sully.

Vauban ne publia son livre que dix ans après celui de Boisguilbert. C’est un petit volume in-12 de 238 pages, qui renferme le résultat de quarante années d’observations et de méditations. Il est impossible d’entrer en matière avec plus de simplicité et de bonhomie. Voici les premières lignes de cet admirable ouvrage :

« Je le dis de la meilleure foi du monde : ce n’est ni l’envie de m’en faire accroire, ni le désir de m’attirer de nouvelles considérations qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré ni homme de finances, et j’aurais mauvaise grâce de chercher de la gloire et des avantages, par des choses qui ne sont pas de ma profession ; mais je suis Français, très affectionné à ma patrie, et très reconnaissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au roi de me distinguer depuis si long-temps… « C’est donc cet esprit de devoir et de reconnaissance qui m’anime et me donne une attention très vive pour tout ce qui peut avoir rapport à lui et au bien de son État ! »

Quel langage modeste et nouveau ! « Il n’est ni lettré, ni homme de finances, mais il est Français ; » mais il est inspiré par sa reconnaissance pour son roi, par son amour pour sa patrie : c’est, comme il l’exprime si bien, un esprit de devoir qui l’anime ; « il connaît les causes de la misère du peuple ; il y a cherché un remède, et quoiqu’il n’aie aucune mission pour un si beau travail, » il n’a pas laissé de s’y livrer avec ardeur, bien sûr qu’une longue application et l’amour du pays suffisent pour vaincre tous les obstacles. Après cette courte apologie, Vauban entre en matière. Il peint l’état du pays dans chaque province, dans chaque classe, la situation du peuple, les abus et les malfaçons qui se pratiquent pour la levée des tailles, des aides, des douanes et de la capitation. Il trace un tableau effrayant de ces violences ! Il dit que, « dans les campagnes, après avoir vendu les meubles d’un malheureux paysan, on pousse les exécutions jusqu’à arracher les portes et les fenêtres de sa maison, jusqu’à démolir les murailles pour en tirer les poutres, les solives et les planches, qui sont vendues au profit du trésor. » Il en résulte que les paysans laissent leur terre en friche, et vivent presque nus, refusant les biens de la terre, de crainte de se les voir enlever par les sergents.

Après ces tableaux de détails, Vauban trace un tableau général de l’ensemble du pays. Ses voyages et ses études l’ont conduit à ce résultat : que la dixième partie de la population est réduite à mendier son pain ; que, sur les neuf autres dixièmes, cinq végètent dans la plus profonde misère, et trois vivent dans une situation triste et embarrassée par des dettes et des procès ; qu’enfin, le dernier dixième, qui comprend les gens d’épée, de robe et d’église, toute la noblesse, toutes les charges militaires et civiles, les bourgeois, les rentiers, les marchands, le dernier dixième, disons-nous, ne renferme que cent mille familles, parmi lesquelles il n’en est que dix mille qui jouissent d’une véritable aisance. Or, le clergé et la noblesse ne paient rien ; ils reçoivent au contraire ; les bourgeois et les rentiers dans l’aisance paient peu. La charge des impôts porte donc tout entière sur la classe la plus misérable, la plus méprisée du royaume. C’est sur ces neuf dixièmes que s’étendent les persécutions et les ruines qui en sont la suite.

Tel est le douloureux tableau que Vauban eut le courage de placer sous les yeux de Louis XIV. « Sire, lui disait-il avec une simplicité et une onction touchantes, je me sens obligé d’honneur et de conscience de vous représenter que de tous temps on n’a pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple ; qu’on en fait trop peu de cas, qu’on le ruine, qu’on le méprise, et que cependant c’est lui qui est le plus considérable par le nombre, et, par ses services réels, le plus utile au bien du royaume ! Sire, c’est cette partie du peuple dont le travail et le commerce enrichissent votre trésor ; c’est elle qui fournit tous les soldats, les matelots, les marchands, les ouvriers ; c’est elle qui façonne les vignes et qui fait le vin, qui sème le blé et qui le recueille : l’industrie, le commerce, le labourage doivent tout à ses labeurs. Voilà, Sire, de quoi est faite cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant encore à l’heure où j’écris ces lignes. »

Bénissons la main qui les a tracées, ces lignes si nobles, si courageuses. Honorons le grand homme qui, au milieu des magnificences et des vanités de la cour, fit apparaître le tableau déplorable de tant de misères et d’injustice, et se présenta pour les soulager ! L’héroïsme du citoyen est plus rare que celui du guerrier. Vauban les réunit tous deux ; il mérite une double place dans la mémoire des hommes, celui qui servit sa patrie comme Catinat et l’humanité comme Fénelon !

Le petit traité de la Dîme royale parut en 1707 ; tous les lecteurs y applaudirent. Il reçut, dit Saint-Simon, l’approbation générale des personnes versées dans ces matières ; mais ce livre avait un défaut qui devait le faire échouer. Sans doute il y avait un grand mérite à sauver le peuple, à enrichir le roi, à favoriser l’agriculture et le commerce ; mais ruiner du même coup une armée de financiers, de commis, d’employés, les réduire à vivre à leurs dépens et non aux dépens du public, voilà le crime, le crime impardonnable ! L’autorité du roi allait, il est vrai, s’accroître du bonheur du peuple. Mais que devenait l’autorité du contrôleur général, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et plus bas celles des intendants de province, de leurs secrétaires, de leurs protégés, qui tombaient dans l’impuissance de faire du bien et du mal ! Est-il surprenant que cette foule d’agents ait conspiré contre un système si avantageux au peuple, si glorieux au roi et si fatal pour eux ? La robe entière en rugit : elle perdait l’enregistrement des édits bursaux ! Les ministres Chamillard et Desmarets s’emportèrent à toutes sortes d’excès : ils perdaient la distribution des fortunes et des emplois. En un mot, Vauban et Boisguilbert virent tous les puissants du siècle soulevés contre leurs projets. L’Église et la Noblesse, placées hors de toute atteinte, regardaient avec indifférence ; la bourgeoisie s’affligeait, et le peuple, qui eût tout gagné à ce changement, ne se douta pas même qu’il s’agissait de son salut. Absorbé dans sa misère, le nom de ses défenseurs n’arrivait pas jusques à lui !

Ce ne fut donc pas merveille si le roi, prévenu et investi de la sorte, repoussa durement et le livre et l’auteur. L’accueil glacé de Louis XIV, quelques reproches échappés avec violence frappèrent le grand homme au cœur. Dès ce moment sa capacité militaire, ses vertus, ses services, tout disparut aux yeux de la cour. « Le roi, dit Saint-Simon, ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du public, qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s’en expliqua de la sorte et sans ménagement. »

Le bruit en retentit jusque dans la finance offensée, qui abusa étrangement de son triomphe, et le malheureux maréchal, abandonné de ses amis, repoussé par la cour, méconnu du roi, voyant qu’il fallait renoncer à tout le bien qu’il avait cru possible, n’ayant plus d’espoir ni pour lui, ni pour le peuple, ni pour l’humanité, s’éloigna du monde, et, consumé d’une affliction que rien ne put adoucir, mourut peu de mois après, dans un abandon, dans un isolement dont l’ingratitude humaine n’offre peut-être pas un second exemple. « Le roi fut insensible à cette nouvelle, jusqu’à ne pas faire semblant de s’apercevoir qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. » Mais il n’en fut pas de même de l’Europe ; cette mort sembla dessiller tous les yeux ! Un concert de louanges s’éleva sur le cercueil du grand homme. Il eut pour oraison funèbre la douleur de la France, et plus tard, au moment où les ennemis franchissaient nos frontières, un souvenir et une larme de Louis XIV.

Le peuple avait perdu un ami ; il lui restait un défenseur. L’honnête Boisguilbert en voyant le sort de Vauban ne put se contenir ; loin de céder à l’orage, il continue l’œuvre de son ami. Dans une première entrevue avec Pontchartrain, il s’était empressé de lui faire connaître son système ; mais celui-ci, le traitant comme un fou, lui avait tourné le dos. Cette indigne réception ne le rebuta pas. Il voulut voir Chamillard comme il avait vu Pontchartrain. Celui-ci l’écouta et le repoussa, sous prétexte que les changements étaient impossibles au milieu de la guerre. Boisguilbert ainsi éconduit lui répond en publiant un petit volume où il prouve que toutes les réformes de Sully ont été opérées pendant une guerre désastreuse et qu’elles en ont réparé les maux. Laissant ainsi le ministre sans excuse, il s’abandonne à toute son indignation, dévoile les intrigues, attaque les abus, et fait un tableau si plein de feu des maux de la France que les ministres, déjà irrités de la comparaison avec Sully, ne songent plus qu’à se venger. Boisguilbert fut exilé au fond de l’Auvergne. Il se montra digne de cette disgrâce par sa constance : on voulait lui en faire un sujet d’amertume, il n’en accepta que l’honneur. Et lorsque, plus tard, les sollicitations de ses amis lui permirent de rentrer dans les murs de Rouen, sa ville natale, il y fut reçu aux acclamations de la foule : un peuple tout entier l’attendait à son passage !

Boisguilbert était neveu du grand Corneille : les vers sublimes et les nobles actions se confondent dans cette famille.

Un dernier outrage, le plus déchirant de tous, était réservé à la mémoire de Vauban. À force d’entendre parler de la dîme royale, les ministres l’étudièrent ; ils la trouvèrent bonne, et au lieu de s’en contenter pour tout impôt, suivant le système du maréchal, ils rétablirent en sus de toutes les autres charges.

« Voilà, s’écrie Saint-Simon, voilà comment il faut se garder en France des plus utiles intentions ! Qui aurait dit à Vauban que tous ses travaux pour le soulagement de la France n’aboutiraient qu’à établir un nouvel impôt, plus dur, plus permanent et plus cher que tous les autres ! C’est une terrible leçon pour arrêter les meilleures propositions en fait d’impôts et de finances. »

Saint-Simon se trompe ; la vérité est toujours bonne, et celle-ci a porté son fruit. Le but de Vauban était de faire payer à la France le dixième des revenus, et c’est précisément ce qu’on paie aujourd’hui. On a suivi, il est vrai, d’autres formes dans l’établissement de l’impôt, mais il avait donné le mouvement aux esprits ; il avait découvert la route nouvelle où d’autres ont pénétré plus avant. Il faut toujours proposer le bien ! que les méchants soient là pour le combattre, qu’importe ! le temps est là aussi pour le faire adopter.

Voltaire attribue, on ne sait pourquoi, la dîme royale à Boisguilbert, et il a trouvé un grand nombre d’écrivains qui l’ont copié sans examen. Il est probable que Voltaire n’avait pas lu ce livre, dont le titre porte le nom du maréchal de France Vauban, et que Vauban lui-même présenta au roi comme son ouvrage. La disgrâce qui suivit cet hommage aurait pu épargner à Voltaire une pareille inadvertance, et à ses copistes une dernière injure à la mémoire du grand homme !

Tous les genres de travaux, tous les genres d’études remplirent la vie de Vauban. Il a laissé des mémoires sur toutes les parties de l’administration civile et militaire, la levée des troupes, la stratégie, les fortifications, la marine, les colonies, les finances, la culture, le commerce, les canaux, enfin toutes les branches de l’industrie et de l’économie politique. Il appelait cela ses oisivetés, titre modeste donné parle génie à des travaux dont l’exécution aurait assuré la prospérité du pays. On a peine à comprendre comment la vie d’un homme a pu suffire à tant de choses, surtout lorsqu’on songe que, dans sa carrière militaire, il eut à rétablir trois cents places ou forteresses anciennes, qu’il en construisit trente-trois nouvelles, parmi lesquelles on compte Cassel et Strasbourg ; qu’il créa le fameux port de Dunkerque, conduisit cinquante-trois siéges, y reçut plusieurs graves blessures, et se trouva à cent quarante actions de vigueur.

Cette vie devait être le modèle de tous les genres de dévouement. À l’époque où une fureur fanatique désolait la France, lorsque la révocation de l’édit de Nantes venait de décimer la population et menaçait la prospérité du pays et la gloire du roi ! un seul homme ose demander le rétablissement de l’édit de Henri IV et le maintien de la tolérance religieuse, et cet homme, c’est encore Vauban. La même main qui venait d’écrire le traité de l’attaque et de la défense des places osa, dans trois mémoires consécutifs, en appeler au roi de la liberté des consciences et des droits de l’humanité.

On me pardonnera, je l’espère, ces longs détails sur les ouvrages, presque oubliés aujourd’hui, de Vauban et Boisguilbert. La création de la science économique en faveur du peuple, la lutte vigoureuse de ces deux grands hommes contre la puissance et la violence, sont la plus belle page de l’histoire du siècle de Louis XIV, qui, lui-même, est une des plus belles pages de l’histoire de l’esprit humain !

Que si quelques idées de vanité humaine avaient pu se glisser dans le cœur de Vauban et de Boisguilbert, nous aurions revendiqué pour eux la gloire attribué à Quesnay. Mais cette gloire, ils ne l’ont pas cherchée ; leur but était plus noble que la gloire, et nous ne la réclamons pas pour eux, à moins que la gloire ne soit la reconnaissance et l’amour de la postérité.


  1. Il justifie l’esclavage en reconnaissant une race d’hommes faits pour être esclaves. Il prive de leurs droits de citoyens tous ceux qui se livrent à l’industrie et au commerce. Politique, liv. 1er.
  2. Nous ne pouvons ici qu’indiquer ces principes que nous avons développés pour la première fois dans le second et le troisième livre de l’Éducation des Mères de Famille, ou de la Civilisation du genre humain par les femmes, 2 volumes in-8o.
  3. Au septième livre vers la fin de l’ouvrage il donne aussi des lois à une cité imaginaire, travail sec et stérile, où il cherche bien moins à fonder une république qu’à renverser celle de Platon.
  4. Économies royales, tom. V, pag. 66.
  5. Voyez son livre intitulé : le Commerce et le gouvernement, considérés relativement l’un à l’autre.
  6. Voyez : Doutes modestes à l’auteur de l’Ordre naturel.
  7. Publiées en 1815, un vol. in-8.
  8. Tome V, pag. 284.