Plaisirs vicieux/Préface par Alexandre Dumas


PRÉFACE


À MONSIEUR E. HALPÉRINE-KAMINSKY
Cher Monsieur,

J’ai lu l’étude du comte Tolstoï sur le vin et le tabac, comme je lis tout ce qui nous vient de cet esprit original, et, ce qui est pour moi sa grande qualité, absolu.

J’ai toujours été et je reste avec ceux et pour ceux qui poussent leurs théories à l’extrême. Ou il ne faut pas avoir de théories, ce qui est d’ailleurs le meilleur moyen de vivre tranquille, ou il faut les déduire et les mettre en pratique jusqu’à leurs conséquences fatales. Un chrétien qui n’est pas prêt et décidé au martyre n’est pas un chrétien ; un catholique qui n’accepte pas l’Inquisition ou qui discute le Syllabus n’est pas un catholique ; un libre-penseur qui se marie religieusement pour obtenir la jeune fille qu’il aime ou qui se fait enterrer par l’Église pour ne pas contrister sa famille n’est pas un libre penseur : ce sont de simples amateurs, de simples comparses dans la grande tragédie humaine. Mais ils sont les plus nombreux, il faut le reconnaître. Ils comptent dans les statistiques quand on veut prouver par le nombre ; ils ne comptent pas dans les grandes évolutions de l’espèce.

Voilà de bien grosses propositions au sujet du vin et du tabac. Tout est dans tout. Et puis, quand il s’agit de Tolstoï, il faut se préparer à aller loin si l’on veut le suivre où il va. Il n’y a pas de petites questions pour lui du moment que l’âme est en jeu.


Rien de plus simple en apparence que de fumer une cigarette et de boire un petit verre d’eau-de-vie après son dîner ou un verre d’absinthe avant. Les petits actes que quatre vingt-dix-huit individus sur cent (lui et moi formons l’écart des deux dans une des centaines), ces petits actes que quatre-vingt-dix-huit individus sur cent accomplissent quotidiennement et sans penser à mal, il les considère, lui, comme immédiatement funestes : il les tient en outre pour conscients et prémédités, ceux qui les accomplissent y cherchant d’avance, toujours selon lui, une complicité, une excuse pour des actes plus graves et bien autrement condamnables, qu’ils commettront plus tard.

Il peut appuyer son raisonnement sur ce fait que la loi elle-même a cru devoir absoudre nombre de crimes ou en atténuer le châtiment, parce que ceux qui les avaient commis étaient en état d’ivresse lorsqu’ils les commettaient. Dès lors, pourquoi ceux qui se sentent enclins à suivre tous leurs mauvais penchants ne prépareraient-ils pas longtemps à l’avance l’excuse que la loi acceptera ? S’il suffit, pour innocenter un homme qui a tué, de prouver qu’au moment du meurtre l’alcool ne le laissait plus maître de sa raison et qu’il était un familier du vice le plus ignoble et le plus dégradant qui soit, pourquoi cet homme ne boirait-il pas tous les jours et ne grossirait-il pas en lui, avec les petits verres, la source des circonstances atténuantes ? Plus on pourra prouver ce vice, plus le prévenu sera disculpé. On absout ainsi pour une cause qui devrait faire condamner doublement. Et s’il est bien constaté que le tabac, de son côté, agissait dans un autre sens sur le cerveau de l’accusé, si son avocat peut dire : « Non seulement mon client était surexcité par l’abus de la boisson, mais il était abruti par l’abus du tabac, » — la clémence et la sympathie des jurés n’auront plus de limites.

Eh bien ! pour Tolstoï, tout homme qui prend plaisir à boire un verre de vin ou de liqueur, à fumer une cigarette, un cigare ou une pipe, est en route pour le délit, pour le crime. Il le sait, il le veut, il s’y prépare, et il a une raison d’altérer, de troubler l’état de nature, de bon sens, d’équilibre et par conséquent de responsabilité où il se trouvait avant cet acte insignifiant et inoffensif en apparence. Telle est la thèse du grand écrivain russe, à l’appui de laquelle il donne les preuves les plus ingénieuses et les plus concluantes, si l’on accepte sans distinction les prémisses de son argument.

Quand il explique comment l’homme qui a pris l’habitude de boire et de fumer a recours tout de suite, s’il se trouve dans une circonstance difficile, à l’excitation qu’il sait devoir trouver dans le vin et le tabac, quand il nous démontre comment cet homme cherche ses conseillers et ses auxiliaires dans ces excitants dangereux, au lieu de faire appel à la réflexion et à la volonté, que la nature nous a données cependant bien avant le vin et le tabac pour faire face aux difficultés de la vie, il a raison. Quand il voit tant de préméditation dans le premier usage du vin et du tabac, je crois qu’il se trompe.

Il fait trop d’honneur à l’homme en le supposant capable de tant de raisonnement préventif et de tant de préméditation utilisable. L’homme est plus instinctif, disons le mot, plus bête que ça. Il commence à boire un peu plus qu’il ne devrait parce qu’il trouve ça bon, qu’un verre de vin le rend allègre, que deux verres de vin le rendent badin et folichon, qu’une ou plusieurs bouteilles, et c’est ce qu’il cherche le plus souvent, lui donnent l’oubli, le sommeil, l’anéantissement de cette âme qui demande toujours quelque chose qu’il ne peut pas ou qu’il ne sait pas lui donner. Qui de nous n’a pas besoin d’oublier ou le mal qu’il a fait, ou le mal qu’on veut lui faire ?

Les hommes d’énergie et de conscience font un grand effort de réflexion, de patience, de travail ; ils se rassemblent et se concentrent ; ils veulent : ils triomphent ainsi des autres ou d’eux-mêmes, et le triomphe est d’autant plus durable et fécond qu’il a été plus douloureusement obtenu. Mais ceux qui avaient eu jusque-là la vie facile, qui n’avaient pas eu à réfléchir, pas à prévoir, qui sans même aller jusqu’à l’ivresse croyaient qu’un bon verre de vin et une bonne pipe sont de joyeux compagnons et de bons confidents, le jour où ils sont sous le coup d’un chagrin, d’une inquiétude, d’un souvenir pénible, d’un trouble de conscience, ceux-là se souviennent que cet usage du vin et du tabac les mettait dans une disposition d’esprit agréable, modifiait le cours et la couleur de leurs idées en les entraînant vers le bleu et le rose, que leur imagination en devenait momentanément plus prompte et plus inventive, qu’ils avaient plus d’esprit, d’éloquence, de décision, de courage. Ceux-là, qui sont la masse, qui sont cette pesante moyenne que les hommes de génie ont tant de peine à remorquer, ceux-là entament alors une bouteille bourrent une pipe, allument un cigare, et le nombre des verres de vin ou d’alcool et le nombre des pipes ou des cigares augmente selon la gravité des circonstances, jusqu’à ce que la résolution à prendre se présente, bonne ou mauvaise, mais ayant cet avantage de mettre fin à l’hésitation et à l’angoisse, ou, si elle se dérobe, jusqu’à ce que l’oubli, la torpeur, l’abolition complète du souvenir, du remords, de la crainte, du trouble mental se produise.

Quant au garçon de quatorze à quinze ans qui commence à fumer, il ne demande, pas plus que celui qui commence à boire, une excitation cérébrale à cette habitude nouvelle. Il imite tout bonnement les êtres barbus qu’il voit la pipe ou le cigare à la bouche. C’est pour lui un des signes extérieurs de la virilité à laquelle il aspire ; c’est le moyen le plus facile de se faire croire qu’il est déjà un homme et d’essayer de le faire croire publiquement aux autres.

Et pour prendre cette habitude déplorable, il lui faut une lutte très longue et très douloureuse avec tout son organisme. Il passe par les nausées, les maux de tête, les vertiges, les vomissements, mais il veut devenir un homme, et qui ne sait que la volonté est la plus belle faculté de cet homme qu’il veut devenir ? Autrement dit, il est une simple brute, comme nous le sommes tous plus ou moins à cet âge, quand nous ne sommes pas l’objet d’une surveillance affectueuse et intelligente, à laquelle, du reste, si elle existe, nous nous efforçons de nous soustraire le plus possible. Puis, quand, à la suite de toutes ces luttes avec la bonne nature, le jeune garçon peut fumer impunément, il le croit du moins, parce qu’il ne subit pas immédiatement les effets désastreux du tabac, il s’imagine, en toute sincérité, que cette habitude fait partie, comme le boire et le manger, de ses besoins naturels, et il déclare qu’il aimerait mieux mourir que de s’en priver. Il est devenu un homme ! En effet il en meurt quelquefois, mais en croyant toujours qu’il meurt d’autre chose, ou, plutôt, en ne sachant pas qu’il va mourir ni même ce que c’est que mourir.

Dans ce cas particulier comme dans beaucoup d’autres, le roi de la création est donc au-dessous du dernier des animaux, car il n’y a pas un animal à qui l’on arriverait, le bâton aidant, à faire prendre une pareille habitude répugnant ainsi à tout son être.

Ce n’est qu’après cet apprentissage, où il déploie tant d’énergie, que l’homme fera cet appel, signalé par Tolstoï, à l’habitude et au besoin qui en seront résultés. Il fera cet appel, c’est certain, dans les circonstances où il estimera que ses facultés naturelles ne lui suffiraient pas, et, en effet, elles ne lui suffisent plus depuis longtemps, car cette habitude et ce besoin auront pris peu à peu tant d’empire sur lui qu’il croira, de très bonne foi, ne plus pouvoir se mettre en parfait équilibre qu’en cédant tout de suite, en face d’une situation grave, à ce qu’ils exigent de lui. Il ne saurait alors prendre une décision importante qu’après avoir allumé sa cigarette, son cigare ou sa pipe, chacun ayant sa forme de prédilection pour ce mode d’oblitération intellectuelle. L’homme de pipe proteste très souvent contre le cigare ; quelques-uns cependant cumulent : la pipe dedans, le cigare dehors, et qu’il n’y ait pas de temps perdu. Le fumeur de cigarettes est plus intolérant ; il n’admet que la cigarette qui est reçue ou autorisée presque partout, quelquefois même adoptée par les femmes, et dont on peut avaler la fumée. Quelles délices !

Chacun a sa façon d’aspirer et d’expirer la vapeur du poison par la bouche et le nez, de corrompre son haleine et d’infecter l’odorat de son voisin et de son meilleur ami, comme si les mauvaises haleines naturelles ne suffisaient pas. À ce propos, le véritable fumeur reste-t-il capable d’amitié ? Tolstoï a oublié de poser la question. Forcé d’opter entre son ami et son tabac, auquel des deux le fumeur renoncera-t-il ? Je ne mets pas en doute que l’ami sera sacrifié : qu’il ne regrette rien. Quant à la femme, elle était tellement sûre de ne pouvoir pas lutter, qu’elle a transigé tout de suite. Il y a des épouses vraiment héroïques ; il y en a d’autres vraiment excusables.

Il faut que le trouble particulier, l’ivresse spéciale causés par le tabac aient des séductions bien irrésistibles pour que, étant de découverte si récente et d’initiation si pénible, il ait si vite rattrapé le vin, vieux comme le monde. Il y a eu immédiatement accord entre les deux agents de destruction. Aujourd’hui tous les buveurs fument, tous les fumeurs boivent. À peine les hommes ont-ils fini d’ingurgiter les vins du repas, qu’ils plantent là le sexe auxquels ils doivent leur mère, et la plupart de leurs ennuis du reste, et qu’ils s’en vont, dans une autre salle, aspirer de la nicotine en buvant les différentes liqueurs du dessert, dont quelques-unes sont dues à des ordres monastiques.

Quelles raisons la nature peut-elle avoir eues d’accumuler ainsi autour de l’homme tant d’occasions et de tentations d’abaissement et de déchéance volontaires ?

Dès qu’elle l’a eu créé et doté d’intelligence, dit-on, a-t-elle donc eu tellement peur de cette intelligence qu’elle ait cru devoir lui susciter le plus d’ennemis possible à figure avenante, depuis la pomme du serpent jusqu’à la vigne de Noé, sans préjudice de tous les ennemis à visage découvert, tels que maladies, épidémies, contagions, pestes, guerres, tempêtes, bêtes venimeuses, fleurs homicides, fruits vénéneux ? Si cette intelligence eût pu se développer sans ces obstacles de différentes espèces, peut-être eût-elle trouvé trop vite la solution du problème qu’elle a mission de chercher, et peut-être la nature a-t-elle besoin de millions et de milliards d’années, surtout si elle veut le faire meilleur, pour préparer le monde qui doit succéder à celui-ci ? C’est pour cela sans doute aussi qu’elle n’a départi cette fameuse intelligence qu’à quelques-unes de ses créatures, très rares, tandis qu’elle a dispensé aux autres cette incommensurable imbécillité que rien n’apaise depuis des siècles et qu’on ne s’explique que par une nécessité de construction. Ou bien la nature, un peu honteuse d’avoir formé, pour son seul intérêt à elle, une créature aussi faible, aussi désarmée que l’homme, aussi fatalement vouée à toutes les misères du corps et de l’âme, a-t-elle cru lui devoir quelques compensations et les lui a-t-elle données, dans le vin et le tabac, faciles et grossières, pour qu’il comprenne bien que ses douleurs et ses misères ne sont pas dignes d’autres remèdes que ceux-là.


Le peu d’intérêt que nous portons aux malheurs d’autrui devrait cependant nous éclairer sur le peu d’importance que ceux de toute l’espèce doivent inspirer à la nature. Si nous sommes si indifférents à la destinée de ceux, y compris quelquefois nos plus proches, avec qui nous traversons cette fameuse vallée de larmes, ce qui devrait cependant nous rapprocher, nous rendre solidaires, pourquoi la nature ne serait-elle pas des millions de fois plus indifférente que nous aux calamités de tout notre troupeau, elle qui sait d’où nous venons et où nous allons, ce que nous ne savons pas ?

Aux agents qu’elle met en vibration pour nous donner la vie et la mort, il est facile de voir qu’elle ne nous reconnaît pas la valeur que nous nous prêtons pour des raisons toutes personnelles. Un animalcule mis en circulation par un spasme, et nous voilà sur la terre, un microbe mis en mouvement par un miasme, et nous voilà dessous. N’y a-t-il pas là de quoi faire les fiers ? Je sais bien qu’à en croire certains livres, le Dieu qui nous a créés est sans cesse occupé de nous et que nous avons une âme qui, moyennant certaines épreuves, rayonnera éternellement après notre mort, mais en attendant, nous avons horreur de cette mort, qui doit nous procurer une éternité de joies, et quand nous avons une rage de dents, nous échangerions bien vite toute notre future éternité d’ange contre la cessation de ce bobo.

En vérité, le vin et le tabac ne sont-ils pas tout ce qu’il faut pour consoler une pareille humanité, et ne devons-nous pas remercier le Ciel d’avoir bien voulu nous les donner ? Des joies qu’ils causent, on peut conclure dans quels désespoirs nous serions tombés depuis longtemps si nous ne les avions pas.


Tolstoï nous dit que tous les soldats français qui sont montés à l’assaut de Sébastopol étaient ivres ; il ne nous dit pas si les soldats russes étaient saouls ; c’est à supposer quand on a pu observer le Russe en temps de paix. Faut-il croire que le Russe a été vaincu parce qu’il avait moins bu ou plus bu que le Français ? Nous n’admettrons pas que c’était parce qu’il n’avait pas bu du tout. Le vin donnant la victoire ! Quel argument en faveur du vin !

Nous reconnaîtrons tous qu’un des plus grands signes de bêtise parmi les hommes est de se faire la guerre, d’autant plus qu’ils ont la terreur de la blessure, de la douleur, de la mort, et qu’ils sont bien rarement héroïques de naissance. Eh bien ! voilà le vin, fournissant déjà aux gouvernements qui nous régissent le plus clair et le plus sûr de leurs revenus, qui leur procure par surcroît le courage qui fait vaincre ou l’héroïsme qui fait mourir. Le voilà éveillant les idées, consolant des chagrins, faisant jaillir la vérité du fond de la bouteille, bien qu’elle habite notoirement le fond d’un puits ; le voilà confondu avec le courage, présidant aux fêtes les plus pures, y compris le mariage, la naissance, le baptême, faisant partie des cérémonies les plus sacrées, y compris la messe où il figure le sang de Jésus-Christ. Comment voulez-vous empêcher les hommes d’avoir un culte pour un produit qui a de pareilles origines, de pareilles alliances et de pareils effets ? Du moment qu’il est officiellement reconnu pour le metteur en œuvre de toutes les énergies, ne devait-il pas servir d’excuse même à celles qui vont jusqu’au crime ?

Aussi, quand par hasard un meurtrier n’a pas cette excuse et qu’on est forcé de le condamner à mort, parce qu’il a oublié de boire avant de commettre son meurtre, lorsqu’on vient lui annoncer que son pourvoi est rejeté, qu’il faut mourir, le geôlier, au nom de la société compatissante, lui offre un verre de vin ou de liqueur pour lui donner du courage. Après quoi, l’aumônier lui présente l’hostie qui contient le pardon de Dieu et la promesse de la béatitude éternelle. Le condamné boit le petit verre, avale l’hostie, fume une cigarette par là-dessus et marche tant bien que mal à la machine rouge. Un peu de nicotine, un peu de corps de Notre-Seigneur, un peu de trois-six, car l’administration ne fait certainement pas la dépense du Martel, et en route pour le Ciel. Quels mélanges ! Quels moyens ! Quels résultats !

Si nous avions fait le monde, le comte Tolstoï et moi, ou plutôt le comte Tolstoï ou moi, car c’est là chose qu’il faut faire tout seul, nous l’aurions fait autrement, ce n’est pas douteux, surtout si nous avions su alors ce que nous savons maintenant. Serait-il meilleur ? Serait-il pire ? On ne l’aurait vu qu’à l’usage. En attendant, nous l’avons trouvé tout fait, et il nous faut bien l’accepter tel quel, pour les autres, cela va sans dire, car le comte et moi sommes en mesure de le modifier en ce qui nous concerne, quand cela nous parait nécessaire. Nous n’en devons pas moins essayer de le modifier aussi en faveur de nos semblables qui, si l’on y regarde bien, sont finalement plus à plaindre qu’à blâmer.

Parmi les améliorations que nous rêvons pour cette pauvre humanité, pouvons-nous espérer la suppression du vin et du tabac ? Il n’y faut pas songer. Tous nos articles et toutes les sociétés de tempérance du monde n’y feront rien. Le phylloxéra lui-même y a renoncé. On n’a jamais fait tant de vin que depuis que la vigne n’en produit plus, et l’on n’a jamais tant fumé que depuis que les cigares ordinaires sont infumables et que les bons cigares sont hors de prix.

Je laisse de côté l’intérêt qu’a l’État, économiquement parlant, à ce que certains de nos vices se maintiennent et même s’accroissent. Nous savons ce que l’alcool et le tabac apportent chaque année au budget. Je ne vois pas l’État se sacrifiant pour la morale et la santé publiques. Qu’importe que l’individu meure pourvu que la société vive ?

Mais le mal a une cause plus profonde que la bêtise des contribuables et l’ingéniosité des économistes. La vérité est que l’homme commence à se lasser, à se désintéresser, à se décourager de la vie. Il voit que c’est, et il croit que ce sera toujours, indéfiniment et inutilement la même chose. Les centaines de siècles qu’il a vécus ne lui ont pas appris d’où il vient ; à travers les milliers de siècles qu’il a à vivre, il n’entrevoit pas où il va ; comme la terre qu’il habite, il tourne toujours dans le même cercle, sans avancer. Il va en chemin de fer au lieu d’aller dans un chariot traîné par des bœufs ; il peut envoyer en quelques minutes la cote de la Bourse aux confins du globe ; il peut tuer son prochain à douze ou quinze kilomètres de distance. Et puis après ? Où en est-il de sa personnalité, c’est-à-dire de ce qui l’intéresse le plus ? Il est toujours dans la même ignorance, dans la même inquiétude.

Des hommes austères, des sages, ont établi des lois et fondé des religions pour donner satisfaction aux besoins de son corps et de son âme. À quelle conclusion en sont-ils venus ? Toutes les religions se contredisent, se combattent, se haïssent. Les bûchers sur lesquels on a brûlé tant de braves gens pour leur faire connaître un peu plus tôt la vérité sont-ils plus orthodoxes et plus édifiants que les verres d’eau-de-vie versés aux soldats pour les envoyer à la victoire ou à la mort ? Toutes les philosophies se raillent et se dénigrent entre elles. Où sont les codes infaillibles ? Où sont les bibles indiscutables ? Quelle garantie évidente me donnent les uns ? Quel secours effectif me donnent les autres ? Qui a raison, de Moïse, de Jésus, de Mahomet, de Brahma, de Luther, du matérialisme, du positivisme, du spiritualisme, du droit divin, du droit du peuple ? Tous ces fondateurs de sectes, tous ces docteurs en philosophie vivaient dans l’étude, le recueillement et la méditation ; ils n’interrogeaient que leur conscience, ils ne voulaient que le bien ; ils ne buvaient pas, ils ne fumaient pas : qu’est-ce que nous y avons gagné ? Voyez quels dissentiments ils ont produits entre les hommes, de quelles révolutions, de quelles iniquités ils ont été cause, quels flots de sang ils ont fait couler. Exploité par la nature, trahi par ses sens, égaré par ses rêves, trompé par les religions, dérouté par les philosophies, berné par les politiques, ne sachant plus que croire, ne trouvant plus à qui se lier, l’homme, harcelé par tous les problèmes moraux et sociaux qui se dressent devant lui, n’a plus qu’une idée : leur échapper et s’étourdir. D’autant plus que, tout à coup, à un certain moment, quand il a bien cédé à tous ses besoins, à toutes ses illusions, à toutes ses passions, il découvre ce dont rien ne l’avait averti jusque-là, qu’il est mortel et qu’il va bientôt falloir cesser d’être, de faire partie de ce qui continuera cependant à être éternellement, sans le moindre souvenir de lui.

La terreur de la mort inévitable, dont il n’est plus séparé que par quelques années, l’envahit et l’étreint. De quoi va-t-il occuper ces dernières années, qui vont passer si vite ? Il commence à mesurer toutes les choses de la vie à cette fatale nécessité de la mort : elles lui apparaissent vides, dénuées de raisons d’être et sa fragilité l’humilie et le désespère. Le terrible « à quoi bon ? » de l’Ecclésiaste ne quitte plus son côté. S’il n’a pas quelque grand idéal comme l’illusion religieuse, l’amour de la science, la folie de l’art, la passion de la charité, une de ces ivresses de l’âme, il redescend dans l’instinct, il se met à vivre au jour le jour et il fait appel à la sensation immédiate, basse, mais assurée. Elle le tuera peut-être, mais qu’est-ce qui ne le tue pas ? Et puisqu’il faut absolument aller à la mort, car, quelque route qu’il prenne, c’est toujours là qu’elle aboutira, autant y aller gaîment, et qu’importe un peu plus tôt ou un peu plus tard ? Qui sait même s’il ne vaudrait pas mieux que ce fût plus tôt, s’il ne vaudrait pas mieux que ce fût tout de suite ?


Va donc pour le jeu, la débauche, le libertinage et que les vapeurs du vin et la fumée du tabac lui voilent les trois mots de la salle du festin dont tant de convives sont déjà sortis. Le prêtre a beau lui promettre l’éternité, le philosophe a beau lui conseiller la résignation, le petit verre de cette eau qui brûle et le petit paquet de cette herbe qui flambe lui procurent tout de suite, sans qu’il fasse le moindre effort, ce que lui promet l’un et ce que lui conseille l’autre. Ce n’est pas la félicité complète, ce n’est pas l’oubli absolu, car l’âme se débat toujours un peu dans les bas fonds où il la refoule ; mais c’est l’engourdissement de la pensée, l’obscuration de la conscience, la léthargie mentale devant laquelle les réalités continuent à se mouvoir sans la faire cesser. « Les animaux sont bien heureux ; ils ne pensent pas à tout ça. » Voilà le fond de son raisonnement et la conclusion de sa philosophie.

Il s’agit d’arriver au bonheur relatif et suffisant des animaux en éludant toute explication avec ce grand problème de la destinée dont la nature a fait le privilège néfaste de la créature pensante.

Si vous regardez bien attentivement, vous verrez qu’il y a du suicide dans ce parti pris de la dernière phase, suicide lent, irrésistible, anonyme.

Par une contradiction purement apparente, voilà ce même homme qui s’alarmait d’avoir si peu de temps à vivre encore, qui se trouve tout à coup las d’avoir déjà vécu tant d’années, et, dans la demi-mort qu’il provoque et où il se complaît tous les jours, il commence à se dire que l’état d’annihilation totale, d’indifférence définitive a peut-être du bon. Il y aspire malgré lui et il augmente peu à peu les doses des stupéfiants dont il a pris l’habitude. Il goûte une volupté qu’il ne saurait définir, mais réelle et constante, à cette espérance nouvelle de n’être plus. Il n’a que bien rarement le courage d’en finir violemment, tant il est acoquiné à son mécanisme organique, mais il jouit de tuer à petit feu ces deux adversaires qu’il traînait partout avec lui, dont il a eu tant à souffrir : sa raison et sa conscience, et il parvient enfin à réaliser son rêve qui est de mourir comme il est né, sans savoir ce qu’il fait.

Jusqu’à présent l’homme seul avait empoisonné son intelligence avec le vin et l’eau-de-vie, son haleine et sa conscience, avec le tabac ; sa femelle, sauf quelques pêcheuses de moules ou de crevettes, avait échappé au fléau. Dispensatrice d’un autre genre d’ivresse qu’elle ne partageait que bien rarement, elle voyait avec dépit l’homme goûter tout seul la jouissance du vin, du tabac et de l’amour, et souvent cette dernière à son détriment à elle. Ce n’était pas juste. La nature impartiale a fini tardivement par réparer cette injustice, et elle a fait pour le sexe faible ce qu’elle avait fait pour le sexe fort. Elle a livré à la science le secret de la morphine, l’absinthe des femmes. Celles-ci vont enfin avoir devant leurs juges, pour tous les délits qu’elles commettront, la même excuse que les hommes. Désormais il n’y aura pas plus de responsabilités pour elles que pour eux. Eh bien ! voilà le Paradis retrouvé, avec droit cette fois à tous les fruits. C’était le serpent qui avait raison.

Que ceux qui n’ont rien à démêler avec les tabacs et les alcools se mettent à la recherche d’un autre Dieu que celui de nos paradis et de nos enfers, car il est impossible qu’il n’y en ait pas un autre.

Alexandre Dumas fils.