Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 383-386).


LXXXVIII.

le soir de l’émeute.

Le peuple ne comptait pas en rester là. Il avait mis l’inquisition en déroute, mais il n’avait pas eu satisfaction, on ne lui avait pas livré les prisonniers, on n’avait pas reconnu ses droits, et les groupes recommencèrent à se former plus tumultueux que jamais, non-seulement autour de l’inquisition, mais près du palais du roi. Et ce n’était plus seulement à don Juan de Ribeira, mais au duc d’Uzède et au roi lui-mème qu’on demandait justice.

D’un autre côté, l’inquisition ne pouvait plus céder : ce n’était pas qu’au fond du cœur les principaux membres du saint-office, effrayés des désastres de la matinée, ne demandassent peut-être pas mieux que de capituler avec leur fierté et de livrer au peuple les prisonniers, cause d’une si déplorable collision ; mais Alliaga, qui comprenait tout le danger d’une telle condescendance, leur rappelait à chaque instant l’honneur de l’inquisition, et jamais, ils étaient obligés eux-mêmes d’en convenir, il n’avait été si bien défendu.

La blessure de don Juan de Ribeira n’était pas mortelle ; ce qui pouvait la rendre dangereuse, c’était l’état d’exaspération où il se trouvait et qui lui donnait une fièvre ardente. En proie au délire, il était incapable de rien entendre, ni même de reconnaître aucun de ceux qui l’entouraient, et cependant on ne pouvait, dans les circonstances difficiles où l’on se trouvait, rester sans un chef.

Cette place temporaire offrait trop de périls pour éveiller les ambitions, et, sous l’influence des dangers que l’on avait à courir, on décerna, d’une voix unanime, l’autorité suprême à frey Luis Alliaga, confesseur du roi.

— J’accepte, répondit celui-ci, à condition qu’on me donnera un pouvoir absolu, et que je serai seul maître d’agir comme je l’entendrai tant que le danger existera.

Cette dernière phrase lui assurait l’obéissance de chacun, et l’on s’empressa de prêter entre ses mains le serment qu’il exigeait.

— Bien, dit-il, je vous promets que demain tout sera terminé sans porter atteinte aux privilèges et à l’honneur de la sainte inquisition.

Il donna alors des ordres pour que le lendemain, au point du jour, deux bûchers fussent élevés dans la grande place de Pampelune.

Il se rendit de là chez le roi. Le monarque, tout pâle encore et tout effrayé des événements de la journée, se les faisait raconter par le duc d’Uzède, lequel avait totalement perdu la tête. Il voulait absolument faire entrer des troupes dans la ville, la mettre à feu et à sang pour assurer la tranquillité publique, et d’une émeute, faire peut-être une révolution.

— Sire, dit froidement Alliaga, si Votre Majesté et monsieur le duc veulent me donner pleins pouvoirs, satisfaction au peuple de Pampelune et de lui faire crier Vive le roi ! vive l’inquisition !

— C’est justement ce que je veux, ce que je demande, pas autre chose ! dit vivement le roi, et d’avance j’approuve.

Le duc consentit également et se retira.

— Mais, dit le roi à Alliaga, quand ils furent seuls, tu sais cependant que ces furieux osent parler de gibet et de potence, et que l’inquisition tient toujours à ses bûchers. Comment feras-tu alors pour leur arracher la duchesse de Santarem ?

— Elle sera sauvée, je vous le jure, ainsi que son frère Yézid. Que votre Majesté s’en repose sur moi et dorme tranquille.

Il n’était encore que cinq heures du soir, et l’agitation régnait plus forte que jamais dans les rues de Pampelune ; tout annonçait une soirée et surtout une nuit terribles ; chacun tremblait que le peuple ne se portât aux plus grands excès. On craignait même qu’il n’incendiât le palais du roi ou celui de l’inquisition. Le couvent des Annonciades les avait mis en goût.

Alliaga fit prier les députés des notables de vouloir bien se rendre dans la salle du conseil ; il les reçut lui-même et leur fit un accueil aussi gracieux que celui de Ribeira avait été dur et hautain.

Il leur déclara que le roi, que l’inquisition elle-même, sans faire l’abandon total de ses droits, reconnaissaient cependant ceux du peuple, et il termina son discours en leur disant :

— Vous pouvez, demain, au point du jour, faire élever deux gibets sur la grande place de Pampelune.

Alliaga avait hâte de faire un autre usage de son pouvoir. Grand inquisiteur par intérim, tout lui obéissait, et depuis les principaux membres du tribunal jusqu’aux derniers porte-clés, chacun s’inclinait devant lui, chacun exécutait ses ordres, sans en chercher le motif ; le grand inquisiteur n’en devait à personne, du moins dans l’intérieur du palais : c’était, depuis saint Dominique, l’usage établi.


Alliaga se fit ouvrir, non le cachot, mais l’appartement où il avait fait renfermer Yézid et Aïxa. Pour tous les deux, séparés depuis longtemps, c’était déjà un grand bonheur d’être réunis, mais quand ils virent entrer Piquillo, quand la porte se fut refermée sur lui, tous trois se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et fondirent en larmes.

Que de chagrins ils avaient traversés, que de douleurs ils avaient subies, que de changements dans leurs destinées depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus !

C’étaient les cachots de l’inquisition qui réunissaient toute la famille d’Albérique, naguère si brillante, aujourd’hui si misérable. Qu’il y avait loin de ce lugubre appartement, de ces fenêtres sombres et grillées au riant aspect du Val-Paraiso, aux délices de la vallée du Paradis ! Se tenant les mains et se regardant tristement, ils eurent, sans doute, la même pensée, car ils s’écrièrent tous les trois :

Partout des montagnes couronnées par des milliers d’ennemis qui nous écrasaient sous des quartiers de rochers.

— Mon père !

— Où est-il ? s’écria Alliaga, où l’avez-vous laissé ? et, loin de nous, que lui reste-t-il ?

— Il ne lui reste pas même un tombeau ! répondit Aïxa. C’est dans les bras de sa fille qu’il a été massacré. Les flots de la mer ont recu son corps, et il ne reposera point sur la terre d’Espagne, qu’il aimait tant !

Elle lui raconta alors les derniers crimes de Juan-Baptista.

— Ah ! dit Alliaga en levant les yeux au ciel, mon père, vous serez du moins vengé !

Les moments étaient précieux ; il n’avait que le soir de cette journée pour tout disposer. Il rassura Aïxa et Yézid, leur promit que le lendemain ils seraient libres tous deux, et tous deux loin de Pampelune. Il remettait à leur parler plus tard de ses plans, de ses espérances et du projet qu’il n’abandonnerait jamais, de rendre à ses frères leur patrie.

Il embrassa de nouveau son frère et sa sœur bien-aimés, et malgré l’heure, qui le pressait de partir et d’aller veiller à leur délivrance, il ne pouvait se résoudre à quitter Aïxa.

Seulement alors, et à la faible lueur de la lampe qui éclairait ce vaste appartement, il s’aperçut pour la première fois du changement de ses traits et recula effrayé. Hélas ! tant de tourments l’avaient accablée ; les scènes horribles du vaisseau, celles du couvent des Annonciades et celles de cette journée, le bûcher dressé pour elle, les cris, les outrages, les menaces de la multitude, c’était plus qu’une femme n’en pouvait supporter, et Aïxa y avait résisté, et son courage, plus grand que ses forces, l’avait soutenue jusque-là.

— Ma sœur ! s’écria Alliaga, ma sœur, tes maux vont finir !

Elle le remercia d’un sourire mélancolique et doux, et lui dit :

— Oui, bientôt… bientôt, je l’espère.

Alliaga courut s’entendre, pour le lendemain, avec Fernand et Pedralvi. Les troupes du capitaine
Tous trois se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et fondirent en larmes.
Juan-Baptista et le lieutenant Barbastro furent soldés, licenciés, et le soir même sortirent de la ville, qui depuis leur départ commença à jouir d’une tranquillité complète.

Une grande partie des rues étaient illuminées. Les bourgeois circulaient d’un air radieux et épanoui, se prélassant dans leur triomphe et se félicitant de la vigueur déployée par la bourgeoisie de Pampelune, vigueur qui assurait à jamais le maintien de leurs fueros. Ginès Pérès de Hila et son compère Truxillo ne pouvaient suffire aux félicitations et aux poignées de mains du quartier, et les deux héros de cette ovation populaire répondaient avec une fierté modeste :

— Que voulez-vous ! quelque pacifique que l’on soit, il y a des occasions où un citoyen doit se montrer !

Alliaga était rentré depuis longtemps au palais du saint-office. Acalpuco, à son poste dans les jardins de l’inquisition, attendait, près de la petite porte, la comtesse d’Altamira, qui, enveloppée de sa mante, parut au second coup de neuf heures.

Elle suivit Acalpuco. Il marchait devant elle et la conduisait, par des détours qu’elle avait déjà parcourus, au cabinet de don Juan de Ribeira, qu’elle connaissait parfaitement.

Elle ouvrit la porte, qui se referma sur elle, et s’avança, d’un pas ferme et dégagé, vers le grand inquisiteur, qui, assis et le front baissé, travaillait devant son bureau. Il leva la tête.

La comtesse poussa un grand cri et s’arrêta immobile : elle venait de reconnaître Piquillo Alliaga.

Il lui fit signe de la main de s’asseoir sur un fauteuil qui était vis-à-vis du sien ; elle balbutia d’un air interdit :

— Pardon, mon frère, je venais pour parler au grand inquisiteur…

— Vous êtes devant lui. Je suis dans ce moment nommé à sa place par les membres du saint-office, mes collègues, et leur choix unanime a été approuvé par le roi. Vous pouvez donc me dire ce que vous aviez à confier au grand inquisiteur.

— Je n’ai rien à dire à Piquillo Alliaga, répliqua la comtesse avec dédain.

— C’est à lui alors de vous parler, dit le nouvel inquisiteur, d’une voix grave et solennelle ; vous répondrez après, madame, si vous le pouvez.

De nouveau il lui fit signe de s’asseoir, et cette fois, d’un geste et d’un air si imposant, que la comtesse, étonnée, se laissa tomber sur le siége qu’on lui désignait.

Seulement alors elle s’aperçut qu’elle était sur une espèce de sellette qui servait d’ordinaire aux accusés.

Elle tressaillit, et Alliaga, sans faire attention à son trouble, continua d’une voix lente, distincte et accentuée :

— Moi, grand inquisiteur, je vous accuse d’avoir voulu vous défaire par le poison d’Aïxa, duchesse de Santarem, ainsi que vous en êtes convenue vous-même avec moi.

Je vous accuse d’avoir, en voulant attenter aux jours de cette jeune fille, donné la mort à votre souveraine ; Marguerite d’Autriche, reine d’Espagne ; ainsi que le prouve cet écrit, signé par le révérend père Jérôme et le frère Escobar y Mendoza, vos deux directeurs.

Je vous accuse d’avoir payé le capitaine Juan-Baptista et son lieutenant Barbastro, dont voici la déclaration, pour incendier le couvent des Annonciades et pour massacrer toutes les jeunes filles mauresques qui tenteraient de s’échapper des flammes.

Je vous accuse ! poursuivit-il avec force ; ou plutôt ce sont ces victimes elles-mêmes qui vous accusent, et dont les ombres sanglantes s’élèvent contre vous. Répondez-leur.

La comtesse restait immobile ; pâle et atterrée.

— Répondez donc maintenant, défendes-vous, car je ne veux pas vous condamner sans vous entendre :

— Grâce !.. grâce | lui dit-elle :

— Je n’ai pas le droit de faire grâce, je n’ai que celui de faire justice. Vous vous l’êtes déjà rendue à vous-même. Vous vous êtes fait passer pour morte. Don Fernand d’Albayda et toute votre noble famille vous croient ensevelie sous les débris fumants du couvent des Annonciades. Il vaut mieux, je m’en rapporte à don Juan votre frère, qui nous contemple dans ce moment, il vaut mieux, pour les d’Aguilar, vous pleurer comme victime que de vous maudire comme coupable ! Écoutez donc votre arrêt, écoutez-le, seule, pour que vos aïeux, pour que votre noble race, pour que Fernand d’Albayda, ne puissent l’entendre.

Au nom de l’inquisition, qui a remis aujourd’hui en mes mains tous ses pouvoirs, vous, comtesse d’Altamira, je vous condamne, comme empoisonneuse, régicide et incendiaire, à la peine de mort !

La comtesse poussa un cri et s’évanouit. Alliaga détourna la tête et sentit la pitié s’emparer de lui ; mais reprenant son courage, il plaça la main sur son cœur, leva les yeux au ciel et se dit :

— J’ai prononcé en mon âme et conscience ; que Dieu juge lui-même mes jugements !

Il sonna Acalpuco, il lui fit signe d’enlever la comtesse et descendit dans le cachot de Juan-Baptista.

— Ah ! s’écria le bandit avec joie, ce sont mes compagnons et la liberté qui m’arrivent.

— Non, répondit Alliaga ; c’est ton juge, et il sera, comme toi, sans pitié. À tous tes crimes, tu as ajouté celui de massacrer un vieillard sans défense ; ce vieillard était mon père, et tu n’as de grâce à espérer ni de moi ni de la justice humaine. Tâche de fléchir celle de Dieu et passe cette nuit en prières, car demain, Juan-Baptista, bandit et assassin, tu mourras !

Et il s’éloigna.

— Cette fois, dit le brigand en secouant la tête, la partie me paraît à peu près perdue, et c’est dommage ! Une partie si longtemps disputée et que j’ai tant de fois manqué de gagner ! Bah ! qui sait ?.. répéta-t-il en lui-même ; Barbastro et les siens peuvent encore me délivrer. J’ai tant de fois méprisé la potence et les avances qu’elle me faisait, que si elle a un peu de fierté, elle ne doit plus vouloir de moi !

Puis s’adressant au geôlier :

— Frère Pacôme, lui dit-il, envoyez-moi pour cette nuit…

— Un confesseur ?

— Non, saint homme, mais une pipe et une burette d’eau-de-vie.

Le geôlier fit un signe de la croix et s’enfuit.