Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 379-383).


LXXXVI.

la procession.

La journée s’annonça sombre et triste. Pas un rayon de soleil ; le ciel était couvert de nuages épais ; bientôt la pluie commença à tomber et ne cessa point de toute la matinée. C’était une circonstance fâcheuse pour Alliaga et pour ses amis, qui avaient besoin d’un grand concours de monde, car la foule hésite à sortir de chez elle quand il fait mauvais. Les plus belles émeutes se font par le beau temps.

Pendant la nuit, et par les soins de l’inquisiteur, le bûcher s’était élevé sur la grande place de Pampelune ; un triple rang de soldats de la sainte Hermandad en défendait les approches, et permettait aux gens du saint tribunal de s’occuper des apprêts du supplice. Acalpuco était à son poste et donnait ses ordres comme premier tortionnaire, c’est-à-dire bourreau du saint-office. Il avait déjà commencé à allumer le bûcher, qui, vu la pluie continuelle, avait grand’peine à s’enflammer.

Toutes les cloches de Pampelune sonnaient à grande volée. Le peuple, malgré le mauvais temps, commençait à se répandre dans les rues, mais chacun se regardait en silence et avec crainte ; il semblait que l’approche du moment fatal eût glacé tous les courages et paralysé les bruyantes résolutions de la veille.

Alliaga, quoique saisi d’une angoisse mortelle, était animé et soutenu par les dangers mêmes qu’il allait courir, par les chances de l’entreprise dont il était l’âme et le chef ; et puis son parti était pris : il savait bien qu’il délivrerait Aïxa et Yézid ou qu’il mourrait avec eux. Le plus à plaindre de tous était le malheureux roi, à qui il n’était pas permis d’agir, et qui, en proie aux douleurs et aux appréhensions les plus vives, ne pouvait influer en rien sur les événements et se voyait forcé de les attendre. Retiré dans l’endroit le plus reculé de son palais, à genoux dans son oratoire, il tremblait et priait pour la duchesse de Santarem, et lorsque, le matin, Alliaga entra chez lui, il crut voir un ange sauveur ; il n’espérait pas encore de nouvelles, mais il voulait du moins parler de la duchesse de Santarem, de son amour et de ses craintes pour elle.

— Courage, sire, courage ; il y a bon espoir ; nous délivrerons Aïxa, je vous le promets.

— Et par quels moyens ?

— Votre Majesté peut s’en rapporter à nous. Les projets du grand inquisiteur seront déjoués.

— À la bonne heure ; mais en respectant l’inquisition, entendez-vous bien ?

— Oui, sire.

— Pas d’éclat, pas de scandale.

— Nous y tâcherons, sire. La procession va se mettre en marche ; je cours au milieu du danger.

— Et moi, je vais prier, dit le monarque. Et il retourna à son oratoire.

Cependant midi venait de sonner à toutes les paroisses de la ville. Le peuple, rassemblé depuis longtemps devant le palais de l’inquisition, s’animait, s’exaltait par ses discours, par ses cris, et plus encore par sa masse elle-même. Un grand rassemblement se croit toujours la majorité, et la majorité a toujours raison.

— Oui, criait-on, puisqu’ils ne veulent écouter aucun accommodement, nous ne devons pas céder.

— On doit nous livrer les prisonniers, nous les aurons !

— On ne les conduira pas au bûcher !

— Certainement, nous ne devons pas les laisser brûler ; ce serait reconnaître la juridiction ecclésiastique !

— Et d’après la juridiction civile, ils doivent être attachés au gibet.

— Oui, et par nous ! C’est notre droit ! notre privilége !

— Vivent nos libertés !

— Et puisqu’ils ont établi un bûcher sur la grande place…

— En es-tu sûr ?

— Je l’ai vu.

— Nous irons le voir aussi, n’est-ce pas, ma commère ?

— Certainement ; c’est ce bûcher-là qui est pour nous une injure.

— C’est un affront pour toute la ville de Pampelune.

— Et nous devrions, à notre tour, élever ici deux potences, en face le palais de l’inquisition, pour les narguer.

— C’est une idée !

— Afin que Ribeira les voie en sortant.

— Est-ce que tu crois qu’il sortira, lui et sa procession ?

— Cela se pourrait bien.

— Il n’osera pas ! il n’osera jamais, j’en suis certain ; la preuve, c’est que midi va sonner et les portes de l’inquisition ne sont pas seulement ouvertes.

— Et elles ne s’ouvriront pas. Ils ont peur de nous ; ils savent bien ce qu’est le peuple de Pampelune. Ce n’est pas à lui qu’il faut s’attaquer.

— Oui, oui, ce n’est pas nous qu’il faut braver, répéta la foule ; nous ne sommes pas endurants ! qu’ils viennent, s’ils l’osent ! qu’ils viennent !

En ce moment, les deux grandes portes du palais s’ouvrirent. Le grand inquisiteur, don Juan de Ribeira, archevêque de Valence, parut dans tout l’éclat et la majesté de ses habits pontificaux. Les principaux membres du saint-office le précédaient et le suivaient. Alliaga était à ses côtés.

Devant eux marchaient la croix sainte, des milliers de cierges, des flambeaux, des prêtres récitant des prières, et au-dessus de leurs têtes se balançait la bannière de Saint-Dominique.

À cette vue, par un mouvement involontaire, instantané, aussi rapide que la pensée, tout le peuple se précipita à genoux et baissa la tête ; un silence profond avait succédé au tumulte et le respect aux menaces.

Ribeira promena sur la foule prosternée un regard d’orgueil et de mépris, lui jeta sa bénédiction, et, lançant à Alliaga un coup d’œil de triomphe, fit signe au cortége de continuer sa marche.

Derrière eux s’avançaient les deux prisonniers, dont il était impossible de distinguer les traits, car ils étaient couverts du carracha et du san-benito, qui cachaient leur taille et leur figure. Aïxa et Yézid étaient chacun entre deux moines aux formes vigoureuses et athlétiques qui veillaient sur les prisonniers et en répondaient corps pour corps. La marche était terminée : par un détachement nombreux de familiers du saint-office, armés de piques, de hallebardes et de pertuisanes.

Le peuple s’était relevé après le départ de Ribeira, et encore sous l’impression du respect, il continua à garder le silence à la vue de ces armes qui, de loin, avaient un aspect d’autant plus redoutable, qu’on ne voyait pas les soldats qui les portaient.

Le seul mouvement qui se fit dans la foule fut produit par les curieux, qui abandonnèrent la place de l’Inquisition, et coururent par des rues détournées pour apercevoir de nouveau le cortége sur un autre point.

À la vue de ce premier échec, Alliaga avait pâli, mais il avait cherché à cacher son trouble aux yeux de l’inquisiteur, qui l’observait. Le cortége continua sa marche solennelle. Partout le même calme, partout un morne silence. On voyait bien sur chaque visage un air d’indignation et de colère, mais de colère concentrée, qui n’osait se manifester. Alliaga n’apercevait aucune figure de connaissance ; seulement, au coin de la rue de la Taconnera, il aperçut Gongarello monté sur une borne. Ses traits respiraient un air séditieux ; mais au moment où le cortége passa, il ôta brusquement son chapeau et, tout en s’inclinant, il murmura entre ses dents :

— Les lâches ! pas un seul n’ose se prononcer !

Le pauvre Gongarello n’était pas seul à penser ainsi ; ses voisins étaient comme lui indignés, et tous, au passage du cortége, saluaient et baissaient les yeux.

Alliaga pouvait se soutenir à peine ; il sentait ses genoux fléchir. Encore une rue et on allait arriver à, la place où s’élevait le bûcher. Il délibérait lui-même si, la croix à la main, il ne fallait pas s’élancer au milieu du peuple, l’appeler à la révolte et se mettre à sa tête.

Il s’était arrêté à ce parti et allait l’exécuter, lorsqu’à l’entrée de la rue le cortége fut entravé un instant par un homme du peuple qui traînait une petite charrette de légumes et qui n’avait pu se ranger assez tôt. Les alguazils et les familiers du saint-office voulurent le forcer à presser le pas, il tomba ; sa charrette renversée intercepta le passage et fit refluer une partie du cortége, parmi lequel commença à se mêler quelque désordre.

Ribeira, furieux, fit signe d’avancer. Les familiers frappèrent alors avec le bois de leur hallebarde le paysan, qui était resté à terre et qui semblait ne pouvoir se relever ; mais à ces coups de bâton rudement assénés, le blessé se retrouva sur ses pieds avec une promptitude extraordinaire ; il étendit à terre, d’un coup de poing, celui qui venait de le frapper, et voyant un de ses compagnons baisser sa hallebarde pour le percer de part en part, il détourna de la main gauche l’arme meurtrière, tira de sa main droite un pistolet, renversa à ses pieds le soldat du saint-office, puis, se retournant vers la foule il s’écria à haute voix :

— Aux armes ! mes amis ! on tire sur les bourgeois de Pampelune !

À ce cri, répondit un cri général. Excepté les familiers du saint-office, personne n’avait vu le coup de feu, tout le monde l’avait entendu ainsi que l’exclamation de Pedralvi, car c’était lui.

— C’est peu d’en vouloir à nos priviléges, continua-t-il, on en veut à nos jours. Défendons-les ! défendons nos droits ! Vivent les fueros !

Vivent les fueros ! répéta la multitude, comme si elle n’eût attendu que ce moment pour laisser éclater son opinion.

Vivent les fueros ! cria de toutes ses forces Gongarello, qui était resté sur sa borne et qui mêla sa voix retentissante à celle de ses voisins.

Ribeira ne répondit à ces vociférations qu’en saisissant lui-même l’étendard de Saint-Dominique.

— En avant, dit-il, le saint lui-même saura bien nous faire un passage.

En effet, à mesure que la bannière s’avançait, le peuple se reculait devant elle en criant Vivent les fueros ! mais sans autre manifestation plus hostile.

Tout à coup plusieurs bandes de bourgeois d’assez mauvaise mine se précipitèrent résolument au milieu du cortége en criant :

À bas l’inquisition !

Le peuple répéta comme eux :

À bas l’inquisition !

Mort aux inquisiteurs ! répondit Pedralvi.

Et un hurlement épouvantable s’étendit au loin sur toute la ligne que tenait la procession :

À nous les prisonniers ! enlevons les prisonniers ! Justice ! justice ! faisons-nous justice nous-mêmes !

En un instant le peuple, se ruant sur le cortége, l’avait rompu et dispersé en vingt endroits. Les alguazils, les familiers du saint-office, effrayés, poursuivis, se sauvaient dans toutes les directions ; quelques-uns par dévouement, d’autres, perdant la tête et ne sachant où se réfugier, avaient entouré le grand inquisiteur qui, furieux, lançait sur la multitude l’excommunication. Foudre inutile qui se perdait dans les airs et dans le tumulte.

Alors Ribeira, cédant à sa colère, à sa haine, à toutes les passions brûlantes qu’excitait en lui l’orgueil humilié, ordonna aux hallebardiers qui l’entouraient de se frayer un passage, n’importe à quel prix.

Frappez ! frappez ! criait-il. Mort aux hérétiques, quels qu’ils soient !

Dans ce tumulte, des femmes et des enfants furent blessés, et le prélat répétait :

Frappez !

— Sois donc obéi, murmura en lui-même Pedralvi, qui venait de se glisser dans la foule, et qui, s’approchant du grand inquisiteur, lui dit :

Au nom de nos frères dépouillés et proscrits, je t’apporte ce que tu leur as laissé : la vengeance !

Et comme un homme qui acquitte un vœu, il frappa le prélat en s’écriant :

— Et de deux ! mes frères ! encore un inquisiteur que je vous envoie !

Le prélat tomba, et avec lui l’étendard de Saint-Dominique. À ce dernier coup la déroute de l’inquisition fut complète.

Mais le danger n’était plus là. Alliaga l’avait déjà compris, et depuis longtemps il s’était élancé vers l’extrémité du cortége, pour courir au secours d’Yézid et d’Aïxa.

Le mouvement du peuple, préparé et secondé par les compagnons de Juan-Baptista, avait été si prompt et si terrible, que les piques, les hallebardes et les pertuisanes des familiers du saint-office n’avaient pu l’arrêter un seul instant. Les milices de l’inquisition avaient été dispersées, et plusieurs cavaliers qui, depuis le moment où le cortége était sorti de l’inquisition, n’avaient pas quitté des yeux les deux condamnés, les arrachèrent des mains de leurs gardiens et les entraînèrent.

— Venez, venez, mes amis, suivez-moi, disait l’un d’eux.

C’était la voix de Fernand d’Albayda. Mais le fatal costume dont les prisonniers étaient revêtus était malheureusement trop visible pour ne pas être aperçu par la foule qui, les désignant du doigt, s’attachait à leur poursuite en disant :

— Nous les tenons ! ils sont à nous ! À nous d’en faire justice ! Vivent les fueros !

Fernand et ses amis, qui avaient rebroussé chemin, se trouvaient alors près de la place de l’Inquisition, et comme ils la traversaient, un autre flot du peuple leur ferma le passage. Ils furent bien forcés de s’arrêter. Il y avait en face le palais du saint-office une espèce d’échoppe occupée par un écrivain public et formant un angle. C’était le seul retranchement qui s’offrit à leurs yeux. Ils placèrent les deux prisonniers dans cet angle, se mirent devant eux et tirèrent leurs épées.

Ce n’était plus contre l’inquisition, c’était contre un ennemi bien plus redoutable qu’il fallait défendre Yézid et Aïxa, c’était contre le peuple déchainé, furieux, qui de tous les points de la place accourait enivré de son triomphe.

— Au gibet ! au gibet ! les Mauresques ! les hérétiques au gibet ! criait-on de toutes parts. Élevons la potence en face le palais des inquisiteurs, pour leur apprendre à respecter nos droits.

Ils s’arrêtèrent cependant en voyant Fernand d’Albayda l’épée à la main ainsi que quelques-uns de ses officiers, au nombre desquels était Fidalgo d’Estremos. Ceux-ci portaient, non pas l’habit militaire, mais le costume de ville. Ce n’était pas la robe de moine, ce n’étaient pas des ennemis, le peuple leur cria :

— Retirez-vous, seigneurs cavaliers. Place à la justice du peuple !

— Nous n’abandonnerons point des malheureux, répondit Fernand ; vous êtes vainqueurs de l’inquisition, cela doit vous suffire. Laissez-nous le passage libre ; ne nous forcez pas à nous défendre contre vous.

Ces paroles, qui auraient peut-être désarmé les premiers assaillants, n’étaient point entendues de ceux qui étaient plus loin derrière eux, gens de sac et de corde, qui ne demandaient que sang et pillage. C’étaient les compagnons de Juan-Baptista ; ils excitaient et secondaient la fureur du peuple ; aussi, malgré sa vaillance et celle de ses compagnons, Fernand d’Albayda allait être indubitablement massacré par la multitude, lui et ceux qu’il voulait défendre.

C’est en ce moment qu’Alliaga arriva au palais de l’inquisition. Du haut des marches du portique principal, il embrassa la place tout entière et vit l’étendue du danger. Quelques membres et familiers du saint-office l’avaient accompagné, poursuivis par le peuple. Pedralvi et ses compagnons venaient de le rejoindre.

Il leur montra du doigt les furieux qui entouraient Fernand d’Albayda, et leur dit :

— C’est là qu’il faut mourir ! marchons !

Mais déjà Pedralvi avait reconnu de loin, à la plume rouge de son chapeau, l’ami de Juan-Baptista, le lieutenant Barbastro, avec qui il avait traité la veille au soir aux gorges de Savora ; il en conclut sans peine que ceux qui l’entouraient étaient ses compagnons. Il fendit la foule et dit à l’oreille du bandit :

— Que faites-vous, lieutenant ! à quoi vous amusez-vous là ! On transporte Juan-Baptista dans la prison de l’hôtel de ville. Vous pourrez le délivrer encore en prenant par la grande rue de la Taconnera. Courez vite !

Quelques minutes après, Barbastro et son escorte avaient quitté la place de l’Inquisition, enlevant ainsi au peuple son principal allié et à Fernand d’Albayda ses adversaires les plus redoutables.

Au même moment, une masse d’alguazils et de familiers du saint-office arrivaient en déroute de toutes les rues environnantes, cherchant un refuge naturel dans le palais du saint-office.

— Lâches que vous êtes ! leur cria Alliaga ; indignes soldats de la foi ! vous fuyez la hallebarde à la main ! Où est le grand inquisiteur, votre chef ?

— Blessé, peut-être mort ! répondirent-ils en faisant le signe de la croix.

— Et vous l’abandonnez, ainsi que la bannière de Saint-Dominique, ainsi que les prisonniers que vous deviez défendre et qu’on va massacrer à vos yeux ! Allons, aurez-vous du moins le courage de me suivre ?

Et il s’élança à leur tête au secours de don Fernand et de ses amis.

La foule qui remplissait la place, composée de bourgeois, presque sans armes, abandonnée par Barbastro et ses compagnons, repoussée vivement par Fernand, attaquée avec vigueur par Alliaga et les siens, regardait déjà de quel côté la retraite serait le plus facile, lorsqu’elle fut totalement démoralisée par un cri terrible, le cri de Sauve qui peut ! que Pedralvi répéta dans les rangs. Une partie se précipita du côté de la Taconnera, tandis que l’autre moitié remontait la place et faisait bonne contenance, attendant des rues adjacentes des renforts qui lui arrivaient à chaque instant.

La milice du saint-office se dirigea alors vers les prisonniers, que d’Albayda voulait également défendre contre eux. À la vue d’Alliaga, il s’arrêta, et celui-ci lui dit vivement à voix basse :

— La retraite est pour vous impossible : vous ne pourriez jamais sortir de la ville avec Aïxa et Yézid, et moi je réponds d’eux maintenant, remettez-les-moi.

À l’instant même, et leur serrant la main, il se mit à côté d’eux, au milieu de ses soldats, en robe noire, remonta la place de l’Inquisition, gravit les degrés du portique au moment où le peuple revenait en foule, assura la retraite de ses troupes et de ses prisonniers, et rentra le dernier dans le palais, dont les portes de fer retombèrent sur lui.

Environné de tous les membres du saint-office, Alliaga ne pouvait se jeter dans les bras d’Yézid et d’Aïxa. Il donna ordre au frère Acalpuco, qui faisait partie de cette retraite, de conduire les prisonniers dans une chambre qu’il lui indiqua. Puis, se retournant vers les principaux membres et les familiers du saint-office, qui après de semblables fatigues croyaient pouvoir se reposer.

— Nous ne laisserons point le grand-inquisiteur et la bannière de Saint-Dominique au pouvoir du peuple, ce serait pour nos ennemis trop de gloire et pour nous trop de honte.

— Que voulez-vous faire ? lui dirent ses collègues.

— On m’accusait dernièrement, répondit-il, d’abandonner les droits de l’inquisition, je prouverai que personne plus que moi ne tient à défendre son honneur et sa dignité.

À l’instant même, et suivi de toute la milice du saint-office, il sortit par la porte secrète, celle des jardins, que nous connaissons déjà, et par une marche adroite dans des rues détournées et alors presque désertes, il se porta rapidement sur le champ de bataille à l’endroit où le prélat était tombé sous un poignard inconnu.

La foule du peuple qui était restée auprès de lui, inoffensive et lui portant des secours, s’enfuit effrayée à l’aspect de ce déploiement de forces inattendues ; chacun des curieux s’empressa de disparaître, sans même retourner la tête, craignant qu’on ne l’accusât d’avoir été auteur, complice ou même témoin d’un crime aussi grand.

On transporta sur un brancard emprunté au seigneur Terceiro, tapissier voisin, don Juan de Ribeira, qui venait de reprendre connaissance, et on releva l’étendard de Saint-Dominique, tombé à côté de son chef. Les principaux inquisiteurs voulaient qu’on retournât au palais par la porte secrète qui donnait sur les jardins.

— La bannière de Saint-Dominique ne se cache pas et ne peut rentrer que par la grande porte, répondit Alliaga.

La procession se remit donc en marche, et arriva en bon ordre sur la place du palais.

En effet, à la vue de leur ancienne idole, du grand inquisiteur vaincu et blessé, à la vue du saint étendard, objet de son respect, un morne silence régna dans cette foule tout à l’heure si bruyante. Les portes de fer s’ouvrirent de nouveau, l’inquisition, sans être troublée dans sa retraite, ramenait dans son camp son général, ses étendards et ses prisonniers ; c’étaient presque les honneurs de la guerre. Mais le peuple au moment où son redoutable ennemi était disparu, avait poussé des cris de joie en signe de triomphe.

Des deux côtés on se regardait comme vainqueur ; des deux côtés on chantait le Te Deum.

On n’était cependant qu’au milieu de cette mémorable journée.