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VI



Enfin, Pierrot blanc et Pierrot noir pénétrèrent, en face de l’autre orchestre,

dans la salle,

par un large escalier droit, garni de municipaux et de lampadaires, au pied duquel les éclats des instruments, par un effet de l’acoustique baroque du monument, venaient mourir comme des vagues.

La foule était là,

qui entraîna les deux compagnons.

Au-dessus de cette foule violette, indigo, noire, verte, jaune, orangée, rouge, en gamme chatoyante ; — au-dessus des plumes de toutes les couleurs, des tricornes, des dominos de lustrine, flottants ou collants, des toques, des sombreros, des tuyaux de poêle ; — au-dessus des femmes en chasseresses, avec l’arc et le carquois, des reîtres, des merveilleuses du Directoire, des chiffonniers en seigneurs du temps de Louis XIV ou du gentil

siècle, des Matamore, des Scapin, des Mascarille, des bergères (qui ont souvent vu le loup), des Èves qui tentent toujours avec ces pommes gardées du paradis perdu ; — au-dessus des bedeaux, des estudiantinos, avec leurs guitares et leurs cuillères, des eunuques, des habits noirs, des pierrots, des pierrettes, des petites cigales, — patronne des poètes, sainte Cigale, priez pour nous — ; au-dessus des arlequins, avec leurs battes, des arlequines, des clownesses, jambes fuselées, croupes ciselées, des Lulus, des polichinelles, avec leurs bosses, des clodoches, des Colombines, des débardeurs, des toreros, des Robert-Macaire et des Bertrand, des alguazils, des grues en bébés, des muscadines, des rigolboches ; — au-dessus des masques payés et de mille habits noirs s’embêtant là aussi bien qu’ailleurs ; — au-dessus des bâillements, des gausseries, des rires, du bacchanal, du sabbat et du chahut épileptiques, des pieds et des mollets en l’air, et, dans l’odeur, encore légère, des goussets humides ; au-dessus des cabrioles et des sauteries disloquées,

Olivier, le poète des Roses,

des vagues ensorcelantes au tumulte éternel, des vagues bleues où serpente l’émeraude des varechs, le poète des faunes qui appellent dans les halliers, — conduisant la décadence du carnaval, la tête tournée à droite, le visage rêveur et paisible, chevelure frisée et comme poudrée, moustache féline, les yeux mélancoliques semblant fixer une folie imaginaire (qui, sur le rebord d’une loge d’avant-scène semblable à un cénotaphe, expirait sans doute, renversée, et secouait encore une fois ses grelots),

Métra, le musicien des Roses, des roses roses, des roses blanches, des roses,

et des sveltes femmes, lui, ou son apparence, son souvenir revenu, profilait, l’archet à la main, derrière son pupitre, sa haute silhouette élégante — et faisait s’envoler, des violons et des cuivres,

la poésie mélodieuse.


La grouillante cohue bariolée de masques assermentés valsait, dans une buée de gaz et de poussière, contemplée par des habits noirs abrutis et par les messieurs et les dames des loges où l’on s’ennuie. Dans quelques-unes, cependant, on s’amusait. Des dominos, harponnés dans les vastes couloirs un peu mystérieux, et sur le haut du grand escalier, des femmes voilées qu’on violait presque pour s’assurer de la marchandise, tout à coup poussées au fond des loges, jetaient de petits cris.

À deux ou trois loges, peut-être, des seigneuresses masquées, attendues dans les transes et chéries ardemment, vinrent-elles toquer ? Dans d’autres loges, celles des clubs mondains et des princes de la fête, il y avait un joli vient-et-va d’élégantes, pas toujours garanties distinguées, et d’amis, tandis que, dans le haut, sans doute, d’aucuns et d’aucunes, n’entendant plus les échos des valses, des polkas, des quadrilles, le bourdonnement monotone d’une rumeur sensuelle, étaient, loin des municipaux, au paradis, séjour des bienheureux. — Métra, lui, ou son ombre, avec son archet, menait toutes ces choses.


Musard, face grêlée, était livide et funèbre, presque macabre, au milieu des fous joyeux, qui, parfois, le portèrent en triomphe ; Strauss semblait un bourgeois bourgeoisant perdu en mauvaise et beuglante compagnie. Arban, les traits figés, des favoris, tournure flegmatique de maître d’hôtel de millionnaires, gardait une correction impassible ; Fahrbach, yeux bleus, rêve devant le public (Pourquoi sont-ils presque toujours des mélancoliques, ceux qui créent ou déchaînent la joie ?) — Métra, très indifférent au tohu-bohu de la danse, et qui semblait ensommeillé au milieu d’une furieuse ruée au plaisir, de l’essai du moins, songeait-il, lui, qu’après cette mi-carême, le printemps arriverait bientôt, avec son camarade avril ?


Toujours des habits noirs, massés en admiration, dans la salle, dans la fournaise chatoyante, devant les costumés pour cent sous. Par-ci, par-là, cependant, des masques pour le caprice, et plusieurs étaient gentils. Mais on les comptait. Il y avait, par exemple, un lapin portant une carotte d’où, par instants, surgissait une poupée, chapeau de cocotte, une poupée furieuse contre le lapin.

Une autre, insolente de rire et de joliesse, en tir aux pigeons. Une autre, bras nus, épaules nues, la bouche fraîche, en dame de cœur, des cœurs semés sur la robe ; et cette devise — Il y en a pour tout le monde — rehaussait de lettres d’or la ceinture flottante. Une ancienne acteuse, dans le travesti de Figaro, répétait de temps en temps :

— Je taille encore ma plume et demande à chacun…

Une femme brune, sans masque, aux cheveux courts, souple et tanagrienne dans un habit noir, tenait par la taille une amie blonde, et voilée, en domino mauve ; et leur duo très épris — avec un effronté et charmant zutisme de vice devant le qu’en dira-t-on — souriait au passage des regards curieux et un peu troublés qui les mariaient. À un groupe bourgeois, hommes un peu gros et dames surannées, qui les applaudissait ironiquement, la brune aux cheveux courts cria :

— Merci, braves gens.

Et, comme elle entraînait le domino mauve, elle leur jeta :

— Que Dieu préserve vos filles des nôtres !

L’amie blonde, aux frisons fous sur la nuque, pimpante, fringante, éclata de rire, et son rire tintinnabulait sous la quadruple barbe de dentelle.