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IV



Le présent était trop malpropre et répugnant. Le cocher, à la course, descendait vers les grands boulevards, au galop. Minuit un quart. Voyant les rues tranquilles, avec de rares passants, les deux morts se rappelaient l’époque où, chaque année, le carnaval échappé se précipitait, par toutes les voies proches de l’Opéra, délirant, tantasque, amoureux, infernal, échevelé, dans les cafés, les bals et les restaurants de nuit débordés. Ils évoquaient en route les souvenirs. La Conscience disait à Pierrot :

« — Nous avons bien fait de mourir, puisque le rire est mort, remplacé par le ricanement… Mort aussi le besoin d’aimer ! Morte la fantaisie, mort le caprice, mortes les passions (sauf l’âpre désir des richesses), morte la joie ! Nous, les décédés, sommes encore les plus joyeux, car, dans notre cercueil, et, maintenant, — dans cet autre « sapin », — nous éveillons les souvenances… As-tu oublié, Pierrot, Musette la blonde qui te chérit au Quartier-Latin ? En fermant les yeux, revois-tu Zerbinette que tu rencontras, un soir de bal à l’Opéra, rue Le Peletier, alors, Zerbinette que tu adoras tout un été ? Vous aimiez les parties en bateau, par le gai soleil, sur la Marne. Tandis qu’assise à la proue, elle laissait, les jambes pendantes, traîner au fil de l’eau ses pieds nus, tu improvisais pour elle un poème en terza rima :

Belle, tes bras sont blancs, ton rire est argentin.
Pour moi, lève plus haut ta jupe de satin,
Montre ta chair qui | a les tons doux du matin.

Il y avait un hiatus. Sur lui (Ah ! le joli point de vue !) Zerbinette leva sa robe. Les berges étaient bordées de saules, dont les branches souples se balançaient au-dessus de vous. Personne ne pouvait vous voir. Moi, ta Conscience, j’étais là ; mais je ne t’ai rien reproché, parce que tu avais vingt ans. »