Traduction par Fanny Mathot.
Paul Ollendorf (p. 86-108).

CHAPITRE V

Quand la lumière se fit de nouveau dans le cerveau en détresse de Pierrot, il eut d’abord conscience d’une sensation d’intense douleur et de faiblesse. Alors, peu à peu, il ressentit un poids sur la poitrine et une souffrance aiguë dans la cuisse droite. Il leva la tête mais se trouva dans l’incapacité de se mouvoir et d’atteindre sa patte blessée avec la langue. En travers de son corps pesait la lourde jambe d’un soldat mort.

Pierrot s’affaissa et attendit jusqu’à ce que l’éblouissement passât et que la raison lui revînt. Puis l’universel instinct de la conservation et le désir de lutter pour la vie se réveilla en lui. Petit à petit, avec de longs et douloureux intervalles entre ses efforts, il réussit à se traîner et se débarrasser du poids qui pesait sur lui. Tremblant de faiblesse, il se tint un moment debout, comme pour s’assurer s’il était encore en vie. Tout était calme autour de lui, quoique le bruit de la bataille faisait rage non loin de là. Il fit à peine attention aux corps d’hommes tombés dans la tranchée mais entendait leurs plaintes de temps à autre. Alors il tomba de nouveau sur le flanc et fit une faible tentative pour lécher son membre blessé. Sa patte était complètement engourdie et les poils étaient collés ensemble, mais le sang ne coulait plus.

Quand son restant de force revint, il sentit qu’il avait froid et aussi qu’il était faible, et le besoin se fit sentir, suivant l’instinct de l’animal blessé, de se traîner dans un endroit abrité où il pourrait recouvrer son énergie ou bien mourir. Il lui semblait qu’avant tout, il devait se sauver de cette horrible tranchée. Lentement et avec peine, traînant la patte, il grimpa le talus et au-dessus du parapet se coucha haletant sur le sol couvert de neige. Ensuite, après un petit repos, il se remit de nouveau en marche en chancelant vers un menu taillis d’arbrisseaux qui avaient été presque entièrement couchés sur le sol et foulés aux pieds par les grenadiers.

L’abri lui paraissait être très éloigné et il fut obligé de s’arrêter souvent pour se reposer. Quand enfin il s’en approcha, il fut effrayé un moment par le bruit que fit un lièvre qui sortait précipitamment de dessous le taillis inextricable et se sauva en sautant au-dessus de la neige.

Pierrot ne sentit aucune envie de lui faire la chasse ni ne montra aucun étonnement de ce que le lièvre eût échappé à la destruction. Il se terra sous les branches brisées et suivit en flairant la piste du lièvre vers son gîte dans le gazon sec. L’endroit était encore chaud et Pierrot, avec satisfaction, se coucha dessus en rond et se mit à soigner sa blessure.

Pendant trois jours et trois nuits Pierrot resta dans sa cachette, dormant la plupart du temps. À midi, le chaud soleil perçait au travers des ramilles qui la nuit l’abritaient des vents âpres. Les autos de la Croix-Rouge vinrent et il y eut des bruits d’activité humaine dans la tranchée. Des soldats passaient tout près, mais il n’y eut pas d’assaut et le fracas des détachements de cavalerie ne troubla point son abri. Il resta dans son buisson épais sans être découvert, attendant patiemment la guérison ou la mort.

Pendant la troisième journée, il devint inquiet et dormit peu. Il se sentait un peu plus fort et son esprit était devenu plus lucide. Sa patte blessée le faisait souffrir de façon moins aiguë. Vers la chute du jour, un besoin impérieux lui vint de marcher en avant.

Jusqu’alors, et c’était assez singulier, il n’avait pas senti la cruelle angoisse de la faim, car il est naturel pour les chiens malades de jeûner. Mais maintenant il se sentait douloureusement pris d’une soif ardente.

Hors de son gîte, il avait de temps en temps pu atteindre et laper la neige froide, mais quoique cela parût bon à son museau et à sa bouche enfiévrée, cela n’avait pas suffi. Puis il se sentait la gorge brûlante, sa langue était épaisse et sèche et sa tête lui faisait mal.

Si vous doutez que les chiens aient des maux de tête, observez à l’occasion la façon dont votre terrier l’appuie contre vos genoux dès qu’il est souffrant et combien il implore la pression de votre main.

Donc Pierrot se traîna hors de sa couche dans l’obscurité qui se répandait ; il regarda autour de lui en étirant ses membres raidis et leva son nez au vent pénétrant. Il fit le tour de son buisson et partit par la route congelée dans la direction des dunes, avançant péniblement, se maintenant à l’abri et flairant après de l’eau.

Deux fois il entendit des voix et, en outre, des bruits de pas qui approchaient et passaient tout près pendant qu’il se tenait tranquille et attendait craintif. À la fin, il arriva à un creux où la neige fondue avait formé une petite mare. Il brisa la mince couche de glace avec une patte de devant et alors, fourrant son nez dans l’eau glacée, il but longtemps et avec satisfaction.

Quand sa soif fut étanchée, une vie nouvelle sembla s’infiltrer dans ses veines et le courage revint dans son cœur vigoureux. Mais il était encore faible et après un moment d’indécision il rampa vers son abri.

Le matin du quatrième jour, il s’éveilla reposé. Mais cette fois, un nouveau besoin était venu s’ajouter à son tourment. Il avait faim. Des élancements aigus parcouraient ses membres et tout son être clamait le besoin de nourriture.

Il risqua la tête hors de sa cachette et regarda autour de lui, reniflant l’air. Par-dessus le bord de la tranchée il vit des mouvements d’hommes et le soleil brillant sur des canons de fusil et sur des casques d’Allemands. Il rentra à la dérobée, l’expérience lui avait appris à être prudent.

Il en avait assez des soldats et de la guerre. Il résolut d’attendre.

Toute la journée il souffrit les affres de la faim et se débattit contre l’envie de se lancer éperduement à la recherche de nourriture. Et comme le jour avançait, il ressentit un besoin toujours grandissant de retourner à la maison. Il était hanté d’un intense désir de retrouver sa couche confortable dans l’écurie de Médard ; d’atteindre la maison où il y avait toujours abondamment à manger ; de sentir les mains si bonnes qui connaissaient la façon de guérir les blessures d’un chien ; de goûter l’affection humaine qui, dans son esprit, était perdue si loin dans le passé qu’elle lui revenait comme un rêve céleste. Le besoin du foyer devint un but dominant qui l’obsédait et l’entraînait comme par des chaînes.

À plusieurs reprises, il sortit avec élan de son buisson et aussitôt la vue des soldats le faisait reculer craintivement.

Quand enfin la nuit tomba et que les tranchées brillèrent de petits feux de camp, Pierrot sortit définitivement et avec précaution. D’abord, il retourna à la mare où il avait bu et de nouveau étancha sa soif brûlante. Puis il passa dans l’obscurité par une autre partie inconnue du pays. Il longea les dunes, suivit un petit cours d’eau pendant un demi-kilomètre, à peu près, et alors entra dans un fossé peu profond à côté d’une route remplie d’ornières. Il se fiait peu à ses yeux, mais ses oreilles et ses narines étaient constamment en éveil afin de découvrir le danger et il prêtait une attention soutenue à tout ce qui, à ses sens, suggérait la présence de l’homme. Ses pattes meurtries s’étaient cicatrisées, mais il était obligé de marcher sur trois jambes à cause de sa blessure et il était encore très raide et loin d’être fort. Toujours son nez recherchait sur la terre et dans l’air l’odeur de la nourriture.

Il s’arrêta soudain et leva la tête. D’un ravin peu profond, à quelques pas de la route, vint un relent qui, tout d’un coup, l’attira et le repoussa. c’étaient des émanations d’homme et de fumée d’un feu de bois. Il y avait aussi une odeur de nourriture. L’idée des soldats le terrifia, mais l’exercice inaccoutumé auquel il venait de se livrer avait rendu sa faim dévorante.

Le relent de la nourriture irrésistiblement l’attira ; il rampa furtivement vers les buissons menus qui croissaient le long du ravin. Épiant au travers, il vit avec effroi le scintillement de feux de camp mourant qui s’étendait sur une longue ligne et de vagues formes d’hommes couchés et roulés dans des couvertures. Sur l’autre talus, une sentinelle isolée faisait la garde, allant et venant lentement.

Pierrot avança silencieusement en se cachant derrière les buissons jusqu’à ce qu’il arrivât à un endroit où l’odeur d’aliments dominait. Directement au-dessous de lui, était un de ces feux couverts et, à quelques pieds au bas du talus, il discerna un tas d’objets épars, indéfinis, d’où émanait l’odeur.

Rendu inconscient par la faim, Pierrot sortit précipitamment de dessous le taillis et se rua sur les reliefs de repas du camp. Une croûte de pain sec, les os et les abatis d’une volaille, les haricots adhérents à l’intérieur d’une boîte de conserves, il dévora gloutonnement le tout.

Une des boîtes d’étain déplacée par le museau avide de Pierrot roula avec bruit le long du talus, et la sentinelle de l’autre côté s’arrêta et vivement leva son fusil à l’épaule. Pierrot se tapit en la guettant. Évidemment le soldat pensa qu’il valait mieux ne pas éveiller ses camarades par un coup de fusil et, supposant qu’un animal rôdait là, ramassa une pierre et la jeta vers Pierrot. Elle tomba avec un bruit mat à côté de lui et rebondit dans le taillis.

Pierrot quoique effrayé mais encore affamé saisit un grand os dans ses dents et se sauva à travers les buissons.

Sans perdre de temps à s’assurer s’il était poursuivi, il courut sur ses trois pattes par les champs congelés, durant plus d’un kilomètre avant de s’arrêter. Se rendant compte alors de ce qu’il avait entièrement échappé au danger qui l’avait menacé, il tomba la poitrine sur le sol dur, avec l’os entre ses pattes, et passa une demi-heure d’intense satisfaction en le rongeant jusqu’à ce que le dernier vestige en eût disparu.

Quand l’aube commença à se lever timidement dans le ciel, Pierrot chercha une nouvelle cachette. À la fin, il découvrit les restes dispersés d’une meule de foin dans une prairie marécageuse. Le foin était humide et durci par la gelée, mais Pierrot creusa son chemin sous le plus gros tas et y dormit du sommeil profond de l’épuisement jusqu’à ce que tombât le soir.

Quand il s’éveilla, il était perclus et il souffrait, mais il se traîna en avant en gémissant doucement et il décida de retourner vers la maison de ses maîtres.

Il n’éprouva pas le moindre doute quant au sens de la direction, mais il n’avait aucune idée de la distance à parcourir. Il n’y avait qu’une chose à faire : s’appliquer à marcher opiniâtrement en avant en évitant de poser la patte droite sur le sol.

De temps en temps, il fit un détour pour s’éloigner des formes suspectes et aussi pour chercher de quoi soulager sa fringale.

Cette nuit-là, deux fois, il tomba sur quelques reliefs ; c’était insuffisant mais cela aidait à apaiser les tiraillements de la faim.

Le lendemain matin, n’ayant vu aucun soldat et trouvant la campagne apparemment paisible, il fut enhardi à continuer son voyage en plein jour parce que le désir de revoir la maison le tenaillait violemment. Mais l’effort était trop grand pour son corps affaibli et il fut obligé d’y renoncer avant la moitié du jour et de se tapir dans une haie pour se reposer.

À un moment donné, pendant l’après-midi, un bruit réveilla Pierrot en sursaut et il se dressa sur ses pattes. Une forme humaine et des pas le firent vivement se mettre sur la défensive, les dents découvertes et le cou raidi. Devant lui se trouvait une jeune femme vêtue d’une grossière robe grise, d’un châle déchiré, et chaussée de sabots. Elle ne paraissait ni heureuse ni jolie comme les marchandes de journaux de Bruxelles, ni propre avec une figure fraîche comme celle de mère Marie :

c’était une personne trapue, à l’air mélancolique, à la figure pâle, aux yeux ternes, et dont les commissures des lèvres étaient affaissées.

D’abord elle fut aussi surprise que Pierrot et des signes d’effroi se répandirent sur ses traits qui n’étaient pas jolis à voir. Mais, quand elle constata qu’il ne s’agissait que d’un chien, son regard redevint sombre et elle l’attendit immobile.

Pierrot n’avait jamais souffert le mal des mains d’une femme et son grognement s’éteignit dans sa gorge. Les poils de son cou se rabaissèrent et il essaya de faire aller sa queue. Il fit un pas hésitant vers la femme.

Un sourire s’ébaucha sur la figure de la paysanne et elle s’approcha doucement de Pierrot avec ses larges paumes ouvertes. Le chien avança un peu plus prés, les oreilles dressées, et la considéra avec une satisfaction hésitante. Alors la femme s’aperçut qu’il était perclus.

Sa sympathie s’augmenta, elle s’approcha et lui mit la main sur la tête. Puis elle se baissa et tâta sa patte de façon un peu brusque. Elle fit mal à Pierrot, mais lui, ne lui rendit, de son nez froid, qu’une caresse à l’oreille.

« Pauvre bête » dit la femme en flamand.

« Venez, et nous allons laver la patte. »

Pierrot la suivit tandis qu’elle avançait vers un petit bouquet d’arbres en contrebas de la route pour entrer par la porte basse d’une chaumine. Il n’y avait personne à l’intérieur, excepté un vieux chat gris qui, immédiatement, se sauva dans les combles. Sur quoi la femme fit entendre un rire court et contenu.

La petite maisonnette était vraiment pauvre et, apparemment, la femme y vivait toute seule quoiqu’il y eût un sarreau d’homme accroché à un clou au mur. Elle se déplaçait avec une sorte de résignation indifférente, suspendant un chaudron d’eau dans l’âtre, puis arrangeant un petit feu de fagots en dessous. Pierrot se coucha devant et s’endormit à nouveau, car il était encore très las.

Quand l’eau fut chaude, la femme prit un vieux chiffon et lava la blessure de Pierrot. Il s’éveilla et battit de sa queue le sol de terre durcie, car l’eau chaude lui parut extrêmement bienfaisante. Alors, la femme banda sa patte avec un torchon en le faisant rester tranquille. Allant vers une armoire elle en tira un demi-pain de seigle et en coupa deux tranches. Puis elle prit un bol et un peu de farine et se prépara une sorte de soupe de gruau.

Elle la plaça sur la table grossière et avança un escabeau.

Pierrot ne s’approcha pas mais resta couché, guettant la femme avec intérêt, comme elle croisait les mains en baissant la tête.

Alors elle commença à manger son gruau avec une cuillère d’étain mais elle ne l’acheva

pas. Elle mit le bol par terre et Pierrot, ne comprenant pas combien elle avait encore faim, le dévora en un clin d’œil. Puis la femme donna à Pierrot une des tranches de pain et mangea l’autre elle-même. Le chat gris paraissait ne devoir compter que sur lui-même pour se procurer son dîner.

Pierrot s’étira une fois de plus devant le feu, avec une sensation de paix et de satisfaction telle qu’il n’en avait plus connue depuis longtemps, et il dormit profondément pendant de longues heures.

Le matin, la paysanne donna à Pierrot la moitié de son frugal déjeuner. Puis elle releva son vieux châle sur sa tête et ouvrit la porte de la chaumine.

« Viens avec moi », dit-elle.

Pierrot se leva à regret et sortit dans l’aube fraîche. La femme s’avança vers le petit bois mais Pierrot hésita. Elle avait été très bonne pour lui mais elle n’allait pas dans la direction

où se trouvait la maison de Pierrot. Comme elle ne l’entendait pas marcher, elle se retourna et lui parla de nouveau avec douceur :

« Viens avec moi », reprit-elle.

Mais Pierrot hésita encore. Il était reconnaissant à la femme, et sa première impulsion fut de lui obéir, mais, d’où il était, il pouvait voir la longue route qui se déroulait vers l’Est et il savait qu’au loin dans quelqu’endroit, là-bas, étaient le « home » et les figures de ceux qu’il aimait. Le besoin d’avancer s’éveilla à nouveau en lui, et en faisant entendre un petit aboiement d’adieu, il tourna et s’enfuit rapidement sur ses trois pattes. Et le regardant partir, pendant un moment la femme se tint debout, scène pathétique dans l’âpre vent matinal. Alors, elle passa le dos de la main sur ses yeux et s’en retourna lentement parmi les arbres.

Ce n’était pas un voyage de trois jours que Pierrot avait entrepris cette fois, car quoique

n’ayant pas de charge à traîner derrière lui, il comprit qu’il ne pouvait pas voyager très vite ni faire de longues étapes en une fois. Il avait seulement son instinct et une vague mémoire pour le guider, et souvent la route sinueuse le faisait s’égarer, de sorte qu’il couvrit beaucoup de kilomètres inutilement.

Mais il avait cessé de craindre les soldats et, osant maintenant voyager pendant le jour, il fit plus de chemin quoiqu’encore avec de grands détours afin d’éviter les gens à l’air suspect. Son bandage grossier se dénoua et Pierrot le déchira avec les dents, sa patte blessée ne le faisait plus souffrir sauf quand il tentait de s’en servir.

C’était une chose laborieuse que de voyager sur trois pattes et avec de maigres rations. Parfois il était obligé de se laisser choir d’épuisement dans un endroit à l’abri et d’attendre que ses forces lui reviennent. Parfois, quand les affres de la faim le saisissaient, il était obligé de perdre des heures précieuses à la recherche de nourriture.

Il apprit à ne plus craindre les gens dans les maisons et les paysans dans les champs, et par deux fois, il fut invité dans des chaumières et nourri. Mais, toujours, il s’arrangeait pour partir après s’être reposé et ne se douta jamais qu’il se montrait coupable d’ingratitude.

Quelquefois, des hommes sur la route ou dans les champs l’appelaient, mais il ne voulait pas s’arrêter. Une fois, un gamin lui fit la chasse, et Pierrot mettant toute la vitesse qu’il put rassembler en ses trois pattes, parvint à s’échapper quoiqu’il fût obligé de se coucher, haletant, pendant un bon moment après cette course avant de pouvoir se remettre. Il était pénible pour lui de constater la perte de sa vigueur d’antan.

Il ne pouvait compter les jours mais savait seulement que le chemin paraissait interminable. Cependant, un après-midi, il eut la conviction que son voyage touchait à sa fin. Rien dans les choses du paysage ne lui était connu ; il n’avait jamais passé par là auparavant. Mais au dedans de lui, quelque chose disait qu’il approchait. Il avança avec persévérance, gémissant un peu en lui-même, tel un terrier qui sent la piste d’une taupe. Certainement, par dessus la côte ou au prochain tournant de la route, il reverrait les anciens endroits qui lui étaient familiers : maisonnettes et granges et champs bénis de son pays. Là-haut, tout près, seraient les figures dont il se rappelait si bien, les voix joyeuses des enfants, les mains adroites et bonnes de mère Marie.

Dans sa hâte inquiète d’arriver, il présuma trop de ses forces et, tremblant de surexcitation et de fatigue, il fut obligé de chercher un abri avant le coucher du soleil.

Cette nuit-là, il eut un sommeil agité. Fréquemment ses rêves le réveillèrent et il se trouvait debout fixant l’obscurité, prêtant l’oreille, ne sachant à quoi, avant de se souvenir, puis se recouchait. Mais quoiqu’il eût mal reposé, il fut dehors avant le lever du jour et se remit à trotter courageusement.

Il voyagea la journée entière sans prendre de nourriture ni de repos, s’arrêtant seulement pour boire quand l’occasion se présentait. Il n’y avait pas de doute dans son esprit que ce jour-là il retrouverait son « home ». Nul bruit, odeur ou choses imprévues ne le détournèrent de sa marche en avant.

Bientôt enfin il déboucha sur la route qu’il connaissait, avec ses rangées d’ormes et son cœur commença à battre très fort dans sa poitrine. Insensible à la douleur et à la fatigue, il se précipita aveuglément en avant, vers l’endroit au détour de la route, par le petit chemin où devait se trouver la métairie.

Pierrot s’arrêta, frappé de consternation. La maisonnette couverte de tuiles avait disparu, et seules

des poutres calcinées subsistaient. Il flaira parmi les ruines pendant un moment avec une inquiétude grandissante et alors, tourna alentour vers les petites dépendances. Elles aussi avaient disparu, mais tout près se trouvait une cabane qu’il ne se souvenait pas avoir connue.

La nuit venait de nouveau et Pierrot se sentait très épuisé, abandonné et sans espoir. Était-ce donc cela le dénouement sans résultat de son long et pénible effort ? Où était la jolie petite maison avec les gens qu’il aimait et la confortable écurie où il couchait ? Tout cela s’était-il donc évanoui en fumée ?

Pierrot se traîna désespéré vers l’étrange petit abri et flaira par l’interstice sous la porte. Soudainement quelque chose de cette odeur lui causa une frénétique exaltation. Il se mit à gratter vigoureusement à la porte et donna de la voix en aboiements courts et aigus.