Traduction par Fanny Mathot.
Paul Ollendorf (p. 72-85).

CHAPITRE IV

Vint enfin le jour tragique de l’évacuation d’Anvers, quand le Roi des Belges et sa brave armée vaincue se retirèrent tristement vers l’Ouest quittant leur beau pays dès lors sans protection. Les carabiniers furent envoyés en avant avec leurs mitrailleuses, laissant à l’artillerie montée, aux autos blindées et à la cavalerie le soin de couvrir l’armée en retraite.

Des troupes partirent en chemin de fer par Gand, Bruges et Ostende, mais la majorité de l’armée, y compris les carabiniers, fut obligée de voyager à pied.

C’était une marche forcée, longue et ardue : cent et trente kilomètres couverts en trois jours, parfois en longeant les routes, d’autres fois à travers champs, mais toujours en se pressant au point que les chiens sentaient comme leurs jambes fléchir et leurs poitrines éclater.

Un jour ils débouchèrent au bord de la mer, et Pierrot eût souhaité d’y séjourner et de contempler cette nouvelle merveille, mais il paraissait toujours y avoir une raison de se presser et Conrad ne voulut point qu’il se reposât. Ils laissèrent derrière eux les jolies fermes et la contrée boisée et arrivèrent enfin dans la région des canaux, des digues et des dunes de sable où de bizarres petits saules taillés poussaient au bord des routes et sur les berges des ruisseaux. Des pluies fréquentes et de la boue rendaient aussi la remorque des canons doublement laborieuse.

Enfin, fatigués et mécontents, ils arrivèrent à une halte où on permit aux chiens une brève sieste pendant que les rangs furent reformés et que les hommes établissaient leur camp et creusaient des tranchées.

C’est ici que Pierrot eut l’occasion de voir des soldats en kahki qui chantaient des refrains singuliers et parlaient une langue étrangère ; ils paraissaient très cordiaux. Un jour, quelques-uns d’entre eux vinrent visiter les carabiniers, et on se serra beaucoup les mains, on fuma abondamment mais on parla peu. Ils semblaient particulièrement s’intéresser aux chiens, et l’un d’eux, une sorte de gaillard trapu, à la face très rouge et à la figure souriante, les enjamba et, comme s’il en avait attendu l’occasion pendant des semaines, il caressa le dos des chiens en tout sens et leur frotta les oreilles. Jef se montra froidement défiant, tandis que Pierrot agita violemment sa queue hirsute et planta ses deux pattes boueuses sur la large poitrine du soldat. Sur ce, il donna à Pierrot une rude étreinte et une tape sur la tête, puis s’en fut rapidement.

Ceci fit énormément de bien à Pierrot, car quoique Conrad Orts fût un bon

maître, il ne paraissait pas avoir le temps de prodiguer des caresses, tandis que dans le cœur de Pierrot il y avait un insatiable besoin d’affection pour les hommes. Quand l’homme en kahki fut parti, Pierrot le suivit des yeux et pleura. Puis il se coucha, se plaignit un peu, et une grande sensation de mal du pays l’envahit de nouveau.

Si un chien ne peut pas réellement raisonner, à peine peut-il se souvenir et Pierrot sentit qu’il avait perdu ce qu’il y a de meilleur au monde, mais ne parvint pas à en comprendre la raison.

Tout lui repassa dans l’esprit : la paisible métairie avec Médard et les vaches ; mère Marie avec sa figure fraîche et ses cruches luisantes ; la ville affairée avec ses folâtres vendeuses de journaux ; le tendre vieux Grand-Père et la joyeuse petite Lisa, les mains mignonnes et les voix douces et la joie d’être choyé. Mais Pierrot n’était qu’un chien et la guerre c’est la guerre. On ne peut se préoccuper de ces choses futiles quand la destinée de la patrie est en jeu.

Bientôt la bataille reprit, seulement il n’y avait plus d’impétueux élans sur les grandes routes, ni à travers les champs verts, mais on pataugeait dans la boue, escaladant les tranchées en de brèves et exténuantes charges et de hâtives retraites. C’étaient des batailles à courte distance et presque incessantes. Il y avait un continuel grondement de gros canons et le fracas énervant des obus qui éclataient à bout portant. Les chiens étaient rarement dételés, se couchaient par intermittence où ils pouvaient et souffraient souvent de la faim.

Au cours d’une des nombreuses rencontres survint parmi les dunes un triste événement ; Conrad Orts tomba dans le sable humide et ne se releva plus. On commanda la retraite, mais Conrad ne répondit point. Jet et Pierrot

regardaient avec perplexité les autres hommes et les chiens se démener en reculant vers les monticules de sable.

Alors surgirent des cris et du tumulte derrière eux, ainsi que des coups de feu hostiles. En se retournant ils virent venir à eux les hommes en gris qui se précipitaient des dunes. Mus autant par la crainte que par le sentiment instinctif qu’ils avaient de retourner vers leurs amis, les deux chiens belges se précipitèrent en un galop fou derrière les carabiniers en retraite, laissant où il était tombé, le corps inerte de leur maître.

Par miracle, ils atteignirent en sûreté les tranchées quoiqu’une pluie de balles tombait autour d’eux ; là un homme, appelé André Wyns, se chargea d’eux et de leur mitrailleuse.

Et maintenant une nouvelle infortune atteignit Jef et Pierrot, car André Wyns était un homme brutal qui connaissait peu la manière de traiter les chiens. Il les battait, les bousculait et leur donnait des coups de pied, non par méchanceté, mais à cause de la fausse idée que pareil traitement était nécessaire pour obtenir davantage d’eux. Au début, Pierrot était terrifié et furieux et témoignait son ressentiment parce qu’il n’avait jamais été battu, mais il apprit bientôt l’inanité de la rébellion et se soumit de bonne grâce. Il attendit ardemment le retour de Conrad Orts, mais Conrad ne revint jamais. Quant à Jef, il subit tout en silence, cependant il était aisé de voir qu’il n’avait pas d’affection pour André.

Quand arrivèrent les froids de l’hiver, il y eut plus de misère pour les hommes et les chiens. L’eau était gelée dans le fond des tranchées et les nuits étaient froides et humides. Heureusement pour Pierrot, il avait été élevé à l’extérieur et habitué à la pluie, à la gelée et au verglas et il avait un rude et épais pelage. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir, après ses marches dans l’eau, les pattes gelées et blessées par la boue durcie des mares congelées. Des particules de glace se formaient dans ses pattes et le faisaient cruellement souffrir. Certains hommes mettaient des bandages à leurs chiens, mais André Wyns ne paraissait pas avoir le temps de faire cela. Il ne les battait que plus fort quand ils partaient les membres raidis ou qu’ils montraient des marques de lassitude au retour. La nuit, les hommes s’enroulaient dans des couvertures et entretenaient des petits feux quand ils pouvaient trouver du combustible, mais il n’y avait jamais de feu ni de couvertures pour les chiens.

Si les empereurs peuvent occasionner autant de souffrance aux hommes, il y a peu de chance pour qu’ils se soucient des membres meurtris et des pattes saignantes de grelottantes bêtes muettes.

Les jours et les semaines passèrent et quelques-uns des chiens moururent de pneumonie ou, affaiblis par la faim et les privations, durent être abattus. Pierrot devenant de plus en plus maigre et décharné fut bientôt à bout de forces. Il était presqu’insensible aux coups d’André et son esprit était devenu si borné qu’il travaillait machinalement et sans initiative. Les jours heureux sur la route de Waterloo lui apparaissaient maintenant si confus et imaginaires qu’il y songeait rarement, seulement au fond de son cerveau il y avait toujours une douloureuse attente sans espoir.

Un matin de la mi-hiver, au lever du jour, Pierrot fut éveillé d’un sommeil sans repos, par un grand bruit et du tumulte tout autour de lui. Lui et Jef avaient dormi, débarrassés de leurs harnais, au-dessous de leurs canons, dans un petit creux au bord des tranchées, couchés l’un près de l’autre pour se réchauffer. Dans la nuit, une neige légère était tombée et les avait en partie recouverts.

Pierrot se dressa sur ses pattes, s’étira, se secoua avec lassitude et considéra avec stupéfaction la grande étendue blanche. Au delà des tranchées, à quelques centaines de mètres, il put voir les casques d’une armée d’Allemands s’avançant rapidement en rangs serrés. Les soldats belges se pressaient vers l’escarpement, à la rencontre de l’attaque, et déjà leurs fusils parlaient tandis que les balles allemandes creusaient des minces sillons dans la neige ou se perdaient dans le talus. Déjà un ou deux des chiens qui se trouvaient dans des endroits exposés hurlaient de douleur ou tombaient raides sur le sol et, de temps en temps, un des carabiniers s’affaissait dans le fond de la tranchée.

Les hommes qui avaient charge des petites batteries se précipitaient vers leurs mitrailleuses et quelques-uns des chiens furent harnachés à la hâte. Bientôt Pierrot vit André Wyns arriver avec peine vers eux, les bras pleins de

munitions. Il les avait presqu’atteints quand il s’abattit en avant sur la figure et roula du talus.

Alors vinrent les Allemands par centaines et milliers, non avec enthousiasme, mais se pressant férocement et remplissant les vides à mesure que leurs camarades tombaient. Il y eut un ordre bref et les Allemands, baïonnettes aux canons, se précipitèrent à l’assaut de la tranchée.

Alors ce fut une effrayante confusion d’hommes qui luttaient. Ils remplirent la tranchée se battant désespérément, et Belges et Allemands tombaient ensemble mourant soudainement ou dans de terribles agonies. Les Belges se battirent obstinément, mais pied à pied les survivants furent repoussés et les Allemands se répandirent dans la tranchée, piétinant les cadavres des leurs ainsi que ceux des ennemis et franchirent l’autre côté du talus.

Un ou deux des carabiniers avaient réussi à mettre leurs mitrailleuses en action, mais ils furent bientôt débordés et les chiens harnachés furent vivement passés à la baïonnette pour les empêcher de s’enfuir avec les mitrailleuses.

Certains des autres chiens se sauvèrent et peut-être quelques-uns échappèrent, mais il y avait peu de chances pour eux.

Pierrot et Jef se tenaient dans l’expectative, l’idée de la fuite ne leur étant pas venue. Des hommes se traînant, passaient devant eux, mais ils restaient étourdis et terrifiés. Alors une grande brute d’homme, la face tordue par le délire belliqueux qui parfois change un homme en un démon, arriva en sacrant et en jurant sur le haut du talus et, trouvant les chiens dans son chemin, passa sa baïonnette par cruauté au travers du cœur du pauvre Jef.

Pierrot vit choir son compagnon d’attelage sans un cri. L’Allemand mit le pied sur le corps de l’animal et en tira la baïonnette avec

effort. Un flot de sang la suivit et fit une mare rouge dans la neige.

Une rage insensée saisit Pierrot et, avec ce qui lui restait de son ancienne force agile, il sauta à la gorge de l’homme et enfonça ses crocs dans la chair. Le soldat laissa tomber son fusil et, saisissant Pierrot dans ses mains solides, essaya de l’étrangler et l’obligea ainsi à lâcher prise. Mais le chien était fou, aveuglé par la rage et insensible à la douleur. Il sentit la déchirure des muscles du cou de l’homme entre ses mâchoires et goûta le sang chaud. Alors l’étreinte des mains du soldat se relâcha et il tomba en arrière. Pierrot tomba avec lui, reprenant profondément haleine après avoir presqu’étouffé. Mais l’homme gisait immobile, ne se débattant plus, et Pierrot se dégagea et se mit debout en chancelant.

La bataille qui faisait rage autour de lui ne fit aucune impression sur ses sens étourdis. Mais, soudain, une autre forme grise apparut devant lui ; une lourde botte l’attrapa sous la gueule et l’envoya s’étendre plus loin.

Alors la détonation d’un fusil se fit entendre bruyamment à ses oreilles et il sentit une brûlante et terrible douleur dans sa cuisse de derrière.

Et puis, ce fut l’obscurité.