Librairie Beauchemin, Limitée (p. 214-230).

CHAPITRE VIII

Voyage au Mexique — Un libretto — Voyage autour du Monde — Séniles velléités guerrières — Voyage aux Antilles — Épilogue.

VOYAGE AU MEXIQUE

Ceux-ci avaient des intérêts relativement considérables dans deux plantations de caoutchouc établies en plein milieu de l’Isthme de Téhuantepec. Désireux de s’assurer si les plantations existaient réellement, Quéquienne avait profité du premier voyage de la ligne Elder-Dempster, que le gouvernement fédéral venait de subventionner, afin d’activer le commerce entre le Mexique et le Canada. Des recommandations de la part de ministres fédéraux lui avait procuré le passage gratuit pour lui-même et pour sa femme, à condition qu’il publierait le récit de son voyage.

Ils partirent de Montréal le 22 juillet et y revinrent le 22 octobre. La relation de ce voyage a été publiée par le journal le Canada de Montréal. Je me contenterai donc d’en indiquer les grandes lignes. Quéquienne ne souffrait jamais du mal de mer. Sa femme en fut légèrement incommodée dans le golfe ; mais lorsqu’on fit escale à Halifax elle était déjà accoutumée au roulis et au tangage de l’Angola.

Deux jours après, par une mer calme, le navire repartait pour Nassau, capitale des îles Lucayes, où nos voyageurs eurent pour la première fois l’occasion d’admirer les splendeurs de la flore tropicale. Six jours d’escale à la Havane permirent à Quéquienne d’utiliser son vocabulaire espagnol. Après une autre escale d’une journée passée à Progresso, à l’extrémité est du Yucatan, l’Angola traversa le golfe du Mexique et déposa ses passagers à Vera Cruz.

Après avoir visité cette ville, nos voyageurs prirent la voie ferrée qui devait, sur un parcours de 200 milles, les faire grimper à une altitude de 8,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Ils s’arrêtèrent à Orizaba pour visiter cette ville et les environs, et purent voir de loin la route militaire ouverte par les troupes françaises sur les contreforts du mont Orizaba.

Avant d’arriver à Vera Cruz, ils avaient déjà vu ce géant dresser son pic neigeux à 18,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et ils avaient d’abord pris ce sommet pour un nuage argenté. Il y a dans le monde peu de routes aussi pittoresques que celle qui conduit de Vera Cruz à Mexico. Le lendemain, ils arrivaient à cette dernière ville après avoir diminué de quelques centaines de pieds le maximum d’altitude que la voie ferrée leur avait fait atteindre.

Mexico n’est qu’à sept mille et quelque cents pieds au-dessus du niveau de la mer, mais on y voit parfaitement, dans le lointain, deux sommets qui ne sont pas à dédaigner. Ce sont le Popocatepet, dont les soufrières s’étalent à 17,000 pieds, d’altitude, et l’Ixtaccihuatl ou la Femme Couchée qui repose sur un lit 16,000 pieds de hauteur. Au bout de quelques jours, nos voyageurs partaient pour l’Isthme de Téhuantepec.

Ils furent reçus pendant plusieurs jours, à Ubéro, sur l’une des plantations dont Quéquienne était actionnaire. Le lendemain, en compagnie du gérant, Quéquienne allait à Tolosa visiter l’autre plantation. Le tout avait une assez belle apparence ; mais le résultat le plus clair de ces deux entreprises fut, ultérieurement, la condamnation de l’organisateur à quatorze ans de prison.

À bord de l’Angola, Quéquienne et sa femme avaient fait la connaissance d’un autre couple qui s’acheminait vers l’Isthme de Tehuantepec. Le mari, M. Baker, était le gérant d’une compagnie formée à Toronto pour l’exploitation de forêts tropicales riches en acajou et autres bois précieux. Ce couple avait quitté l’Angola à Progresso et s’était rendu dans l’Isthme en passant par Merida, Campêche, etc.

Pendant qu’il était à Ubéro, Quéquienne reçut de M. Baker l’invitation d’aller, aux frais de la Chimalapa Land Co., visiter une partie des 130,000 acres de terre dont elle avait fait l’acquisition dans l’Isthme, non loin de Rincon Antonio. Quéquienne et sa femme se rendirent à ce dernier endroit où les deux femmes restèrent ensemble, pendant que les deux hommes allèrent, accompagnés d’un guide et d’un train muletier, chevaucher et camper à travers la jungle et la forêt. Ils revinrent trois jours après, un peu courbaturés, mais contents d’avoir fait le voyage qui avait permis à Quéquienne d’admirer la belle nature tropicale.

Le lendemain, Quéquienne et sa femme prirent congé de leurs hôtes et allèrent à Salina Cruz, visiter les travaux du port. Ils retraversèrent ensuite l’Isthme de Tehuantepec et allèrent visiter l’autre port terminal, alors connu sous le nom de Coatzacoalcos et maintenant appelé Puerto Mejico. Ils revinrent ensuite à Mexico où ils séjournèrent pendant quelque temps et d’où ils firent diverses excursions très intéressantes.

Ils retournèrent à Vera Cruz et prirent passage à bord du Dahomey pour revenir au Canada, s’arrêtant de nouveau aux endroits déjà visités par eux. La traversée fut très orageuse entre Nassau et Sydney-Nord, où le navire s’arrêta pendant plusieurs jours pour prendre un chargement de goudron, ce qui permit à Quéquienne de visiter les grandes aciéries. Au cours de ce voyage de trois mois, ils avaient passé 50 jours en mer.

L’année suivante, Quéquienne écrivait le libretto d’un opéra qui fut joué avec succès au profit du Monument National à Ottawa. La musique, admirablement adaptée aux paroles, avait été composée par l’éminent organiste Amédée Tremblay. Il y eut salle comble et les deux auteurs furent l’objet d’une ovation de la part de l’auditoire enthousiasmé. La musique n’ayant pas été orchestrée, les chants durent être accompagnés au piano par l’auteur de cette admirable production musicale qui malheureusement, n’a jamais publié la partition. Quant aux vers qui composent le libretto, ils font partie d’un quatrième volume de poésies publié par Quéquienne en 1912.

VOYAGE AUTOUR DU MONDE

La même année, Quéquienne dut subir l’opération de la cataracte. Cela lui valut un congé dont il profita pour entreprendre, avec sa femme, un voyage autour du Monde, voyage dont le récit fut publié par la Justice d’Ottawa. Voici un résumé de l’itinéraire suivi par eux : Partis d’Ottawa le 14 juillet 1912, ils passaient une journée à Chicago d’où ils partaient le soir pour San Francisco. Deux jours après, ils prenaient passage à bord du Persia de la Pacific Mail Co. Huit jours de traversée les amenaient à Honolulu où ils passaient une journée à visiter cette capitale des îles Hawaï.

Une autre traversée de quinze jours les amenait au Japon et les déposait à Yokohama, où ils séjournèrent durant une semaine. Ils en profitèrent pour visiter Tokio, Kamakura et divers autres endroits. À partir de Yokohama, ou de Hong-Kong, au choix, leur passage était retenu sur la ligne des Messageries Maritimes qui devait d’abord les conduire en Cochinchine, et de Saïgon les transporter à Marseille en passant par le canal de Suez.

À Yokohama, ils apprirent que, par suite d’une grève survenue à Marseille, le navire Calédoniens était en retard, ce qui leur laissait tout le temps nécessaire pour aller le rejoindre à Hong-Kong. En conséquence, ils prirent passage à bord du Korea, splendide paquebot de la ligne Pacific Mail. Cela modifiait un peu leur itinéraire. Le Korea, n’allait pas à Shanghaï, mais il allait aux Philippines, ce qui allongeait leur voyage sans augmenter leurs dépenses. Navigation très intéressante à travers les sites pittoresques qui bordent la mer du Japon ; deux escales : l’une à Kobé et l’autre à Nagazaki ; passage en vue des îles Formose et Luçon puis, arrêt de six jours à Manille et arrivée à Hong-Kong vers la fin d’août, tels sont les faits saillants de leur séjour à bord du Korea.

À Hong-Kong, ils apprirent que le voyage du Calédonien avait été tout simplement supprimé à cause de la grève. Ils réussirent cependant à faire transférer leurs billets à la ligne anglaise Peninsular and Oriental et prirent passage à bord de l’Assaye le 31 août, quinzième anniversaire de leur mariage. Leur première escale fut ensuite Singapour, puis ils débarquèrent à Penang, où ils visitèrent le jardin botanique et le fameux temple chinois. À Colombo, ils prirent un guide hindou et une voiture afin d’utiliser le peu de temps dont ils pouvaient disposer, et s’embarquèrent à bord du Médina de la même compagnie.

Nouvel arrêt à Aden, où ils allèrent visiter les fameuses sources de Salomon. Quelques heures d’arrêt à Suez ; passage de la mer Rouge et débarquement à Pord Saïd, où ils étaient attendus par les agents qui avaient été chargés de pourvoir à leur voyage en Égypte et en Palestine. Dans l’après-midi, ils prirent la voie ferrée pour le Caire où leurs guides et leur chambre d’hôtel avaient été retenus.

Visite des pyramides, excursion à Sakharah, (l’ancienne Memphis) et retour à Port Saïd, où ils prirent un navire russe qui les conduisit à Jaffa. À ce dernier endroit, ils étaient attendus par un agent chargé de les accompagner dans leur visite aux Lieux Saints. Quelques jours passés à Jérusalem, communion sur le tombeau du Christ au Saint Sépulcre, visite à Bethléem et retour à Port-Saïd. Quelques jours passés au lazaret, sur les bords du canal de Suez, le navire qui les avait ramenés de Jaffa se trouvant en quarantaine pour avoir touché à un port où l’on avait découvert un cas de choléra.

Une fois libre, ils s’embarquèrent à bord du Malwa qui les menait à Marseille en les faisant passer par Messine, puis en vue du Stromboli coiffé de son panache, de fumée. De Marseille, ils partaient pour l’Italie, s’arrêtant à Nice, à Gênes, puis à Rome, où ils avaient l’avantage d’assister à une audience que Sa Sainteté Pie X avait accordée aux pèlerins du diocèse d’Autun. Après avoir visité Rome et ses monuments, ils repartaient pour Florence, Venise, Milan et retournaient en France par le Simplon, traversaient une partie de la Suisse et rentraient en France à Pontarlier. Arrivés à Paris vers la fin d’octobre, ils y séjournèrent pendant quelque temps et firent quelques excursions à Versailles, Fontainebleau, Meudon, etc., puis retournèrent à Marseille, où ils eurent le plaisir de prendre, le dîner avec le consul américain, M. Gaulin, à sa résidence du Parc Borély.

Ils prirent passage à bord du Germania, de la ligne Fabre, pour retourner sur le continent américain, dont ils s’étaient éloignés par l’océan Pacifique et ils revenaient par l’océan Atlantique. Ils firent une première escale à Alméria, Espagne, une autre à Lisbonne, Portugal, une troisième à Ponta Delgada, (îles Açores), et une quatrième à Providence, Rhode Island. Ils débarquèrent à New-York et revinrent à Ottawa, ayant contourné le globe en se dirigeant constamment vers l’ouest.

SÉNILES VELLÉITÉS GUERRIÈRES

Quéquienne aurait bien voulu aller combattre pour la France en 1914, et ce n’est pas sa faute s’il n’a pas pris part à la grande guerre. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet dans le Pays Laurentien au commencement d’avril 1916 :

« Les nouvelles de la guerre ont plus d’une fois, je l’avoue, réveillé en moi des instincts bochicides. Je ne m’en vante pas : je m’en plains, et je m’en plains d’autant plus amèrement que ce n’est pas ma faute si, depuis vingt mois, je ne suis pas exclusivement occupé à échanger des torgnoles avec les brigands d’outre-Rhin.

« Officiellement, je suis décrépit, immobilisable, désuet, vétusté et suranné. Sous le vain prétexte que je dépasse d’environ un quart de siècle la limite d’âge fixée par l’autorité militaire, on me prive du plaisir d’aller me faire tuer.

« On ne réfléchit pas que j’aurais pu prendre la place d’un plus jeune et que, dans le total des vies qui doivent être sacrifiées pour la défense du drapeau, ma mort aurait valu autant que celle d’un autre, tandis que, moi, je n’aurais, toujours renoncé qu’à un petit nombre d’années d’existence utile.

« Dès le début de la guerre, j’ai offert mes services. Je savais bien que j’étais trop vieux pour m’enrôler comme simple soldat ; mais j’ai un brevet de capitaine dans la milice canadienne, et je me figurais que l’expérience acquise naguère en face de l’ennemi sur le sol virginien, et plus tard en Canada, lors des invasions féniennes, compterait pour quelque chose et autoriserait une exception en ma faveur. Je me trompais.

« Mes offres de service n’ont pas été refusées de prime abord. On m’a couvert de fleurs (de rhétorique), mais on ne m’a pas conduit au supplice, ce qui n’est pas « fair », comme on dit à l’Académie.

« J’ai failli partir avec le 22ième. J’avais même dédié à ce régiment une chanson intitulée « Pour la France ». C’est peut-être pour cela qu’on n’a pas voulu de moi. Si je ne me suis pas embarqué alors, c’est qu’on a fini par me dire qu’il n’y fallait pas songer.

« Plus récemment, il a été fortement question de mon entrée dans le 23ième bataillon commandé par le colonel de Salaberry. Cette fois, je me suis bien gardé de faire une chanson, mais on m’a fait subir un examen médical, et l’on m’a découvert un tas de maladies dont je n’ai jamais souffert, mais qui sont là, à l’état latent, qui me guettent tout simplement pour m’empêcher d’être soldat.

« Ainsi, j’ai 69 ans ; maladie incurable, qui ne pardonne pas et que tous les examens médicaux du monde ne sauraient guérir. Eh ! bien, on aurait dû faire cette guerre-là il y a vingt-cinq ans, et alors j’aurais été bon pour le service.

« Lorsqu’il s’agit de décrire la couleur de mes cheveux, le médecin se borne à dire que je suis chauve, ce qui me fait ressembler au défunt Charles du même nom. Cette description m’a paru insuffisante. Des cheveux je n’en ai pas à revendre, Dieu le sait. J’en ai même si peu que j’en achète parfois, car la bienséance m’oblige à porter un faux toupet. Mais enfin, j’en ai quelques-uns, certainement assez pour qu’on en voie la couleur. Le faux toupet ne les recouvre pas. Ils sont peut-être un peu grisonnants, mais on voit encore qu’ils ont été blonds.

« Il y a quatre ans, j’avais une cataracte à l’œil droit. Je l’ai fait opérer. Si je n’eusse pas fait cela, il est probable que je lirais aujourd’hui dans le rapport du médecin : « Couleur des yeux, — Borgne ». On n’a pas mesuré ma poitrine et l’on prétend que mon torse gonflé par le maximum possible d’inhalation d’air mesure 36 pouces. Or, je sais qu’à son état normal il mesure 40 pouces.

« Lorsqu’on me dit que je suis un peu scléreux, je suis porté à croire que cette appréciation est au moins prématurée. Lorsqu’on disait à Mark Twain que l’on avait annoncé sa mort environ un an auparavant, il prétendait que la nouvelle était exagérée, et je crois qu’il avait raison.

« Puis on prétend que je souffre d’une maladie de cœur, quand je sais qu’on se trompe du tout au tout.

« Allons, me voilà retourné en enfance à tel point que je n’ai plus conscience de ma décrépitude. S’il en est ainsi, un homme comme moi n’est bon qu’à tuer. Pourquoi en faire tuer un jeune à sa place ?

« Et vous qui me privez du seul amusement qui soit permis à ma belliqueuse sénilité, savez-vous que combattre pour la France a été le rêve de mes années d’enfance — je veux dire la première — celle qui a précédé mon adolescence ? Je n’avais pas dix ans que je me voyais soldat dans l’armée française, conquérant un à un tous les grades. À l’âge de seize ans, quand je m’engageais dans l’armée des États-Unis, je ne voyais là qu’un acheminement vers le service militaire en France, et j’ai fait tout ce que j’ai pu pour aller rejoindre l’armée française au Mexique.

« Pour la première fois, la guerre actuelle offre aux Franco-Canadiens l’occasion de combattre pour la France avec les troupes anglaises. J’aurais voulu en profiter et, quoi qu’on en dise, je me sens encore assez de force et de vigueur pour faire un excellent service. Si je n’ai pas réussi à m’enrôler, cela n’a pas dépendu de moi.

« Mais vous, les jeunes, dans le cœur desquels l’amour de la patrie — des deux patries, l’ancienne et la nouvelle — est resté aussi vivace que dans mon vieux cœur de soldat, vous qui sentez bouillonner dans vos veines le sang des preux français, rajeuni sur cette terre d’Amérique, profitez de l’occasion qui vous est offerte et dont je suis privé.

« Allez offrir vos bras, vos poitrines, vos cœurs pour la cause du droit, de la justice, de la civilisation, du progrès et de l’humanité. Enrôlez-vous dans l’un des bataillons franco-canadiens en voie de recrutement et, lorsque vous serez par-delà les mers, distribuez pour moi aux tueurs de femmes et d’enfants les grands coups de sabre que j’aurais voulu leur décerner.

« Je vous délègue mes pouvoirs. De par mon antiquité authentique et dûment constatée, je vous autorise à pourchasser, pourfendre, occire, détériorer, turlupiner, vexer, froisser, mécontenter et tarabuster d’une façon générale et quelconque les tudesques suppôts de la Kolossale et kauteleuse kulture bochesque. »

X… »

Après voir écrit ce qui précède, Quéquienne se rendit coupable de deux autres tentatives d’enrôlement dans les armées canadiennes de Sa Majesté. Il écrivit même à un congressman de ses amis, lui rappelant qu’il devait encore quelques années de service militaire à l’Oncle Sam, et le priant de lui procurer l’occasion de s’acquitter de cette vieille dette en rejoignant les troupes expéditionnaires des États-Unis. Rien n’y fit.

Voici la traduction de la réponse qu’il conserve comme preuve de cette dernière tentative infructueuse :

« Chambre des Représentants, Washington,
3 novembre 1916.
« Cher Monsieur,

« Votre lettre du 7 dernier m’est parvenue. Durant la récente session du Congrès, il m’a été impossible d’obtenir la libération nécessaire à votre réhabilitation militaire, ce qui vous eût permis de reprendre votre service commencé durant la guerre civile.

« Nous avons eu une session longue et fatigante, au cours de laquelle la démocratie effrénée a eu la haute main sur la législation et cette majorité a eu tant de fil à retordre qu’il n’y a eu que très peu d’occasions de faire autre chose. Je tenterai un nouvel effort à la prochaine session.

« À vous très respectueusement,
« XXX.
« Membre du Congrès »

Les Poilus disaient : « Pourvu que l’arrière tienne, nous sommes certains du succès ». Quéquienne dut se résigner à tenir avec l’arrière, et il tient encore en payant l’impôt sur le revenu, au sujet duquel les autorités n’ont pas établi de limite d’âge.

VOYAGE AUX ANTILLES

Il employa trois de ses congés annuels à des randonnées en automobile dans la Nouvelle-Angleterre et l’État de New-York, puis, à la fin d’octobre 1918, il entreprit, avec sa femme, un voyage vers les Antilles et l’Amérique du Sud. Le Droit d’Ottawa a publié au sujet de ce voyage une relation dont voici le résumé :

Le 5 septembre, nos voyageurs s’embarquaient à Halifax à bord du paquebot Chaleur de la ligne Royal Mail Steam Packet Co. Quatre jours après le navire faisait escale à Hamilton, Bermudes, et y restait deux jours. Il était sur le point de repartir lorsque la nouvelle de l’armistice fut reçue et bruyamment saluée par tout ce qu’il y avait d’artillerie, de cloches et d’autres ustensiles à tintamarre à bord des navires et sur le plancher des vaches.

On se remit en mer, et les passagers eurent l’occasion de visiter successivement les îles de Saint-Christophe, Antigue, Montserrat, Dominique, Sainte-Lucie, Barbade, Saint-Vincent, Grenade et Trinidad. Ils débarquèrent à Georgetown, Demerara, (Guyane anglaise). Cinq jours après Quéquienne et sa femme, qui avaient résolu de visiter la Martinique, revenaient à bord du même navire jusqu’à Sainte-Lucie.

Les communications entre les diverses îles des Antilles, sont loin d’être régulières ; aussi, après avoir vainement attendu pendant une dizaine de jours l’arrivée d’un vapeur, Quéquienne et sa femme se décidèrent à entreprendre, à bord d’un voilier, la traversée de 40 milles qui les séparait de la Martinique. Ils séjournèrent à Fort-de-France durant une quinzaine de jours, puis profitèrent du passage du navire Les Antilles de la ligne annexe de la Compagnie générale transatlantique pour revenir à Castries (Sainte-Lucie), afin de ne pas manquer le passage de retour du paquebot Caraquet de la Royal Mail.

Ils durent attendre ce navire jusqu’au 29 décembre, puis ils revinrent au Canada en arrêtant aux endroits qu’ils avaient déjà visités. Ils étaient de retour chez eux le 11 janvier 1919. Le climat du Canada leur paraissait un peu froid. À la Guyane et aux Antilles. ils avaient plutôt souffert de la chaleur. À la Martinique. ils avaient visité Saint-Pierre, se relevant lentement sur les ruines de l’ancienne ville, détruite en 1902 par la terrible éruption du Mont Pelée. De Fort-de-France. ils s’étaient rendus là en bateau ; mais étaient retournés en automobile, afin d’admirer les pittoresques paysages de cette route qui leur rappelait, en petit, les sites enchanteurs de la voie naguère suivie par eux entre Vera Cruz et Mexico.

Ce n’est que le 7 janvier, après avoir dépassé les Bermudes, qu’ils avaient quitté leurs vêtements de toile pour revêtir leurs habits d’hiver. À Ottawa, le mercure des thermomètres se promenait alors entre 10 et 20 degrés au-dessous de zéro.

Depuis lors, Quéquienne n’a plus voyagé. Il a converti tout son avoir en obligations qui constituent un placement sûr et qui lui rapportent de quoi suppléer à l’exiguité de la pension viagère qu’il touchera lorsqu’on aura acquiescé à sa demande de mise à la retraite. Il ne lui reste plus qu’à se préparer au grand voyage que chacun doit faire bon gré mal gré. Il compte sur la Divine Providence, qui l’a toujours visiblement protégé dans ses pérégrinations à travers notre globe terraqué, pour qu’elle le conduise alors dans des régions beaucoup plus belles, mais pas plus chaudes que celles qu’il a parcourues en ce bas monde.

ÉPILOGUE

Il lui est arrivé plus d’une fois de se faire exploiter ; mais il n’a pas à se reprocher d’avoir voulu exploiter les autres, et il n’a jamais été tenté d’envier le sort des gens qui se croient très habiles lorsqu’ils ont réussi à duper leur prochain. À force de constater jusqu’à quel point on abuse des meilleures choses, il en est arrivé à ne plus s’étonner outre mesure de voir gouvernants et gouvernés rivaliser à qui commettra les erreurs les plus regrettables au triple point de vue moral, économique et social.

La vérité est une ; elle est simple, elle est claire, elle est évidente. Nul ne nie qu’elle existe ; mais c’est presque toujours au nom de la vérité qu’on proclame l’erreur. Chacun prétend avoir le monopole du vrai et ceux qui crient le plus fort sont ordinairement ceux qui auraient le plus grand besoin d’être éclairés. Qu’y faire ? Il faut bien prendre le monde tel qu’il est et les hommes pour ce qu’ils valent. Hélas ! ils ne sont pas parfaits. Le jour où ils le deviendraient, le monde, tel que nous le connaissons, cesserait d’exister. La perfection n’est pas de ce monde.

Les maux que nous regrettons sont peut-être nécessaires à l’ordre universel, ce qui ne nous dispense pas de tâcher de les prévenir dans la mesure de nos forces. Mais il est parfaitement inutile de se désoler parce que les choses ne marchent pas comme nous le souhaiterions. Quéquienne en est arrivé à un tel degré de résignation qu’il ne s’étonne plus de voir les affaires publiques, dans le monde entier, aller constamment de guingois, et qu’il serait très surpris s’il apprenait, par exemple, que la Ligue des Nations a enfin réussi à régler une affaire aussi simple que la mise en vigueur d’un traité de Paix. Il en prend son parti et se console en disant que tout cela est dans l’ordre ; que si tous les peuples ne méritent pas d’être mal gouvernés, tous les mauvais gouvernants méritent les sanglantes représailles dont ils sont les victimes lorsque les grands bouleversements font remonter à la surface la lie des populations exaspérées par l’implacable rapacité des exploiteurs.

La race de Quéquienne ne s’éteindra pas avec lui. Son fils est à la tête d’une famille de six enfants. C’est un garçon studieux qui, comme bien d’autres journalistes, a fini par échouer dans le service civil, mais qui ne s’est pas, pour cela, cru obligé de cesser de cultiver son intelligence. Il a déjà publié, en vers et en prose, plusieurs ouvrages fort appréciés des connaisseurs. Il s’occupe aussi de peinture et se complaît aux recherches historiques.

Tous les fonctionnaires ne sont pas nécessairement des ronds-de-cuir comme ceux qui ont été si bien décrits par Courteline. Malheureusement, ces derniers sont de tous les temps et de tous les pays ; mais il se fait dans les bureaux du gouvernement une énorme quantité de travail qui doit être expédié par quelqu’un. Une bonne partie de ce travail est inutile, admettons-le ; mais la besogne nécessaire est encore très considérable et retombe naturellement sur les employés compétents et consciencieux.

Quant aux autres, les sinécuristes amis des dieux, leur paresse et leur incompétence leur procurent des loisirs qu’ils emploient à intriguer contre leurs collègues trop occupés et trop honorables pour imiter leur cauteleuse obséquiosité. Voilà comment il se fait qu’en dépit du patronage et du népotisme qui se moquent de toutes les Commissions possibles et impossibles, il y a toujours dans le service public une foule de braves gens qui gagnent honnêtement la pitance parcimonieusement octroyée par l’État.

J’invoque ces circonstances atténuantes afin de disculper Quéquienne et son fils auprès de ceux qui seraient tentés de leur demander pourquoi ils ne sont pas restés dans le journalisme. Mais, est-ce qu’on reste dans le journalisme franco-canadien lorsqu’on peut en sortir ? De nos jours, fonder un journal n’est pas une petite affaire. Cela est au-dessus des moyens de celui qui est obligé de gagner sa vie.

Si vous êtes propriétaire d’un journal bien établi, à la bonne heure ! Vous pouvez persister à le diriger à votre manière ; mais si vous n’êtes qu’un simple employé, vous ne savez pas si, du jour au lendemain, on ne vous demandera pas d’écrire contrairement à vos convictions. Or, un homme de cœur ne fait pas cela. S’il a réellement quelque valeur comme homme et comme écrivain, sa plume n’est pas à vendre. Le journal peut changer de propriétaire ; celui qui en a entrepris la publication peut voir les choses sous un angle visuel qui n’est pas toujours conforme à l’intérêt public. Alors, le rédacteur se trouve avoir le choix entre l’apostasie politique et la clé des champs. S’il est digne de tenir une plume, il se trouve par le fait en disponibilité.

Si, lorsqu’il est entré dans le journalisme, Quéquienne eut eu les ressources pécuniaires dont il peut disposer maintenant, il est probable qu’il serait encore à la tête d’un journal prospère et surtout utile à ses concitoyens. Il n’a pas la prétention d’avoir inventé l’indépendance et l’impartialité en fait de journalisme politique ; mais il se réjouit d’avoir été l’un des premiers à semer le bon grain qui lève aujourd’hui et dont l’aspect verdoyant symbolise l’espoir en l’avenir.

Telle est la véridique histoire de Quéquienne Quénoche. Elle aurait pu être plus romanesque. Le nom de Quéquienne est tout ce qu’elle offre de fantaisiste. Je vous livre Quéquienne tel que je l’ai trouvé. Il ne s’est pas battu en duel ; il n’a pas enlevé la femme de son voisin ; il lui manque une foule de choses d’absolue nécessité pour un héros de roman. Tant mieux pour lui. Son existence a peut-être été un peu terre-à-terre, tout en offrant une variété suffisante de scènes inattendues. Si elle eut été scandaleuse je ne vous l’aurais pas racontée.

Des fruits secs lui ont parfois reproché de n’être devenu ni ministre, ni député, ni même membre de ces sociétés savantes qui vous sacrent grand homme et vous dispensent par le fait de tout effort intellectuel. Il a pris leur étonnement pour un éloge, car il sait mieux que personne au prix de quel travail il a réussi à atteindre la modeste position qu’il occupe maintenant.

Les cinq volumes qu’il a publiés ne sont plus en librairie, mais il menace encore le public de trois autres volumes dont la préparation est presque achevée. Une nation ne saurait être exclusivement composée de grands seigneurs et nous souhaitons à la nôtre de compter dans ses rangs un grand nombre de plébéiens qui lui soient aussi sincèrement dévoués que Quéquienne Quénoche.


FIN

Achevé d’écrire le 7 juin 1921.

RÉMI TREMBLAY.