Librairie Beauchemin, Limitée (p. 130-175).

CHAPITRE VI

À Stoke Centre — Le père XXX — Une procession comme on en voit peu — À l’hôtel de la Belle-Étoile — À travers la glace — Sur le lac Magog — Quéquienne devient journaliste militant — Les exploits de l’orangisme — Le COURRIER DE MONTRÉAL — Rédacteur-en-chef.

À STOKE CENTRE

Me proposant d’y revenir plus tard, j’interromps ici cette longue citation pour relater quelques faits survenus durant la même période, faits que Quéquienne n’a pas jugé à propos de mentionner dans ses « Souvenirs d’un journaliste ». J’assistais au banquet dont parle Quéquienne et j’y ai entendu le futur sir Adolphe Chapleau dire, en parlant du drapeau britannique : « Ce drapeau, il a fallu le trouer de nos balles pour en faire sortir les libertés dont nous jouissons. »

Pour avoir exprimé la même idée, quarante ans après, le ministre actuel des Postes a été et est encore l’objet des récriminations de gens qui se prétendent libéraux, tout en reprochant aux autres d’insinuer que les patriotes auraient bien pu avoir raison de s’insurger. En 1875, les paroles que je viens de citer étaient prononcées par un chef conservateur et applaudies à outrance dans un milieu exclusivement conservateur.

Les tories avaient été les premiers à lancer un manifeste annexionniste ; mais, une fois arrivés au pouvoir, ils avaient renoncé à cette idée subversive pour réclamer le monopole du loyalisme outrancier, ce qui ne les avait pas empêchés de déclarer par la bouche de leur chef que la Confédération était un acheminement vers l’indépendance. À leur tour, les libéraux étaient devenus annexionnistes ; mais les uns et les autres s’accordaient à dire que le statu quo ne pouvait durer éternellement.

Aujourd’hui, paraphrasant le texte du petit catéchisme que nous apprenions il y a soixante ans, la nouvelle école prétend que celui qui n’écoute pas l’église impérialiste et impérialisante doit être regardé comme un païen et un républicain. Ce que nous en avons fait du progrès à rebours !

Quéquienne avait construit, une maison à Stoke Centre, sur un emplacement d’une acre et demie qu’il avait défriché en face de la chapelle en pièces de bois brut. Il y vivait heureux, partageant entre l’étude et les travaux des champs les loisirs que lui laissaient ses multiples fonctions. M. Ponton, alors curé de Brompton Falls, venait dire la messe une fois par mois, et se retirait chez Quéquienne lorsque les exercices religieux ou la préparation des enfants à la première communion nécessitait sa présence à Stoke Centre.

En 1872, un religieux français, le père XXX, était arrivé à cet endroit et s’était d’abord logé chez le maître de poste, Antoine Biron. Le père XXX était un colosse originaire du Midi de la France, dont il avait un peu conservé l’accent. Il se mit à dire la messe chaque jour dans la chapelle. C’était un excellent prédicateur et les colons de Stoke remerciaient la Providence de leur avoir envoyé un prêtre résident. Malheureusement, on apprit bientôt qu’il n’avait pas son exeat et que, par conséquent, il n’était pas autorisé à exercer son ministère dans le diocèse. Il dut renoncer à dire la messe, mais continua pendant un certain temps à donner des conférences, le dimanche après-midi, dans la maison d’école de Stoke Centre.

Le jour de la Fête-Dieu, il avait organisé une procession comme on en voit peu. Toute la population catholique de l’endroit avait défilé sur un parcours de deux milles, longeant le petit lac de Stoke, jusqu’à la propriété Gordon que le père XXX devait acquérir plus tard. Deux reposoirs avaient été préparés, le premier chez le maître de poste et le second sur une colline située à l’extrémité est du lac, sur la ferme Gordon, colline sur laquelle le père XXX rêvait d’ériger un sanctuaire dédié à Saint-Gérard.

Quéquienne faisait fonctions de maître-chantre, puissamment secondé par d’autres fidèles pleins de bonne volonté, mais qui ne savaient pas le plain-chant et qui lisaient le latin d’une façon un peu fantaisiste. Après, le chant du Pange lingua et du Lauda Sion, comme si la cacophonie ne lui eut pas semblé suffisante, le père XXX, qui portait le Saint-Sacrement sous un dais recouvert d’un tapis de table, en drap vert, et entouré d’un rideau en percale ayant préalablement servi de bas de lit, criait de temps à autre, avec son accent méridional : « Mais channtez donnque ; que tout le monnde channte ! »

Au premier reposoir, il avait insisté auprès d’une paroissienne pour lui faire jouer de l’accordéon. Celle-ci avait refusé en alléguant qu’elle ne savait pas les airs qu’il fallait accompagner. Il lui avait dit qu’elle n’était pas aimable du tout, s’était emparé de l’instrument et en avait tiré des sons qui rappelaient à Quéquienne les vers suivants, attribués à un noble émigré qui avait tenté de gagner sa vie en enseignant la versification :

« Tithon marchait devant qui tirait de sa conque
Des sons si ravissante qu’ils ravissaient quiconque
À ces sons si touchants son oreille prêtait.
Oh ! la charmante, hélas ! musique que c’était. »

Il y avait là une fillette de huit ans qui portait suspendu à son cou, et lui retombant sur le ventre, un cadre entourant une image de Sainte-Elizabeth occupée à distribuer des gâteaux à des pauvres. On avait fait ce que l’on avait pu pour improviser cette fête et le bon Dieu, qui connaissait les louables intentions de cette foule pieuse, ne dut pas se formaliser des incongruités inconscientes dont l’organisateur fut le premier à ne pas s’apercevoir.

Une douzaine d’années plus tard, Quéquienne rencontrait à Montréal le père XXX dont la situation ecclésiastique avait été régularisée. Il exerçait alors son ministère aux environs de Chicago et, étant de passage à Montréal, il assistait à une soirée donnée à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste. Il n’était resté qu’un an à Stoke où il avait vécu misérablement, et avait dû remettre la propriété Gordon qu’il n’avait pu payer. On n’a jamais pu s’expliquer pourquoi il était venu à Stoke, où il a laissé l’impression qu’il souffrait alors de quelque lésion mentale.

En sa qualité d’officier municipal de Stoke, Quéquienne fut chargé d’aller, en compagnie de quelques autres contribuables, établir en pleine forêt le tracé de certaines routes le long desquelles bon nombre de colons se sont fixés depuis. Cela lui procura plusieurs fois l’occasion de coucher dehors par une température sibérienne. On déblayait un peu la neige afin d’étendre sur le sol une couche de branches de sapin moins moëlleuse que l’édredon. D’autres branches, plus fortes, étaient disposées de manière à former une cabane dont l’une des extrémités s’ouvrait toute grande sur un foyer abondamment pourvu de grosses bûches de bois sec.

On improvisait d’abord un banquet où l’habit à queue n’était pas de rigueur, puis on se couchait les pieds au feu et la tête au gel. Il n’y avait pas de maringouins, mais le froid était piquant. Les randonnées de ce genre n’offrent rien de particulièrement sybaritique. Pourtant, Quéquienne semble y avoir pris goût, puisqu’au commencement de janvier 1873, il passa deux jours et deux nuits en forêt à courir le chevreuil.

La chasse de ce gibier était alors permise entre les mois d’octobre et de mars, vu que pendant cette période il était plus difficile de le poursuivre en raquettes. Lorsque la neige s’amollit et que les gelées forment une croûte à la surface, le raquetteur a plus de chances de fatiguer le gibier qui s’enfonce dans la neige parce que les ongles fourchus de ses sabots traversent la croûte en question. Cette année-là il y avait eu un dégel prématuré suivi d’une recrudescence de froid et les chasseurs de Stoke avaient pu, sans enfreindre la loi, se livrer à leur sport favori. Quéquienne était parti avec deux chasseurs expérimentés.

Vers dix heures, les chiens levèrent le gibier et la course commença. Quéquienne n’était pas, comme ses compagnons, accoutumé à la course en raquettes sous bois, sur un sinueux parcours tracé par une bête affolée. Il s’était embarrassé d’une lourde carabine Enfield, arme absolument inutile pour une chasse de ce genre. Au bout d’un quart d’heure, les deux autres l’avaient distancé au point qu’il ne les rejoignit que lorsqu’ils eurent fait leur première capture.

C’était une belle chevrette que l’un des chasseurs, Jim Guillemette, avait enfourchée. Il maintenait sous son poids la pauvre bête enfoncée dans la neige et complètement épuisée. Il manifestait l’intention de la prendre vivante et les deux autres y consentirent. Comme on n’avait pas de traîne sauvage, on fit à la chevrette un lit de branches de sapin sur lequel on la lia et l’on entreprit de la sortir du bois. Il était alors environ quatre heures de l’après-midi. Vers minuit on arrivait à la première maison, chez Olivier Dubreuil, aux soins duquel la chevrette fut confiée.

La journée suivante fut employée à une nouvelle course qui eut pour résultat l’immolation d’un beau chevreuil mâle. On campa dans le bois et l’on revint le lendemain. Cette dernière sortie du bois fut beaucoup moins fatigante que la première, le chevreuil mort n’ayant pas besoin d’une litière pour le protéger. On l’avait tout simplement retourné sur le dos et il glissait facilement sur la neige durcie. Quant à la chevrette, Jim l’avait avortée en sautant dessus et elle mourut neuf jours après.

SUR LE LAC MAGOG

Surtout pendant son séjour à Sherbrooke, ses diverses fonctions obligeaient Quéquienne à faire de fréquents voyages, soit en voiture, soit à cheval, dans les campagnes des Cantons de l’Est. Il revenait un jour de l’une de ces excursions lorsque, s’apercevant que les chemins d’hiver avaient été gâtés par un dégel récent, il résolut d’utiliser la belle glace vive qui, le froid étant survenu, avait transformé le lac Magog en un miroir resplendissant. Cela raccourcissait la distance et lui offrait une belle route sur un parcours de cinq milles.

Il n’y avait plus de balises sur le lac. Il faisait un froid sec et Quéquienne, enfoncé dans son capot de fourrure, orientait sa course de façon à ne pas trop s’éloigner de la rive droite du lac, lorsque la glace se brisa soudain sous les pieds de sa jument qui s’enfonça dans les flots. Le traîneau était resté en dehors de la brisure. La glace brisée était semi-transparente, ayant apparemment recouvert une couche d’air interposée en cet endroit entre l’eau courante et la surface congelée.

Ces constatations, furent faites après coup. Pour le moment Quéquienne eut tout juste le temps de sauter hors du traîneau, et de dételer la jument, ce qu’il put faire grâce au fait que les pieds de derrière de celle-ci avaient touché le fond à environ dix pieds de profondeur, et que l’intelligente bête, revenue à la surface, se maintenait debout en s’appuyant la mâchoire sur le rebord de la glace solide. Quéquienne coupa les parties du harnais qu’il ne pouvait défaire et, après avoir vainement crié pour avoir du secours, le vent chassant sa voix dans la direction opposée à celle des maisons, il prit le parti d’aller demander de l’aide à environ un mille et demi de distance.

Il revint avec trois hommes et une paire de chevaux attelés à un bob-sleigh. Depuis plus d’une heure la pauvre bête, grelottait dans l’eau glacée, la mâchoire appuyée sur la glace, les naseaux constamment tournés du côté d’où l’on pouvait venir à son secours, se demandant peut-être si son maître ne l’avait pas abandonnée. Pour lui aider à sortir de son bain froid on lui fit subir un commencement de strangulation ; un procédé auquel Quéquienne n’eût pas songé, mais, qui lui parut excellent.

Elle avait les jambes tellement engourdies par le froid qu’on n’eut pas la moindre difficulté à la coucher sur le bob-sleigh que les hommes tirèrent à bras jusqu’à l’endroit où l’on pouvait, sans risque, mettre les deux autres chevaux sur la place. Quelques instants après, la jument, couchée sur une épaisse litière et emmaillotée dans des robes de carriole, ingurgitait contre son gré, une bouteille de whisky achetée en contrebande dans la paroisse prohibitionniste de Sainte-Catherine de-Hatley.

Quéquienne se rendit pédestrement à la prochaine station du chemin de fer Passumpsic pour y prendre un train de nuit qui le ramena à Sherbrooke où sa présence était requise. Quelques jours après, apportant du ligneul pour recoudre son harnais, il retourna à Katevale où il trouva sa jument assez rétablie pour la ramener à Sherbrooke. Il la laissa trottiner à son aise, ne voulant pas la fatiguer ; mais, comme les chemins étaient redevenus beaux, la bête reprit d’elle-même son allure ordinaire : un train à laisser toutes les autres voitures en arrière.

Cédant aux sollicitations d’un citoyen de sa connaissance, Quéquienne consentit à s’associer avec lui pour acheter un hôtel. Ce nouvel associé n’ayant jamais versé sa mise de fonds, ce fut Quéquienne qui souffrit de l’insuccès de l’entreprise. Il y perdit tout ce qu’il avait économisé depuis quelques années. Durant cet intervalle, deux fils lui étaient nés : l’un à Stoke, à la fin de l’année 1873, et l’autre à Sherbrooke, au mois de mars 1876.

QUÉQUIENNE DEVIENT JOURNALISTE MILITANT

Ce qui suit est extrait des « Souvenirs d’un journaliste », écrits par Quéquienne et publiés en 1894 dans l’Indépendant de Fall River :

« Au commencement de l’année 1877, je me trouvais à Montréal, attendant l’occasion, qui n’est jamais venue, de tirer quelque avantage pécuniaire de mes aptitudes sténographiques, lorsqu’on me proposa d’entrer à la Minerve en qualité de traducteur. Il s’agissait de remplacer temporairement M. Hector Berthelot, que la maladie retenait dans sa chambre. Il fallait traduire les dépêches de nuit et les annonces, corriger les épreuves et recueillir les nouvelles.

« Le personnel de la rédaction se composait alors de MM. Arthur Dansereau, rédacteur-en-chef, aujourd’hui directeur du bureau de Poste à Montréal ; A.-D. DeCelles, rédacteur-adjoint, aujourd’hui l’un des bibliothécaires du Parlement d’Ottawa ; F.-X. Demers, sous-rédacteur, aujourd’hui l’un des traducteurs de la Chambre des Communes ; Emmanuel Blain de Saint-Aubin, mort traducteur à la Chambre des Communes ; Joseph Maire, retourné en France depuis, et Hector Berthelot, aujourd’hui rédacteur-propriétaire du Canard.

« Ces trois derniers étaient chargés de la traduction et du reportage. Deux d’entre eux alternaient de façon à pouvoir se reposer une nuit sur deux. De cet événement, peu important pour les autres, mais assez grave pour moi, date mon entrée définitive dans le journalisme, que je n’ai guère quitté depuis. Dès que M. Berthelot fut rétabli il reprit sa place et je quittai La Minerve pour aller à Saint-Lin ressusciter Les Laurentides, journal où M. J. I. Tarte avait fait ses premières armes, et qu’il avait abandonné pour aller prendre la rédaction du Canadien de Québec.

« Le matériel d’imprimerie appartenait à M. J.-B. Deslongchamps, entrepreneur de chemins de fer, dont la fortune était évaluée à un chiffre fabuleux. Les travaux, de construction du chemin de fer des Laurentides allaient être repris. M. Chapleau venait de trouver à la compagnie un bailleur de fonds dans la personne de son beau-père le colonel King. M. Deslongchamps, qui s’occupait alors d’affaires politico-financières, avait fondé le journal Les Laurentides quelque temps auparavant.

« M. Tarte était alors un jeune homme qui promettait beaucoup. Ceux qui l’ont suivi depuis savent qu’il a tenu considérablement. Aidé des conseils et de l’expérience d’Arthur Dansereau et de Jean-Louis Archambault, devenu plus tard Conseiller Législatif, Tarte avait entrepris, dans Les Laurentides, la meilleure défense du scandale des Tanneries qui ait jamais été publiée.

« Voici comment cela s’explique : M. Dansereau était impliqué avec M. Chapleau dans cette ténébreuse affaire qui coûta la vie au Ministère Ouimet. Aux yeux du public, les arguments employés en faveur des hommes qui s’étaient arrangés de façon à soulager la caisse provinciale de tout le montant représenté par les profits des manipulateurs du troc de la ferme Leduc, ne pouvaient avoir un certain poids, surtout dans la Minerve, qu’à la condition de paraître désintéressés.

« Le journal Les Laurentides avait été fondé pour donner à un homme non compromis la responsabilité d’articles apologétiques que tous les journaux amis devaient reproduire. Il remplit admirablement sa mission et, lorsque l’incident eut été vidé, M. Tarte, considérant avec raison que l’utilité de la feuille campagnarde avait cessé, était allé à Québec recevoir le prix de ses services sous forme d’un fauteuil à la rédaction du Canadien.

« Un an s’était à peine écoulé que ce jeune homme, parti pauvre de Saint-Lin, était propriétaire de l’un des principaux journaux du Canada. Sa fortune financière, politique et littéraire a été très rapide. Cela s’explique par le fait que Tarte est un particulier qui ne reste pas en arrière lorsqu’il aperçoit un morceau à sa convenance. Il n’attend pas qu’on le serve et sait fort bien se servir lui-même.

« Il a découvert de suite que, dans le milieu étroit, où se meut la politique canadienne, les hommes supérieurs restent éternellement à l’arrière-plan s’ils attendent qu’on aille les chercher ; et il n’a pas hésité à jouer des coudes pour faire son chemin à travers les nullités qui encombrent les avenues de la politique. Qui pourrait l’en blâmer ?

« Tarte a bien ses défauts, ou plutôt il a un certain nombre de défauts inhérents au politicien du Canada ; mais enfin, c’est un tempérament. Il trouve moyen d’être original même lorsqu’il suit les sentiers battus. S’il eut été laissé à lui-même, qui sait si sa puissante intelligence et les instincts généreux de sa nature impulsive ne l’auraient pas invariablement poussé à épouser la cause de ses compatriotes ?

« Malheureusement, il s’est montré parfois plutôt politicien habile que patriote intransigeant. Quelques-unes de ses volte-face lui font honneur ; il y en a d’autres dont l’opportunité au point de vue national était plus que douteuse. Quoi qu’il en soit, Tarte se distingue de la plupart des politiciens arrivés, en ce sens qu’il n’est pas banal. Lorsqu’il fait un discours, on sent que c’est un penseur qui parle. Il a presque toujours signé ses écrits ; mais ceux qui l’ont quelque peu suivi n’ont pas besoin de cela pour le reconnaître.

« Lorsqu’on lit Tarte, on voit que quelqu’un a tenu la plume et ce quelqu’un est facile à deviner pour quiconque est au courant de sa manière de faire.

« M. Tarte s’était déclaré indépendant dans le numéro prospectus des Laurentides. En dehors des articles destinés à défendre les auteurs du scandale des Tanneries, il s’était conformé assez fidèlement à ce programme. Lorsque je ressuscitai le journal, je réitérai ses promesses d’indépendance. Le village de Saint-Lin, devenu depuis la ville des Laurentides, n’a plus de journal et il n’en aura pas besoin d’ici à longtemps.

« Trois mois après mon arrivée à cet endroit, je cédais le journal à M. Louis Bélair, mon prote, aujourd’hui chef d’atelier à l’Union de Saint-Hyacinthe. Au bout de quelques mois, M. Bélair eut la douleur de voir redescendre au tombeau ce Lazare de la presse canadienne que j’avais momentanément ressuscité.

« J’entrai immédiatement à la rédaction de la Gazette de Joliette, où je demeurai jusqu’au printemps de 1878. Je me disposais à revenir aux États-Unis, lorsque je reçus de la direction de la Minerve une lettre m’offrant un emploi permanent comme traducteur à ce journal. J’acceptai et j’entrai immédiatement en fonctions.

« Dans mon numéro prospectus des Laurentides, paru le 10 avril 1877, je me déclarais conservateur, tout en promettant de rester toujours indépendant des coteries politiques. Je crois avoir fidèlement tenu cette promesse non seulement pendant mon séjour à Saint-Lin, mais toujours et partout où les vicissitudes du journalisme m’ont fourni l’occasion d’exprimer mes opinions. Ces dernières se sont considérablement modifiées depuis dix-sept ans, mais elles ont toujours été sincères.

« Tout en déplorant, les funestes conséquences de l’esprit de parti, j’étais alors un conservateur convaincu. Je croyais encore à la sincérité des chefs conservateurs et, les jugeant d’après leurs protestations, je voyais en eux les champions de la cause franco-canadienne. Je m’explique maintenant pourquoi. À Ottawa, ils étaient dans l’opposition depuis 1874 ; à Québec, ils étaient renversés le 8 mars 1878 par le coup, d’État de Letellier. En politique comme ailleurs, la critique est aisée et l’art est difficile. Les fautes des gouvernements sont palpables. Celles de l’opposition sont moins tangibles et plus faciles à éviter.

« L’opposition peut se permettre presque impunément, de blâmer, chez ses adversaires, des péchés d’omission et de commission dont elle-même se rendrait coupable le cas échéant. Sous le régime Mackenzie, les conservateurs étaient Riellistes et les libéraux refusaient d’accorder une amnistie complète aux chefs de la première insurrection du Nord-Ouest. Les libéraux avaient été protectionnistes sous le gouvernement Cartier-Macdonald. À leur arrivée au pouvoir, ils adoptèrent la politique de leurs devanciers, lesquels devinrent protectionnistes à leur tour.

« J’étais alors, comme tous les conservateurs de l’époque, partisan d’une protection raisonnée, comme moyen de donner à l’industrie canadienne l’impulsion dont elle avait besoin. L’argument employé de préférence par sir John Macdonald et ses fidèles était celui-ci : Le desideratum serait la réciprocité de commerce avec les États-Unis. Nos voisins nous la refusent et, puisque nous ne pouvons l’avoir, ayons au moins la réciprocité des tarifs.

Le chef conservateur déclarait en outre que, dans son intention, la protection devait être une mesure transitoire, destinée à amener ultérieurement la réciprocité commerciale entre les deux pays.

« Les libéraux avaient là une excellente occasion de se rattraper aux dépens des conservateurs, qui leur avaient maintes fois subtilisé leurs projets de réforme pour les mener à bonne fin et s’en attribuer tout le mérite. Au reste ils n’auraient eu qu’à revenir aux principes qu’ils avaient proclamés lorsqu’ils étaient dans l’opposition.

« Non seulement la mise en pratique de leurs doctrines d’antan eut été une manœuvre habile de leur part, au point de vue des intérêts de parti, mais l’application de ces théories aurait été avantageuse pour le pays, surtout si l’on eut eu soin de ne pas dépasser le but comme les conservateurs l’ont fait depuis en protégeant les producteurs coalisés contre les consommateurs. C’était le travail qui avait besoin de protection : c’est le capital qui en bénéficie.

« Il appartenait aux libéraux, qui se proclamaient les champions du peuple, d’améliorer la condition de ce dernier au moyen des réformes fiscales dont le besoin se faisait sentir. Les conservateurs, beaucoup plus habiles et beaucoup plus expérimentés dans l’art de conduire la foule, saisirent la balle au bond et, tout naturellement, ils s’arrangèrent de façon à se créer, parmi les classes privilégiées, un groupe puissant d’amis et de bailleurs de fonds électoraux.

« Depuis l’automne de 1878, il se maintiennent au pouvoir, grâce à un genre de protection qui fait très bien l’affaire des gouvernants, mais qui chasse les gouvernés aux États-Unis. Je ne pouvais prévoir cela en 1877-78. J’étais en faveur d’une réforme du tarif. Je voyais à Ottawa des gouvernants qui ne voulaient rien faire et une opposition qui symbolisait pour moi l’esprit d’initiative. Je n’hésitai pas à donner mon appui à cette dernière.

« D’ailleurs, j’ai pu constater depuis, que je suis ordinairement plus porté à sympathiser avec l’opposition qu’avec le parti au pouvoir. Mais ce qui, vers cette époque, contribua le plus à me rapprocher du parti conservateur, ce fut le coup d’État de Letellier. J’ai toujours détesté l’arbitraire. J’abhorre l’absolutisme et je hais tous les violateurs des libertés populaires.

« J’ai, depuis, fait cause commune avec les libéraux en bien des circonstances. J’en suis arrivé à me considérer comme un libéral dans le vrai sens du mot, et je vois dans ma condamnation du coup d’État du 8 mars 1878 une nouvelle preuve que j’étais alors libéral sans le savoir. Dans cette crise politique, qui est loin de faire honneur à nos politiciens, les libéraux du Canada ont joué un rôle ingrat que n’auraient pas désavoué les tories les plus réactionnaires.

« De fait, les bleus ont trouvé cela si beau que, treize ans après, (chiffre fatidique) ils ont imité servilement ceux qu’ils vouaient alors aux gémonies. Et ce qu’il y a de plus humiliant pour nous, Franco-Canadiens, c’est que cette dernière saleté a été commise par l’homme qui avait le plus insisté pour faire destituer feu Luc Letellier.

« Malgré les trésors d’indulgence que je tiens à la disposition des esclaves de la politique, dont quelques-uns sont peut-être plus malheureux que coupables, je n’ai jamais pu me joindre à ceux qui se sont apitoyés sur le sort de Letellier, congédié pour avoir substitué sa volonté à celle des représentants du peuple.

« Des parents, des amis et des alliés politiques ont voulu orner son front de l’auréole du martyr. C’était non seulement inconvenant, mais fort maladroit. La postérité impartiale confondra dans un même sentiment de réprobation le despote Luc Letellier et son accusateur Réal Angers, devenu son imitateur après l’avoir flétri et dénoncé pendant treize ans.

« Ce qui m’étonna le plus, lors du coup d’État de 1878, ce fut d’abord la passivité pusillanime avec laquelle M. de Boucherville et ses collègues s’étaient laissé éconduire. Puis je me dis : Le peuple est conservateur, puisque les libéraux ne comptent qu’une douzaine de représentants à l’Assemblée Législative. Après un pareil acte de spoliation, ceux qui ont pris la responsabilité du coup d’État vont être balayés sur toute la ligne.

« À ma grande surprise, ils revinrent 32 contre 33. Les conservateurs avaient la majorité, mais la grâce libérale toucha le cœur de M. Arthur Turcotte, un conservateur que les libéraux choisirent comme leur candidat au poste de président de l’Assemblée Législative, et qui vota pour lui-même avec un désintéressement digne de passer à la postérité.

« J’étais loin de me douter alors que treize ans après, M. Mercier, devenu, tout-puissant dans la province de Québec, chargé de médailles et de décorations étrangères, porteur d’une belle culotte blanche achetée chez le bon faiseur, et muni d’une plaque qui aurait dû le rendre invulnérable, serait chassé à son tour par l’un des dégommés de Luc Letellier, par le fougueux dénonciateur de ce dernier, Auguste Réal Angers, devenu à son tour lieutenant-gouverneur, et se réjouissant d’avoir l’occasion de jouer à l’autocrate.

« L’histoire devait se répéter non seulement dans l’infamie commise par le représentant de la couronne, mais encore dans le servile aplatissement de l’électorat devant les violateurs de la constitution. Décidément, ce bon public de la province de Québec aime les camouflets !

« Comme son devancier M. de Boucherville, M. Mercier, auquel on avait fait une réputation de fermeté aussi imméritée que la plupart des réputations politiques, courba l’échine et abandonna le pouvoir sur la simple injonction d’un homme qui n’avait évidemment pas le droit de le chasser.

« M. de Boucherville, qui avait été congédié en même temps que M. Angers, le 8 mars 1878, et qui avait trouvé Letellier bien coupable, n’hésita pas à couvrir de sa responsabilité le crime politique commis par M. Angers. Des élections générales eurent lieu et M. Mercier, l’idole de la veille, fut brisé comme un verre.

« Une seconde fois l’électorat venait de déclarer que le peuple n’est jamais si content que lorsqu’on lui crache à la figure, et qu’il est toujours prêt à se jeter dans les bras de ceux que, la veille encore, il ne pouvait sentir, dès qu’il constate qu’ils ont eu l’audace de lui rire au nez. Hourra ! L’absolutisme est grand, le servilisme est son prophète et l’avenir est aux enjambeurs de constitutions !

« La politique canadienne a des surprises à nulle autre pareilles, et ceux qui n’en sont pas encore complètement dégoûtés ont des tempéraments à l’épreuve de la dégoûtation. On n’arrive pas tout d’un coup à un pareil degré d’asservissement. Il faut qu’un peuple ait été tenu bien longtemps en laisse, pour offrir comme cela, coup sur coup deux primes d’encouragement aux aventuriers qui l’exploitent.

« Parmi mes articles publiés dans les Laurentides, j’en retrouve plusieurs qui me rappellent que le vieux levain de haine francophobe n’a jamais cessé de fermenter chez les Anglais du Canada. Héritiers de la politesse et de la courtoisie françaises, nous avons eu le tort de manifester ces deux excellentes qualités surtout dans nos relations avec les éléments hostiles à notre race.

« Nous ne nous sommes pas contentés de les cultiver chez nous dans nos rapports sociaux. C’est collectivement que nous avons voulu être polis, au point de fournir à nos ennemis l’occasion d’attribuer à la pusillanimité nos excès de prévenances et d’obséquieuse indulgence. Entre Canadiens nous sommes loin d’être trop polis. Au contraire on dirait que nous affectons vis-à-vis des nôtres une raideur et un sans-gêne qui frisent parfois l’impertinence.

« C’est l’un des mauvais effets de notre contact journalier avec la race prétendue supérieure. Nous gardons nos bons procédés pour les godems qui ne nous en savent aucun gré, et ce sont nos propres compatriotes qui ont à souffrir de toute la mauvaise humeur résultant de notre frottement avec des étrangers en proie à cette maladie chronique qu’on appelle le spleen.

« Il semblerait que les Anglais devraient au moins nous savoir gré de ce travers contre nature, si ridicule qu’il soit ; car enfin ce sont eux qui profitent de cette aberration. Il n’en est rien. On dirait au contraire que notre passivité les exaspère et qu’ils puisent dans notre coupable indulgence une recrudescence de fureur agressive. Ils ont souvent changé de prétexte pour nous attaquer ; leur mobile a toujours été le même.

« Qu’elle s’intitule Alliance Protestante, Ligue des Droits Civils, Alliance Défensive, Association des Droits Égaux ou Association Protectrice des Protestants, la clique francophobe est toujours la même. C’est toujours l’orangisme qui attaque. Ce sont toujours les mêmes assaillants qui prétendent se défendre. Ce sont toujours les mêmes pillards qui crient au voleur et qui ont les mains dans le sac.

« Toutes les organisations offensives que je viens de citer, ainsi que plusieurs autres dont les noms m’échappent, se sont succédé à ma connaissance. Leurs sujets de récriminations étaient trop futiles pour retenir bien longtemps dans le rang le gros public anglophone malgré ses propensions à la badauderie francophobe. Aussi, lorsqu’une ficelle était usée, on en prenait une autre ; on inventait de nouveaux griefs, mais le programme restait immuable.

« Harasser, insulter, opprimer et détruire la race franco-canadienne ; persécuter les catholiques, ne serait-ce que dans l’unique but de se montrer les plus serviles des adulateurs de la monarchie anglaise et protestante, telles sont en résumé les nobles aspirations de nos irréconciliables ennemis.

« Lorsque j’étais aux Laurentides, la secte portait pour le moment le nom de Ligue des Droits Civils. Comme l’A. P. A. et la P. P. A. d’aujourd’hui, elle se bornait à affirmer d’une façon générale que les catholiques étaient de mauvais citoyens parce qu’ils reconnaissaient l’autorité du Pape.

« Naturellement, alors comme aujourd’hui, on ne se donnait pas la peine de citer un seul fait de nature à prouver que le Souverain Pontife exerçât la moindre influence politique sur les fidèles soumis à son autorité spirituelle. On voit que, comme les Bourbons, les sectaires d’aujourd’hui n’ont rien appris, rien oublié.

« J’eus l’occasion de les combattre, d’abord dans les Laurentides, puis dans la Gazette de Joliette, et plusieurs de mes articles eurent les honneurs de la reproduction dans les grands journaux de Montréal et de Québec.

« Le tracé du chemin de fer de la Rive Nord, aujourd’hui embranchement du Pacifique Canadien, était alors le sujet d’une vive discussion. Chacun prêchait pour son saint. Je prêchai pour le mien, qui s’appelait Lin de son petit nom. Je prêche encore pour les industries textiles. J’ai débuté à Saint-Lin et me voilà rendu dans une ville où l’on ne peut pas dire qu’on file un mauvais coton, puisque nous avons ici la quantité et surtout la qualité en ce qui concerne ce produit.

« Saint-Lin et Fall River m’apparaissent comme les deux points terminaux de ma carrière journalistique. La sainteté de Lin et la qualité des produits textiles de l’autre ont dû exercer une certaine influence sur ma destinée. Il faudra examiner cela plus tard, quand nous en aurons le temps.

« J’étais à peine entré à la Gazette de Joliette que survenait à Montréal le meurtre de l’orangiste Hackett. À force de soulever les préjugés protestants, à force de dire du mal des Catholiques en général et des Canadiens-français en particulier, on avait ameuté toute la clique orangiste. Les journaux de Toronto ne songeaient qu’à représenter les nôtres comme des assassins altérés du sang des Protestants, mais trop lâches pour leur résister dès qu’ils étaient en nombre. Il fallait, disaient-ils, donner une leçon aux papistes. Dans ce noble but, les orangistes de toute la Confédération devaient aller dans la ville catholique de Montréal provoquer la population irlandaise et parader dans les rues en chantant les couplets les plus bêtes et les plus insultants de leur stupide répertoire.

« À les en croire, il suffirait aux fétichistes de Guillaume d’Orange de se montrer pour faire rentrer sous terre tout ce qu’il y avait d’Irlandais et de Canadiens. Ils vinrent en grand nombre le 12 juillet ; mais ils avaient à peine commencé leurs manifestations hostiles qu’ils se firent rosser d’importance. L’un d’eux, nommé Hackett, fut tué d’un coup de revolver. Cet événement regrettable mit le feu aux poudres et, de part et d’autres, la guerre des journaux recommença de plus belle.

« Les Canadiens-français moins susceptibles que les Irlandais au sujet de la bataille de la Boyne, n’avaient pas pris part à la bagarre, à l’exception de quelques-uns qui avaient eu l’occasion de protéger quelques fuyards orangistes à la veille d’être écharpés par les Irlandais qu’ils avaient provoqués. La presse catholique fut unanime à réprouver les actes de violence de ceux qui avaient malmené les orangistes. Pourtant, ceux-ci étaient venus armés jusqu’aux dents avec l’intention avouée de provoquer une lutte sanglante.

« Ils étaient restés les dindons de la farce qu’ils avaient voulu jouer, et cependant, après leur déconfiture, c’étaient des cris de paon qu’ils lancèrent aux quatre vents du ciel. À quelque temps de là, les zouaves pontificaux ayant nolisé un bateau pour faire une excursion de Montréal à Ottawa, le capitaine Simmons, commandant du Queen Victoria, prit sur lui d’enlever un drapeau du Sacré-Cœur qui avait été hissé à la proue du navire avec la permission de l’officier en second.

« Il dut s’enfermer dans sa cabine pour échapper aux reproches, très énergiques, des zouaves qui réclamaient leur drapeau, qu’il ne pouvait leur rendre vu qu’il avait eu la malencontreuse idée de le jeter à l’eau.

« Au bout d’une demi-heure il autorisa les zouaves à hisser le drapeau pontifical au haut du grand mât et offrit même de le mettre à la place de l’Union Jack, ce à quoi les zouaves ne voulurent pas consentir. Le capitaine avait été un tant soit peu malmené et cette histoire, exagérée à dessein par les journaux protestants, leur fournit pendant longtemps un sujet de discussion.

« Le 15 juin, l’église catholique d’Oka avait été brûlée par une bande de sauvages protestants. Une enquête avait été ouverte à ce sujet et tous les journaux de la clique, tous les révérends ministres évangéliques du pays prenaient fait et cause pour les coupables. On organisait de saints pique-niques à Oka ; on prononçait de saints discours, exhortant tous les Protestants à courir sus aux Catholiques, coupables d’avoir vu en plein jour, leur église brûlée par une bande armée.

« On avait fait au malheureux Hackett des funérailles imposantes. Autant de matière à articles virulents contre les Catholiques qui, naturellement, répondaient sur le même ton.

« On sait que les évangélisateurs protestants avaient réussi à faire croire aux Indiens, endoctrinés par eux, que ceux-ci avaient le droit de construire un temple protestant sur une propriété appartenant aux Sulpiciens. L’église des apostats avait été construite malgré les protestations des Sulpiciens, puis démolie par autorité de justice après les sommations de rigueur.

« Des ministres protestants conseillaient ouvertement la révolte, du haut de la chaire, dans des assemblées publiques et dans les journaux. Leurs menées séditieuses, beaucoup plus coupables que l’agitation qui, en 1837-38 avait été étouffée dans le sang des Canadiens, beaucoup plus inexcusables que les deux insurrections du Nord-Ouest, ne provoquèrent aucune mesure de répression de la part des autorités.

« Et lorsque leurs discours incendiaires eurent produit leur effet, bien loin de songer à mettre cinq mille hommes sur pied pour s’emparer des agitateurs et leur faire expier sur l’échafaud leurs furibondes incitations au vandalisme et au meurtre, on épuisa toutes les roueries imaginables pour soustraire les coupables au châtiment qu’ils avaient mérité. Pour tirer vengeance de la démolition de leur temple, les Indiens pervertis brûlèrent l’église catholique. Ceux qui mirent le feu sont aussi connus que les fanatiques qui les ont endoctrinés.

« On les a traînés pendant des années de juridiction en juridiction ; on leur a permis chaque fois de récuser les jurés catholiques, afin de leur procurer l’avantage d’avoir toujours assez de jurés orangistes partiaux et, malhonnêtes pour assurer leur acquittement. On a fait plus : on leur a taillé, à même le domaine public, tout un patrimoine dans la province d’Ontario.

« On ne s’est pas contenté de leur épargner les punitions qui semblent exclusivement réservées aux catholiques : on les a récompensés de leur crime. Tout cela se faisait sous le coup des importunités et des menaces des fanatiques qui, jusqu’à ces derniers temps, n’ont cessé de réclamer et de vociférer afin d’obtenir le plus possible en faveur des Sauvages protestants, établis par le gouvernement fédéral sur les terres fertiles de Gibson, en récompense de leurs méfaits.

« Pendant que ces choses édifiantes se passaient, bon nombre de journaux français du Canada s’extasiaient sur les beautés du régime colonial, vantaient la liberté religieuse dont nous étions censés jouir, et fulminaient contre la république française qu’ils accusaient de persécuter les catholiques. Trop occupés à pourfendre des ennemis imaginaires qu’ils voyaient partout dans nos propres rangs, ils n’avaient pas le temps de combattre nos ennemis réels.

« La forme monarchique du gouvernement canadien leur paraissait une garantie suffisante de sécurité, de paix et de bon ordre. Les orangistes auraient pu tout mettre à feu et à sang qu’ils n’auraient pas élevé la voix de crainte de passer pour des révolutionnaires ; mais, si l’un des nôtres se fût avisé de conseiller d’opposer la force à la violence brutale des véritables ennemis du catholicisme, nos ultra-cléricaux, seuls dépositaires des saines traditions, se seraient empressés d’excommunier cet audacieux, comme imbu d’erreurs modernes et de principes subversifs.

« Cependant, ce qui se passait sous leurs yeux, dans cette glorieuse colonie anglaise où le catholicisme leur paraissait si puissamment protégé sous l’aile de l’orangisme monarchique, était non seulement beaucoup plus criant que tous les excès de zèle des anti-cléricaux de la France républicaine, mais on y mettait beaucoup plus de cynisme chez nous, où l’impunité des malfaiteurs établissait hors de doute la complicité des pouvoirs établis. Voici le résumé des principaux témoignages entendus à l’enquête relative à l’affaire d’Oka :

« Le révérend Jean F. Lacan dit :

« Depuis près de quatre ans, j’étais chargé de l’administration de la propriété du séminaire et de l’église incendiée à Oka le 15 juin dernier (1877).

« Dans l’après-midi du 14, un cultivateur nommé Lamarque est venu me dire qu’environ vingt-cinq ou trente Indiens étaient passés près de chez lui. Quelques-uns étaient armés et se dirigeaient vers Oka. Le même soir, il circula une rumeur disant que les Indiens incendieraient le village pendant la nuit. Les Indiens avaient déjà dit qu’ils y mettraient le feu. Je télégraphiai immédiatement au colonel Amyot qui me répondit que ses hommes étaient partis et qu’ils ne pouvaient venir.

« Vers quatre heures du matin, j’entendis un coup de canon. J’ouvris la fenêtre et, je vis plusieurs Indiens armés de fusils, se dirigeant vers l’Est. J’allai au côté nord de la maison et je vis le fenil en flammes. J’entendis des coups redoublés sur la porte de la cour. Je vis cinq ou six Indiens dans la cour, deux d’entre eux ayant coupé le tuyau en caoutchouc.

« Je leur dis : Vous le regretterez, allez-vous-en. Un des Indiens, Lazare Akwirente, leva une hache comme s’il était pour me frapper. Quelqu’un lui arrêta le bras. L’individu qui tenait la hache me dit : Allez-vous-en. J’informai le révérend M. Jules Thibault que les Indiens avaient mis le feu aux dépendances, et je lui dis de sauver ce qu’il pourrait.

« M. Thibault et un des Frères de la Doctrine Chrétienne étaient les seules personnes qui fussent avec moi. Tous les bâtiments furent bientôt réduits en cendres. Il y avait dans le hangar 150 à 200 minots de blé, 200 à 300 minots d’avoine et autant de grains mêlés. Aucune des propriétés incendiées n’était assurée. Ces propriétés valaient $50,000. Je n’ai vu personne mettre le feu. Les Indiens ont enfoncé la porte de la cour et celle de l’église. L’Indien qui a voulu me frapper est le seul dont je puisse affirmer l’identité.

« J’ai reçu une lettre anonyme en anglais, disant que si les Indiens méthodistes étaient arrêtés, je serais tué ainsi que mes serviteurs. »

« François Miller dit qu’il a entendu, en sortant, Octave Brabant dire au révérend Jean F. Lacan que les Indiens mettraient le feu. Il corrobore le témoignage de M. Lacan relativement à l’entrée violente des Indiens, à la destruction des tuyaux de pompe et à la tentative de frapper M. Lacan.

« Bernard Lacasse, Frère des Écoles Chrétiennes, a entendu le canon, le 15 juin au matin. Il a vu M. Lacan parler à quatre ou cinq Indiens. Il corrobore aussi les témoignages précédents relativement aux menaces contre M. Lacan et à la rupture des tuyaux de pompe. Il reconnaît Mathias Akeiras comme étant l’Indien qui a coupé les tuyaux, et Lazare Akwirente comme celui qui a essayé de frapper M. Lacan.

« Joseph Périllard dit qu’il fut averti le 14 juin au soir par Amable Roussin que quelque chose d’extraordinaire arriverait. Vers trois heures du matin, le 15 juin, il vit deux femmes se diriger vers l’église et, entendant du bruit dans cette direction, il s’y rendit. Arrivé à 250 pieds de la première des maisons brûlées, il entendit un coup de canon du côté de l’église. Il se plaça contre un arbre et vit quatre Iroquois passer le long du mur de pierre.

« En arrivant au grenier, deux montèrent sur le toit, et les deux autres restèrent en bas. Ceux qui étaient sur le toit avaient en mains des bouteilles de liquide qu’ils répandirent sur le bâtiment. En cinq minutes, le toit était en feu. En descendant sur des échelles, l’un d’eux dit en iroquois : « Enfin, le feu est mis. » Pendant ce temps-là, les deux autres étaient entrés dans le grenier qu’ils avaient enfoncé.

« De l’autre côté de la construction, il y avait un groupe de vingt-cinq ou trente Indiens, et le témoin vit ces Sauvages lancer des fusées dans le grenier où le feu prit immédiatement. Les deux hommes qui ont monté sur le toit sont Xavier Korontalsi alias Dicaire et François Anerente. Il reconnut aussi Lazare Akwirente qui avait une hache. Il connaît ces trois hommes depuis son enfance. Il a vu mettre le feu aussitôt après le coup de canon.

« Louise Dicaire, épouse de Thomas Satagara, a entendu le coup de canon vers quatre heures du matin. Elle vit des personnes jeter des pierres, contre la porte et un homme lancer quelque chose dans le fenil qui prit feu, car elle vit immédiatement sortir la fumée. Ensuite, elle vit quatre hommes ouvrir la porte ; elle ne sait pas s’ils l’ont enfoncée. Elle vit, près du bâtiment, plusieurs Indiens armés de fusils. Elle n’a reconnu aucun Indien. Elle a entendu dire qu’il lui arriverait malheur si, dans son témoignage, elle disait quelque chose contre les Indiens.

« Félicité Porcipile, épouse d’André Alexandre, s’est levée de bonne heure le matin du 15, parce qu’elle a entendu un coup de canon. Elle est sortie seule et a vu plusieurs Indiens autour de l’église et des autres bâtiments, les uns avec des fusils, d’autres avec des haches. Elle ne peut jurer positivement que c’étaient des Indiens ; elle n’a reconnu personne.

« Aurélie Brazeau, épouse d’Edmond Malette, vit deux Indiens passer avec un canon monté sur des roues, l’un tirant et l’autre poussant. Elle reconnut Xavier Garieways et Mathias le Bideau alias Mathias Catagnies. Bientôt après elle vit la fumée s’élever des bâtiments du Séminaire, autour desquels il y avait une grande foule avec des fusils et des bâtons. Le canon fut mis dans la rue et tiré à deux ou trois perches de distance de la chapelle. »

« C’est en présence de témoignages aussi concluants touchant la culpabilité d’hommes qui, de propos délibéré, avaient commis cet acte de brigandage, que l’on a trouvé moyen de récompenser aux frais de l’État la conduite barbare de ces Vandales. Si des catholiques en eussent fait autant on les aurait traqués comme des bêtes fauves et on n’aurait reculé devant aucun sacrifice de sang et d’argent pour les punir.

« C’est dans l’ordre. Les adulateurs de la domination anglaise en ont avalé bien d’autres. Il en sera toujours ainsi au Canada tant qu’on s’acharnera à flétrir la mémoire de ceux qui ont eu le courage de résister à l’oppression, tant que la poltronnerie abjecte et la souplesse d’échine seront considérées comme la quintessence des vertus civiques.

« Aux Laurentides, j’avais publié une série d’articles sur l’anglomanie. Je continuai, dans la Gazette de Joliette, à combattre cette funeste tendance, avec autant de vigueur que si j’eusse conservé mes premières illusions au sujet de l’influence que peuvent exercer les articles de journaux sur les travers de la société.

« L’incident du drapeau des Zouaves, l’affaire d’Oka, le meurtre de Hackett, l’hypocrisie des orangistes ultra-loyaux, les phrases vicieuses et les anglicismes qui déparaient alors comme aujourd’hui notre langage écrit, le fanatisme, ses causes et ses remèdes : voilà autant de questions qui me fournirent mes principaux sujets d’articles à l’époque où, dans les comtés de l’Assomption et de Joliette, j’en étais encore à ma période de dentition journalistique.

« Un procès retentissant provoqué par les rivalités politiques, ayant, pendant trois semaines, absorbé toutes les séances de la cour criminelle, siégeant à Joliette, je le rapportai in extenso pour la Gazette au moyen de la sténographie Duployé.

« J’avais beaucoup pratiqué ce système en sténographiant sous la dictée d’un lecteur de bonne volonté. J’avais cependant négligé la lecture et je perdais à me relire une partie du temps que j’avais gagné en écrivant. Un jour, on résolut d’utiliser mes services comme sténographe officiel. J’acceptai avec répugnance et tout alla bien jusqu’au moment où l’on me demanda de chercher dans mes notes certaine partie du témoignage, perdue sous un amoncellement de feuillets.

« Je réussis à la trouver, mais cela prit beaucoup de temps, et l’un des avocats engagea avec le juge une conversation en anglais au sujet de mon incompétence. L’idée que je pouvais savoir l’anglais ne leur était pas venue, ou bien ils avaient dû la repousser comme étant tout-à-fait invraisemblable. Je trouvai cela si drôle que je résistai au désir de leur prouver que, si je lisais difficilement la sténographie, je parlais anglais beaucoup mieux qu’eux.

« Depuis 1872, je suis porteur d’un diplôme m’autorisant à enseigner cette langue dans la partie anglaise de la province de Québec, et je tiens ce diplôme d’un examinateur anglais, le révérend M. Tanner. Je l’ai même obtenu sans avoir fait de demande officielle. Le jour de l’examen des aspirants au professorat, je m’étais rendu à Lennoxville pour y être interrogé sur le français et les autres matières. J’avais précédemment fait par écrit la demande d’un brevet pour enseigner ma langue maternelle.

« Le révérend M. Dufresne, curé de Sherbrooke, était le seul examinateur français et j’étais le seul aspirant de langue française. Par contre, il y avait là une quinzaine d’aspirantes qui se présentaient pour avoir des diplômes leur permettant d’enseigner en langue anglaise. Mon examen terminé, je dis à M. Dufresne : — Je n’ai pas demandé de diplôme anglais ; croyez-vous que je pourrais en obtenir un en traduisant en bon anglais la dictée française que je viens d’analyser ? — Essayez toujours, me répondit-il, et vous verrez.

« J’avais remarqué qu’elles n’étaient pas fortes en leur propre langue, mes concitoyennes d’origine britannique. Elles étaient même d’une faiblesse désespérante en fait d’épellation, la plupart d’entre elles s’obstinaient à épeler le mot architecture avec un k au lieu d’un ch dur. M. Tanner, qui savait le français et pouvait juger de l’exactitude de ma traduction en même temps que de la correction de mes phrases anglaises, non seulement m’accorda mon diplôme d’anglais, mais profita de l’occasion pour tancer assez vertement ses compatriotes incapables d’épeler leur langue d’une façon satisfaisante.

« Cet incident me revenait à la mémoire en entendant le juge et l’avocat de Joliette se dire, en un anglais dont l’élégance laissait peut-être un peu à désirer, mais qui était tout-à-fait compréhensible pour moi, des choses qu’ils auraient voulu me cacher. Comme ces propos n’avaient rien d’humiliant pour moi, je me gardai bien de leur enlever leur illusion ; mais je me hâtai de reconnaître mon incompétence à me relire rapidement, séance tenante.

« En y mettant le temps, je parvenais cependant à déchiffrer mes barres, demi-cercles et quarts de cercle. L’année suivante, lorsque je faisais du reportage à la Minerve, il m’est arrivé de me servir de la sténographie. C’est moi qui ai sténographié le discours prononcé en 1878 par M. Chapleau, lors du banquet qui lui avait été donné à Saint-Henri.

« Je ne tardai pas à renoncer à ce genre d’écriture, parce que la transcription de mes notes me donnait un travail énorme et parce que mes rapports étaient toujours trop longs pour l’espace disponible. Je pris en conséquence l’habitude de résumer séance tenante, et c’est de cette manière que je rapportai, pour la Minerve, l’assemblée politique de Longueuil et le fameux procès de la Trappe de Sainte-Anne.

« Pendant mon séjour à Joliette, je m’étais remis à cultiver les Muses. Les quelques pièces de vers que j’ai publiées à cette époque avaient été préalablement soumises à M. Joseph Martel, avocat, un fin connaisseur et un versificateur très spirituel et très consciencieux. Quelques-unes de ces pièces ont paru dans mes Chansons Satiriques. Comme bien d’autres, elles n’avaient que le mérite de l’actualité. Deux d’entre elles, dirigées contre les libéraux, me paraissent aujourd’hui dénoter un degré d’esprit de parti dont je me serais cru incapable.

« Je constate que j’avais encore des illusions, surtout en ce qui concerne l’harmonie du rythme et la netteté d’expression indispensable à la poésie sérieuse. Il est de fait que sans l’illusion la vie serait bien triste, et c’est encore une illusion que de croire qu’il ne nous en reste plus.

« Pendant mon séjour à Joliette, je pris une part active à l’élection provinciale qui eut lieu immédiatement après le coup d’État Letellier. M. Auguste Guilbault était le candidat libéral. Le docteur V. P. Lavallée, ancien député et candidat conservateur fut réélu. Plus tard, il a été nommé conseiller législatif.

« J’ai déjà dit que j’étais d’abord entré à la Minerve pour remplacer temporairement M. Hector Berthelot. Je retrouve dans mes papiers la lettre suivante que je recevais quelques jours avant mon départ pour Saint-Lin :

« Montréal, 7 mars 1877.
« Mon cher Monsieur,

« Je regrette d’avoir, au nom des propriétaires de la Minerve, à vous remercier de vos services pour le présent, M. Berthelot étant rétabli et en état de reprendre sa besogne. Nous avons été contents de vous, et si l’occasion s’en présente, nous serions heureux de vous revoir au nombre des rédacteurs de la Minerve.

« Bien à vous,
« A. D. DeCELLES. »

« Quatorze mois plus tard cette occasion se présentait. Dans l’intervalle, j’avais rédigé les Laurentides d’abord, et en dernier lieu la Gazette de Joliette. »

« Le 2 mai 1878, M. F.-X. Demers, alors sous-rédacteur à la Minerve, m’écrivait une lettre d’où j’extrais ce qui suit :

« Je suis chargé par les propriétaires de la Minerve de vous offrir un emploi à la rédaction du journal. (Suivait le salaire offert et l’énumération des services que l’on attendait de ma part).

« J’espère que ces conditions vous agréeront et en ce cas vous pourriez entrer en fonctions aussitôt après votre arrivée à Montréal… Quant à moi, vous ne doutez pas que je serais très heureux de vous avoir ici pour collègue. Votre talent d’écrivain et votre attachement aux principes conservateurs seraient une excellente acquisition pour la Minerve. En attendant une réponse immédiate, je demeure,

« Votre ami dévoué,
« F.-X. DEMERS. »

« Quelques jours après la réception de cette lettre, je faisais partie du personnel de la rédaction du journal en question sous les ordres de MM. Dansereau, DeCelles et Demers.

« Mon attachement aux principes conservateurs me paraît d’autant plus drôle aujourd’hui qu’il était alors sincère et qu’il l’est encore. Seulement, il faut voir comme mes opinions se sont modifiées sur ce qui constitue l’essence du conservatisme !

« J’ai toujours été assez conservateur pour tenir au maintien de l’ordre, pour respecter toutes les institutions respectables, pour conserver tout ce qu’il y a de bon. En ce sens, je le suis encore. J’ai toujours été assez libéral pour être l’ami du progrès, pour ne pas m’opposer aux innovations compatibles avec la morale, la justice et l’équité. Je n’ai jamais été tory et je n’aurais jamais pu le devenir.

«  Mes principes sont restés ce qu’ils étaient alors. Seulement, je crois les comprendre mieux qu’autrefois. Je n’ai pas plus honte d’avoir été conservateur que je n’ai honte d’avoir été enfant. Je crois qu’en général les partis valent mieux que ceux qui les représentent, et je suis convaincu qu’il serait impossible de former un parti puissant en proclamant une doctrine radicalement mauvaise.

« Malheureusement, il arrive parfois que les exploiteurs d’un parti quelconque ont deux programmes de rechange : un programme tout neuf qui n’a jamais servi et qu’ils revêtent des couleurs les plus séduisantes pour l’exhiber au public ; l’autre, horriblement déchiqueté, qu’ils réservent pour leur usage personnel. Ce dernier n’est pas montrable et ils font bien de le cacher.

« Les libéraux à tendances autocratiques et les conservateurs à propensions subversives abondent dans les deux partis. Aux premiers, je préfère les conservateurs suffisamment libéraux ; aux seconds je préfère les libéraux suffisamment conservateurs dans le véritable sens que doivent comporter ces expressions.

« J’étais de service à la Minerve le 12 juillet 1878, lorsque le ban et l’arrière-ban de l’orangisme se réunit à Montréal dans le but bruyamment avoué de tirer vengeance du meurtre de Hackett, commis à pareille date l’année précédente. On s’attendait tellement à du grabuge ce jour-là qu’on avait mobilisé toute la milice. Les orangistes comptaient évidemment sur l’appui des bataillons anglais dans les rangs desquels ils avaient de nombreux affidés.

« Les bataillons canadiens-français avaient été stationnés au Palais de Cristal, loin de l’endroit où la procession devait se former. Les autres occupaient le centre de la ville, et Dieu sait ce qui serait advenu s’ils eussent eu l’occasion de prêter main-forte à leurs amis.

« Heureusement, Montréal avait alors pour maire un homme énergique, dans la personne de feu Jean-Louis Beaudry. Les autorités municipales avaient décidé que les orangistes n’auraient pas la permission de parader en régalia dans les rues de Montréal. C’était une mesure de prudence d’autant plus nécessaire que, sans cette précaution, des ruisseaux de sang auraient inondé les rues de la ville.

« Les insultantes provocations de la presse anglaise avaient porté leurs fruits. Les esprits étaient surexcités au possible. La population franco-canadienne, d’ordinaire si paisible et si indifférente aux fanfaronnades des commémorateurs de la bataille de la Boyne, était prête à combattre à côté des Irlandais catholiques. La police régulière avait été renforcée de 800 constables spéciaux assermentés pour la circonstance et armés de manches de hache. L’un de ces derniers, membre de l’Union Catholique, me montrait un énorme revolver qu’il avait acheté pour la circonstance, et me disait qu’ayant communié le matin, il était prêt à vendre chèrement sa vie.

« Tout Montréal était sur pied. Les orangistes arrivés de tous les points d’Ontario, s’étaient rendus discrètement dans leur salle, rue Saint-Jacques, où ils devaient revêtir leur costume pour se mettre en procession. À quelque distance de là, sur la Place d’Armes, stationnaient des troupes, parmi lesquelles je reconnus mon ancien bataillon, le 53ème, venu de Sherbrooke pour la circonstance.

« Il y avait dans ses rangs quelques Canadiens-français assez embêtés de se trouver mêlés, en cette circonstance, à leurs camarades dont ils ne partageaient pas les sympathies orangistes. Il y avait même là un de mes frères. J’allai serrer la main aux officiers, tous d’anciens amis qui semblaient contents de me revoir et je n’eus pas de difficulté à obtenir du colonel Ibbotson un congé de quelques heures en faveur de mon frère, lorsque tout danger d’émeute eut disparu.

« Les orangistes, pris dans leur salle comme dans une souricière, durent, bon gré mal gré, renoncer à leur projet de démonstration insultante. L’édifice fut bloqué par la police, et le maire Beaudry monta seul au troisième étage pour annoncer aux cinq cents enragés, réunis dans leur quartier-général que, pour empêcher la foule de les massacrer, on avait été obligé de les emprisonner provisoirement, et qu’ils ne pourraient sortir qu’un par un, sans costume, sans drapeaux, sans régalia, et sous la sauvegarde de la police.

« Si jamais on a vu des orangistes pas contents, c’étaient bien ceux-là. Au lieu de remercier le maire de sa protection, les plus hardis d’entre eux lui crièrent des injures. Ils l’auraient bien écharpé s’ils l’eussent osé, mais ils n’osèrent pas. Quelques-uns s’en consolèrent en faisant des grimaces à la foule, par les fenêtres, situées à une hauteur qui rendait peu dangereuse cette intelligente manifestation.

« Je me trouvais à la porte donnant sur la rue lorsqu’elle s’ouvrit pour livrer passage à un orangiste que la police devait escorter en dehors de ce guêpier. D’autres voulaient le suivre ; on les arrêta et M. W. H. Gault, un échevin protestant, entreprit de les calmer au moyen du raisonnement. Mal lui en prit. La porte qui s’était refermée se rouvrit subitement et un orangiste le frappa sur la tête avec une latte qui se brisa du coup, sans lui faire beaucoup de mal.

« À mesure qu’un orangiste sortait, la police écartait la foule et on installait l’individu dans une voiture. À côté du cocher, un homme de police, ayant à la main une carabine chargée, le chien armé, le doigt sur la détente, se tenait prêt à défendre son prisonnier. Malgré ces précautions, quelques orangistes, trop exaltés, pour s’abstenir d’injurier la foule, furent arrachés de leur voiture et battus comme plâtre. C’est merveille que pas un seul n’ait été tué.

« J’ai vu M. Cinq-Mars, agent de sûreté, se précipiter à travers les manches de hache de constables trop zélés, et leur arracher un orangiste auquel ils étaient en train d’administrer une correction des moins paternelles. L’orangiste avait été passablement malmené ; mais M. Cinq-Mars en fut quitte pour deux mauvaises entailles à la tête qui ne l’empêchèrent pas de rester debout.

« Quelques piétons isolés, ayant eu la maladresse d’exhiber les couleurs orangistes, reçurent aussi leur part de horions. À part cela la journée se passa sans incidents. Seulement, en s’en retournant, certains militaires orangistes, peu satisfaits du résultat, se vengèrent en tirant, du convoi où ils étaient, sur des enfants et d’autres passants inoffensifs. Un cultivateur dont j’oublie le nom fût même tué par des soldats qui avaient envahi le wagon à bagage et avaient cru très drôle de lancer des couvercles en fonte sur ceux qui les regardaient passer.

« Cela me fournit l’occasion d’écrire dans la Minerve un article que j’eus le plaisir de voir reproduit dans le Courrier des États-Unis. Je n’étais pas censé écrire des articles de fond ; mais, à la demande de mes supérieurs, j’en ai écrit une dizaine pendant l’année que j’ai passée à la Minerve.

Au printemps de 1879, je quittai la Minerve pour entrer à la rédaction du Courrier de Montréal. »

Ce qui précède se trouve à la fin des « Souvenirs d’un journaliste », publiés par Quéquienne en 1894. Régulièrement, mes citations de cet écrit devraient s’arrêter là, mais je crois que l’extrait suivant, emprunté à la même source, sera bien accueilli par le lecteur désireux de se renseigner au sujet de l’apparente versatilité de notre autobiographe :

« Mon ardent désir de connaître la vérité et de me ranger toujours du côté de la justice m’a fait parcourir presque toute la gamme des nuances politiques. J’ai été tout ce que vous voudrez excepté un doctrinaire et un partisan outré. J’ai, comme bien d’autres, cru pendant un certain temps à la parfaite sincérité des meneurs de parti. Je ne parle pas des chefs qui sont, beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, les instruments, parfois inconscients, mais toujours plus ou moins dangereux, des conspirateurs rapaces constituant ce qu’on est convenu d’appeler le pouvoir derrière le trône. J’ai maintenant sur le compte des politiciens de tous les pays des opinions qui ne leur sont pas très favorables et qui m’ont coûté bien des illusions.

« Aussi loin que je puis remonter dans mes souvenirs, mes tendances ont été libérales. Fils d’un patriote qui a combattu à Saint-Denis, j’ai bien souvent pris plaisir à lui faire raconter non seulement les incidents de cette mémorable journée, mais encore ce qu’il savait des causes de la révolte et des résultats pratiques de cette sublime échauffourée.

« À l’âge de dix ans, j’en savais là-dessus plus long que la plupart de mes camarades de classe. Combien de fois, étant enfant, j’ai rêvé l’émancipation de ma patrie, et souhaité ardemment d’avoir l’occasion de combattre pour la liberté de mes concitoyens !

« Dans de telles dispositions, il était assez naturel que le parti libéral eût d’abord mes sympathies. Le premier journal que j’eus l’occasion de lire assidument était le défunt Pays. Certes, il contenait plus d’un article qui réveillait dans ma pensée un écho sympathique. Cependant, il en contenait d’autres qui avaient le don de froisser cruellement mon orgueil national.

« J’avais foi dans l’avenir du Canada, foi surtout dans l’avenir de la nationalité franco-canadienne, et je ne pouvais pas souffrir que, pour taquiner des adversaires politiques, on prît plaisir à persifler ce que je considérais comme digne de nous inspirer une fierté légitime. Je voulais bien qu’on exaltât le courage des Américains, alors occupés à s’entr’égorger à propos d’esclavage ; mais il me semblait qu’il seyait mal à des Canadiens, qui se piquaient de patriotisme, de déprécier la valeur de nos nationaux, à propos de milice.

« Cet enthousiasme ultra-yankee de la part de journalistes chargés de défendre la nationalité franco-canadienne me paraissait contre nature.

« Je n’aimais pas à entendre répéter sans cesse par un des nôtres que sous le rapport de l’instruction, de l’esprit d’initiative, du patriotisme et de l’intelligence des affaires, nos voisins nous étaient infiniment supérieurs. Sur la question de l’abolition de l’esclavage, j’étais d’accord avec le Pays. Mon patron, grand libéral devant le Seigneur, me faisait lire ce journal à haute et intelligible voix, ce qui explique peut-être comment il se fait qu’à l’âge de seize ans je me tenais passablement au courant de ce qui se passait dans le monde politique canadien.

« Le Pays m’apportait aussi des nouvelles du siège de la guerre, par suite de quoi il arriva qu’un beau jour je partis du Canada pour aller voir de plus près si ce que les journaux racontaient au sujet de la guerre était bien vrai.

« Pendant les dix-huit mois de service militaire que je fis, à partir de l’automne de 1863 jusqu’au printemps de 1865, j’étais à peu près le seul Canadien de mon régiment, et il me fut facile de constater de visu les mérites et les travers, les défauts et les qualités des gens que le Pays nous avait si souvent citées comme des modèles de perfection.

« Je ne tardai pas à constater qu’ils valaient autant que les autres et pas plus ; qu’à côté de brillantes qualités, que les étrangers ne tardent pas à acquérir lorsqu’ils vivent dans le milieu favorable à leur épanouissement, ils avaient de graves défauts que les étrangers acquièrent avec une égale facilité.

« Je fis même plus : j’arrivai graduellement à me convaincre que la forme républicaine peut parfois masquer de bien odieuses tyrannies ; que les gouvernants ne sont pas nécessairement parfaits parce qu’ils ont succédé à de grands patriotes, et qu’à tout prendre, notre petit peuple franco-canadien, malgré sa faiblesse numérique, malgré les obstacles apportés dans le passé à la diffusion de l’instruction, malgré la forme monarchique de ses institutions, malgré l’insolent mépris avec lequel on affectait de le traiter, avait encore en lui assez de nerf, assez de vigueur, assez de ressort pour ne pas se laisser entamer et pour marcher fièrement à la conquête de ses destinées.

« À mon retour au Canada, le hasard me mit entre les mains quelques journaux conservateurs qui étaient alors bien faits. J’y vis, plusieurs fois affirmée, une déclaration que j’entendis plus tard répéter de vive voix par l’honorable J.-A. Chapleau, à l’effet que les véritables héritiers des principes des patriotes de 1837 étaient les membres du parti libéral-conservateur.

« La Confédération était virtuellement fondée et devait entrer en vigueur le 1er juillet 1867. Les deux partis s’étaient donné la main pour l’établir, mais le parti conservateur en avait été le principal artisan. On attendait monts et merveilles de ce régime politique. Le chef réel des conservateurs était alors un Canadien-français, possédant assez de nerf pour faire respecter ses compatriotes et pour mater sir John Macdonald.

« La maladresse et les exagérations de certains chefs libéraux avaient discrédité le parti et, ma foi, je me vis entraîné à croire sincèrement, comme bien d’autres, que le véritable parti libéral, le parti des patriotes, était le parti libéral-conservateur fondé par Lafontaine.

« Depuis, Cartier est disparu de la scène, et son manteau était trop large pour les frêles épaules de ceux qui lui ont succédé. Aujourd’hui, plus je m’examine et plus je m’aperçois que j’ai toujours été libéral. Il arrive bien souvent que les noms des partis sont presque l’antithèse de ce qu’ils sont censés désigner. Est-ce le parti conservateur qui s’est momentanément fait libéral et qui est redevenu tory ? Sont-ce mes opinions à moi qui se sont modifiées ? J’incline à croire que la première de ces suppositions est la plus exacte.

« Dans tous les cas, ce qu’il y a de certain, c’est que mes convictions m’ont invariablement joué le tour de se trouver en conflit avec mes intérêts pécuniaires. Elles ne m’ont laissé que la consolation de pouvoir dire et prouver qu’en politique j’ai toujours su sacrifier mes intérêts matériels à ce que je considérais comme la cause de la justice.

« J’ai connu, depuis, bien des libéraux qui étaient de véritables tories et quelques tories qui étaient de véritables libéraux. Bref, j’en ai vu assez pour me convaincre que la principale plaie de la politique canadienne c’est l’esprit de parti. Qu’il en soit de même dans les autres pays, cela ne rend pas la chose plus consolante. Ces considérations étaient nécessaires pour expliquer l’attitude que je fus amené à prendre plus tard.

« Je dois dire ici que je n’ai jamais été un fervent de la politique. Ce que j’en ai vu dès le début m’avait inspiré trop de dégoût. J’ai dû en faire un peu, malgré moi, à mon corps défendant, mais je n’en ai fait spontanément que dans les grandes occasions, alors que la gravité de la situation était telle que chaque citoyen devait répondre à l’appel de la patrie. Je ne regrette pas ce que j’ai fait, quoique j’aie souvent payé bien cher le droit de m’acquitter de mon devoir de citoyen. Ce serait à recommencer que je ferais encore exactement la même chose.

« Dans le cours de l’été de 1871, il y eut dans la province de Québec des élections générales qui eurent pour résultat le triomphe du ministère Chauveau. Dans le comté de Compton, que j’habitais alors, M. Ross, ancien député, était sur les rangs. Il avait pour adversaire M. William Sawyer, marchand de Sawyerville. Tous deux étaient conservateurs.

« La population franco-canadienne du comté de Compton était alors peu nombreuse et l’élément anglophone de ce comté se composait surtout d’Écossais, dans les cantons du nord, et de descendants d’anciens United Empire Loyalists dans les cantons du sud. Les libéraux étaient si clair-semés qu’une candidature libérale eut été hors de question. C’était entre conservateurs que la lutte se faisait.

« C’était l’ère des grandes entreprises de chemins de fer à lisses de bois. Chaque localité voulait avoir son petit bout de voie ferrée, ou boisée selon le cas, construite au moyen de subventions municipales et provinciales. C’était, sinon l’âge d’or de la Confédération, du moins l’âge du bois ou du fer. On n’avait pas encore songé aux rails d’acier. Il y avait un surplus en caisse. Les deux anciennes provinces du Canada-Uni venaient de se partager leur actif.

« On commençait à accoutumer les gens à compter sur le gouvernement au lieu de compter sur leur propre initiative. Les diverses localités étaient invitées à appuyer le parti au pouvoir, afin de ne pas être oubliées dans la distribution des largesses ministérielles. On se croyait riche, et l’on répétait avec orgueil qu’un homme politique du Canada, dans un moment d’inspiration qui était presque un éclair de génie, avait prononcé ces mots sublimes : My policy is railways.

« Il me semble que je vois mieux, maintenant, à travers le masque des politiciens de l’époque : d’abord, parce que des études subséquentes m’ont fourni l’occasion d’avoir une meilleure vue de l’ensemble et ensuite parce qu’alors, j’étais dans le mouvement, ce qui m’empêchait d’examiner les rouages de la machine. Aujourd’hui il y a des voies ferrées tant et plus. Les chemins à lisses de bois ont dû être abandonnés tour à tour. Les grandes compagnies ont absorbé les petites. Les dettes fédérales, provinciales et municipales se sont accumulées.

« On a accompli de grandes choses : on a plus de chemins de fer qu’on en peut alimenter ; mais, au lieu d’enrichir les populations rurales, ces voies ferrées, construites à leurs frais, leur ont facilité les moyens d’émigrer. Il y avait alors bisbille entre John Henry Pope de Cookshire, qui n’était pas encore ministre, mais qui était député fédéral de Compton, et J. G. Robertson, député de Sherbrooke à la Législature locale, devenu plus tard trésorier de la province.

« M. Pope prenait parti pour M. Sawyer et M. Robertson, pour M. Ross. La grande question en litige était l’établissement de la ligne du chemin de fer, devenue plus tard l’International et vendu par M. Pope, simple particulier, à M. Pope, ministre de l’Agriculture, pour le compte de M. Pope, capitaliste, et pour le service de la compagnie du chemin de fer Pacifique Canadien subventionnée par le gouvernement dont M. Pope faisait partie.

« M. Ross et M. Robertson voulaient tirer la ligne du côté nord. MM. Pope et Sawyer voulaient la tirer du côté sud. La lutte fut chaude. M. Ross était un orateur assez populaire. M. Sawyer avait pour lui la popularité de M. Pope qui était alors dans ses meilleurs jours. M. Sawyer fut élu. Ce fut la première élection à laquelle je pris une part active. À la demande de M. Sawyer j’allai le représenter à Saint-Venant de Hereford, où je prononçai mon premier discours politique.

« La région que j’habitais alors réussit à élire l’homme de son choix, à cause du chemin de fer. L’autre partie du comté, quoique battue à cette élection, n’en eut pas moins sa voie ferrée, laquelle est aujourd’hui cette partie de la ligne du Pacifique qui relie Sherbrooke aux ports maritimes du Nouveau-Brunswick en passant à travers l’État du Maine. L’embranchement de Hereford n’a été construit que dix-sept ans après, et il traverse aujourd’hui la région qui a donné à M. Sawyer sa première majorité. »

RÉDACTEUR EN CHEF

En 1878, l’administration de la Minerve avait été confiée à M. J.-B, Rolland, libraire-éditeur de Montréal. Les affaires financières de ce journal étaient alors passablement embrouillées et M. Rolland fut chargé d’y mettre ordre. Une quinzaine d’années auparavant, M. Arthur Dansereau était devenu co-propriétaire de la Minerve, avec les frères Duvernay comme associés. Napoléon Duvernay étant décédé en 1878, Denis Duvernay céda sa part du journal à M. Dansereau, fonda le Courrier de Montréal et s’adjoignit Quéquienne en qualité de rédacteur-en-chef.

Dans un prospectus élaboré, la nouvelle feuille quotidienne se déclarait indépendante tout en avouant ses tendances conservatrices. Elle eut un succès d’estime, dû en partie à l’influence du nom de son propriétaire, mais aussi, dans une grande mesure, au ton des articles de son rédacteur-en-chef. Quéquienne se trouvait dans son élément, et il en profita pour exprimer une foule d’idées qui étaient celles de tout le monde, mais que, jusqu’alors, nul interprète n’avait eu l’occasion d’énoncer publiquement

Les travers de la société, la partialité des gouvernants, les abus dont nos compatriotes avaient à se plaindre lui fournirent le thème de nombreux articles qui furent reproduits par la plupart des journaux de la province. Il commençait à faire école au point que maints journaux, jusqu’alors rigides observateurs de la discipline de parti, lui prêtaient main-forte dans ses revendications en faveur de nos compatriotes, invariablement frustrés de leurs droits en ce qui concerne la distribution de ce que l’on a abusivement qualifié de faveurs ministérielles.

Ces protestations, presque unanimes produisirent une certaine impression sur les pouvoirs publics. On vit même des conservateurs à tous crins comme Joseph Tassé, alors député fédéral, insister en pleine Chambre des Communes, dans un discours fortement documenté, pour que justice fût rendue aux employés franco-canadiens, alors comme aujourd’hui victimes d’une trop partiale répartition des salaires.

Durant les sessions des Chambres fédérales, Quéquienne allait à Ottawa représenter le Courrier à la tribune des journalistes. Un remaniement ministériel avait eu lieu et l’honorable M. Mousseau avait été nommé secrétaire d’État. Quéquienne avait reçu de lui l’offre de devenir son secrétaire privé, offre qu’il ne crut pas devoir accepter, mais qui lui fit d’autant plus de plaisir qu’elle lui était faite à la suite d’un incident dont M. Mousseau aurait pu lui garder rancune.

Le Courrier de Montréal s’était opposé à la nomination de M. Mousseau pour des raisons tout-à-fait étrangères au mérite personnel de cet homme public, raisons que Quéquienne avait alléguées dans ce journal à la demande de M. Duvernay et de ses amis.

Au dernier moment, ceux-ci, ayant appris que la nomination de M. Mousseau était décidée, prirent sur eux, en l’absence de Quéquienne, de modifier un de ses articles de façon à lui faire dire le contraire de ce qu’il avait écrit. À son retour, Quéquienne s’empressa de donner sa démission.

Là-dessus, grande surprise de la part de ses amis. Il n’était pas assez riche pour se payer le luxe de refuser de dire blanc et noir du jour au lendemain. Il avait à sa charge une femme et trois enfants, un troisième lui étant né quelques mois auparavant. Il écrivit sous sa signature, et publia dans le Monde, une lettre expliquant pourquoi il cessait de collaborer au Courrier. En lui offrant, après cela, de l’employer comme secrétaire privé, M. Mousseau faisait preuve d’une grandeur d’âme dont peu de ses collègues eussent été capables.

Le lecteur se trompe s’il se figure que l’esprit de suite et l’indépendance de caractère dont Quéquienne venait de faire preuve lui valurent l’admiration ou même l’approbation des gens. On ne concevait pas qu’un homme obligé de gagner sa vie refusât de souffler chaud et froid en même temps et renonçât à une position honorable, sinon très lucrative, plutôt que de se déjuger du jour au lendemain, lorsqu’il croyait avoir raison. Le chômage forcé auquel il paraissait. s’être voué ne fut cependant pas de longue durée.

Il fut immédiatement chargé de la rédaction du Canard que M. Berthelot venait de quitter. La session de la Législature de Québec venait de s’ouvrir. Il y représenta la Minerve et le Monde à la tribune des journalistes, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à rédiger le Canard. Il s’astreignit même à publier dans ce dernier journal une chanson hebdomadaire qu’il improvisait entre deux correspondances. M. Frédéric Houde, député fédéral de Maskinongé, était alors propriétaire du journal le Monde, l’ancien Nouveau-Monde, qu’il avait lui-même rebaptisé.

Quéquienne se trouvait à Québec durant la session de 1881, lors du désastreux incendie qui dévasta une grande partie de la ville. Entre onze heures et minuit, la Chambre venait de s’ajourner, lorsqu’on s’aperçut que le feu menaçait d’envahir toute la ville. Tous les hommes valides qui sortaient des édifices du Parlement se dirigèrent en toute hâte vers le quartier Saint-Jean et travaillèrent toute la nuit à sauver ce qu’ils purent. Quéquienne ne rentra que vers huit heures du matin à sa pension qui, heureusement, se trouvait en dehors de la zone sinistrée.

À OTTAWA

L’hiver précédent, Quéquienne était retourné à Ottawa durant la session, non comme journaliste, mais comme traducteur des Débats, pour le compte du colonel Audet, à qui le gouvernement avait donné l’entreprise de la traduction des discours prononcés à la Chambre des Communes. M. Audet recevait $2.50 pour chaque page de traduction qu’il faisait faire moyennant $1.20, ce qui lui donnait un assez beau profit, mais lui laissait tout le travail et toute la responsabilité de la révision.

La publication du Hansard était alors à ses débuts. Ni la sténographie ni la traduction de cette publication n’étaient alors faites par un personnel régulièrement nommé par le Parlement. M. Richardson avait l’entreprise de la sténographie tout comme M. Audet avait l’entreprise de la traduction. L’un et l’autre employaient des aides qu’ils payaient de leurs propres deniers.

En cumulant divers emplois et en se livrant chaque jour à de longues heures de travail intensif, Quéquienne avait réussi durant un an à se faire un revenu de beaucoup supérieur à celui qu’il avait touché précédemment au Courrier de Montréal. Pendant son absence, son ami Georges Duhamel l’avait remplacé. Encore un membre de la Fraternelle, qui devait devenir plus tard l’un des ministres du Cabinet de Québec ! La Fraternelle était une association fondée par Quéquienne, association qui n’a pas survécu à son départ du Courrier de Montréal, mais qui a fortement contribué aux succès politiques de plusieurs de ses ex-membres.

Un an après son départ du Courrier de Montréal, Quéquienne, à la demande de l’honorable Onésime Loranger, retournait à la rédaction de ce journal. On augmentait son traitement et il était entendu qu’il aurait ses coudées franches. En 1882, il était nommé traducteur sessionnel à la Chambre des Communes, tout en continuant à représenter son journal à la tribune des journalistes. En rentrant au Courrier, il avait dit à M. Duvernay : « Votre journal a du plomb dans l’aile ; je vais tâcher de le ravigoter, mais je n’espère pas lui rendre la confiance dont le public l’honorait avant mon départ. » Ses prédictions pessimistes se réalisèrent et le Courrier rendit sa belle âme à Dieu au cours de l’hiver de 1883.