Pierre Lanfrey (Haussonville)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 634-664).
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P. LANFREY

II.[1]
SA CARRIÈRE DE POLÉMISTE ET D’HISTORIEN.

Œuvres complètes et Correspondance inédite.

Quand une femme se met à écrire un roman, c’est ordinairement celui de sa propre vie, et, tout naturellement, elle en est l’héroïne. Est-il bien sûr que pour les hommes il n’en soit pas ainsi ou à peu près ? Parmi les plus célèbres auteurs de mémoires combien en compterons-nous qui aient tout emprunté à leurs souvenirs et rien à leur imagination ! Se voir en beau, s’exalter plus ou moins sur soi-même, n’est-ce pas la pente commune ? Quel écrivain de talent s’est refusé, de nos jours, l’innocent plaisir de tracer de sa personne, sous une forme plus ou moins déguisée, un portrait idéal où domine la fantaisie ? Nul doute qu’en publiant les Lettres d’Éverard, Lanfrey n’ait cédé à une tentation de ce genre. Il est d’ailleurs juste de reconnaître qu’en créant de toutes pièces, pour son usage particulier, cet être purement imaginaire, l’auteur avait l’avantage de se procurer du même coup la possibilité de faire passer par les lèvres de son héros certaines libertés de langage et de jugement que, sorties de sa bouche, le gouvernement d’alors n’aurait certainement pas supportées. Grâce à cette transparente fiction, couvert d’un masque qui cache à peine son visage, et avec un accent qu’il ne déguise qu’à moitié, le jeune émigrant de Chambéry se donne le plaisir de faire entendre les plus dures vérités non-seulement aux hommes du pouvoir, mais à cette société parisienne au milieu de laquelle il végète depuis quatre ans, et dont il a soigneusement noté, avec une colère méprisante, toutes les défaillances. Personne n’est à l’abri des sarcasmes qu’il décoche contre la génération dont il fait partie. Signaler les symptômes des maladies qui la travaillent, tel est le but évident de Lanfrey. On sent qu’il a souffert cruellement de la contrainte imposée par les circonstances du temps et de l’impossibilité où il s’est trouvé de traduire en actes virils les sentimens d’indignation qui l’assiègent. L’inaction à laquelle il lui faut se résoudre est pour lui un supplice insupportable. « Lorsque l’homme n’a plus le droit d’agir, fait-il dire à Everard, l’écrivain n’a qu’à se taire. Dans un temps de servitude la littérature, quand elle n’est pas une conspiration, n’est plus qu’une complicité. Écrire pour écrire est une faiblesse, écrire pour se distraire serait presque une trahison… L’événement n’est point un juge dont les arrêts soient sans appel, car il se charge presque toujours de les réviser lui-même. Rien ne se perd en ce monde, et lorsqu’on poursuit un but légitime, la défaite et l’échec sont parfois les gradins par lesquels on arrive à la victoire. » C’est Éverard qui est chargé de nous dévoiler la cause des tristesses : de Lanfrey :


Souvent une époque paraît morte parce qu’elle sommeille, mais la vie éteinte dans la masse, persiste dans quelques êtres privilégiés qui en conservent le dépôt sacré. Il en est ainsi de la nôtre. Telle âme sert de refuge à son génie, telle autre à sa vertu, telle autre à la science… Eh bien ! moi, je suis l’hôte de sa honte et de ses regrets.


En fait de profession, le héros dans lequel Lanfrey se personnifie n’hésite pas à se décider pour le rôle de « candidat grand homme à perpétuité. »


Tandis qu’une voix lui souffle à l’oreille : Reste isolé, souffre en silence, retrempe ta volonté dans le travail sans gloire, mais non sans récompense, une autre voix lui crie : Notre époque veut des soldats et non des solitaires. Attends-tu, pour te décider, que ton cœur refroidi ait cessé de battre, ou que ta main débile ne puisse plus soulever une épée ? Non, marche, lutte, dévoue-toi, espère, aime, souffre, mêle ton sang et tes pleurs à ceux de tes frères, et si tu tombes avant le temps, ce sera du moins avec l’orgueil d’avoir accompli ton destin… Se résigner, c’est s’avouer deux fois vaincu, car la résignation est la défaite de l’âme… Lutte enfin soit avec la plume, soit avec l’épée. Mais la lutte est-elle possible ? se demande Everard :


… On lutte contre un homme, contre un parti, contre une armée ; on ne lutte pas contre une société, contre une époque ! Qu’un tyran me mette un bâillon sur la bouche, qu’il enchaîne ma main et ma pensée, je n’aurai besoin que d’un regard pour me créer des complices et réveiller la haine endormie au fond des cœurs. Mais si ce tyran s’appelle tout le monde, si au pouvoir politique il joint cette force formidable sur laquelle vous n’avez pas plus de prise qu’un moucheron sur une montagne, si telle est la puissance qui m’écrase, je me réfugie en moi-même et je me tais. Le mépris est un grand consolateur.


Avec les sentimens dont il l’a doté, l’auteur des Lettres d’Éverard était à son aise pour prêter à son héros les appréciations les plus sévères sur les partis politiques, sur les coteries et sur tous les personnages plus ou moins fameux avec lesquels il le fait se rencontrer à Paris. La malice contemporaine n’a pas manqué de mettre des noms propres sur la plupart des figures esquissées par ce crayon moqueur. Elle a cru reconnaître Pierre Leroux, Proudhon et plusieurs de leurs adeptes sous les traits dont Lanfrey s’est amusé à affubler les sectaires de l’école socialiste et radicale. Les sommités les plus éminentes de la littérature n’auraient pas davantage été épargnées. Ni M. Cousin, ni M. Sainte-Beuve n’auraient échappé à sa verve caustique. C’était eux qu’il aurait visés lorsque, par la bouche d’Éverard, il reprochait aux plus illustres esprits de son temps d’employer leur incomparable talent, les uns « à réduire la philosophie à une sorte de fatalisme politique, » les autres « à décorer du nom de grande critique un scepticisme sans originalité et sans grandeur qui lui semblait n’obéir, au contraire, qu’à des aspirations assez petites. »

Ces suppositions étaient-elles bien fondées ? Nous ne le pensons pas. En réalité, Lanfrey a plutôt songé à reproduire des types généraux qu’à tracer aucun portrait individuel. Dans le rôle de censeur où il se complaît, ce Caton de vingt ans procède par des exécutions en masse, mais il y a des catégories de personnes contre lesquelles il s’acharne plus volontiers. Les jeunes gens et les femmes de son temps ont eu la malchance d’exciter particulièrement ses colères les plus vives et de servir de cible habituelle à ses plus implacables railleries. Mais voyez la singularité ! ce furent précisément les jeunes gens et les femmes qui firent d’abord le succès des Lettres d’Éverard. N’avait-on pas vaguement entendu dire qu’à l’exemple de son héros, allant, de parti-pris, chercher la mort dans une entreprise désespérée sur les côtes de la Sicile, Lanfrey avait été au moment de s’engager parmi les volontaires italiens ? C’était plus que n’en demandaient les littérateurs, les artistes et quelques dames douées d’imagination pour identifier l’auteur avec son héros et saluer en lui un nouveau « Werther de la liberté. »

C’était de leur part une étrange erreur. Il n’y avait nulle trace de rêvasserie allemande chez Lanfrey. Loin de vouloir se dérober aux épreuves de la vie, il n’aspirait qu’à les affronter. Les Lettres désespérées d’Éverard, par tout le bruit qu’elles suscitèrent lors de leur apparition, servirent à point ses desseins, car elles eurent justement pour effet d’ouvrir devant leur auteur cette arène politique dans laquelle, depuis longues années, il ambitionnait d’essayer enfin ses forces. C’était le moment où se fondait la Revue nationale, destinée à prendre la place de l’ancien Magasin de la librairie, imprimé de vieille date dans la maison de M. Charpentier. Le gouvernement impérial, qui se jugeait affermi par l’issue de sa campagne d’Italie et par l’annexion de Nice et de la Savoie à la France, laissait parfois percer la velléité de se relâcher quelque peu de ses premières rudesses envers la presse. D’après l’avis de M. Laboulaye et par l’intermédiaire de M. Ulbach, M. Charpentier offrit à Lanfrey de rédiger la chronique de quinzaine. Il s’agissait, en appréciant rapidement les faits courans de la politique et de la littérature, de donner en quelque sorte un corps aux doctrines communes aux rédacteurs du nouveau recueil dans lequel écrivaient également M. de Pressensé, M. de Ronchaud, M. Despois, et d’en faire, autant que les circonstances le permettaient, l’organe des tendances du parti républicain modéré. La fortune souriait ainsi pour, la première fois au jeune émigré de Chambéry. Elle rachetait d’un même coup toutes ses rigueurs passées, car elle lui apportait avec la faveur du public, avec l’aisance dans sa vie matérielle, l’occasion si vivement souhaitée et jusqu’alors si vainement poursuivie d’épancher quelque part, à ses risques et périls, l’ardeur longtemps contenue de ses convictions politiques.


Sauf à de rares intervalles, Lanfrey a écrit les chroniques de la Revue nationale pendant trois années consécutives, depuis le mois de novembre 1860 jusqu’en décembre 1864. La tâche n’était ni facile à remplir, ni insignifiante en elle-même, à une époque où le sort de tous les écrits périodiques dépendait uniquement de l’humeur assez fantasque de M. le duc de Persigny, ministre de l’intérieur en 1861, ou des dispositions moins changeantes, mais toujours fort ombrageuses, de ses nombreux successeurs dans le même département. Sachant trop bien qu’elles ne devaient pas s’attendre à rencontrer l’expression d’une pensée tant soit peu indépendante dans les articles de la presse quotidienne, c’était alors l’habitude des personnes éclairées gardant encore, en France, quelque souci des affaires publiques, d’aller curieusement chercher dans les revues les rares indices du mouvement d’opinion qu’elles ne désespéraient pas de voir sourdre un jour malgré l’indifférence devenue presque générale. Parmi les étrangers résidant à Paris, au sein du corps diplomatique, chez nos propres agens du dehors, partout où l’on était attentif à se tenir au courant de la marche des événemens et désireux de deviner la direction que les esprits français pourraient bien prendre au sortir de la léthargie dans laquelle ils semblaient présentement endormis, la chronique de la Revue des Deux Mondes était en train de conquérir une autorité incontestable et presque exclusive. C’était le temps où, par l’exactitude de ses informations, par la multiplicité de ses connaissances, par la sagacité et la profondeur de son coup d’œil, par l’habileté et la modération jamais démenties de sa plume, M. Forcade prêtait la forme la plus brillante (je ne voudrais pas dire aux protestations, le mot n’eût pas été de mise à cette époque) ; mais aux timides réserves, aux revendications modestes, mais persistantes toutefois du parti constitutionnel contre les théories absolues et les pratiques arbitraires des détenteurs du pouvoir. Prendre dans un autre recueil la parole au nom de ses coreligionnaires politiques, et produire les griefs du parti républicain contre le régime impérial, telle était l’ambition de Lanfrey.

Quoiqu’elles ne soient pas sans mérite, quoiqu’elles n’aient pas laissé que d’avoir leur influence sur l’attitude et la ligne de conduite d’un certain groupe politique plus important par la valeur des chefs que par le nombre des adhérens, nous ne nous étendrons pas longuement sur les chroniques de Lanfrey dans la Revue nationale, et nous nous bornerons à indiquer quels en furent le caractère général et les tendances. La nouvelle recrue de M. Charpentier était bien résolue à n’abaisser devant aucun autre le drapeau des hommes de son parti ; mais obéir aveuglément à des mots d’ordre mystérieux, recevoir avec soumission des consignes toutes faites, voilà ce dont il ne pouvait être question avec lui. Autant il tenait à honneur de rester fidèle à la cause qu’il avait embrassée, autant Lanfrey fut pressé de bien établir qu’il lui demanderait vainement de sacrifier ses convictions libérales à des passions de sectaires ou d’accepter, sous prétextes de prétendues nécessités politiques, des compromis qui répugnaient à sa conscience. Les occasions de manifester l’attitude indépendante qu’il entendait maintenir envers et contre tous, particulièrement à l’égard des meneurs de la démocratie, ne lui firent pas d’ailleurs longtemps défaut. C’est ainsi qu’au moment où la plupart des journaux avancés jugeaient à propos de prendre parti pour M. le duc de Persigny contre les sociétés charitables de Saint-Vincent de Paul, Lanfrey refusa absolument de les suivre dans cette triste campagne. Il se prononçât hardiment contre les oppresseurs, revendiquant le droit commun et la liberté d’association en faveur des personnes dont il ne partageait pas les croyances religieuses, nous donnant ainsi le droit de constater sans hésitation de quel côté, s’il vivait encore, il se rangerait aujourd’hui.


C’est en l’honneur des principes, lisons-nous dans la chronique du 8 novembre 1861, que les écrivains libéraux sont intervenus dans la discussion et ont essuyé le feu de la démocratie gouvernementale, conduite qui paraîtra plus désintéressée encore, si l’on considère qu’ils n’ont pu rester fidèles à leur cause qu’à la condition de couvrir leurs adversaires ultramontains… Ceux qui leur adressent ces reproches se croient sans doute de profonds calculateurs, parce qu’ils se réjouissent des mésaventures qui arrivent à leurs ennemis, et parce qu’ils prêtent main forte pour les frapper. Les sauvages ne raisonnent pas autrement et ne se croient pas pour cela des hommes d’état. Où cette haine aveugle finit, là seulement la politique civilisée commence… Peu importe à nos démocrates qu’on les malmène, pourvu qu’on frappe encore plus fort sur le voisin. C’est là ce qu’en France on a, de tout temps, appelé l’esprit d’égalité. Réjouis-toi donc, Jacques Bonhomme ! tu as de quoi être fier de ta perspicacité et de tes progrès en tout genre.


Aux élections législatives de 1863, il se montra peu disposé à soutenir les candidatures ouvrières et réprouva hautement la bassesse et le mensonge des avances faites sans conviction au puéril amour-propre de quelques individualités sans valeur. L’exclusion formulée par les comités démocratiques de Paris contre des hommes tels que « MM. Laboulaye, Dufaure, Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne » révoltait son bon sens. Il n’avait pas de paroles assez sévères pour « flétrir cette franc-maçonnerie, des sots et des badauds… » — « Il est peu de spectacles plus démoralisans, écrivait-il avec dégoût, que celui de la médiocrité couronnée par l’acclamation populaire, et nous voudrions voir notre pays éviter cet écueil des démocraties. » Quand apparut le manifeste de décentralisation publié à Nancy par un groupe d’écrivains modérés, ralliés de divers côtés à ce programme si sage et si libéral, il y adhéra énergiquement, s’efforçant de dissiper l’ombrage qu’il inspirait, bien à tort suivant lui, à l’austère M. Jourdan, du Siècle, et à M. Peyrat, le plus doux de ses contradicteurs. Pour son compte, il n’éprouve aucun scrupule à se joindre aux conservateurs libéraux, fussent-ils royalistes, quand ils réclament ce qu’il juge être fondé en droit, utile en soi et opportun : c’est un partisan déclaré de l’Union libérale.

Sur la politique extérieure, il s’en fallait aussi de beaucoup que Lanfrey fût toujours d’accord avec les écrivains qui, dans le Siècle ou les Débats, prenaient sous leur protection, avec un égal enthousiasme, l’unité de l’Italie et celle de l’Allemagne. Lié dès les premiers instans de son séjour à Paris avec le sage patriote italien Manin, qui l’avait nommé l’un de ses exécuteurs testamentaires, et grand admirateur de Cavour, il avait été heureux de s’associer à ses amis, MM. Henri Martin, Ferdinand de Lasteyrie et Legouvé, soit pour rendre hommage à l’illustre défenseur de Venise, soit pour souhaiter d’heureuses destinées à la jeune monarchie qui se fondait de l’autre côté des Alpes sous les auspices du ministre très conservateur d’un prince parfaitement constitutionnel. Cependant il est loin d’approuver tous les moyens employés pour venir en aide aux opprimés d’Italie que, dans une de ses lettres, il appelle ses frères, « honteux, ajoute-t-il, » que sa mauvaise fortune ne lui ait jamais permis de verser pour eux autre chose que de l’encre[2]. » La paix de Villafranca lui causa un tel désappointement que dans un accès d’indignation, avec cette rudesse de langage qui lui était trop habituelle et que nous serons plus d’une fois obligé de reproduire sans accepter la responsabilité de ses trop violentes appréciations, il écrivait à l’une de ses correspondantes, amie comme lui de Manin : « Il faut avoir ce dilettantisme de lâcheté qu’on possède au journal des Débats pour se réjouir en présence des douleurs et des déceptions de tant de nobles cœurs. » Il se console un peu toutefois en pensant « que les Italiens auront au moins acquis un noyau de résistance qui leur permettra de recommencer bientôt l’entreprise. Ils auront appris à ne plus compter que sur eux-mêmes, et l’idée de l’unité nationale ne pourra faire que de grands progrès en présence de l’impuissance des nouvelles combinaisons. Quelque regrettables que soient leurs mécomptes, il y aurait eu de grands inconvéniens à ce que leur libération s’accomplît par des mains étrangères et trop vite. Les peuples ne tiennent qu’à ce qu’ils ont payé très cher[3]. »

On pressent, d’après ces derniers mots, que la façon dont s’accomplit finalement l’unité de l’Italie par la victoire des Prussiens à Sadowa n’ait pas donné grande satisfaction à Lanfrey. Jamais il ne consentit à considérer comme un triomphe pour la France la cession solennelle de la Vénétie à Napoléon III, afin qu’il en fît, à son tour, cadeau, avec non moins d’apparat, au souverain du Piémont. A ses yeux, cette vaine comédie dans laquelle la presse opposante acceptait trop complaisamment de jouer son rôle, et que la niaiserie parisienne avait eu l’enfantillage de fêter à grand renfort de drapeaux et d’illuminations, recouvrait assez mal la décadence désormais avérée de cette influence française que la malheureuse issue de l’expédition du Mexique avait déjà compromise. L’engouement inattendu manifesté près de lui par des optimistes incorrigibles pour le futur fondateur d’un immense empire allemand destiné à réduire à néant la rétrograde Autriche et à transporter, pour le plus grand bien du genre humain, la suprématie dans les affaires germaniques des rives du Danube aux bords de la Sprée, le trouvèrent de bonne heure fort récalcitrant. Les avances faites secrètement par le comte de Bismarck aux passions des démocrates de tous les pays, les grossières amorces jetées aux convoitises territoriales du rêveur ambitieux qui disposait alors de la France lui apparurent d’abord comme une sorte de mascarade politique dont il suffisait de faire justice par le ridicule. Plus tard, quand se dévoilèrent moins confusément les projets de celui qu’un trop grand nombre de Français abusés nommaient, avec éloge « le Cavour du Nord, » M. Lanfrey, plus clairvoyant que ses confrères de la presse démocratique, ne cessa plus de dénoncer en lui le plus irréconciliable et le plus dangereux de nos ennemis.

Comment le gouvernement impérial aurait-il pu tarder à tenir en grande suspicion le polémiste républicain qui, dans les questions intérieures, se montrait le plus souvent disposé à s’entendre avec les libéraux du parti conservateur et refusait absolument de se laisser prendre au mirage des questions de politique agitées, par manière de diversion, devant les yeux de la foule ? Toute la réserve qu’à grand’peine il avait essayé de s’imposer ne devait lui servir de rien. Deux avertissemens reçus à quelques mois de distance pour des causes assez futiles firent comprendre à Lanfrey qu’en dépit des ménagemens que, de bonne foi, il cherchait à garder, ses chroniques éveilleraient toujours les susceptibilités de l’omnipotente direction de la presse. En troisième avertissement aurait infailliblement amené la suppression du recueil dans lequel il avait trouvé un asile et des amis. Il préféra donc renoncer de lui-même à continuer une tâche qui d’ailleurs avait presque cessé de lui plaire et dont les exigences ne convenaient guère à la nature de son talent. L’improvisation n’était pas son fait. Il avait certainement trop de conscience et peut-être pas assez de légèreté d’esprit pour effleurer en passant plusieurs sujets à la fois. Son esprit, ennemi des lieux-communs et de toute déclamation, avait besoin d’étude, de réflexion et d’une certaine largeur de développemens pour bien rendre ses pensées et leur donner l’expression et le tour propres à les mettre à valeur. Il en était lui-même si convaincu que, tout en rédigeant ses chroniques pour la Revue nationale, il avait pris soin d’insérer en même temps dans ce recueil des articles de plus longue haleine. Réunis plus tard en un volume sous le titre d’Etudes et Portraits politiques, ces morceaux détachés méritent d’arrêter notre attention parce que le choix des sujets et la façon dont ils sont traités jettent un certain jour sur le caractère de M. Lanfrey et sur ses procédés de composition.


I

Un professeur de lycée, esprit libéral et distingué tel que l’université en a toujours compté, entamant, en 1867, dans le Journal d’Alençon, une série d’articles sur l’Histoire de Napoléon par Lanfrey, débute par signaler comme un trait caractéristique du talent de l’auteur son âpreté juvénile. Là-dessus, Lanfrey, d’ordinaire peu sensible aux félicitations, écrit, de premier mouvement, à ce critique, qu’il ne connaît pas, afin de le remercier, mais surtout pour dire que personne ne l’a jamais aussi bien compris. Ce jugement si volontiers accepté par Lanfrey, je crois qu’on peut le généraliser et l’étendre à tous les ouvrages sortis de sa plume. C’est l’âge et l’expérience qui nous ramènent peu à peu à l’indulgence. Dans sa fière honnêteté, la jeunesse est plus exigeante parce qu’elle n’a pas encore été obligée de rien rabattre de son idéal. Resté jeune toute sa vie et le cœur haut placé, Lanfrey a pratiqué pour lui-même le conseil qu’il donnait un jour à l’un de ses amis : « de ne jamais abaisser sa pensée devant les Béotiens. » Il se serait senti diminué dans sa propre estime s’il n’était pas entré en guerre contre les personnes et les choses qui froissaient ses convictions morales, demeurées toujours fort rigides et très ombrageuses. Il était né avec des instincts de justicier.

Si nous sommes parvenus à bien faire saisir quels étaient les traits principaux du caractère de Lanfrey, à quels instincts élevés mais un peu moroses il obéissait, avec quelle conviction il s’était donné la tâche de redresser dans ses deux premiers ouvrages des erreurs, des torts ou des faiblesses de conduite qui remontaient assez loin dans le passé de notre histoire, on s’étonnera moins de le trouver armé de la même sévérité dans les études qu’il a publiées sur les hommes de l’empire, de la restauration et du gouvernement de juillet. Cette sévérité, il ne songe point à s’en défendre. « Par ce temps de critique relâchée, écrit-il dans l’Avant-propos mis en tête des Études et Portraits, ce qui semble excès de rigueur pourrait bien n’être que stricte justice. Au reste, je n’aurai pas été sans payer aussi mon tribut au goût de notre génération pour les apologies… Mon livre a son unité ni plus ni moins qu’une fiction, et par lui j’aurai eu, moi aussi, mon héros. Mon héros, c’est la liberté ! »

Il reste à expliquer comment il a pu se faire que la série des Études et Portraits s’ouvrit précisément par une appréciation plus qu’acerbe et, dans quelques-unes de ses parties, injuste même, de l’Histoire du consulat et de l’empire, c’est-à-dire de l’œuvre capitale de celui qui a mené la rude campagne que chacun sait contre le second empire, si détesté par Lanfrey ; et n’est-il pas curieux que ses plus violentes récriminations aient été d’abord dirigées contre l’homme d’état dont la ligne politique devait par la suite se confondre si bien avec la sienne, et qui était destiné à le choisir un jour pour représenter à l’étranger leur commun et secret accord sur la préférence à donner à la forme républicaine ? L’étonnement cesse quand on y regarde de près avec la connaissance des dates, des circonstances et de certaines particularités propres aux deux personnes.

A l’époque où l’article de Lanfrey paraissait dans la Revue nationale, 10 juin 1861, M. Thiers ne siégeait pas encore au corps législatif. Il n’avait donc pas prononcé son discours sur les libertés nécessaires. A vrai dire, il était assez peu préoccupé des questions soulevées à l’intérieur par le régime auquel la France était soumise ; ses pensées étaient ailleurs. Celui qui écrit ces lignes et tous ceux qui fréquentaient alors son salon peuvent se rappeler que, sans s’en désintéresser complètement, il n’attachait qu’une assez médiocre importance à des griefs qui excitaient la plus vive réprobation des anciens parlementaires. Les doléances de quelques-uns d’entre eux sur les conditions déplorables faites à la presse le touchaient assez médiocrement, et je me souviens, par expérience, qu’il était plutôt enclin à se moquer un peu de ceux qui témoignaient trop de sympathie pour les journalistes si malmenés par les ministres de l’empire. Les projets de décentralisation si chaudement approuvés par Lanfrey lui faisaient hausser les épaules. En revanche, sa sollicitude patriotique toujours si grande, le plus souvent si perspicace, était, au contraire, fort éveillée sur tout ce qui regardait les affaires du dehors, et le malheur voulait que, dans toutes les questions alors agitées, sa manière de comprendre les intérêts de notre pays fût diamétralement opposée à celle du chroniqueur de la Revue nationale. M. Thiers était loin de voir d’un œil favorable la formation de l’unité de l’Italie. Il défendait avec intrépidité la cause de la souveraineté temporelle du pape, et s’indignait à l’idée de l’atteinte qui serait portée à notre influence en Europe le jour où nous cesserions d’être partout considérés comme les protecteurs attitrés du catholicisme. C’étaient là autant de divergences fondamentales que Lanfrey ne pouvait se résoudre à lui pardonner. Personnellement, il ne connaissait pas encore M. Thiers. Il n’avait pas eu la chance d’assister à ces causeries familières dont, plus que personne, malgré les désaccords, il aurait subi le charme indéfinissable. Il n’avait donc pas été à même de deviner, en 1861, à quel point, en dépit de quelques fantaisies d’esprit assez arriérées, avec un certain fond de scepticisme, quand le salut du pays n’était pas en jeu, et grâce à pas mal d’inconséquences dont il n’avait nulle conscience, M. Thiers, qui n’était libéral, ni de principe ni de tempérament, n’en représentait pas moins alors, mieux que qui que ce fût, comme l’événement l’a bien prouvé, et Dieu sait avec quel éclat, les aspirations un peu confuses, souvent presque contradictoires, de notre société moderne. Hostile comme il l’était par sa nature à toute autorité prédominante, on comprend que Lanfrey ait été tenté d’analyser une admiration qu’il reprochait à ses contemporains de ressentir sans oser la contrôler. « D’ordinaire, écrit-il dans sa mauvaise humeur, ce sont les esprits d’élite qui imposent leurs arrêts au grand nombre ; cette fois, c’est le grand nombre qui leur a fait la loi. Ils ont dû accepter ce favori de la foule et se courber en ceci, comme en toute chose, devant l’infaillibilité du suffrage universel. Aujourd’hui, quand paraît un nouveau volume de L’Histoire du consulat et de l’empire, toute la critique fait la génuflexion[4]. »

Certes, il n’est à propos de s’agenouiller devant aucune idole, mais il y a autant de mesure à garder dans le dénigrement que dans l’enthousiasme quand il s’agit de certaines figures qui, s’élevant sans contestation possible fort au-dessus du niveau commun, ont eu le don de parler à l’imagination de la foule. M. Thiers a été de ce nombre, et Lanfrey ne méconnaît-il pas étrangement les qualités les plus saillantes de l’œuvre du grand historien quand il affirme qu’elle manque de mouvement et de vie ? Rien de moins exact. Si, comme M. Thiers a pris soin de le déclarer lui-même, ce qui l’intéresse le plus vivement dans le spectacle des choses humaines, « c’est la quantité d’hommes, d’argent, de matière qui a été remuée ; » s’il est vrai qu’il se soit complu à entasser dans son récit une masse énorme de faits et de documens, d’exposés financiers et diplomatiques ; si ses descriptions de batailles sont parfois démesurément prolixes ; si l’on peut dire avec Lanfrey, qu’à force d’en exposer tous les détails, les affaires arrivent à lui « cacher l’humanité, » n’est-il pas injuste d’ajouter : « qu’il n’a pas compris le Mens agitat molem ? » La postérité sur laquelle M. Thiers avait raison de compter, quoi qu’en dise un peu étourdiment son critique dans les dernières lignes de l’article qu’il lui a consacré, ne ratifiera pas ce jugement. Avec une émotion pareille à la nôtre et que le temps n’affaiblira point, elle croira, en les lisant, avoir assisté aux glorieuses journées de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, aux sanglans désastres d’Aboukir et de Trafalgar ; ces pages où des bataillons innombrables se heurtent les uns contre les autres, où l’on voit chefs et soldats avancer, reculer, se précipiter en masses profondes suivant les lois savantes de la tactique moderne, d’où l’on entend sortir pêle-mêle, ainsi que dans un chant d’Homère, les cris de joie des vainqueurs et les imprécations des vaincus, demeureront immortelles, et mon ami, M. Doudan, a bien eu raison de dire que le récit de M. Thiers semble, comme le Simoïs, rouler encore dans ses flots les armes des combattans.

Pourquoi faut-il malheureusement que les critiques de Lanfrey se rapprochent davantage de la vérité, quand il accuse l’historien du Consulat et de l’Empire d’avoir montré trop peu de souci du droit, de la justice, de la morale et de la liberté, dont il fait si cavalièrement litière, au cours de son ouvrage, sous les pieds de son héros ? Lanfrey tient au contraire à honneur d’être de « ces imbéciles paroles de Napoléon au général Mathieu Dumas) qui ont cru et qui croient encore à la puissance de ces dons sacrés que Dieu fit à l’homme en le créant. » Ce n’est pas lui qui se serait jamais écrié avec le chef de l’école romantique :

Napoléon, ce dieu dont je serai le prêtre !


Ce n’est pas lui qui aurait parlé « du cœur généreux de Napoléon » à propos du meurtre du duc d’Enghien, en plaignant les « malheureux juges plus affligés qu’on ne peut dire, dans cette douloureuse affaire où tout le monde était en faute, même les victimes. » Ce n’est pas lui qui aurait dit, en parlant des conférences de Bayonne en 1808 : « Assurément, si l’on jugeait ces actes d’après la morale ordinaire, il faudrait les flétrir… Mais les trônes sont autre chose qu’une propriété privée ; » ou bien encore, à propos de la guerre d’Espagne : « Si elle eût réussi, elle eût été juste, car la grandeur du résultat aurait absous Napoléon de la violence et de la ruse qu’il aurait fallu y employer. » Comme Lamartine, il trouve que, si bien composés qu’ils puissent être, les tableaux de M. Thiers sont des tableaux « sans ciel. » Il lui reprocherait volontiers avec l’auteur des Girondins d’avoir écrit l’histoire de Napoléon avec une plume arrachée au plumet d’un grenadier. Pour lui, la gloire, si grande qu’elle soit, ne suffit pas à couvrir les atteintes portées à la morale. Il soutient comme M. de Chateaubriand, « que, si l’on sépare la vérité morale des actions humaines, il n’y a plus de règles pour juger ces actions. » Il comprend le rôle de l’historien ainsi que M. Quinet l’a tracé dans son ouvrage sur la Révolution : « L’historien doit remplir, au milieu du drame des événemens, l’office du chœur antique chargé de maintenir la justice en dépit de la bonne ou de la mauvaise fortune. Mais si, au lieu d’être le gardien des lois morales, l’historien achève lui-même de les abolir en détruisant la conscience, il détruit la trame de la justice dans l’avenir plus encore que dans le passé. » C’est à peu près le rôle du chœur antique dans les tragédies de la Grèce que Lanfrey s’est proposé de remplir à l’égard de M. Thiers, en signalant au tours de son travail, toutes les fois que l’occasion s’en présente, les défaillances morales qu’il croit rencontrer dans les appréciations de l’historien du Consulat et de l’empire ; ou peut-être faudrait-il dire, car la comparaison serait alors plus exacte, qu’il a voulu prendre à son compte la mission de celui qui avait charge à Rome de suivre en l’apostrophant le char du triomphateur.

Après M. Thiers venait tout naturellement le tour de M. Guizot. L’ancien président des conseils du roi Louis-Philippe ne s’était-il pas permis, lui protestant, de donner son avis dans les discussions pendantes au sujet de la question romaine ? Il touchait ainsi à ce qu’il y avait de plus vif dans les sentimens de Lanfrey. Aussi est-il pris à partie pour avoir signalé a le danger commun qui menacerait de nos jours toutes les églises chrétiennes, » et parce qu’il indique comment « les bases communes de leur foi (le surnaturel) étant attaquées, elles ont à les défendre le même intérêt et le même devoir, car elles périraient également dans la ruine de l’édifice sous lequel elles vivent toutes. » Il en veut beaucoup à M. Guizot de ce qu’il a cherché à prouver « que, le pouvoir temporel constituant la partie la plus essentielle des libertés du catholicisme, le protestantisme est appelé à le défendre en même temps que les siennes propres, et qu’il a une occasion admirable de faire acte de fidélité libérale comme de charité chrétienne, et de donner ainsi à l’église catholique un de ces exemples qui confèrent à ceux qui les donnent le droit de réclamer un juste retour. » Ces conseils, qui n’étaient probablement pas tout à fait dépourvus de sagesse, puisque leur esprit général règle encore l’attitude de beaucoup de protestans dans les difficultés nouvelles, mais pas trop différentes, suscitées aujourd’hui au clergé catholique, eurent le malheur d’exciter les plus violentes colères de Lanfrey. Il saisit cette occasion de juger à la hâte, avec sa rudesse accoutumée, toute la carrière politique de l’homme dont il prit plaisir à parler plus tard avec beaucoup de calme et d’équité. Cependant Lanfrey aurait manqué à ses habitudes de justice distributive si, après ces deux exécutions sommaires, il ne s’était tourné du côté de ses amis les démocrates. La lecture de l’Essai de Daunou sur les garanties individuelles et la publication des Mémoires sur Carnot par son fils lui fournirent le moyen, qu’au besoin il aurait cherché, de bien établir son impartialité. Il n’était pas homme à se laisser arrêter par la crainte de froisser les susceptibilités trop naturelles de l’homme de bien, justement estimé dans le parti républicain, dont la piété filiale avait voulu élever un monument à la gloire du vainqueur de Wattignies, de cet infatigable membre du comité de salut public qui correspondait de sa main avec les chefs de nos quatorze armées, et que, dans le langage déclamateur du temps, on appelait « l’organisateur de la victoire. » Mais, dans l’intervalle entre ses dépêches, Carnot ne se faisait pas scrupule de mettre couramment son nom, sans jamais y regarder, au bas des nombreux arrêts de mort que ses redoutables collègues ne se lassaient point de présenter à sa signature. Aux yeux de Lanfrey, il a sa parti de responsabilité et de complicité dans leurs actes. Pas plus pour le membre du salut public que tout à l’heure pour le chef du premier empire, il ne consent à admettre cette théorie de certains historiens : « Il a sauvé la patrie, donc il est innocent. » Si Carnot, au lieu d’être un héros, répond Lanfrey n’eût été qu’un caractère pusillanime, il n’aurait pas agi autrement qu’il n’a fait. Si une telle réhabilitation est acceptée (et il y a beaucoup de gens intéressés à ce qu’elle le soit), il ne faut plus parler de morale politique. » Il n’hésite pas un instant entre les deux démocraties de la convention, « dont l’une, celle de la gironde, était, suivant lui, libérale autant qu’égalitaire, et celle de la montagne, qui faisait de la souveraineté populaire un despotisme mille fois pire que celui de l’ancien régime, un arbitraire illimité auquel tous les droits individuels étaient sacrifiés. »

Dans l’étude sur Daunou, il constate non plus avec amertume, mais avec tristesse, les dispositions morales qui faisaient de cet ancien oratorien, « naturellement timide, renfermé, passif, dont la sagesse était toute bourgeoise, un caractère plus fait pour les études solitaires que pour les agitations de la vie publique. » Il explique par cette faiblesse incurable de l’honnêteté qui transige parce qu’elle n’est point soutenue par « le point d’honneur, cet admirable supplément à la vertu, la conduite de l’ancien girondin à l’époque du 18 brumaire, l’insuffisance et la pauvreté de son opposition sous le consulat et surtout sous l’empire. » Il trouve qu’elle a je ne sais quoi de contraint et d’humilié qui lui répugne. « Daunou, ajoute-t-il, ne fut pas élu sénateur, mais il fut éliminé du tribunat… Sous le coup de cette mesure, devenu l’objet d’une surveillance menaçante, l’imagination frappée de dangers que sans doute il s’exagérait,.. il donna, en quelque sorte, sa démission d’homme public. Son opposition ne fut plus désormais qu’une conspiration à voix basse couverte par une de ces adhésions de situation qui sont plus explicites qu’aucune profession de foi parce qu’elles parlent toujours. » Comment douter qu’en traçant ce portrait, Lanfrey n’ait songé à désigner les transactions complaisantes, les compromis hasardés, les ménagemens souvent excessifs que plus d’un de ses contemporains, attaché cependant aux idées libérales, apportait près de lui dans la campagne engagée contre le second empire ?

L’étude sur Armand Carrel est de beaucoup celle que Lanfrey a développée avec le plus d’étendue. On devine qu’il a trouvé une secrète satisfaction à analyser le talent de cet écrivain de fière allure, emporté « avant le temps en laissant de lui-même l’idée qu’il était appelé à quelque chose de grand et qu’il n’avait pas donné sa vraie mesure. » On sait qu’il se complaisait à lui être comparé et qu’il a cherché à renouveler dans ses procédés de polémique les traditions de ce journaliste à la parole agressive, au ton hautain, indépendant vis-à-vis de tout le monde, mais surtout à l’égard de ses propres amis, et qui ne regardait pas à rendre parfois justice à ses adversaires. De même que Carrel avait mis un certain amour-propre, peut-être affecté, à ne point trop médire de la restauration, dont il avait apprécié les tendances avec une sorte d’impartialité dédaigneuse, de même, Lanfrey, sans affectation, mais par pure sincérité, n’hésita pas à dénoncer la faute commise, suivant lui, par l’opposition républicaine dans sa lutte implacable contre le gouvernement de juillet. Il est probable qu’un jour, devenus plus calmes et meilleurs juges que ne peuvent l’être encore aujourd’hui les survivans de ces vieilles querelles, des esprits sages arriveront aux mêmes conclusions que Lanfrey ; il n’en est pas moins curieux de les voir sortir de la bouche de ce républicain très convaincu. « La démocratie aurait infailliblement conquis tôt ou tard la majorité en agissant sur l’opinion avec énergie et persévérance. Elle aurait pu arriver ainsi au pouvoir à son tour et par des moyens réguliers. En arborant le drapeau républicain, elle se ferma volontairement cette voie, elle rendit toute transaction impossible. Entre le pouvoir et elle, elle plaça la nécessité d’un coup d’état, la barrière de la guerre civile. Elle mit à la merci des hasards de la force ce qui aurait pu être décidé par un vote. Elle condamna le système de juillet à un exclusivisme et à une immobilité jusque-là, accidentels et désormais indispensables à sa défense. Elle rendit impossible en France l’avènement pacifique, régulier, périodique de chaque parti au gouvernement du pays, qui a fait la force et la grandeur de l’Angleterre. Elle accepta une solidarité funeste et contre nature avec des opinions ennemies de la liberté et auxquelles la république servait de refuge en attendant le jour où elles devaient se retourner contre elle. Où il n’y avait qu’une seule foi politique, elle créa deux partis irréconciliables dont les haines, les agitations, les discordes amenèrent au sein de la nation le désir du repos à tout prix, l’indifférence, le dégoût de la liberté, et finalement la ruine des institutions libres. » Est-il possible de tenir un plus raisonnable langage ?

C’est la même inspiration devenue de plus en plus impartiale, calme et modérée, qui lui a dicté plus tard l’article sur le Régime parlementaire sous le roi Louis Philippe. Lanfrey a gardé toutes ses convictions républicaines ; il n’en sacrifie aucune, mais il a définitivement laissé de côté les préjugés de parti contre les personnes. Il n’a plus besoin d’aucun effort sur lui-même pour reconnaître, « à côté des erreurs qui leur sont, dit-il, justement reprochées, les rares qualités, les grands prestiges qui ont pu tenir si longtemps enchaînée à la parole de quelques hommes éloquens une nation que d’autres n’ont su garder que par un continuel recours aux armes de la ruse et de la force. Le règne d’une autorité morale a toujours sa grandeur, même lorsqu’il est employé au service d’idées fausses ou incomplètes. Ce mérite, le gouvernement de juillet l’a eu jusqu’au bout. On ne devrait pas l’oublier. » Ainsi se formait peu à peu, au contact des hommes publics qu’il avait plaisir à faire parler sur les affaires auxquelles ils avaient pris part, et sans qu’il reniât jamais aucune de ses premières convictions de jeunesse, l’esprit de cet écrivain, dont M. Laboulaye a pu dire avec raison « qu’à chaque nouvel ouvrage, il avait rompu avec un préjugé d’enfance ou d’école. »


II

Tant de libertés prises la plume à la main, un si complet affranchissement des mots d’ordre généralement reçus autour de lui, une telle désinvolture dans les jugemens portés sur les événemens passés, sur la conduite actuelle des chefs de tous les partis, et particulièrement des hommes les plus considérables de son propre camp, n’étaient pas pour créer beaucoup d’amis à Lanfrey. Ses conversations ne rachetaient rien. Son attitude dans le commerce habituel de la vie, froide, correcte et polie, n’encourageait pas beaucoup les avances familières, et lui-même n’en faisait guère. Il n’aimait pas le monde, où peut-être il ne se sentait pas tout à fait à son aise. C’était le temps où l’opposition contre l’empire réunissait, dans les mêmes salons politiques, des esprits d’élite charmés de se rencontrer, malgré quelques divergences, dans un accord rendu plus facile, il faut le dire, par la convention tacite de n’aller pas jusqu’au fond des idées et de se contenter des plus fines ironies, des plus transparentes allusions, des mots les plus acérés contre l’ennemi commun, plutôt impatienté que mis en grand péril par cette petite guerre. Mais ces armes légères n’étaient pas à l’usage de Lanfrey, qui avait plutôt du dédain pour leur trop facile emploi. Il se plaisait mieux dans des sociétés plus restreintes où large part était faite au goût pour la littérature, au culte des arts et surtout de la musique, qu’il aimait passionnément.

Par une conséquence naturelle de ses façons d’être si réservées et de son éloignement pour une existence trop répandue, Lanfrey ne forma jamais de liaison particulière avec les personnages considérables que les groupes politiques de cette époque reconnaissaient pour leurs chefs, non plus qu’avec les écrivains qui suivaient la même carrière que lui. Accepter le patronage d’un supérieur lui aurait extrêmement répugné. A l’exception de quelques camarades d’enfance auxquels il demeura toujours fidèle, restés eux-mêmes très attachés à sa mémoire et qui ne parlent pas encore sans tristesse de l’agrément et de la sûreté de son commerce, Lanfrey n’a jamais paru se soucier beaucoup de conquérir la sympathie des hommes avec lesquels il était en relations. Ses lettres donnent à penser que ses facultés affectives avaient pris un autre cours. On dirait que celui qui les a écrites en est arrivé à ne comprendre l’amitié intime qu’avec les personnes de ce sexe dont il avait commencé par si mal parler. Nous avons remarqué qu’à leur apparition les Lettres d’Everard furent surtout goûtées par les femmes. L’une de ses admiratrices, et des plus spirituelles, à ce que j’ai ouï dire, a très agréablement raconté dans ses Souvenirs inédits consacrés à Lanfrey, comment, à la campagne, ayant imposé à ses hôtes la lecture de la, lettre où la société parisienne est fort maltraitée, à propos de la prépondérance exercée sur elle par l’élément féminin, tous les hommes furent d’accord pour imputer cette sortie morose à quelque vieillard au teint bilieux. « Vous n’y êtes pas, dit en riant une jolie Anglaise ; on m’a montré l’auteur au théâtre. Il est blond, très jeune, tout à fait un bouton de rose. »

Le contraste entre les goûts sérieux, l’humeur un peu sombre et le frais visage de Lanfrey, qui est toujours resté d’une dizaine d’années en arrière de son acte de naissance, était bien fait pour piquer la curiosité bienveillante de toutes les imaginations tournées au romanesque. Il n’était pas sans receler tout au fond de lui-même quelques dispositions de ce genre, et les innocentes marques d’intérêt que des personnes intelligentes et belles étaient portées à lui accorder ne risquaient pas de rencontrer chez lui un froid accueil. Le danger était plutôt qu’il n’arrivât, au bout d’assez peu de temps, à se tromper entièrement sur la nature de ses sentimens à leur égard. Cela provient-il des Charmettes, mais il y a quelque chose du style de Jean-Jacques Rousseau dans toutes les lettres qui vont à l’adresse de ces aimables correspondantes. Au langage qu’il prête à l’amitié, on se demande quelle forme il eût donnée à l’expression d’un autre sentiment. On sent qu’il n’est plus sur son terrain quand il écrit aux femmes du monde avec lesquelles il est lié. Avec elles, il cesse d’être parfaitement naturel ; c’est une surprise de voir cet ennemi de toute affectation employer, dans des billets écrits au courant de la plume entre deux visites, pour rendre des impressions parfaitement sincères, des phrases presque emphatiques, qui seraient mieux à leur place dans les pages imprimées de quelque roman déclamatoire.

Nous avons raconté que Mme d’Agoult avait fait un gracieux accueil à Lanfrey, après la publication de son ouvrage sur l’Église et les Philosophes du XVIIIe siècle. Il avait été très sensible au suffrage de la personne distinguée qui signait ses livres du nom de Daniel Stem. Dès les premiers jours de la connaissance, nous ne trouvons pas moins d’une vingtaine de lettres qui lui sont adressées. C’est probablement parce qu’elle avait lieu d’auteur à auteur que la correspondance de Lanfrey avec Mme d’Agoult se monte vite à un ton qui n’est pas toujours parfaitement simple et naturel. On va en juger :

… Je suis fier, madame, de la bienveillance dont vous m’honorez. Je l’ai toujours mise à un si haut prix dans mes rêves de jeune homme épris de votre beau génie, qu’elle m’est pour ainsi dire tombée du ciel, comme un bien inespéré et comme la seule récompense de mes humbles efforts qui me soit vraiment chère et précieuse entre toutes. Elle m’inspire avec l’ambition de m’en rendre digne plus tard un profond sentiment de mon insuffisance présente.

… J’ai à cœur de protester avec toute la vivacité des premières impressions contre deux réticences qui m’ont été très sensibles parce qu’elles semblent mettre en doute la sincérité des sentimens d’admiration et de sympathie dont j’ai osé vous faire l’aveu après bien des hésitations. Non, madame, faites-moi la grâce de le croire, vos amis ne sont pour rien dans le charme que j’éprouve à venir tous les vendredis attendre ma trop modeste part d’un entretien dont ils me disputent et me dérobent le plus souvent la jouissance. Je leur en voudrais au contraire beaucoup, s’ils n’avaient pas des droits supérieurs aux miens.


Comme il était naturel, Mme d’Agoult a été désireuse de savoir ce que son jeune admirateur pensait de ses ouvrages.


… Quant à mon sentiment vrai sur vos ouvrages, puisque vous me faites l’honneur de me le demander, madame, je vous dirai en peu de mots, mais en toute sincérité, que la révélation de votre talent a été une des plus vives et des plus profondes émotions de ma vie littéraire. Je n’ai jamais lu de vous qu’un seul volume, et cette lecture m’a suffi non-seulement pour saluer en vous un des plus grands écrivains de ce siècle, mais pour vous vouer un culte ardent et passionné qui durera autant que moi… Je me sentais en vous lisant en présence d’une âme grande et noble, d’un esprit élevé, généreux, éloquent, et je m’abandonnais tout entier à cet attrait irrésistible, à cette fortune si rare, hélas ! et si enviée, sans leur disputer mon admiration et sans me demander si le vulgaire la partageait. Depuis, un de mes grands étonnemens a été de voir que votre génie, si aimé et si apprécié des natures d’élite ne fût pas plus populaire, dans le bon sens de ce mot, et qu’une voix unanime ne vous ait pas encore désigné la place que l’avenir vous destine entre vos deux sœurs de gloire, Mme de Staël et George Sand. En cherchant la cause de cette passagère injustice, qui ne peut vous atteindre, il m’a semblé qu’elle tenait en partie à un côté précieux de votre organisation artistique. Il y a en elle une élégance, une finesse, une distinction exquise qui éloigne et repousse les intelligences vulgaires. Elle ressemble à ces fleurs délicates et pures qui aiment à croître près du ciel, sur les sommets, seules sous l’œil de Dieu et loin du contact des multitudes… in alta solitudine. Je vous salue du fond du cœur, madame.


Un jugement si flatteur n’était pas pour déplaire à celle qui en était l’objet ; l’intimité s’en accroît entre Mme d’Agoult et Lanfrey. La confiance, une confiance qui s’est d’abord essayée sur les choses de la littérature, s’établit définitivement entre les deux correspondans ; elle est très vive et complète de la part de Lanfrey.


… Ce n’est pas moi qui ai prononcé le premier le mot de confiance. Si j’avais le droit d’en parler, je dirais que je me confie en vous par cela seul que je vous respecte et vous aime, et un peu aussi peut-être parce qu’il n’y a rien dans mon passé que j’aie intérêt à dissimuler. Mais que vous importe ma confiance, et qu’en feriez-vous, dieux immortels ! Ah ! madame, vous m’autorisez à vous le rappeler, vous m’aviez promis d’être indiscrète et vous n’avez même pas été curieuse. Soyez du moins toujours indulgente, puisque l’indulgence est le seul de vos sentimens auquel j’aie des droits parfaitement évidens, et croyez, Daniel, croyez, noble et grand esprit, que votre indulgence m’est plus chère que bien des amitiés.

Laissez-moi le redire, Daniel, ce nom divin et sacré d’ami que j’ai lu tracé de votre main et qu’il n’est plus au pouvoir de personne d’effacer, c’est un acte solennel que d’écrire pour la première fois cette parole divine : « amitié. » Pour moi, je ne l’ai jamais fait sans une émotion profonde, un recueillement tout religieux. Je me sens en présence d’un mystère et de l’une des plus inflexibles lois de la nature humaine. Une fois prononcé entre deux êtres, même par l’indifférence ou la trahison, ce nom leur imprime un caractère indélébile. Il les unit malgré eux par un lien indissoluble, et si leur bouche a menti, cette solidarité devient un châtiment au lieu d’être une récompense. Ils peuvent briser la chaîne, mais non se délivrer de sa fatale étreinte. Ils en traîneront jusqu’à la mort les lourds tronçons à leurs pieds ensanglantés ; — ils ont été amis.


Peu de jours après, Lanfrey redouble encore cette chaleureuse protestation d’amitié.


Oui, ils t’aiment, Daniel, ils vous aiment, chère et noble amie, les cœurs épris de la justice et de la liberté, car en vous aimant c’est encore elles qu’ils aiment. Pour moi, je ne saurai jamais séparer votre nom de celui de ces œuvres divines. Elles vous ont récompensée en vous révélant votre génie et en vous faisant participer à ce charme tout-puissant qui est en elle. Elles ont mis sur votre front la sérénité des douleurs vaincues, dans votre regard le rayon de l’éternelle jeunesse, et dans toute votre personne cette harmonie vivante qui annonce un être maître de ses passions et de ses facultés, c’est-à-dire de sa destinée. Mais il y a en vous autre chose qu’une vertu et qu’une abstraction, et vous me permettrez de l’aimer plus vivement encore. Cette autre chose c’est vous-même, vous, âme exquise et charmante, vous, rare et grande nature, virile par l’intelligence, féminine par la grâce, la bonté, la délicatesse. Depuis que je vous connais, depuis que je vous aime, je me sens chaque jour devenir meilleur ; mes idées s’élèvent et des horizons nouveaux se découvrent devant moi. Il vous est facile de faire que cette œuvre ne reste pas inachevée ; laissez-vous de plus en plus connaître et de plus en plus aimer… Faut-il convenir que des susceptibilités d’auteur ont un instant projeté de légers nuages bientôt envolés sur cette amitié d’abord contractée dans les pures régions de la littérature qui ne laissent pas toutefois que d’avoir aussi leurs orages ? Quelques années après l’envoi des témoignages de sa brûlante admiration, Lanfrey ayant critiqué, en termes vagues, dans la Revue nationale, à propos d’un ouvrage de M. Garnier-Pagès, les théories politiques de l’ancien maire de Paris, Mme d’Agoult, qui avait écrit, elle aussi, une Histoire de la révolution de 1848, prend pour elle ses critiques et s’en plaint vivement. On s’aperçoit qu’en déplorant un malentendu qu’il ne s’explique pas, en se défendant avec une parfaite sincérité d’un tort qu’il n’a pas eu, Lanfrey, devenu plus cérémonieux, s’il garde l’accent de l’amitié, a perdu la note enthousiaste.

Débuter par l’impétuosité dans l’expression de sa reconnaissance pour les gracieuses amies qui avaient cru pouvoir lui donner sans danger des marques de leur sympathie, telle était sa pratique ordinaire. Si le danger n’existait pas pour elles, il n’en était pas tout à fait de même pour lui, et quand on l’arrêtait court sur la pente, cet acte de raison, raconte une personne qui l’a très bien connu, était facilement transformé par Lanfrey en un casus belli. Il semble que ce soit là ce qui serait advenu à la séduisante personne à laquelle furent adressées les lettres qu’on va lire, et que je m’abstiendrai de nommer, parce que malgré la brillante auréole qui entourait le cercle intime de M. Ary Schœffer, où Lanfrey l’a rencontrée, elle s’est toujours appliquée à dérober sa noble et modeste vie à l’indiscrète curiosité du public.


… Je n’exercerai, madame, aucune représaille contre votre gracieuse malice, féconde en fuites charmantes et en retours imprévus… Je suis et prétends rester votre victime, et ce supplice m’est infiniment doux ; mais ce que je ne souffrirai pas, c’est que vous osiez prendre la défense d’un sexe ennemi du genre humain, en vous donnant l’air de le plaindre comme si vous ne connaissiez pas toute la perversité dont il est doué, vous qui après tout en faites partie !..

… Enfin ! le ciel soit loué ! il y a donc encore des remords en ce monde, et ce n’est pas seulement pour la triste innocence… C’aurait été un joli procédé de ne pas donner de vos nouvelles à un pauvre garçon qui ne passe pas une heure sans penser à vous. Eh bien ! vous me rendez si heureux que je vous pardonne tout, jusqu’aux noires méchancetés dont vous assaisonnez votre lettre dans l’espoir de tempérer mon contentement. Elles-mêmes me sont chères ; je ne les donnerais pas pour tout au monde, et pour ma vengeance, je veux adorer la main qui me fait de si douces blessures. Essayez, de m’en empêcher si vous pouvez !

… Pourquoi cette obstination à ne pas vouloir vous laisser guérir, âme capricieuse et rebelle ? Quel attrait mystérieux a pour vous la souffrance ? Est-ce l’orgueil de la braver et de la vaincre ? Est-ce le dédain des joies du monde que vous jugez ne valoir ni un de vos désirs, ni un de vos regrets ? Vous plaît-elle par les voluptés qu’elle donne, dit-on, à ceux qui ne la craignent pas, ou bien est-ce le plaisir cruel de voir tous ceux qui vous aiment suspendus à cette inquiétude et de leur faire mieux sentir ainsi le prix de tout ce qu’ils admirent et chérissent en vous ?




Vous pardonnez trop facilement, voilà ce qui fait qu’on se laisse si volontiers aller à pécher contre vous. On sent que cela vous est bien égal, et que vos rancunes ne sont jamais qu’à fleur de peau. Vous donnez des bénédictions avec une bonté désolante, et si je n’avais pas depuis longtemps renoncé à vous émouvoir dans le sens de l’amitié ou de la haine, je serais bien furieux contre vous. Mais j’ai senti de bonne heure que je ne parviendrais jamais à altérer l’admirable égalité de vos sentimens. J’accepte donc votre absolution d’un cœur reconnaissant, faute des injures bien senties que j’aurais préférées, et de ces égratignures amicales que les femmes savent si bien faire. Vous n’avez rien d’humain ; je l’ai toujours dit. Aussi ne suis-je pas étonné de l’état de votre santé. Le ciel est irrité, lui aussi, de vous voir si parfaite.

… Soyez convaincue cependant que ceux qui s’autorisent de votre souffrance pour vous accuser d’égoïsme vous calomnient et vous tourmentent sans motifs. Ceux qui vous conseillent l’étude comme diversion ne vous connaissent pas mieux. La vraie cause de votre ennui n’est pas un manque d’occupations pour votre esprit, c’est un manque d’occupation pour votre cœur. Vous n’avez aucune affection forte et profonde qui vous intéresse à la vie… Si vous ne l’aviez jamais connue, On pourrait vous accuser d’être incapable de la ressentir. Mais qui l’a mieux éprouvée que vous ? N’en ai-je pas été mille fois témoin moi-même ? Vous aimiez alors, peu importe sous quelle forme, et aujourd’hui vous n’aimez plus ; tout votre mal est là. Ce n’est pas dans le temps où respirait encore le grand cœur que j’ai tant aimé moi-même, ce n’est pas alors que vous vous ennuyiez de la vie ! Si parmi les amis qui vous restent aucun n’a su, je ne dis pas vous consoler d’une perte dont vous ne devez pas vous consoler, mais réconcilier avec la vie une âme qui a montré de tels sentimens, qu’ils accusent leur insuffisance ou leur malheur, qu’ils ne parlent pas d’égoïsme. Si vous souffrez parce que rien de ce que vous apercevez autour de vous ne peut combler le vide qui s’est fait dans votre âme, ce tourment même est une preuve que vous ne pouvez vous passer d’une grande affection, ce qui n’est guère, en général, le signe de l’égoïsme. A tout cela, il n’y a malheureusement que des remèdes qui ne dépendent pas de votre volonté.




Combien vous avez raison ! Il n’y a de vraiment beau en ce monde que les sentimens calmes, et, pour ma part, j’en raffole. Ils sont commodes, portatifs, point gênans ni compromettans. Ce sont les seuls, en un mot, que puisse avouer une personne prudente et tenant, comme il convient, au repos de son existence. Hors de là il n’y a qu’inquiétudes, combats et déceptions. Les malheureux que la tendresse a choisis pour ses victimes assurent, il est vrai, qu’ils lui doivent des heures qui résumaient pour eux l’infini, et ils l’adorent jusque dans les tourmens qu’elle leur inflige, mais il faut les plaindre, car ils ne savent ce qu’ils disent. S’ils pouvaient goûter un seul instant les délices qu’une âme bien faite trouve dans une estime partagée, ils n’en voudraient plus connaître d’autres. Les affections déréglées sont, — comme dit le Psalmiste, — semblables à ces fruits remplis de vers que le voyageur cueille sur les bords de la Mer-Morte. Elles sont, en outre, ainsi que vous me le faites remarquer avec non moins de philosophie, destinées à finir tôt ou tard, ce qui leur donne un caractère tout à fait à part au milieu des choses humaines. Quant aux sentimens calmes, s’ils prennent fin, c’est par pur accident. En effet, il n’y a pas de raison pour qu’ils unissent ; ils se comportent avec une si sage économie qu’on ne conçoit pas qu’ils puissent jamais dépenser leur capital.

A cela j’ajoute avec les saints pères que les passions font rendre à la créature un culte qui n’est dû qu’au Créateur, concurrence criminelle ! et qu’elles reposent invariablement sur la très fausse idée qu’on a des perfections de la personne aimée qui n’est que mensonge, poussière et fragilité, comme nous le voyons par l’Écriture… Quelle est l’amante et quel est l’amoureux dont les illusions n’aient été emportées par le temps implacable ! Dès lors, ne vaut-il pas mieux commencer par la fin, devancer la destinée, voir les choses d’un œil impartial et froid, devenir vieux avant d’avoir été jeune, aimer avec la modération d’un esprit positif et, selon votre méthode, mettre son cœur dans le bain-marie dont la température d’une éternelle tiédeur est à l’abri des variations du ciel capricieux, et où il n’aura jamais à craindre ni les orages de l’océan ni les fascinations de l’abîme ? Oui, vous avez raison ; le monde est un tombeau, l’amour une effroyable mystification, et la sagesse consiste à ne pas vivre. Je vois cela très clairement, et je vois aussi que je suis très malheureux parce que j’aime et parce que je vis.




Si vous ne m’avez pas compris, tant mieux. Soyez assez charitable pour faire allumer votre feu avec ma lettre, et oubliez de même les avances plus ou moins sentimentales dont je vous ai ennuyé depuis six mois. Vous avez été avec moi d’une patience admirable, et je suis humilié d’y avoir si mal répondu. Heureusement je sais que vous ne prenez pas toutes ces puérilités au tragique, sans quoi je serais parfois très embarrassé vis-à-vis d’une personne aussi sensée et aussi raisonnable que vous.

… Il est convenu que vous êtes une personne incommensurablement angélique, et que je suis un être malfaisant et indigne de l’énorme affection que vous avez pour moi. Pourquoi laissez-vous supposer que cela puisse être l’ombre d’un doute ? C’est le premier article de foi de ma religion. Le second, c’est que vous êtes infiniment bonne et infiniment aimable. Le troisième, c’est que je suis un imbécile. Je m’en console en pensant que j’étais nécessaire pour exercer vos vertus et faire ressortir toutes vos perfections, que j’ai le plaisir de vous révéler à vous-même, comme l’ombre enseigne au soleil qu’il est un corps lumineux. Cette comparaison, qui n’est pas absolument neuve, me plaît beaucoup pour un motif : c’est que cet astre soi-disant bienfaisant, qui incendie autour de lui toutes les pauvres petites planètes qui s’éprennent de sa lumière, est, à ce que disent les astronomes, un corps parfaitement froid qui brûle son prochain sans s’être jamais douté lui-même de ce que c’est que la chaleur. Ce phénomène ne nous paraît-il pas un des plus singuliers qui se puissent imaginer ? Je dis donc que je n’ai choisi cette comparaison que pour avoir l’occasion de vous apprendre cette bizarre particularité au cas ou vous l’ignoriez. Comme on voit bien par là que ces astres tant vantés sont, après tout, bien loin de vous valoir. Ce n’est pas chez les êtres doués d’une âme immortelle qu’on pourrait rencontrer de pareilles anomalies. — Au contraire ! ..

… J’ai passé la soirée chez Lamartine. Je ne l’avais jamais vu, et c’est un spectacle qui en vaut bien un autre.

N’ayez donc plus de remords à cause de moi. Je n’en vaux pas la peine. A votre place, j’en aurais fait tout autant. Il faut bien se distraire en ce monde. Les heures sont si longues ! les amis si ennuyeux ! etc. D’ailleurs qu’est-ce que vous voulez qu’on vous pardonne ? Je n’en sais rien, moi. Il faudrait d’abord me dire le mal que vous vous imaginez m’avoir fait. Alors je pourrais entrer en accommodement avec votre conscience bourrelée.



… Ma conduite n’est pas si difficile à expliquer que vous croyez. Je sais que vous avez un certain fond d’indulgence pour moi, et j’en abuse quelquefois. Voilà tout. Il vous plaît d’appeler cette indulgence de l’affection et ma conduite de l’ingratitude ; c’est en quoi je me permets une appréciation différente de la vôtre. Si je croyais sincèrement, véritablement posséder votre affection, je… Peu importe ce que je ferais, puisque je suis sûr du contraire. Je connais très exactement le genre de sentiment que je vous inspire. J’occupe dans votre vie une place très distinguée entre Popilius et votre terre-neuve. Je ne me plains pas ; c’est plus sans doute que je ne mérite. Mais enfin si vous me demandez pourquoi il se présente certaines irrégularités dans mes rapports avec vous, je vous répondrai qu’elles ont peu d’importance à mes yeux parce que je sais qu’elles n’en ont aucune aux vôtres. Je suis toujours sûr d’obtenir mon pardon. On pardonne mille fois plus facilement aux gens qui vous amusent qu’aux personnes qu’on aime, et si vous me demandez pourquoi, en règle générale, je ne vous accable pas de mes visites, vous saurez que c’est parce que je vous crains, parce que je vous sais, par expérience, trop bien à l’abri de cette affection que vous inspirez sans la ressentir, et dont vous parlez sans la connaître.

Vous voulez savoir ce que je fais. Je ne fais rien que me débattre contre des conspirations assommantes qui semblent vouloir emporter ma tête d’un côté et mon cœur de l’autre. C’est un tourment étrange ! Si vous le connaissez, je vous plains, mais si vous ne l’avez jamais connu, je vous plains plus encore. Je suis bien bon de plaindre une personne aussi supérieure que vous l’êtes à toutes ces misères terrestres. Je ne puis, je ne veux, je ne dois que vous admirer. Vous voyez bien que c’est là ma véritable destinée. Je finis ainsi après avoir pris la plume avec l’intention de barbouiller d’encre vos belles mains. Il ne me reste plus qu’à les baiser et à me taire.


On le voit, les amitiés n’ont point fait défaut à Lanfrey dans le monde féminin de Paris. Il les a recherchées avec une ardeur de coquetterie qui ne laissait pas que d’étonner de la part de celui qui, très réservé et timide à leur endroit, n’a jamais perdu une occasion de s’exprimer sur le compte des personnes de l’autre sexe avec une dureté plus que voisine de l’injustice. Lui, toujours si froid à l’égard de tout le monde, il cultivait avec des recherches d’une délicatesse infinie, quand il les avait une fois formées, ces liaisons d’un genre si particulier. Le feu de l’engouement passé, il ne leur en restait pas moins fidèle. Dans la nombreuse correspondance qui est sous mes yeux, j’aurais pu choisir encore de jolies lettres d’un tour enjoué, écrites à une très fine observatrice qui prétendait un jour avoir découvert chez Lanfrey des instincts de chat-tigre à l’égard de son prochain, et ne l’appelait en plaisantant que le ferocino, surnom très volontiers accepté et dont il a toujours signé depuis les billets familiers qu’il lui adressait, billets qui d’ailleurs ont presque tous été reproduits dans les Souvenirs inédits publiés en 1879. Les jeunes femmes n’ont pas d’ailleurs été les seules auxquelles il ait témoigné les égards les plus attentifs. Il a donné également des preuves de son respect attendri pour des personnes d’un âge plus mûr dont les nobles qualités avaient gagné son cœur. Il n’est pas jusqu’à ses modestes parentes de Chambéry auxquelles il n’ait eu l’envie de plaire, de préférence à ses oncles et cousins et à ses propres amis, avec lesquels sa nature réservée avait peine à s’ouvrir. Les lettres pleines d’abandon que je viens de citer portent au contraire l’empreinte d’une exaltation qui peut paraître exagérée. Ajoutons à l’honneur de celui qui les a écrites et de celles qui les ont inspirées qu’elles répondaient à un sentiment réel qui s’est trouvé parfaitement durable. Jamais Lanfrey n’a cessé de témoigner une reconnaissante affection aux deux femmes distinguées qui, en prenant intérêt aux premières difficultés de sa vie, lui ont donné des preuves d’une sympathie plus précieuse pour lui que pour un autres


III

A partir du jour où il abandonna, pour ne plus la reprendre, la chronique de la Revue nationale, Lanfrey s’est résolument et à peu près exclusivement adonné à la composition de son Histoire de Napoléon Ier. Les deux premiers volumes parurent en 1867, le troisième et le quatrième en 1868 et 1870. Je ne me suis pas proposé d’analyser dans cette étude le talent de l’historien, mais plutôt le caractère de l’homme. C’est pourquoi je parlerai peu des mérites, suivant moi, remarquables de cet ouvrage, d’une inspiration si honnête, dont la facture est grave et ferme, qui a redressé avec autorité beaucoup, d’erreurs de fait, et tant d’appréciations superficiel les trop accréditées sur les actions et sur les mobiles du grand homme dont le caractère moral y est profondément scruté et jugé, non sans raison, avec la plus stricte sévérité. Si la plupart des griefs de Lanfrey contre les procédés peu scrupuleux du personnage dont la grande figure emplit son cadre entier jusqu’à le déborder sont parfaitement fondés, il n’en est peut-être pas tout à fait de même de ses réserves sur l’habileté du politique, ou sur les dons incomparables de l’homme de guerre. Les critiques de Lanfrey font l’effet de tomber parfois à faux, comme les éloges qu’il reproche à M. Thiers de lui avoir décernés à tout propos. On dirait que, par représailles, tandis que celui-ci avait tenu à faire gagner à Napoléon toutes ses batailles, même celles qu’il a réellement perdues, Lanfrey s’est efforcé à lui faire presque perdre toutes celles qu’il a effectivement gagnées. De part et d’autre, il y a eu parti-pris, ce dont l’impartiale vérité ne se trouve jamais bien. Dans son article sur l’ouvrage de M. Thiers, déjà Lanfrey avait laissé voir sa disposition à ne vouloir jamais abaisser la morale devant la supériorité du génie, si grande qu’elle fût. Dieu me garde de l’en blâmer ! Mais la morale exige-t-elle que, pour son plus grand honneur, on arrive à nier la supériorité avérée de celui qui a trop méprisé ses lois ? Je ne le pense pas. Serait-ce se tromper beaucoup que de reprocher à Lanfrey d’avoir souvent méconnu les prodigieuses facultés de l’homme dont la gloire, quoiqu’elle ait été fatale à plusieurs générations de Français, n’en demeure pas moins le patrimoine de la nation tout entière ?

C’est maintenant dans les lettres particulières adressées à ses amis qu’il nous faut chercher les préoccupations politiques de Lanfrey, désormais absorbé par les recherches que lui imposait son travail d’historien. Sur les affaires intérieures, elles ne varient point ; elles s’accentuent même dans un sens de plus en plus conservateur et de moins en moins favorable aux violences de l’école jacobine. Sur la politique de l’empereur au dehors, il garde toutes ses méfiances. De Cauterets, où il est allé chercher un peu de soulagement à l’état de ses nerfs toujours fort ébranlés et dont les eaux semblent lui avoir fait quelque bien, il continue à considérer les événemens du jour sous l’aspect le plus lugubre. A l’un de ses compatriotes de Savoie il écrit :


23 juillet 1866.

… Je vois si peu en beau tout ce qui se passe depuis un mois, que je me suis fait scrupule de vous envoyer mes tristes impressions, à vous qui avez bien assez des vôtres et qui n’êtes guère porté non plus à l’illusion… Je me trouve au moral dans un état d’exaspération aiguë, et au physique dans un état de sauté luxuriant dont je n’ai que faire pour le moment, mais que je voudrais être sûr de pouvoir conserver pour l’avenir. J’étais habitué à voir aller ces deux parties de mon individu de concert. J’étais malade d’un décret, ou d’un discours, ou d’une platitude quelconque. Aujourd’hui je suis tout désorienté de m’apercevoir que ma bête ne s’embarrasse nullement de ma situation d’esprit, et se porte fort bien en dépit des douleurs morales. La double apothéose de Bismarck et de Napoléon III ne l’a pas fait maigrir d’une ligne, et le sénatus-consulte a glissé comme un boulet de coton sur mon épaisse carapace. Je vous avouerai que j’en suis quelque peu humilié.


A la même époque, il s’exprimait ainsi avec une de ses amies :


… Je ne parle pas du tout de politique, et je fais mon possible pour n’y point penser ; car je suis exaspéré de tout ce qui se passe depuis deux mois et ce qui peut en résulter de bon pour les Vénitiens ne me fait pas oublier le malheur du reste de l’Europe, de plus en plus placée sous les pieds de deux hommes comme Bismarck et Napoléon III. Le triomphe de ces deux misérables et leur consolidation seront, quoi qu’on fasse, une des époques les plus honteuses de l’histoire ; c’est un soufflet donné à la justice et à la vérité. Je ne puis perdre cela de vue et j’ai la folie d’en souffrir.


De Chambéry, s’adressant à quelqu’un qui lui demandait s’il aurait des chances aux prochaines élections, il répondait :


12 août 1866.

… Je suis un homme trop compromettant et trop compromis. J’ai su qu’on va mettre en avant un propriétaire de la localité, grand éleveur de cochons, et, du reste, un homme assez distingué, ancien député à Turin. Les cochons n’ayant pas de couleur politique, il a quelque chance d’être élu. Au reste, je regrette peu de ne pas entrer à la chambre dans les circonstances actuelles. Le sénatus-consulte rend la place beaucoup moins tenable encore qu’elle ne l’était, et je crois que je n’y paraîtrais que tout juste le temps de m’en faire exclure violemment, bien que ce ne soit peut-être pas la meilleure conduite à tenir. M. Lanjuinais, avec qui j’ai beaucoup causé de tout cela à Cauterets, est d’avis que l’on doit se barricader dans la constitution et qu’il y a moyen ainsi de leur rendre la vie très dure. C’est à étudier. J’ai trouvé aussi là-bas MM. de Metz et de Foblant, c’est-à-dire le comité de Nancy dans deux de ses meilleurs représentans. Je vous laisse à penser si nous avons été contens de l’apothéose de Bismarck.


Quelques jours auparavant, mécontent de la prépondérance croissante des radicaux dans les élections de Paris, il avait écrit à la même personne :


… La seule particularité qui soit parvenue à ma connaissance est un manifeste du sieur Gambetta, qui m’a semblé une production extrêmement bouffonne. Pour que les attitudes pontificales de ce tribun soient prises au sérieux dans la « capitale de l’intelligence, » il faut évidemment que ce pays soit bien malade. Quant à lui, après son aventure inouïe, après la double élection qui a récompensé une criaillerie de club, il est tout naturel qu’il se considère comme un phénomène et réclame la dictature. C’est de la modestie de sa part de ne pas demander des statues. Ceux qui s’étonnent ou s’affligent de ce résultat après l’avoir préparé par leur stupide engouement, me mettent hors des gonds. Ils ont voulu faire des héros de Gambetta et des autres, qu’ils les subissent maintenant. Il est une chose, mon cher ami, que nous ne devons plus nous dissimuler après ce que nous avons vu, c’est que l’avenir appartient aux braillards et aux flatteurs de la multitude. Ç’a été dans les élections la note dominante et la condition du succès.

Avec la pauvreté de caractère qui distingue les Français, tout le monde en passera par là, même ceux qui affectent le plus de dédaigner ces moyens de succès. Avez-vous lu dans les Débats, quelques jours avant le scrutin de ballottage, un certain discours de M. Thiers ? Ce petit homme, au dire du journal, ayant pris la parole d’un ton sombre et pénétré, a déclaré à l’auditoire, après quelques préliminaires, que, d’après son opinion, « l’avenir appartenait à la république économique. » Si la lutte électorale avait duré huit jours de plus, Thiers aurait fait une profession de foi socialiste. Eh bien ! en cela il est le type, l’idéal de ses compatriotes. Une fois sur la pente, tout dégringole, rien ne tient. C’est ce qui réussit qui fait la loi……


A mesure que les événemens se précipitent, il devient plus inquiet et se lamente en constatant l’état des esprits dans les masses parisiennes.


26 octobre 1869.

… Le voilà donc arrivé, ce fameux 26 octobre ! Je méprise tellement ce qui s’est brassé à Paris dans ces derniers temps en fait de manifestation démocratique que je n’ai même pas eu la curiosité d’aller voir ce qui se passe. Comme les choses les plus absurdes sont toujours ici celles qui ont le plus de chance de se réaliser, et comme il y a sur le pavé de Paris cinquante mille bêtes brutes menées par quelques douzaines de fois, il n’est pas impossible qu’il n’y ait quelque affaire ; mais cela ne peut aboutir à rien, si ce n’est à faire casser quelques mâchoires fort peu intéressantes. Qui donc nous délivrera des charlatans, mon cher ami ? Cherchez donc cet insecticide, vous qui êtes chimiste !


L’avènement du ministère de M. Ollivier ne lui inspira qu’une médiocre confiance. Il en veut à ceux qui s’y sont ralliés :


30 juin 1870.

Je ne vous parle pas de tout ce qui s’est passé depuis six mois. Si cette crise intérieure a été, après tout, heureuse pour notre pays, il faut convenir que les individus n’y ont pas brillé. On a rarement vu plus de faiblesse et d’inconsistance. Ces mêmes hommes avaient montré de la dignité, de la persévérance pendant ces quinze dernières années, mais ils étaient fatigués de leur propre vertu, et ils ont saisi le premier prétexte venu pour s’en défaire. Cela n’a pas été long. Cela a achevé la décomposition politique de ce pays. Il n’y a plus rien que des conservateurs sans direction et sans principes, ou des violens sans idée ; le milieu a péri.


Au vote sur le plébiscite, Lanfrey avait été d’avis de s’abstenir ; c’est ce qui résulte d’une lettre adressée de Paris à M. Parent, aujourd’hui sénateur, et insérée dans le Patriote savoisien. Dès les premiers jours de l’année 1870, il avait été très frappé du désarroi où les esprits étaient tombés. Le spectacle qu’il avait sous les yeux lui semblait à la fois irritant et attristant pour ceux qui y étaient mêlés.


… Ne vous y trompez pas, ce que vous appelez l’agonie du pouvoir impérial, écrit-il à l’un de ses amis résidant à l’étranger, ce sont tout simplement les contorsions d’un peuple incapable d’avoir une pensée et une volonté. La France est aujourd’hui livrée à elle-même. Ceux qui la gouvernent ne lui demandent qu’une chose, c’est de manifester clairement un sentiment quelconque. Elle ne répond que par des agitations contradictoires tantôt dans le sens d’une basse démagogie, tantôt dans celui de la peur. C’est pourquoi, malgré l’incontestable bonne volonté de quelques-uns des hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir, malgré l’avantage énorme d’une situation qui leur offre une foule de réformes toutes prêtes auxquelles il ne manque que la signature, on est autorisé à penser qu’ils feront peu de chose. Ils n’ont pas assez de caractère pour donner l’impulsion au pays, et le pays qui pourrait la recevoir est hors d’état d’en imprimer une quelconque à qui que ce soit. Au moment où la campagne contre la Prusse va commencer, ses sombres pressentimens redoublent. Il s’amuse un instant d’entendre le président du corps législatif, M. Schneider, emprunter textuellement, sans s’en douter, cette phrase de l’un de ses derniers volumes de l’Histoire de Napoléon Ier : « L’auteur d’une guerre n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui l’a rendue nécessaire, » et le plus singulier, c’est que l’empereur lui-même la reprit pour son propre compte en l’attribuant à Montesquieu.

Quand la guerre est déclarée, les tourmens patriotiques qu’il endure lui deviennent impossibles à supporter. Il était alors à Jacob, un joli site près de Chambéry, et de là il les raconte à cette amie de Manin qui a souvent reçu ses confidences.


Vous ne vous trompez pas, chère madame, en supposant que je partage vos sentimens. Je suis vraiment navré de tout ce qui se passe, et ici, dans cette campagne solitaire, au milieu de ce pays paisible, lorsque je vois défiler ces pauvres jeunes gens de la réserve, la mine consternée et chantant à tue-tête pour s’étourdir, je ne puis dire quelle haine et quel mépris m’envahissent contre ces misérables qui, pour une vengeance d’amour-propre blessé, envoient tous ces innocens à l’abattoir. Ce qu’il y a de plus accablant dans cette situation, c’est qu’on ne sait à quelle espérance se rattacher… Certes, notre indigne gouvernement est bien peu fait pour attirer nos sympathies, et son insistance sur une question de forme quand on lui avait tout cédé sur le fond suffit pour faire retomber sur lui tout le sang qui va couler. Mais quel nom donner à ce Bismarck… et que dire de ce roi de Prusse qui autorise comme chef de famille ce qu’il n’eût point autorisé comme roi ? .. De quelque côté qu’on se tourne, on n’a que des sujets d’indignation, de regrets et de crainte. On ne peut se résoudre à souhaiter la défaite de son pays, et cependant on hésite à lui souhaiter la victoire, car elle ne lui apporterait à l’intérieur qu’une aggravation du despotisme, à l’extérieur que des conquêtes impossibles à conserver et le germe de cent guerres futures.


Quand la guerre a éclaté, quand surviennent les échecs, il n’hésitera plus et se trouvera prêt à accomplir, comme nous le raconterons prochainement, tous les devoirs d’un soldat et d’un citoyen.


Cte D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Lettre à Mme Plunat de Faye, 30 janvier 1861.
  3. Lettre à Mme X…, août 1860.
  4. Études et Portraits politiques.