Pierre Lanfrey (Haussonville)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 5-51).
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P. LANFREY

I.
JEUNESSE — ANNÉES D’ÉPREUVES

Œuvres complètes et Correspondance inédite

Dans notre pays, qui a traversé, sans en adopter aucun, tant de régimes divers, les partisans de ces régimes si vite tombés continuent malheureusement à garder, les uns contre les autres, les préjugés les plus vivaces. Pareilles divisions risquent d’être fatales aux nations qui disposent de leurs destinées. Cependant les esprits médiocres ne s’en inquiètent guère parce qu’ils n’entrevoient rien au-delà, et les violens s’y complaisent parce qu’elles servent leurs détestables passions. En France, quand une opinion a triomphé, ceux qui l’ont soutenue avec le plus de fanatisme ne manquent jamais de se considérer comme les maîtres absolus du nouvel ordre de choses ; l’exploiter à leur profit, continuer la bataille même après la victoire, afin d’accabler les anciens adversaires, voilà toute leur politique. Combien rares ont été, à toutes les époques, les hommes d’État capables de résister aux grossiers entraînemens de la foule réclamant, après chaque changement, la satisfaction de ses rancunes ou de ses appétits ? À quelles colères, à quelles injustices n’ont-ils pas été en butte de la part des exaltés de leur parti ? Ces colères et ces injustices, il est, vrai, n’ont qu’un temps. Elles cessent quand vient l’heure de la défaite, qui, chez nous, ne se fait guère attendre avec ses dures leçons, et le langage change alors complètement. Après la chute de la restauration, on ne rencontrait plus d’ultras. Tous les royalistes évoquaient d’un commun accord les souvenirs de MM. de Serre, Royer-Collard, Martignac, revendiquant ainsi, pour le plus grand honneur du drapeau, les noms de ceux-là mêmes dont ils avaient méprisé les sages avis. Pendant la durée du second empire, il n’était pas davantage question des doctrines radicales, et les partisans de la république s’abritaient de préférence derrière la grande figure du général Cavaignac, le rude vainqueur des journées de juin.

Que signifiait toutefois la glorification posthume de ces pures renommées si elle n’était point, de la part des royalistes et des républicains, une sorte de manifeste pour l’avenir et le programme de tendances nouvelles ? Mais ces programmes et ces manifestes, éclos aux jours de l’adversité et inspirés par elle, que valent-ils eux-mêmes si ceux qui les professent ne les pratiquent pas quand ils arrivent au pouvoir ? Devenue un peu sceptique à l’égard des systèmes, justement indifférente aux étiquettes et plutôt portée à s’en défier, la France est décidée à ne juger désormais ses gouvernemens que d’après leurs œuvres. Ce qu’elle a appris par une expérience trop souvent renouvelée, c’est que, malgré sa force apparente, tout régime, monarchique ou républicain, demeure indéfiniment précaire et court vite à sa perte quand il ne prend pas conseil de ses plus sages adhérens et ne remet pas la direction de ses affaires aux mains de ses chefs les plus modérés. Si la fusion avait fait remonter M. le comte de Chambord sur le trône de ses pères, c’est aux royalistes qu’il eût appartenu de faire preuve de modération et de sagesse. Cette tâche incombe présentement aux républicains. Que ses partisans en aient ou non conscience, — mais les plus avisés s’en doutent bien, — la république traverse en ce moment une crise décisive. Placée comme le fut jadis la restauration entre deux courans opposés, elle est, à son tour, tenue de choisir, mais son choix, quel sera-t-il ? Tandis que parmi les détenteurs actuels du pouvoir l’hésitation semble si grande qu’on les dirait uniquement préoccupés de se trouver, après la lutte, avec les plus nombreux et les plus forts, de nobles esprits viennent de prouver, grâces à Dieu, qu’ils entendaient opposer une sérieuses résistance aux velléités oppressives de la démagogie. Si la rupture ne date que d’hier, les dissidences qui l’ont amenée remontent loin dans notre histoire. Parmi les républicains, les uns n’ont jamais, en effets voulu de la liberté nulle part, et les autres se font gloire de lai vouloir partout, pour leurs adversaires autant que pour eux-mêmes ; c’est l’honneur de M. Dufaure et de M. Jules Simon, de M. Bérenger et de M. Laboulaye d’avoir proclamé du haut de la tribune que jamais ils ne consentiraient à faire de la république triomphante l’apanage exclusif d’un parti. Ainsi s’exprime de son côté M. Littré ; et dans cette Revue même, un autre vétéran de la liberté, M. Vacherot, ne repoussait-t-il pas naguère avec indignation toute solidarité avec une politique intolérante, illibérale et vraiment jacobine[1] ? Ces voix peu suspectes auront-elles la chance de se faire écouter, ou bien, éconduits par leurs coreligionnaires politiques prêts à commettre les fautes irrémédiables, ces sages conseillers n’auront-ils, comme il est arrivé aux fidèles d’une autre cause, que la triste satisfaction d’avoir obéi à leur conscience en donnant de courageux mais inutiles avertissemens ? Devant une telle alternative, l’indifférence n’est pas de mise. Elle ne l’est pas surtout pour les partisans de la monarchie parlementaire, car un lien puissant unit entre eux, lors même qu’ils ne s’en rendent pas bien compte, les modérés de tous les partis. Leur commune destinée n’a-t-elle pas été devoir toujours le régime qu’ils préféraient se précipiter malgré eux vers sa ruine par ses propres excès ? c’est pourquoi il n’est pas interdit de prévoir qu’un jour viendra, plus ou moins éloigné, mais à peu près inévitable, où, lassés de leurs défaites successives, dégoûtés des vaines formules, impatiens de sortir des cadres fictifs où de vieilles dénominations les auront trop longtemps cantonnés, les vaincus de toute date et de toute origine s’entendront pour repousser tous ensemble l’oppression, d’où qu’elle vienne, et ne plus se courber, quoiqu’il arrive, ni devant les caprices d’un despote, ni devant les passions de la multitude. Les progrès de l’alliance seront lents et pénibles. Elle ne sera jamais solidement cimentée qu’entre ceux auxquels la forme du gouvernement, quelles que soient leurs préférences particulières, importera moins que la liberté et qui, pour servir cette sainte cause, seront prêts à sacrifier jusqu’à ces préférences elles-mêmes. Il n’y a que le temps et le cours forcé des événemens pour amener de pareils rapprochemens : ils ne s’improvisent pas. C’est la nécessité qui les impose. Quelques ombrages et beaucoup de tâtonnemens précéderont l’entente définitive. Elle ne manquera pas d’être, à diverses reprises, tantôt ébauchée, tantôt rompue, mais bientôt après reprise à nouveau. Plus l’union aura été laborieuse à se former, plus elle aura chance d’être durable. Comment celui qui écrit ces lignes oublierait-il qu’elle s’est déjà faite, il y a longtemps, et comme d’elle-même, sur le terrain des libertés nécessaires entre un grand nombre de républicains et les royalistes constitutionnels ? Lorsqu’aux jours des sérieuses épreuves je protestais presque seul en faveur de nos droits méconnus, et, plus tard, quand j’entamais par la voie de la presse une lutte rendue bien difficile contre les pouvoirs du temps, ne m’a-t-il pas été donné de compter les hommes considérables que je nommais tout à l’heure au nombre de mes conseillers les plus sûrs et parmi mes plus constans auxiliaires ? Pourquoi faut-il qu’à la joie de retrouver encore aux premiers rangs ces vaillans compagnons des anciennes luttes se mêle le triste souvenir de la mort prématurée d’un autre champion, non pas le moins résolu, mais le plus jeune d’eux tous, dont les œuvres complètes récemment publiées et la correspondance intime mise aujourd’hui sous mes yeux attestent qu’il aurait tenu à honneur de protester, lui aussi, contre les procédés autoritaires mis au service des doctrines républicaines ? Parmi les causes auxquelles il imputait l’avortement des grandes espérances conçues en 1789, Lanfrey a constamment signalé comme la plus funeste « la scission à jamais déplorable qui s’établit au cours de la révolution française entre les idées libérales et les idées démocratiques, scission, ajoutait-il, que nous avons vue depuis renaître, et toujours pour ramener les mêmes désastres[2]. » Signaler un danger, c’était, de la part de l’auteur des Lettres d’Éverard, s’engager par avance à y faire face. Non-seulement le courage civil ne lui coûtait guère, parce qu’il lui était parfaitement naturel, mais d’un autre que lui on aurait presque pu dire qu’il en faisait montre et profession. Volontiers, il marchait à l’écart, et de préférence il donnait pour expliquer ses déterminations des motifs au-dessus de la portée du vulgaire. N’est-ce pas lui qui a dit un peu cruellement, à propos de M. Daunou : « qu’en politique, l’honneur est un admirable supplément à la vertu, parce qu’il a de plus qu’elle la susceptibilité[3], » lui encore, qui parmi les hommes de la génération précédente louait surtout Tocqueville et Carrel de n’avoir montré aucune faiblesse pour les exigences de leur parti ; et les considérations suivantes que je trouve dans l’un de ses premiers ouvrages ne semblent-elles pas adressées à ceux qui ont pris aujourd’hui la charge des destinées de la troisième république ? « Si pures que soient les intentions, si grande et si légitime que soit la cause que l’on veut faire triompher, on paie toujours bien cher l’alliance des multitudes, lorsque, faute de prévoyance, on les déchaîne sans être sûr d’avoir la force de les dompter ; car le remède est alors pire que le mal. Parce qu’elles suivent docilement, on se flatte de les mener ; — erreur. Encore un pas, et ce sont elles qui vous traînent à leur suite. Elles ne font que suivre leurs propres chimères. En acceptant ce rôle enivrant et fatal de rois de la multitude, vous vous donnez à elle sans retour. Il faut marcher, victimes par les d’une pourpre dérisoire, dans toutes les voies où vous pousseront ses passions aveugles et perverses. A quoi bon regarder en arrière ? Ne sentez-vous pas le poids des mille regards qui vous épient ? Si vous hésitez, on vous dénonce ; si vous vous arrêtez, vos sujets passeront sur vos cadavres mutilés. Mais vous voici parvenus au terme. Vous allez sans doute recueillir le fruit de votre orgueilleuse servilité ; non. Vous avez vaincu avec l’aide de la multitude, il faut maintenant subir son joug déshonorant[4]. »

Il y a justice à associer le souvenir de celui qui tenait un si fier langage aux noms de ceux qui, n’ayant jamais considéré la liberté comme un privilège, n’hésitent pas à rompre aujourd’hui avec le gros de leur parti afin de la réclamer hautement, à nos côtés, comme un bien inaliénable, appartenant à tous. On ne compte pas encore, il est vrai, beaucoup d’enrôlés sous cette bannière. Plusieurs l’ont désertée que l’on aurait cru disposés à la défendre. Il en coûte tant, même aux plus indépendans, pour désobéir à la consigne longtemps suivie et pour secouer le joug longtemps porté ? Mais patience, d’autres viendront combler les vides ; les recrues ne manqueront pas, en nos temps modernes, décidées à soutenir la cause du droit momentanément méconnu et injustement sacrifié. Elles lui arriveront même de tous côtés, car cette cause est celle de l’avenir, et tôt ou tard quand elle aura triomphé, tout le monde voudra l’avoir servie. Cependant quelques-uns ont succombé pendant la lutte. C’est pourquoi, tandis qu’elle dure encore, il ne suffit pas d’honorer, ceux qui, en livrant en ce moment les derniers combats, portent résolument le poids et la chaleur du jour : il convient aussi d’ensevelir pieusement nos morts, et nul, plus que celui dont je vais essayer d’esquisser la vie, n’a mérité cet hommage.


I

Pierre Lanfrey est né à Chambéry le 26 octobre 1828. D’anciens papiers gardés avec soin par les siens, mais dont pour son compte il n’a jamais beaucoup parlé, semblent prouver qu’au XVe siècle sa famille était déjà établie en Savoie. Un titre latin du 14 avril 1439 porte quittance, au nom du duc de Savoie, de certains droits acquittés par noble Claude Lanfred (a nobili Claudio Lanfredi), demeurant à Aix. Plus tard, elle se transportait dans le Dauphiné, et, sous le règne de Louis XIII, des lettres de noblesse données à Saint-Germain-en-Laye, à un sieur Pierre-François de Lanfrey, en novembre 1638, étaient enregistrées par arrêt de la chambre des comptes du Dauphiné, à la date du 11 février 1644. Les branches de cette famille ont fourni, à la fois, de pieux serviteurs à l’église et de vaillans soldats, non-seulement à la monarchie des Bourbons, mais à la plupart des dynasties européennes. Un de ses membres, qui avait embrassé l’état ecclésiastique, professeur de théologie à Valence et vicaire général de l’archevêque d’Embrun, est mort en 1788 prieur de Mortoroy en Bourgogne. Un autre prenait du service dans les gardes suisses en Espagne ; et tandis que le second de ses frères s’engageait parmi les gardes du corps de Charles-Emmanuel, le troisième faisait campagne comme officier français sous les ordres du maréchal de Saxe. Puis un dernier emmené par l’empereur Joseph, lors de son voyage en France, devenait major-général, colonel propriétaire du régiment impérial des bombardiers autrichiens et gouverneur de la place de Peschiera, qu’il commandait encore en 1816. Les goûts militaires et un certain esprit d’aventure paraissent avoir toujours dominé dans cette race.

Ce fut à la suite d’une affaire d’honneur malheureuse que le grand-père de Lanfrey dut, en 1788, quitter le régiment français ou il servait, et se réfugier en Savoie, son pays d’origine. Quand la Savoie devint française sous la première république, son fils entra avec joie dans les rangs de cette armée où plusieurs de ses parens avaient déjà fait leurs preuves de valeur. Redevenu sujet du roi de Piémont en 1815, il rapportait à Chambéry, avec le grade de capitaine de hussards, cette sorte de culte pour l’empereur Napoléon gardé par presque tous ceux qui ont servi sous ses ordres. Élégant de tournure, brave à l’excès, orgueilleux de sa naissance et de ses hauts faits personnels, doué d’une indomptable énergie de caractère, passablement vaniteux, gai, spirituel et fort emporté, il offrait assez bien le type de ces beaux militaires français dont les étrangers aiment parfois à plaisanter un peu, afin de se venger sans doute d’avoir été souvent battus par eux. Mlle Thérèse Bolain, une très belle personne tenant un magasin de dentelles et de nouveautés de luxe à Chambéry, était âgée de quarante-trois ans quand elle accepta les hommages de l’officier retraité. La considération dont M, ne Lanfrey jouissait dans le monde commerçant de sa ville natale demeura toujours fort grande. Sans partager son enthousiasme pour la gloire de celui qui avait fait verser tant de larmes autour d’elle, aux mères, aux femmes et aux sœurs des habitans de la Savoie, elle sut non-seulement vivre en paix avec son mari, mais s’en faire respecter. Ses qualités vraies, généreuses et austères en imposaient à cet homme un peu léger, jamais elle n’avait consenti à faire le sacrifice de ses convictions religieuses au sceptique incorrigible qui, au jour de sa mort, mit le prêtre à la porte de sa chambre avec un geste et d’une voix dont son fils, alors âgé de six ans, disait avoir gardé toute sa vie le terrifiant souvenir. Les traits impétueux de son caractère, ses façons un peu altières, les côtés aristocratiques de sa nature et les éclairs de sa mordante raillerie semblent avoir été pour lui un héritage paternel, tandis qu’une habituelle hauteur d’âme et la plus rare distinction morale lui seraient venues de sa mère, à laquelle allait incomber désormais le soin de son éducation. La charge était lourde, parce que laissée par M. Lanfrey, sinon dans un état de gêne absolue, tout au moins aux prises avec les embarras d’une situation fort modestes, sa veuve, décidée à s’imposer tous les sacrifices, sentait en même temps que, faute d’instruction première, elle était hors d’état de diriger elle-même les études de cet unique enfant dont elle pressentait les aptitudes. Mais la culture de l’intelligence n’est point l’accompagnement indispensable de son élévation, et peut-être, au point de vue de la filiation des esprits, est-il curieux de noter comment une femme noblement douée peut, quoique illettrée, léguer à l’enfant sorti de ses entrailles le germe des plus grandes qualités morales.

L’amie à laquelle Lanfrey a laissé, par testament, les lettres de sa mère, et qui a dû, pour se conformer à ses volontés, les brûler après les avoir lues, a été extrêmement frappée de tout ce qu’elle y a rencontré de remarquable. Elles n’avaient ni style ni orthographe, seulement les mots nécessaires pour rendre la pensée, mais si justes, marqués d’un tel coin, qu’on sentait bien que son fils avait dû respecter une volonté ainsi exprimée alors même qu’elle n’était pas conforme à ce qu’il aurait souhaité. Les termes d’affection dont elle usait avec son fils ne ressemblaient pas à ceux dont se servent les mères d’aujourd’hui. Elle était sobre dans la louange comme dans le blâme. La fermeté qu’elle gardait vis-à-vis de lui allait parfois jusqu’à la dureté, quand elle craignait qu’il n’eût fait un mauvais emploi de son temps. D’ailleurs, jamais aucune des petites méfiances trop naturelles aux femmes ; la confiance était simple et réciproque entre la mère et le fils ; elle ne croyait pas l’abaissement du mensonge plus possible pour lui que pour elle-même. Ce à quoi excellait son cœur de mère, c’était à relever son enfant dans ses accès de découragement. C’était bien alors « la vraie Romaine, » comme il l’appelait lui-même. De quelle énergie n’a-t-elle pas eu besoin pour son compte, quelle modération, quelle, dignité n’a-t-elle pas eu à déployer vis-à-vis des parens, des amis ou de simples habitans de Chambéry qui, profitant de leur qualité de cliens, sont venus maintes fois l’inquiéter au sujet de l’avenir de son fils, pendant qu’il était séparé d’elle, et quelques-uns troubler jusqu’au fond l’âme religieuse de la noble femme en parlant de lui comme d’un impie ! Il y a telle de ces lettres qui n’était qu’un long cri de douleur, mais d’une douleur dont elle savait se rendre maîtresse, parce que, somme toute, la mère croyait en son fils. A sa famille, à ses amis comme aux indifférens, elle répondait toujours qu’elle était assurée, suivant l’expression dont on se sert en province, de le voir arriver. Elle redoutait seulement de ne pas vivre assez pour en être témoin. Elle avait quatre-vingt-six ans quand elle est morte. Son intelligence s’était un peu affaiblie dans les dernières années, mais elle a parfaitement su et compris que son fils était devenu député et ambassadeur. Elle a goûté la joie tant souhaitée de le voir arrivé, et Lanfrey a eu aussi son moment de bonheur en la voyant à son tour si heureuse à cause de lui.

Si j’ai insisté sur la distinction personnelle de Mme Lanfrey, ce n’est pas seulement pour procurer au lecteur le plaisir de faire connaissance avec une de ces belles et fortes âmes, comme il n’est pas rare d’en rencontrer, en province, au sein de la petite bourgeoisie, c’est aussi parce que, discrètement exercée, l’influence d’une telle mère est demeurée prépondérante sur son enfant et que, pour rendre compte des années de la jeunesse de Lanfrey, il nous faudra le plus souvent recourir aux lettres si confiantes et si détaillées qu’il n’a point cessé de lui adresser dans cette petite capitale de la Savoie dont elle n’a jamais voulu sortir. Cependant, ni la race ni le milieu ne suffisent à donner entièrement la clef du caractère d’un homme, et, quand il s’agit en particulier d’un écrivain, il n’est pas tout à fait indifférent de tenir compte du milieu dans lequel il est né et du spectacle que la nature a offert à ses premiers regards. Le paysage que Lanfrey eut tout d’abord sous les yeux était splendide. Ses grands parens maternels possédaient une petite campagne sur la colline des Charmettes, car le nom des Charmettes n’est pas, comme on le croit généralement, celui de l’habitation de Mme de Warrens, mais désigne tout simplement un faubourg de la ville de Chambéry, où s’étagent les uns au-dessus des autres, des vignobles, des vergers et des constructions rustiques, couronnées de verdure. Celle que possédait la famille de Lanfrey était une sorte de cellier en assez mauvais état, où des personnes n’ayant jamais connu les conforts de la vie pouvaient seules demeurer. C’est là que, pendant la belle saison, Lanfrey a passé tous les jours de sa première enfance. La maisonnette, adossée à l’une des hauteurs de la colline des Charmettes, est dans une situation ravissante. Elle domine une partie de la vallée de Chambéry, et de là, pour peu que le ciel soit clair, on aperçoit à travers les arbres un coin du lac du Bourget. Une pente formée de plusieurs terrasses, toutes plantées de hautes vignes entrelacées, descend doucement jusqu’au manoir jadis habité par Mme de Warrens et qui est resté tel qu’il était il y a cent ans. Les mêmes chemins conduisent aux deux enclos qui se touchent. Ils sont, comme les lanes anglais, bordés de haies dont les grands arbres opposent aux rayons du soleil une voûte épaisse qu’il a peine à percer, même au milieu du jour. Les touristes qui vont en pèlerinage visiter les lieux rendus fameux par les Confessions peuvent suivre encore la route peu fréquentée où l’on n’entend que le murmure d’un ruisseau qui coule assez rapidement, près de la montée qu’il faut franchir pour arriver jusqu’à la maison de Mme de Warrens ; c’est le chemin décrit par Rousseau quand il raconte son arrivée à la porte de sa bienfaitrice. De là, un autre sentier, s’il peut toutefois s’appeler ainsi, tant il est étroit et escarpé, monte, toujours à travers les vignes, jusqu’à un repli du terrain occupé par la petite propriété des parens de Lanfrey. Le site prêtait à la rêverie, et Rousseau l’avait choisi pour aller, dit-il, chaque matin prier l’Être suprême. Plus d’une fois, ceux que la curiosité a poussés vers ces lieux, entre 1833 et 1847, ont pu rencontrer à cette même place un autre jeune homme d’une constitution assez frêle, aux traits fins, à l’air un peu sauvage, qui semblait, comme l’a dit un de ses biographes, respirer, pour ainsi dire, quelque chose de l’âme ardente et mélancolique de l’ancien hôte des Charmettes. Nul doute que la précoce impression produite par les beautés de son pays natal n’ait contribué à donner de bonne heure à Lanfrey ce goût si vif pour la nature dont le culte a justement pris naissance, au siècle dernier, par la contemplation de ces scènes magnifiques et charmantes qui sont restées toujours les mêmes. Le souvenir en est demeuré toute sa vie profondément gravé dans sa mémoire. Il n’est pas besoin de connaître les environs de Chambéry pour deviner que, dans les Lettres d’Éverard, datées de Rochebrune, Lanfrey a songé à l’habitation de son enfance, quand il place le château de son héros imaginaire « sur un site âpre et sauvage faisant face aux aspects les plus doux et les plus harmonieux, d’où la vue s’étend, à droite et à gauche, sur une vallée d’une suavité arcadienne, qui a toutes les sinuosités et les caprices d’un fleuve, et le matin, silencieuse et immobile à travers les diaphanes vapeurs du soleil levant, ressemble à une vierge endormie dans ses voiles transparens. » A l’âge qu’il avait alors, avec son humeur plus active que rêveuse, Lanfrey se plaisait surtout à errer à l’aventure, dans la compagnie de son oncle, — un Savoyard ayant assez couru le monde pour en avoir rapporté des habitudes d’esprit assez frondeuses, — tantôt sur les sommets les plus élevés, tantôt au fond des gorges les plus abruptes de ces montagnes pour lesquelles il a toujours gardé tant d’amour. Il acquérait ainsi, en s’exposant avec entrain à toutes sortes d’accidens, non-seulement le sang-froid qui fut toujours remarquable chez lui devant le danger, mais, en dépit de sa mauvaise santé et de sa constitution nerveuse, cette qualité que les Anglais appellent fortitude, mot qui me semble bien rendre la façon dont il se comporta quand il s’enrôla, en 1870, parmi les mobilisés volontaires de la Savoie.

La forte et libre indépendance de cette existence tout alpestre et les conversations de son oncle n’étaient pas une préparation fort appropriée au genre d’enseignement que l’enfant allait recevoir au collège des jésuites de Chambéry. Il y était depuis deux ou trois ans déjà et s’était fait distinguer par son intelligence, par la prodigieuse sûreté de sa mémoire, par son étonnante facilité de travail plutôt que par aucun succès bien éclatant, lorsque survint, dans sa vie d’écolier, une de ces crises dont les effets persistent à travers l’âge et dans laquelle se dessinaient par avance tous les traits dominans de son caractère. L’étudiant de quinze ans, tourmenté peut-être déjà par sa vocation d’historien et possédé de bonne heure du besoin de considérer les choses par lui-même et autrement qu’on ne voulait les lui représenter, s’était emparé de quelques volumes de la bibliothèque du collège afin d’en tirer une sorte de composition qui n’était pas tout à fait une apologie des jésuites. Le mystère dont il lui avait fallu entourer ce travail en avait redoublé l’attrait. Pour plus de sûreté, il le portait sur lui. Cependant il avait été dénoncé par un camarade ; force fut donc de comparaître devant le principal du collège et de livrer son précieux manuscrit. Quelques mots d’excuse ou l’expression d’un peu de repentir auraient facilement désarmé le révérend père, mais l’écolier de quinze ans demeura intraitable : on avait violé, dans sa personne, les droits de la pensée et de la libre appréciation des événemens de ce monde. Il préféra être renvoyé à sa mère. Ce fut un grand trouble dans ce petit intérieur.

Mme Lanfrey avait placé son fils aux jésuites parce qu’elle souhaitait qu’il fût élevé chrétiennement ; mais la difficulté de pourvoir aux frais d’une éducation trop dispendieuse avait aussi déterminé son choix. Qu’allait-il arriver ? L’idée de retomber à la charge de sa mère et surtout la crainte d’être blâmé par elle épouvantaient Lanfrey. Un de ces instincts admirables qui sont propres au dévoûment maternel porta l’honnête et pieuse bourgeoise de Chambéry à ne pas désapprouver une conduite dont la fierté, à tout le moins, lui plaisait, et sans hésitation elle s’imposa les sacrifices nécessaires pour établir presque aussitôt l’expulsé du collège des jésuites dans une autre institution ecclésiastique, à Saint-Jean-de-Maurienne. Il est évident, pour quiconque s’est rendu compte du caractère de Lanfrey déjà formé aux jours de sa première jeunesse, qu’il sut un gré infini à sa mère de cette adhésion donnée par générosité et par tendresse aux sentimens exaltés qu’avait excités chez lui la première blessure faite à son indépendance et à sa dignité naissante sitôt méconnue. La confiance déjà si grande entre la mère et le fils en fut prodigieusement accrue. De cette époque date une correspondance intime à laquelle les lettres de Lanfrey, que nous aurons souvent occasion de citer, donnent un cachet à la fois original et touchant. Les rôles y sont un peu mêlés et sur quelques points à peu près intervertis. Sur tout ce qui regarde la direction à imprimer à ses études, le jugement à porter sur ses maîtres, les rapports qu’il convient d’avoir avec eux, les lettres même qu’il serait bon de leur écrire et qu’il n’hésite pas à envoyer toutes rédigées à sa mère, c’est le fils qui prend l’initiative, je dirais presque qui commande, si le ton n’était pas toujours celui de la plus affectueuse déférence envers celle qui n’aurait jamais consenti à faire le moindre abandon de son autorité morale. On trouve dans ces lettres, avec des échappées de gaîté ou d’impertinence habituelles au jeune âge, un certain air de gravité et quelque chose qui sent le futur auteur. Comme elles ne sont pas sans agrément, nous donnerons des extraits de ces lettres qui, jointes à d’autres fragmens de la correspondance entretenue en même temps avec ses camarades, racontent mieux que nous ne le pourrions faire cette première phase de la vie de Lanfrey.


St-Jean-de-Maurienne, 23 octobre 1844.

Chère maman,

… On m’avait vanté la liberté dont on jouissait dans ce collège. Belle liberté, en effet. Oh ! que m’importe à moi d’être libre sur un fumier ! Tous ces désavantages ne seraient encore rien si les élèves étaient des gens avec lesquels on pût lier l’ombre d’une société ; mais ce sont tous des montagnards, lourds, pesans, épais de corps et d’esprit, des caricatures dont je rirais si mon sort n’était intimement lié au leur. Rien n’est plus commun ici que de se prendre aux cheveux pendant les récréations et même en étude. Tous les jeux dont on puisse user ici sont des jeux de bouchon… Tous les corridors, toutes les salles sont infects ; les professeurs sont d’une familiarité tout au moins très grossière. Ils vous abordent en vous disant aussi bêtement que possible : « Eh bien ! mon petit ami, comment vas-tu ? Te portes-tu bien ? Trouves-tu le temps dur ? Sois tranquille ; je te ferai passer une fameuse année… » Charmant collège ! je lui préfère l’enfer… Je suis tombé dans une misanthropie drôlatico-rêveuse qui vous paraîtrait assez risible. La bigoterie est encore pire ici qu’aux jésuites. A tout moment, nous avons ordre d’élever nos âmes à Dieu. C’est comme ce général qui disait à ses soldats : « Messieurs, vous aurez à courir à la victoire… »


En entrant dans sa nouvelle institution, le jeune Lanfrey avait beaucoup tenu à faire connaître avec franchise à l’ecclésiastique qui la dirigeait pour quelles raisons il était sorti du collège de Chambéry. Dans les lignes suivantes nous allons l’entendre se féliciter de la détermination qu’il a prise, puis raconter avec un entier abandon toute sa vie d’écolier :


St-Jean-de-Maurienne, 23 décembre 1844.

… Plus j’avance dans mon année, plus je m’applaudis de la déclaration que j’ai faite au supérieur. Tel que je suis aujourd’hui, si je n’avais pas agi ainsi, je serais en route pour Chambéry, renvoyé de ce collège. Vous vous êtes fiée à cette dame *** ; elle n’est qu’une indiscrète et rien de plus. N’est-elle pas allée, la babillarde, révéler toute mon affaire à un petit blanc bec d’abbé dont elle se croyait sûre, et ce blanc bec, aussi bavard qu’elle, est allé tout répéter au supérieur, qui lui-même est accouru en grande presse pour me le dire ? Si cependant je lui avais fait un mensonge, ou si même je ne lui avais rien dit, je serais maintenant dans de beaux draps.

Cette petite dame est déjà venue deux fois me voir. J’avais d’abord envie de lui dire : « Madame, vous feriez bien d’être un peu plus discrète. » Mais elle est si charmante ! j’ai trouvé ses yeux bleus si jolis ! si jolis., moi, pauvre diable qui depuis des mois ne vois plus que des yeux d’ours ou à peu près, que toutes paroles d’aigreur ont expiré sur mes lèvres, et je l’ai accueillie avec la meilleure grâce.

… Mon Dieu ! mon Dieu ! quand le printemps arrivera-t-il donc ? Les arbres devraient déjà bourgeonner, et nous avons encore de la neige jusqu’au cou… Si vous saviez comme cet hiver me pèse ! si vous saviez comme je m’ennuie parfois au milieu de tous ces gens qui me sont étrangers. Il n’en est pas un parmi eux, pas un qui me comprenne, dont la pensée puisse s’allier avec la mienne. Ils me voient gai d’ordinaire et s’étonnent de me voir de temps en temps triste et pensif. Ils ne comprennent pas que cette gaîté n’est qu’un voile dont je me sers pour couvrir ma tristesse, une vaine apparence, un effort de l’esprit à l’aide duquel je trompe mes ennuis. Au moins quand cette neige sera loin, je serai un peu plus heureux. Le chant des oiseaux, la vue des fleurs et de la verdure me réjouissent ; car la verdure, voyez-vous, c’est ma vie à moi, mon bien-être. C’est une de mes plus chères jouissances. Dès que je vois de la verdure, il me semble que je ne suis plus seul ; elle m’amène d’ordinaire à rêver à ce que j’aime le plus. Oui, ma mère, des livres et de la verdure, voilà le secret de mon bonheur !


Les livres et la verdure, tel est bien le culte que Lanfrey a gardé toute sa vie. Lorsqu’il était entré au collège de Saint-Jean-de-Maurienne, il n’avait pas encore rompu avec les croyances maternelles acceptées non sans une certaine ferveur pendant toute son enfance ; c’est à un camarade qu’il confie les premiers doutes qui l’assaillent et les motifs pour lesquels il se déplaît si fort dans un lieu qui offrait trop peu de ressources à sa prodigieuse avidité de s’instruire et au besoin de tout discuter librement.


Mon cher S…

Mon Dieu ! que la vie est triste ici ! je songe à ma bonne mère, que je n’ai pas embrassée depuis longtemps, à mes livres, dont je suis séparé depuis longtemps aussi. J’ai passé deux fois en revue la bibliothèque du collège. Il n’y a plus rien de sérieux à lire, pas même les bonnes éditions complètes des grands auteurs classiques. J’ai lu et pris des notes sur tous les ouvrages philosophiques et historiques qu’elle renferme. Il me faut une nourriture plus forte que la maigre pitance littéraire qu’on nous marchande ici. J’étouffe dans cette atmosphère béate et mystique.

Demain est un jour de communion générale. En attendant, je jette un regard distrait sur les camarades qui m’entourent. Malgré moi, mes yeux sont attirés vers le surveillant d’étude, un futur prêtre qui passe ici pour un petit saint. Sa pâle figure, qui a la blancheur de la cire, ses yeux constamment baissés, sa pose calme, timide, lui donnent une ressemblance parfaite avec le saint Louis de Gonzague que vous connaissez. Pour que l’illusion soit complète, il ne manque au tableau que la tête de mort et un lis dans ses frêles mains. Le pauvre camarade qu’on a élevé provisoirement à l’auguste fonction de surveillant est doux comme un agneau. Il a une attitude résignée et béate qui me ravit. Je suis sûr qu’il rêve au ciel en ce moment et qu’il se voit enlevé entre deux anges. Heureux jeune homme ! que j’envie ta foi ardente et sincère ! La mienne, hélas ! chancelle et le doute m’assaille. Ma raison s’incline, il est vrai, devant la pureté de la morale évangélique, mais elle se cabre à chaque instant, devant les dogmes et les mystères. Des mystères, et pourquoi ? ..

Oui, je voudrais pouvoir soulever un coin du voile, voir enfin derrière le rideau. Dieu n’est-il donc pas présent et visible à tous les yeux par les merveilles de la nature ? N’est-il pas l’éternel et le tout-puissant ? .. Que n’avons-nous tous deux, mon cher ami, la foi aveugle du charbonnier !


Obtenir de sa mère qu’elle lui permît d’aller compléter ses études à Paris, tel avait toujours été, depuis sa sortie du collège des jésuites, l’ardent désir de Lanfrey. Mais les hésitations étaient grandes chez l’honnête bourgeoise de Chambéry. Elles ne lui étaient pas uniquement inspirées par la crainte d’une cruelle séparation, ni par la mesquine préoccupation des dépenses plus considérables qu’il lui faudrait s’imposer. Il y avait déjà longtemps qu’elle s’était dit qu’aucun sacrifice ne lui coûterait pour assurer à ce fils, dont les aspirations la troublaient cependant un peu, une carrière conforme à ses goûts et aux facultés singulières qu’avec un mélange de fierté et d’appréhension elle discernait vaguement en lui. Des souffrances de son cœur et de la gêne matérielle de sa vie elle était portée d’avance à faire assez bon marché. Admirablement dévouée, riche seulement de tendresse, elle sentait qu’elle ne pouvait être généreuse qu’au prix des plus douloureuses privations. Mais des scrupules d’une nature plus intime suspendaient aussi sa résolution. Qu’adviendrait-il de son fils à Paris et quelle serait sur sa jeune âme innocente l’influence du séjour dans cette ville si redoutée des mères de province et dont le renom était particulièrement en discrédit dans la petite capitale de la Savoie ? C’est du jour où, après de longues perplexités et beaucoup de déchiremens, il arracha enfin le consentement de sa mère que date le développement de la vie intellectuelle et morale de Lanfrey. Elle commença pour lui plus tôt que pour un autre, parce qu’il eut de bonne heure à en porter seul toute la responsabilité clairement entrevue et fermement acceptée.

Chez Lanfrey l’homme fait a beaucoup retenu des sentimens de l’enfant : une certaine ardeur naturelle, naïve et franche, l’excès de sévérité dans les jugemens, l’impossibilité de taire ou seulement d’affaiblir l’expression de sa pensée, et cette confiance un peu présomptueuse en soi-même et dans sa destinée qui ne messied pas absolument aux jeunes gens, lorsqu’elle n’a point été démentie dans l’âge mûr, tandis que l’enfant possédait, par anticipation, certaines qualités, ou, si l’on veut, certains défauts qui ont influé sur sa carrière d’écrivain et d’homme politique. Dès sa seizième année, il était déjà replié sur lui-même et d’humeur naturellement solitaire, un peu hautain, avec des allures réservées et modestes, assez dédaigneux des avis, et même de la bonne opinion d’autrui. Ce n’est pas qu’il fût absorbé dans la contemplation de son individualité. Il n’y a jamais eu trace chez lui de cette disposition maladive qui consiste à analyser égoïstement ses moindres impressions, et à faire de soi-même le centre autour duquel le monde entier gravite. Loin de là, personne n’a été plus entièrement possédé que lui par les préoccupations générales de son temps ; personne ne s’est de meilleure heure et plus profondément passionné pour les grandes causes débattues de son vivant. Celle de la liberté fut la première qu’il ait embrassée pour ne la renier jamais, car il n’y avait d’égale à l’indépendance de son esprit que son inflexibilité. Elle a été incarnée en lui depuis le berceau jusqu’à la tombe. Elle faisait partie de son tempérament. Le culte intrépide qu’il lui a constamment voué ressort de tous ses écrits, de toutes ses actions, mais nulle part autant que dans les lettres écrites pendant son extrême jeunesse.

Ce qui donne une certaine grâce à la révélation intime des sentimens qui ont prématurément agité l’âme impressionnable de Lanfrey, c’est qu’ils n’ont été que le prélude de ceux qui ont tourmenté sa vie entière. Nulle affectation ne dépare d’ailleurs, quoique volontairement ou non la forme en soit toujours assez littéraire, ces confidences d’un fils à sa mère, et ces épanchemens d’un ami avec ses camarades. Il ne s’agit pas ici de souvenirs rassemblés après coup avec plus ou moins de fidélité pour la plus grande gloire de celui qui les écrit ; la nature fière et discrète de Lanfrey répugnait extrêmement à la complaisante exhibition de sa propre personne, et il n’a jamais rien écrit sur lui-même. Mais la correspondance qui est présentement sous mes yeux devant être prochainement publiée, je me crois permis d’y puiser avec choix. Pour donner la clé d’un caractère, pour pénétrer sûrement et très avant dans ce for intérieur qui est tout l’homme, rien ne vaut les lettres échappées au courant de la plume sous la dictée de la préoccupation qui domine dans le moment et sous l’impression encore chaude des événemens du jour. Autant que nous pourrons, nous laisserons donc Lanfrey nous raconter lui-même avec les détails de son existence d’écolier, l’histoire des pensées de toutes sortes qui l’assiégeaient alors et des passions politiques qui déjà grondaient au fond de son cœur.

Au moment où il quittait pour la première fois son foyer natal afin d’entrer à Paris dans l’un de ces collèges sur les bancs duquel il avait tant souhaité d’aller s’asseoir, la pensée du jeune Lanfrey se reporte avec tristesse vers sa mère et avec regret vers les beaux sites auxquels il lui faut dire adieu. « Tu as l’imagination si ardente et le cœur si maternel, écrit-il à Mme Lanfrey, que ta sollicitude t’aura sans doute montré ma route échelonnée d’une longue suite de catastrophes effrayantes et impossibles, — naufrages, explosion de chaudière, — déraillement, — éboulement, — attaques nocturnes. Rien de tout cela ! nous n’avons pas même versé, bien que notre conducteur ait fait consciencieusement tout ce qui était possible pour y arriver. Pas le moindre incident pour faire diversion à l’ennui. Un ciel morne et pluvieux ; des paysages consternés et transis ; des routes boueuses ; des chevaux mélancoliques et des postillons enragés. Tout cela, ma bonne mère, n’était guère fait pour me guérir du mal du pays qui nous serre si affreusement le cœur au moment où les montagnes de la patrie s’effacent dans l’éloignement. Oh ! cher coin de terre ! à l’heure où du pont du bateau je l’ai vu disparaître sans retour, il s’est fait en moi un déchirement pareil à celui que j’avais éprouvé en m’arrachant à ton étreinte maternelle. »

Mais ces impressions un peu douloureuses ne durent guère. Elles font bientôt place à des confidences pleines d’entrain sur ses occupations actuelles, sur les rêves dont il se berce pour l’avenir de sa carrière littéraire.


Paris, 28 janvier 1847.

… Gardez-vous bien, je vous prie, chère mère, de vous repentir du bien incalculable que vous m’avez fait en me mettant à Paris, et d’écouter les craintes que vous suggèrent votre sollicitude et votre inexpérience des choses qui sortent du cours ordinaire de la vie. Continuez de vous fier à moi comme vous l’avez fait jusqu’ici, et tout ira bien… Je crois que ce sont mes projets que vous me reprochez. Vous les trouvez trop ambitieux pour moi. D’abord, je vous ferai remarquer que, dans ce siècle-ci où tout le monde peut prétendre à tout, ils n’ont rien d’exorbitant, et que tous les hommes qui sont aujourd’hui parvenus aux honneurs, à la gloire, au pouvoir, sont sortis d’une condition aussi et plus obscure que la mienne. Je vous dirai, en outre, que ces projets ont bien quelque chose de légitime, puisque des hommes d’état dont j’honore et je respecte infiniment le jugement les ont reconnus comme tels. Du reste, pour vous consoler de m’avoir mis à Paris, j’ajouterai que je ne les ai point pris ici, mais que je les ai eus dès l’instant où j’ai commencé à y voir clair. Vous avez donc à vous applaudir de votre décision, car toujours est-il que, si j’échoue, j’échouerai avec moins de honte que je l’eusse fait si je n’étais jamais venu ici. D’ailleurs je ne vois nullement que ces projets puissent être incompatibles avec votre repos, tant s’en faut. Au lieu de mener cette vie dissipée et furibonde comme tant d’autres la mènent à mon âge, je resterai auprès de vous bien paisible ; je me contenterai de peu ; je m’enterrerai dans mes études, puis quand le jour de recueillir le fruit de tout cela sera venu, j’entrerai probablement dans une nouvelle période de ma vie plus grave, plus importante, plus mêlée aux événemens, plus agitée, en un mot, je n’en doute pas ; mais enfin cette agitation, c’est la vie même. On n’est homme qu’à la condition de passer par là. S’il me vient des malheurs, eh bien ! je les supporterai. C’est pour l’exercer que Dieu nous a donné la force. Vous autres mères, si l’on vous croyait, on passerait sa vie au coin du feu dans un bon petit ménage, à manger, à boire et à dormir. Fort bien ! mais croyez-vous que l’homme ait été mis sur la terre pour cela ? Non, il a été créé pour tendre sans cesse et par de vigoureux efforts vers la découverte de la vérité et vers sa propre amélioration. La vie n’est et ne doit être qu’une lutte parce qu’elle est une épreuve. Mais le terrain est glissant et l’on fait bien des chutes. Qu’importe, pourvu qu’on accomplisse sa destinée !


Ces fières aspirations de son fils ne laissaient pas que d’inquiéter un peu Mme Lanfrey ; elle fait toutefois effort pour les accepter. Les frais du séjour à Paris, c’est-à-dire le prix de la pension à l’institution Bellaguet où il était rentré, les dépenses nécessaires pour subvenir à ses études ont augmenté au-delà de ses prévisions. Qu’à cela ne tienne ! Sa confiance et sa tendresse sont les plus fortes. Elle redoublera d’économie et prendra plutôt sur son nécessaire. Celui pour lequel elle s’impose tant de sacrifices les devine et lui en sait un gré infini. « Je vous ai toujours crue incapable d’une faiblesse, écrit Lanfrey à sa mère, mais je craignais cependant qu’à la longue le doute et le découragement ne vinssent à s’emparer de vous. Tant d’autres auraient succombé à votre place ! Mais vous n’avez pas voulu laisser inachevée cette œuvre de votre dévoûment et de votre amour. Dieu seul peut vous rendre tout cela ; moi je ne peux que vous aimer et vous le dire. Essayer de vous payer un jour votre affection en biens terrestres et misérables, ce serait me rendre indigne de vous… Vous avez compris, ma bonne mère, ce que je vous disais il y a quelque temps : je ne veux écrire que pour vous seule. » Et à votre tour, vous me dites maintenant : « N’écris que pour moi seule. » Ce mot seule me révèle bien des ennuis, des chagrins que vous avez dû éprouver cette année. Prenons patience, nous nous en consolerons ensemble. Oui, vous avez raison ; personne entre vous et moi. C’est là la première condition de la vraie amitié. Parlons à cœur ouvert, ainsi que cela doit être entre une mère et son fils, et il y aura encore de bien beaux jours pour nous. »

C’est bien, en effet, à cœur ouvert que, pendant les années 1846 et 1847 qu’il passe à Paris, Lanfrey entretient sa mère de ses études, et surtout de ses visées pour l’avenir ! Ses succès scolaires semblent importer assez peu au jeune écolier. Les lectures qu’il fait, tous les exercices d’esprit qu’il s’impose, tous les travaux d’érudition auxquels il se livre, paraissent n’avoir qu’un but encore éloigné, mais déjà précis dans sa pensée. Il parle de lui-même, il se juge, moins dans le présent qu’au point de vue de ce qu’il espère être capable de pouvoir faire un jour. Il se montre déjà préoccupé des « œuvres solides et durables, » qu’avant peu il lui sera donné de produire ; le tout entremêlé d’élans de tendresse pour sa mère, avec des retours d’enthousiasme et de regret pour ses chères montagnes de la Savoie, qu’il aperçoit toujours dans une lointaine perspective.


… Maintenant il me reste à jeter un regard en arrière sur cette année qui vient de s’écouler et à vous dire ce que j’en pense. Eh bien ! je pense qu’elle a été aussi bonne pour moi qu’elle pouvait l’être. Il y a eu bien des tristes heures, il y a eu même des mauvais jours et des momens de désespoir, mais à quoi bon vous dire cela, à vous, puisqu’en dépit des vents et des tempêtes, me voici sur le rivage, le front serein, le cœur plein d’espérances et le corps sans blessure ? Que d’autres auraient fait naufrage à ma place ! J’ai eu des rudes combats à soutenir, mais c’est use âme de forte trempe que j’ai reçue de vous, ma chère mère. Intellectuellement j’ai fait de grands progrès sans qu’il y paraisse aux yeux de personne. Moralement je suis pur comme le jour où je vous ai quitté. Savez-vous que je suis d’une rare continence pour un jeune homme de dix-huit ans qui a vécu à Paris ? .. Il faut absolument que je finisse cette année à Paris, et j’y resterai quand je devrais y engloutir la moitié de mes ressources pour l’année prochaine. Il faut savoir sacrifier le présent à l’avenir et l’avenir de demain à celui d’après-demain.

Les quatre ans qui suivront feront encore partie du temps des sacrifices, du temps des semailles, si je puis ainsi parler, puis après viendra le jour de la moisson ; si Dieu ne m’a pas maudit, il est impossible qu’il ne vienne pas. Pensez-vous donc qu’avec un travail de quatre années et ce que je sais déjà, je ne pourrais pas faire une œuvre solide et durable ? Quatre années, mais c’est une éternité quand on sait, quand on veut (oh ! quand on veut !) les bien employer. Que le bon Dieu me donne longue vie, longue force, et avant tout me conserve ma mère, je ne lui demande que cela ! oui, encore quatre années de sacrifice,.. je sens en moi un pressentiment, une voix qui me crie : « Aie confiance. » Mais à quoi cela nous mènera-t-il au bout du compte ? Si je réussis, — à avoir réussi ; si je ne réussis pas, à avoir espéré pendant quelques années, ce qui est inappréciable par le temps qui court où l’on ne sait plus ce que c’est que de vivre et d’espérer. Rien désormais dans l’ordre des choses temporelles n’a le pouvoir de m’étonner ou de me faire perdre la tête. Je m’attends à tout. Je serais roi demain que cela ne me surprendrait pas plus que si j’étais réduit à aller bêcher de mes mains notre humble clos de Sainte-Claire. Et cependant avec cela j’espère. Il va sans dire que je ne laisse pas trotter ma cervelle après toutes ces chimères qui ne sont plus de mode aujourd’hui, et qui auraient été tout au plus à leur place il y a soixante ans. Je me trouve assez modeste et assez désintéressé pour ne rien ambitionner des biens de la terre et surtout de ces gros biens-là. Cette modestie de goûts et ce calme que je conserve en présence de ma destinée, quelque douteuse et voilée qu’elle soit, je les dois à mes philosophiques contemplations et aux nombreuses épreuves que j’ai traversées… Il est temps que je sorte de cette vie factice et si pleine d’illusions pour entrer dans la vraie vie, dans la vie de la réalité. Je ne m’occupe en ce moment que de préparer mes examens de fin d’année. J’écarte toutes les occupations qui m’étaient si douces. Je ne fais pas un mot de philosophie parce que la philosophie de collège n’est qu’une chimère. Je remets à mon professeur un devoir tous les trois mois. Hier, je lui en ai remis un pour lequel il m’a porté aux nues, je le laisse faire… J’ai déjà marqué, pour ces vacances, tous les ouvrages que je dois lire, ou plutôt que je dois étudier à fond, car maintenant je ne lis plus un ouvrage, j’en prends la partie intime, la fleur, la chair ; j’en fais ma propre substance et je laisse le squelette… Dans les lettres que je vous ai écrites cette année, il y aurait de quoi me faire passer pour un fou aux yeux de mille gens raisonnables. Quoique cela ne soit pas, cela pourrait être, et cela serait certainement parce que mes idées à moi sortent du cercle commun où tournent les yeux fermés des milliers de jeunes gens. Lorsque je vais retourner dans mon pays, je m’attends bien à n’être plus compris de personne, pas même de quelques vieux amis. Au reste, cela m’est égal, et je m’y suis résigné depuis longtemps… Enfin que m’importe ? Dans vingt-cinq jours, j’aurai ma mère ; je ne veux qu’elle seule et je fais fi de tout le reste. Oui les délicieux momens que je vais passer ! Comme j’ai besoin de respirer cet air pur de la Savoie, de boire cette eau fraîche de nos fontaines, au lieu de l’eau alambiquée de Paris, de respirer les roses embaumées de notre jardin, de voir nos montagnes vertes et notre ciel bleu ! Notre bon lait chaud, notre pain bis et les fruits de notre Sainte-Claire, voilé, ce que j’y vais chercher, et non pas des monumens, des musées, des palais, des théâtres. J’ai besoin de repos et de solitude, et c’est là que j’en trouverai ! Au lieu de ces études furibondes où mon imagination travaille autant que mon esprit, je pourrai vaquer là-bas à des études calmes et paisibles. J’ai déjà fait, mon plan de travail littéraire pour ces vacances. Toute ma vie est organisée heure par heure jusqu’à ces promenades que je vous ferai faire trois fois par jour pour votre santé…


Avant de prendre son vol vers la Savoie et pendant qu’il prépare ses examens, Lanfrey a longtemps cherché à Paris une chambre qui lui convînt. Il l’a enfin trouvée, et voici ce qu’il en écrit à sa mère :


… Elle est située sur un emplacement élevé, sain et spacieux. La rue est paisible et solitaire. On se croirait en province. Elle longe cette partie du Luxembourg qu’on appelle la petite Provence, à cause de ses airs coquets et champêtres, de la pureté de l’air qu’on y respire et des rayons du soleil dont on y jouit plus largement qu’ailleurs. C’est un aimable petit coin plein de bocages et de mystères, de fleurs, de gazouillemens d’oiseaux. les jeunes mères y mènent leurs bambins, et les étudians leurs grisettes. Moi, je n’y mène rien du tout. J’y vais philosopher au soleil, un livre sous le bras. Lorsque Lanfrey, ses examens passés, quitta Paris pour aller retrouver sa mère à Chambéry, tous ses projets de vie avaient été arrangés d’avance, comme nous venons de le voir dans sa correspondance, et il les mit à exécution tels qu’il les avait conçus. Nous ne rencontrons pas de lettres datées du court séjour qu’il fait en Savoie avant d’aller commencer ses études de droit à Grenoble, mais celle qu’il adressa plus tard à l’un de ses amis d’enfance témoigne de la fidélité avec laquelle il accomplit à la lettre son programme de sauvagerie misanthropique, de lectures assidues, de promenades solitaires dans la montagne, existence bien sombre pour un écolier de vingt ans, mais qui semble pourtant avoir été quelque peu éclairée par les rayons discrets d’un gracieux visage de jeune fille vaguement entrevue derrière les rideaux de sa fenêtre !!… « J’ai vécu en ermite comme tu l’as très bien deviné, vu que je ne connais plus personne dans mon pays et qu’on trouve que je fais le fier. J’ai été parfaitement heureux pendant le premier mois avant d’avoir épuisé le petit cabinet de lecture de la ville, et parce que j’avais un véritable besoin de la vue des montagnes. Je partais tous les matins avec un volume dans ma poche, et j’allais m’asseoir à un endroit que je te montrerai lorsque tu feras ton voyage en Suisse. Au bout d’un mois, m’apercevant que j’avais un air de conspirateur et que j’étais rassasié de romans et de poésie pour longtemps, je suis devenu plus casanier. Alors ont commencé mes longs ennuis. Pour me distraire, je me suis mis à regarder la plus jolie fille de Chambéry, qui demeurait en face de chez moi et qui ne demandait pas mieux. Cette petite était réellement très belle. Pendant trente-cinq nuits j’ai vu ces deux grands yeux noirs ouverts en face de moi (en rêve bien entendu) ; au bout de ce temps, elle a été demandée en mariage par un grand garçon qui a dix mille francs de rente. Ce que voyant, je me suis retourné d’un autre côté, je n’y ai plus pensé, et sa blanche figure n’a plus reparu derrière le petit rideau[5]. »


II

Lanfrey semble s’être d’abord beaucoup plu à Grenoble, « dans cette ville si riante avec ses toits rouges, ses grisettes, ses environs charmans, sa double ceinture de remparts et de montagnes blanches de neige pendant la moitié de l’année. » Il y occupe au premier étage une petite chambre à trois fenêtres avec balcon, la plus jolie de toute la ville. « A part des heures que je passe, au cours, ce qui m’arrive assez rarement, c’est là, écrit-il, que je passe presque toutes mes journées enfermé à clé avec mes bûches de bois et mes chers bouquins… Car il faut que je me recueille et me discipline quelque temps avant d’entrer dans cette lice où il faut combattre pour vivre, vaincre pour n’être pas vaincu, et tuer pour ne pas être tué. A Paris, je serais trop dissipé par la vie extérieure. »

A coup sûr, les agitations qui marquèrent en France la fin de l’année 1847 ne laissèrent pas Lanfrey indifférent. Mais ses regards n’étaient pas exclusivement tournés de ce côté. La politique était bien loin de l’avoir absorbé. S’il avait déjà les opinions républicaines d’une notable partie des jeunes gens de cette époque, ces opinions lui plaisaient plutôt par leur côté esthétique. En sa qualité de sujet savoyard du roi de Piémont, il se sentait assez désintéressé dans les luttes qui partageaient alors les Français en deux camps opposés. L’Histoire des Girondins par M. de Lamartine, ce livre dont l’apparition a beaucoup contribué à échauffer l’ardeur révolutionnaire de la génération à laquelle s’adressait l’auteur, l’avait tellement charmé qu’il l’avait apporté avec lui en Savoie pour le lire à sa mère. Mais c’était surtout le brillant éclat de la forme littéraire qui avait eu le don de parler à son imagination. Empêché par son séjour à Grenoble d’assister, au mois de janvier 1848, au banquet de la jeunesse des écoles, il regrette assurément de n’avoir pas l’occasion de « protester à sa manière contre un gouvernement, dont il est, dit-il, excédé. » Ce qui le contrarie surtout, c’est d’être privé de la satisfaction d’entendre les trois ou quatre hommes illustres qui devront y prendre la parole ; car sur cette sorte de manifestation et, sur ceux qui y prennent part, du moins en province, il est enclin à porter un jugement remarquablement sévère pour cette époque et pour son âge. « Je ne te cèlerai point, écrit-il à son ami, que j’abhorre le genre banquet ; je le tolère et je le subis comme une nécessité parce qu’il est à peu près la seule manière de manifester ses opinions coram populo, mais il est loin d’avoir mes sympathies. De tous les charlatans et de tous les déclamateurs, les charlatans et déclamateurs démocratiques sont de beaucoup les plus terribles. Je hais les factieux, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas les grands révolutionnaires. J’appelle factieux ces êtres sans dignité qui, sans avoir seulement raisonné leurs convictions, font de l’opposition entre la poire et le fromage au milieu des fumées du vin, et qui n’injurient que parce qu’ils peuvent injurier sans danger. Ils ont en général de grosses faces réjouies qui jurent avec leurs sombres discours, et sont les ennemis personnels de M. le maire, de M. le préfet, ou de M. le député qui ont refusé de pousser leurs fils. Voilà les gens qui peuplent les banquets (en province). Aussi le peuple est-il très sceptique à leur endroit, et ce n’est pas sans ironie qu’il voit défiler la procession de ces messieurs[6]. »

La nouvelle de la révolution de février ne provoqua chez Lanfrey aucun enthousiasme. Il est surtout frappé par le spectacle choquant de ces brusques changemens de régime. Les émeutiers lui inspirent grande répugnance. « C’est une triste chose qu’une révolution en province. Écoutez plutôt : vendredi matin, on entend résonner dans la rue une vieille trompette enrouée. On se rassemble et on lit une affiche ainsi conçue : « Dépêche télégraphique. M. Odilon Barrot nous informe que le roi abdique et que Mme la duchesse d’Orléans est régente. Un nouveau ministère se forme. » Tout le monde crie : « Vive la régence ! A bas Guizot ! » Le soir, illumination générale. Le lendemain, à la même heure, la même trompette se fait entendre et on lit sur l’affiche : « Le gouvernement républicain est organisé, etc. Louis-Philippe a glissé dans le sang et dans la boue, etc. » Tout le monde crie : « Vive la république ! » Le soir, on casse quelques vitres, on chante la Marseillaise. Les cafés sont envahis par des gens ivres. On s’observe ; on se regarde dans le blanc des yeux. Le lendemain, une commission de quatre républicains s’organise, ordonne la convocation de la garde nationale, à qui on distribue des armes. Le préfet et le maire donnent leur démission. On parle de jeter deux bataillons de garde nationale dans le fort de Grenoble pour la sécurité publique. Tout cela est fait avant que les journaux arrivés de Paris aient parlé d’un commencement d’émeute. On fait courir des bruits absurdes et ridicules pendant la nuit. A trois heures du matin, des gamins viennent me casser mes vitres. Je saute de mon balcon et je fais une charge à fond de train sur eux avec ma canne[7]… » Quand surviennent les journées de juin, il s’en faut de beaucoup qu’il montre aucune sympathie pour les insurgés. « Vous savez, écrit-il à sa mère, que tout est terminé à Paris. J’espère que la vue et le souvenir de tant de flots de sang répandus conjureront pour longtemps ces rages meurtrières et ces terribles inimitiés qui s’étaient emparées des partis, en même temps qu’ils rendront plus sages et plus sérieux ceux qui veulent mener les hommes et ne savent pas se conduire eux-mêmes. Quoi qu’il arrive, il est certain que nous serons tranquilles pour plusieurs années. On prend en ce moment des mesures qui coupent court à toutes les objections et qui tranchent tous les problèmes. Cette foule égarée que la mitraille a épargnée malgré elle va être transportée avec femmes et enfans dans des pays lointains, où les fièvres jaunes, la peste et la misère en feront prompte et bonne justice[8]… »

Les lettres datées du Dauphiné que Lanfrey adresse à ses amis nous le montrent en proie à cette effervescence de vitalité intellectuelle et morale qui, chez les natures richement douées, déborde pendant les années de la jeunesse et leur apporte, avec le besoin d’une activité incessante, avec la passion de l’infini en toutes choses, mille occasions de jouissances et de plaisirs, mais aussi tant de poignantes angoisses. Les événemens qui se passent autour de lui, les idées qu’il entend agiter, de près ou de loin, entre les esprits de son temps l’ébranlent profondément. « Cela m’entre par tous les pores. Je ne suis point un simple spectateur. Je souffre, je me réjouis, je m’indigne tour à tour ; je ne m’appartiens pas, écrit-il un jour, c’est le Dieu ou le démon du siècle qui me possède….. Je souffre en outre de la souffrance universelle. Qui ne comprend ce mot, aujourd’hui, et qui n’a pas souffert de cette souffrance ?… » Pour faire diversion aux ardeurs qui bouillonnaient, en lui, la compagnie de ses camarades d’étude était bien insuffisante, car il était demeuré fort solitaire à Grenoble. Il avait gardé toute la vivacité de ses affections et réservé le trésor de ces épanchemens intimes qui sont l’apanage et l’une des parures de la jeunesse pour les amis de plus vieille date qu’il avait laissés à Paris. C’est à eux qu’il ouvre son cœur avec confiance, c’est à eux qu’il raconte, non sans bonne grâce, ses occupations, ses rêves d’avenir, et comment il fait flèche de tout bois pour tromper ses ennuis présens par de longues séances à la bibliothèque de la ville, par la lecture de tous les livres qu’il peut se procurer, par des courses effrénées dans les montagnes environnantes, par quelques apparitions au théâtre quand on y fait de la bonne musique, par des visites au musée, où il s’est pris de passion pour deux ou trois beaux tableaux, mais surtout par le travail, auquel il semble s’être livré avec une sorte de furie. Du droit, qu’il est censé apprendre, il n’a qu’un assez médiocre souci. Un traité de jurisprudence est chose trop sacrée pour qu’il y touche. Mais il a fait effort pour apprendre l’allemand avec un maître qui baragouine à peine le français, et se vante de s’être rendu maître de l’italien. « Veux-tu savoir, écrit-il à un ancien camarade, l’emploi de ma journée : je mène ici une vie assez inégale, suivant mon habitude. Mais si cela peut te consoler de l’absence de. ton ami, tu peux te dire ou à peu près : huit heures du matin, il se demande en bâillant encore s’il ira au cours. Neuf heures, il lit ses quarante journaux pour s’ouvrir l’appétit. Dix heures, il déjeune. Onze heures, il se promène à l’ombre, si c’est possible, avec une canne, un parapluie ou un ami quelconque. Il s’ennuie beaucoup. Midi, il rentre chez lui pour travailler jusqu’à cinq heures, mais il éprouve de grandes distractions à cause de certaines voisines. Cinq heures, il dîne, se repromène, prend sa tasse de café et rentre à huit heures pour travailler jusqu’à une heure du matin… Cependant il m’est arrivé souvent, bien plus souvent, de travailler quinze heures sur vingt-quatre. A quoi ? à tout : à la littérature, à la philosophie, à la politique même, mais surtout à l’histoire. »

L’histoire, voilà dès l’année 1848 la vocation pour laquelle il se prépare à l’avance et forge déjà ses armes. Il est curieux de voir comment il la comprenait, à cet âge où, déjà un peu dégoûté des ouvrages de M. de Chateaubriand, qu’il avait beaucoup admiré pendant son enfance, il est encore sous le charme de la façon dont elle a été conçue et traitée par M. de Lamartine, qui restait pour le moment son auteur favori. Certes, il n’y a pas d’analogie, il y a plutôt d’assez sensibles différences entre l’idéal choyé par l’imagination du jeune homme et la méthode adoptée par l’homme fait quand il a plus tard mis lui-même la main à l’œuvre. Somme toute, aux débuts de sa vie comme pendant le cours de sa carrière littéraire, il n’a jamais fait bon marché du côté moral dans l’appréciation des événemens et des caractères. Il a toujours mis au premier rang, ainsi que l’a très bien dit un de ses biographes que nous avons déjà cité a les plus grands acteurs du drame, Dieu et la liberté humaine. » Sa pensée à ce sujet n’a jamais varié.


… Selon moi, c’est dans l’histoire surtout que se trouve la vraie philosophie, la philosophie réelle et pratique, et non celle qui se nourrit de rêves et de chimères, non celle qui momifie la créature de Dieu faite pour agir, qui la condamne à l’isolement pour lui faire dire, après une vie entière vouée au travail : x = x. Non, la vraie philosophie n’est pas cette philosophie mathématique et stérile. Où en seraient aujourd’hui les représentans de la nation française, si du x : cogito, ergo sum, principe de toute philosophie et partant de toute politique, il leur fallait déduire la constitution qu’ils se proposent de fonder ? Vingt pages d’histoire m’en apprennent plus sur la Providence et sur l’âme humaine que tous les traités présens, passés et futurs sur la psychologie et les attributs de Dieu. Et, en outre, que de connaissances utiles et pratiques l Pauvre philosophie, impuissante à démontrer Dieu et à démontrer l’âme ! Ah ! que nous importe le reste, si nous croyons à cela ! que nous importent l’origine et la formation des idées, que nous importent les divisions et les subdivisions de nos facultés et les mille méthodes du raisonnement ? La morale n’est-elle pas tout entière dans ces deux mots : Dieu et l’âme ! Retiens bien ceci. Il n’y a plus de véritable philosophie que la philosophie de l’histoire. Toutes les intelligences de notre siècle sont tournées de ce côté. Le reste n’est que système, illusion, chimère et chaos… L’histoire est, en outre, une source inépuisable de poésie, non pas peut-être de la poésie de la nature, poésie remplie d’attraits et de charmes infinis, je le sais, mais qui conduit aussi à la rêverie, à l’isolement, et qui finit toujours par absorber l’homme, né pour l’action, mais d’une poésie que j’appellerai humaine, de la poésie du triomphe et de la victoire. Tous les vrais hommes d’action ont été de grands poètes, à commencer par Alexandre et à finir par Napoléon. J’ai lu dans les Mémoires de Napoléon un mot qui m’en a plus appris sur son génie et sur son âme que tout ce que j’en ai jamais entendu dire. Ce mot bien simple, qui m’a frappé l’esprit comme un éclair (il est à remarquer que M. Lanfrey ne s’en est plus souvenu quand il a écrit son Histoire de la campagne d’Italie) est celui-ci : « En janvier, je passai une nuit sur le col de Tende, d’où au soleil levant je découvris ces belles plaines qui depuis longtemps étaient l’objet de mes méditations : Italiam ! Italiam ! » Il y a dans ces deux mots : Italiam ! Italiam ! un monde de poésie. Demandez à Lamartine s’il y a de la poésie dans l’action…


Une maladie nerveuse, qui mit par deux fois les jours de Lanfrey en danger et dont il a toute sa vie ressenti les atteintes, vint encore, pendant le cours des années 1848 et 1849, apporter au ton naturellement exalté de sa correspondance une recrudescence à laquelle la fièvre avait peut-être quelque part. Il avait passé nombre de nuits à compter, dit-il, les solives de son plafond. « Comme Job, j’ai vu tous mes amis de Chambéry passer près de mon lit de douleur en détournant la tête ou en me jetant la pierre. Ils comptaient bien que je n’en reviendrais pas. » Cependant un fidèle ami de Paris lui a envoyé le Raphaël, de M. de Lamartine, qui venait de paraître.


… Combien je te remercie de m’avoir envoyé ce livre consolateur ! Il y avait longtemps que je n’avais pour tout sentiment dans l’âme que la colère et l’ironie. Tu ne saurais croire combien j’ai pleuré en le lisant, pleuré sur les rêves sans nombre, sur les inspirations généreuses, sur l’enthousiasme tumultueux et presque sauvage qui me faisaient oublier les heures sur ce lac que j’ai tant aimé, au milieu de cette nature vivante avec laquelle tout mon être était pour ainsi dire identifié. Moi aussi, j’en ai parcouru toutes les anses et tous les golfes ; moi aussi, je me suis penché sur ses abîmes en écoutant le bruit de ses vagues ; moi aussi, je me suis assis sur ses rivages, au pied des hauts châtaigniers, les yeux fixés sur l’horizon éblouissant d’azur et de soleil, et la pensée perdue dans la contemplation de l’infini. Mais je n’ai jamais eu à mes côtés que les fantômes de mon imagination. Te dirais-je qu’il y a là une vieille ruine où j’ai éprouvé les plus délirantes émotions de ma vie et où j’ai toujours espéré me retirer dans mes vieux jours en présence du Dieu qui s’y révèle si solennellement ? Au milieu des jouissances délicieuses que m’a procurées la lecture de Raphaël, j’ai éprouvé des regrets amers et douloureux de voir cette beauté, que je croyais n’appartenir qu’à moi, n’être aimée, n’être appréciée que de moi, étalée à tous les yeux, dans ses détails les plus secrets et les plus chers, pour être bientôt profanée par les touristes qui viennent toujours s’extasier aux endroits désignés par le livret ! .. Mon pauvre lac a perdu à mes yeux une fleur, une virginité de fraîcheur que rien ne pourra lui rendre désormais. J’en ai lu la description d’un œil inquiet et jaloux, comparant chaque trait au tableau intérieur que m’en retraçant mon imagination, et tressaillant de joie aux aspects qui me semblaient avoir échappé à ce grand poète… Il m’est impossible d’exprimer en paroles combien j’ai aimé ce coin de terre ! Tout ce qu’il y a de sympathie irrésistible et indéfinissable dans le noir, de la patrie, dans les lieux où l’on a rêvé confusément dans son enfance avant de pouvoir penser, où l’on a pleuré et espéré, où l’on a senti le souffle de l’enthousiasme vivifier sa poitrine, tout ce qu’il y a de biens inconnus, d’attraction cachée, attachant et identifiant à jamais la personnalité d’un homme à la physionomie d’un site., tout cela réuni me faisait chérir ce lac comme la personnification de mes songes et de mes espérances, et tout cela s’est évanoui, tout cela n’est plus à moi, car un autre, s’en est emparé[9].


Quelques mois plus tard, il écrivait à un autre ami en lui parlant des terribles angoisses par lesquelles il avait passé :


… Joins à ces ennuis de longues heures d’oisiveté forcée, les approches de la mort au milieu de l’isolement (ma mère n’a connu ma maladie qu’après ma guérison) ; la crainte incessante d’être mis à la porte de mon logis ; l’obligation de veiller moi-même à tous les détails de mon petit ménage ; .. des colères inexprimables de me sentir mourir sans avoir vécu, et tu auras un aperçu de mes souffrances morales : cette dernière idée surtout m’a arraché des imprécations, des malédictions telles, je crois, qu’il ne s’en est jamais prononcé au fond des enfers. Mourir en vertu de je ne sais quelle sentence prononcée par un maître inexorable qui nous a jetés ici-bas avec des instrument pour accomplir une tâche et vous frappe par derrière au moment où vous allez mettre la main à l’œuvre ; mourir sans savoir pourquoi l’on est venu, sans savoir pourquoi on part, d’une mort qui ne profite à rien. Il y a là de quoi faire douter de l’intelligence de Dieu. Mon idée fixe dans la fièvre était de mourir pour quelque chose. J’aurais consenti à être haché en petits morceaux pour avoir la mort de l’ouvrier que le travail tue, du pêcheur que la tempête noie, du soldat frappé d’une balle, du marchand qui court après ses friperies. Quand ces souffrances me laissaient quelque relâche, mon imagination prenait soin de m’en forger d’autres d’une nature si extravagante, que je n’y pense plus maintenant que le sourire sur les lèvres…


Sa santé un peu rétablie et ses études de droit terminées à Grenoble, il restait à Lanfrey à prendre un parti qui allait décider du cours de sa vie entière. Il hésitait entre deux perspectives et deux nationalités : se faire inscrire au barreau de Chambéry, sa ville natale, ou se rendre à Paris, objet de tous ses désirs, afin d’y tenter la fortune dans la carrière des lettres vers laquelle il se sentait comme irrésistiblement entraîné. Mais déjà le séjour de la France le séduisait moins depuis que Louis-Napoléon était devenu président de « sa chère république. » Sa mère insistait pour le garder plus près d’elle. Il opta pour la Savoie. Mais avant d’y faire son stage, il fallait se faire recevoir avocat à Turin et obtenir certains diplômes nécessaires pour régulariser sa situation. Ce n’était pas sans douleur et sans une sorte de déchirement qu’il faisait à la tendresse filiale le sacrifice de ses ambitieuses espérances et commençait de pénibles démarches afin d’arriver au noble résultat de pouvoir avocasser à Chambéry. « Depuis vingt ans ma mère travaille pour moi, ajoutait-il en écrivant à un ami au moment de traverser le Mont-Cenis ; mon avenir est à elle et lui appartient plus qu’à moi. »

Cependant un aimable épisode de sa vie d’écolier l’attendait dans cette vieille capitale du Piémont vers laquelle il s’acheminait si tristement. Malgré ces silhouettes de grisettes furtivement glissées de temps à autre dans la correspondance de Lanfrey, il s’était soigneusement appliqué à se garder jusqu’alors contre toutes les séductions féminines. Il était plutôt armé en guerre contre elles. S’inspirant du souvenir classique de Juvénal, ou peut-être des propos sceptiques du vieil oncle de Chambéry dont nous avons parlé, qui, ayant parcouru tout le globe dans sa jeunesse, en avait rapporté cette idée qu’il n’y avait au monde que le seul peuple turc qui sût vivre avec les femmes, n’avait-il pas écrit récemment à l’un de ses amis : « La femme est un être profondément malfaisant… Il y a dans un cœur de femme tant de petitesses, de mesquineries, de duplicité, de calculs, de détours, d’hypocrisie que l’œil de Dieu n’y pourrait rien démêler. Heureusement pour lui, il y a autres chose à faire que de regarder là-dedans. La femme ne remue pas le petit doigt avant d’avoir calculé l’effet que ce mouvement produira. Son sourire le plus ingénu, elle l’a étudié pendant des années devant une glace, ainsi que les poses de sa tête et les plis de sa robe. Il n’y a rien de sérieux en elle ; elle vivra pendant des siècles d’une vanité, d’un commérage, d’un nœud de ruban. Elle prolonge son enfance jusque dans l’âge mûr, jouant avec nos affections comme avec ses poupées. En un mot, elle est pleine de ces misères qui n’inspirent que la pitié ou le dégoût. Nous autres hommes, nous sommes plus rudes, plus grossiers, mais aussi plus nobles et plus grands que ces filles d’Eve. » A peine est-il arrivé à Turin que la note change complètement :


… Turin est une ville de luxe et de flânerie, très remarquable par la régularité de ses rues, que je crois unique, mais sans originalité aucune. Quant à la population, elle est moitié italienne et moitié française, ce qui forme un produit tant soit peu bâtard. Elle n’aura jamais de littérature parce qu’on y apprend trois langues : l’italien, le français et le piémontais, et qu’on n’en sait aucune. J’occupe ici depuis ce matin une chambrette chez de très aimables personnes. Le propriétaire est un médecin plein de bonhomie et d’affabilité ; il a une femme et une fille. La femme est une véritable Italienne, ce qui veut dire qu’elle est mille fois plus femme qu’une Française. Elle a pour moi des attentions toutes maternelles et m’a déjà dit plusieurs fois qu’elle voulait me servir de mère. Comme elle ne comprend pas un mot de français, c’est la fille qui nous sert d’interprète. L’interprète a dix-sept ans et elle est belle à rendre fou un homme moins philosophe que moi. Un matin, il m’est arrivé d’avoir une phrase à lui faire traduire ; la mère m’a conduit dans sa chambre, et une fois en sa présence, j’avais tout oublié : je regardais ses yeux[10]

Je suis toujours enchanté de mes hôtes… La madre m’apporte tous les matins un breuvage chaud dans mon lit. Il signor rnedico vient ensuite passer son inspection, et je passe assez souvent la soirée en famille. Ces gens sont la bonté même, La jeune fille, qui s’appelle Virginie (comme mon vis-à-vis de l’année dernière), a un type de beauté très rare et que tu aimes beaucoup. Il n’a rien du type italien qui a quelque chose de trop viril pour une femme. C’est une figure de lady, frêle, délicate et très pure, mais d’un blanc mat. Elle n’a pas ce teint rosé qui fait ressembler les Anglaises aux poupées, et les cheveux sont bruns ainsi que les yeux, au lieu d’être de ce blond britannique que tu connais. Le tout forme un assemblage dont je suis assez partisan. Ajoute à cela qu’elle parle italien comme une Romaine et le français comme une Parisienne. Note encore qu’elle est malinconica, mot qui veut dire mélancolique, mais sans impliquer les prétentions et les ridicules qu’on attache au mot français. Beaucoup de tristesse et de rêverie la complète et l’idéalise singulièrement. Elle ne quitte ses pensieri malinconisi que pour passer, sans transition, à une gaîté folle qui fait briller dans ses yeux un esprit et une malice très respectables. J’ai le privilège de la faire sortir de son nuage. Cet aveu serait d’un fat, si je ne t’avais pas fait entendre ce que ce privilège a de périlleux. Qui sait si, en effet, cette gaîté ne s’exerce pas âmes dépens ? Mais que m’importe, pourvu que le padre continue à soutenir qu’il me guérira ! Sous ce prétexte, il me fait avaler les plus affreux poisons. La philanthropie est bien amère ! . (Dix heures du soir. ) Te dirai-je, mon cher, que je viens de passer deux heures en famille et que Virginia m’a, non pas laissé prendre, mais offert et donné un petit bouquet de violettes cueillies de sa blanche main sur une charmante colline qui domine Turin ? Il y a des brutes qui nomment cela les bagatelles de la porte. Moi qui ne veux entrer nulle part, j’appelle cela charme, parfum, poésie, idéal, ou, si l’on veut, illusion, songe ; mais accepterait-on la vie sans ces quarts d’heure de bonheur réel ou chimérique ? Adieu, je m’aperçois que le parfum de ces chères petites violettes me monte à la tête et me fait battre le campagne[11].

… Vous me demandez des nouvelles de mon maître d’italien, écrit-il plus tard à un autre ami, hélas ! le dénoûment fatal et prévu s’est réalisé. Cela était inévitable comme le cinquième acte d’une tragédie. J’ai été son ami pendant deux mois, son frère pendant quinze jours, et à présent je suis parqué dans le troupeau des amoureux stupides. Vous m’entendez ? Je n’existe plus. Je suis entré dans ce qu’on appelle en médecine le troisième degré et en droit romain le capitis diminutio. Je la vois partout, dans mes rêves, quand je dors, sur la page effacée de mes livres quand j’étudie, dans les nuages quand je regarde le ciel, et au fond de mon verre quand je suis à table. Je vous dirais les épisodes simples et charmans qui ont formé les anneaux de cette chaîne, si je ne savais combien les gens qui aiment sont ennuyeux. Le dernier coup m’a été porté par une maladie nerveuse qu’elle a faite. Elle a été agonisante pendant neuf jours. Tous les médecins de Turin en désespéraient. Moi, j’ai passé ce temps à la pleurer, après quoi je suis devenu parfaitement fou, tellement fou, oh ! mon ami, que ma folie m’est plus chère que la lumière du jour ! Je vous raconterai quelque jour cette étrange fille qui est bien ce que j’ai connu au monde de plus extraordinaire. Une organisation d’artiste qui vous ravirait d’étonnement, tout sceptique que vous êtes ; avec une tête de philosophe une bonté exquise et une fierté de Romaine ; avec un ton fin, poli et froid, et les manières des grandes dames que vous avez pu entrevoir, une simplicité de goûts inexplicable chez une femme… Ce que j’éprouve pour elle est encore plus de l’admiration passionnée que de l’amour. Elle dit les vers comme Rachel, et si jamais elle touche à une plume, vous me direz ce que vous en pensez. Pas besoin d’ajouter que je suis le fils de la maison et que les deux premiers pas qu’elle a hasardés hors de son lit, elle était appuyée sur mon épaule[12].


Quel allait être le dénoûment de cette fraîche idylle ? Elle était destinée à finir de la même façon que beaucoup d’autres. Quoiqu’il se soit plus d’une fois donné pour très capable de concevoir et de goûter les joies pures et calmantes du foyer domestique, Lanfrey a plus souvent encore laissé voir dans sa jeunesse une grande répugnance à associer une compagne, si charmante qu’elle fût, à la vie d’épreuves et de luttes qu’il avait en perspective devant lui. « Si le jour doit venir, lisons-nous dans une lettre datée de cette époque, où il me sera donné de sortir de l’impasse où je suis maintenant, je veux qu’il me trouve libre de toute entrave, sans épouse ni enfans à traîner après moi comme ce pius Æneas qui ne fit jamais rien de bon. Un héros avec femme et enfans, c’est un non-sens qui a fait avorter l’Enéide. » Sans doute il jugea qu’il ne lui était pas loisible de s’embarrasser d’aucune entrave de ce genre au moment où la nouvelle du coup d’état du 2 décembre tombée tout à coup à Turin en plein roman lui arrachait les imprécations qu’on va lire :


… Si l’état de choses que nous voyons dure, il ne faut plus croire ni au progrès, ni à la justice, ni à l’honneur, ni à la vertu, ni à Dieu. J’ai passé ces dix jours à pousser des rugissemens de rage. N’est-il pas étrange que la destinée de trente-six millions d’hommes se joue à leur insu, dans une ville éloignée, sans qu’ils puissent prendre part à la lutte autrement que par des vœux aussi inutiles que leurs malédictions ? Ce système absurde et immoral ne peut pas durer. Nous sommes comme les peuples de la Fable. Les dieux prenaient parti — Junon pour ceux-ci, Minerve pour ceux-là — et la victoire se décidait dans l’Olympe, loin des mortels, triste proie de la fatalité. Quand nous pèserons tous dans la balance, on verra bien si la botte d’un Bonaparte fera pencher le plateau. Il faut pourtant reconnaître qu’il résultera de tout cela des leçons utiles et des expiations méritées. Les libéraux de 1830 expieront leurs lois de répression et leur alliance avec le clergé ; les légitimistes, leurs intrigues ; les socialistes, leurs criailleries et leurs folies de 1848 ; tous, leurs instincts cupides et intéressés, leur peu de foi. A quoi croient-ils, en effet, si ce n’est aux gros sous ! On a voulu faire des questions morales qui nous divisent des questions de pain et de viande, et qu’arrive-t-il ? C’est qu’on ne se bat plus pour le droit et que la faim seule vous recrutera des soldats. Bonaparte nous a vaincus parce qu’il croit à quelque chose, lui ! Il croit à son étoile. Eh bien ! les hommes sont aujourd’hui si faibles que, si cet homme avait du génie, avec cette idée fixe, il conquerrait le monde.


Alors recommencent pour Lanfrey les cruelles perplexités du choix à faire entre les deux patries dont il pouvait réclamer le bénéfice. Sa vocation première, son ardent désir de prendre part à la campagne de résistance qu’il imaginait devoir s’engager bientôt contre le régime nouveau qui venait de s’établir en France le poussaient sur le chemin de Paris. Les inquiétudes de sa mère et son affection pour elle le retenaient à Chambéry. Ses hésitations furent longues ; elles ne durèrent pas moins de deux ans ; mais sa destinée fut la plus forte, et, vers la fin de l’année 1853, il avait définitivement fixé sa résidence dans notre capitale. Remis de sa première émotion, Lanfrey en était venu à se dire que les derniers événemens, s’ils avaient terriblement froissé ses convictions politiques, ne portaient point atteinte à ses intérêts individuels. Son travail sur les philosophes du XVIIIe siècle était déjà assez avancé. C’était l’œuvre secrètement préparée, couvée depuis longtemps avec amour pour fonder un jour sa réputation. « De ce côté, je n’ai pas grand’chose à perdre. Si le parti socialiste avait triomphé, mon livre serait venu comme une balle perdue après la victoire ; il aurait trouvé les ennemis en fuite. De plus, il aurait paru au milieu d’une société en proie aux douleurs de l’enfantement et peu tentée, par conséquent, de s’occuper, du passé. Il aura pour lui mille chances de réussite par son objet même s’il paraît pendant la servitude. L’histoire du XVIIIe siècle plaira à ces esclaves, sinon comme une satire de notre triste époque, du moins comme une fiction ingénieuse et romanesque[13]… »

Une fois qu’il a pris son parti, Lanfrey se hâte, avec cette impétuosité qui lui est naturelle, de briser toutes les chaînes qui pouvaient l’attacher encore à son pays d’origine.


La Savoie m’étouffe. Quant au Piémont, nous en reparlerons ; je suis en train d’y liquider mes affaires de cœur, et j’y ai à peu près terminé mes études sur les femmes de génie. Mon intention est de rompre pour toujours avec ma belle patrie. Il serait fastidieux de vous rappeler mes griefs contre elle. Afin d’y mieux parvenir, j’ai, comme on dit, brûlé mes vaisseaux. Je me suis compromis et perdu sans retour dans l’esprit de mes compatriotes. J’ai affiché un dédain superbe pour tout ce qui leur est cher, vénérable et sacré. J’ai repoussé du pied ce bonnet de docteur qu’ils m’offraient. J’ai déclaré leurs trous à rats inhabitables, et quant au morceau de fromage qu’ils y grignotent avec tant de complaisance, je l’ai trouvé d’une puanteur achevée et je l’ai dit tout haut. Je ne puis donc rentrer dans ce pays que pour y être sifflé, honni, bafoué. Cela est clair. Réussir ou être livré aux bêtes (et quelles bêtes !) voilà l’alternative que je me suis créée, et si peu rassurante qu’elle soit, je ne m’en repens pas…

Faites-moi l’amitié de m’envoyer le renseignement suivant : est-il vrai que l’on puisse obtenir assez facilement pour la naturalisation en France des délais plus courts que les délais légaux, si l’on y a surtout un commencement de position, le grade de licencié par exemple ? Le licencié étant du reste un très gentil garçon (vous me l’avez dit cent fois) très bien recommandé (j’aurais votre protection), intelligent (je suis intelligent, que diable !) et pas plus démagogie qu’un agneau…

Pour abréger, je suis connu de vous. Vous êtes connu de M. F… M. F… est connu de M. Didot. Il travaillait même à sa nouvelle Biographie. Que par votre toute-puissante intervention M. F… me fasse entrer dans le sanctuaire Didot. J’accepte toutes les épreuves d’usage. Présentez-moi à ce grand homme. Protégez-moi. Sauvez-moi. Soyez éloquent ; flattez, intéressez, fascinez, magnétisez. Contez-lui mille romans sur moi. « Je suis en mal d’enfant d’un chef-d’œuvre. La postérité lui saura gré de m’avoir tendu la main, etc. » Enfin, ne me laissez pas périr sous vos yeux, car c’est une question de vie et de mort pour moi. Si vous échouez, je n’irai pas frapper à d’autres portes. Je connais trop cette race insolente[14]


III

Qu’allait-il advenir de Lanfrey, lorsque avec tant d’ardeur militante il quittait les paisibles montagnes de la Savoie pour se jeter à Paris dans la carrière agitée de la politique et des lettres ? Ce n’était point le courage qui lui manquait, mais bien la patience et la résignation, qualités qui n’étaient pas autant à son usage. Les efforts des vaillantes intelligences aux prises avec les premières difficultés de la vie ont toujours eu le don d’exciter la sympathie. Si l’on tient compte des obstacles accumulés devant les écrivains nés vers 1852 à la vie publique, il est difficile de se défendre d’un intérêt particulier pour ceux qui, restés fidèles à leurs convictions, rêvaient encore, après le coup d’état, de se servir de leur plume comme d’un instrument de combat. Toutes les précautions avaient été bien prises pour les décourager. Pratiqué par M. de Persigny avec une rigueur qui, pendant les premières années de l’empire, n’admit aucune intermittence, le régime de la presse fut tout d’abord celui du pur arbitraire tempéré par le caprice. Jusqu’où pouvait aller l’expression de la pensée, où devait-elle s’arrêter ? Il était impossible de le savoir, impossible même de le deviner. Le droit d’avertir, de suspendre, de supprimer entièrement les écrits périodiques coupables seulement du crime de déplaire avait mis toutes les personnes qui tenaient une plume à la merci du pouvoir. Leur existence dépendait de son bon plaisir, et pour être assurés de vivre la plupart avaient pris, au début, le parti de se taire absolument. C’était le plus sûr. Comment les journalistes qui n’approuvaient pas les mesures nouvelles se seraient-ils risqués à les juger devant leurs compatriotes alors que, pendant la nuit du 27 février 1853, Paris venait de voir nombre de rédacteurs des feuilles opposantes arrêtés à domicile pour avoir osé parler politique dans leurs correspondances avec les journaux de l’étranger ? Qui donc aurait pu songer à émettre son avis sur les affaires courantes quand M. de Montalembert, député au corps législatif, venait, au printemps de 1854, d’être poursuivi par le gouvernement, livré par ses collègues et condamné par les tribunaux, parce que, dans une lettre privée adressée à M. Dupin et reproduite par la presse belge, il avait comparé avec un peu d’humeur la constitution de l’Angleterre à celle de son pays ?

Je me trompe toutefois. Non, ce n’étaient pas les écrivains de bonne volonté qui auraient manqué aux journaux de l’opposition, c’étaient les directeurs de ces journaux qui appréhendaient de recourir à des plumes tant soit peu compromettantes et refusaient tout article où l’on aurait pu soupçonner la moindre velléité de critique, si légère qu’elle fût. En réalité, la censure se trouvait rétablie, mille fois plus ombrageuse que celle directement exercée, dans les temps passés, par les agens du pouvoir, car elle était déléguée aux gérans des organes de la publicité chargés de faire eux-mêmes la police dans leurs propres colonnes sous peine, en cas d’inadvertance, d’assister à la ruine immédiate des feuilles qu’ils dirigeaient. L’embarras était grand pour tous les directeurs de journaux, plus grand pour ceux qui placés, à Paris, sous l’œil de l’administration, défendaient, la veille encore, la cause de la république ou celle de la monarchie constitutionnelle. Qu’allaient-ils faire ? Force était de se prêter à quelque compromis. Celui dont ils s’avisèrent fut très simple. Entre leurs rédacteurs bien connus du public et notoirement divisés d’opinion au sujet des derniers événemens, la parole fut laissée à ceux qui, pleins de déférence pour les puissans du jour, n’avaient de paroles sévères que pour les régimes déchus, ou bien encore à ceux qui, plus respectueux de leur passé, se contentaient de faire parade de leur admiration pour la politique extérieure du nouveau gouvernement. En revanche, le silence était imposé aux dissidens qui répugnaient à acheter par de pareils gages le droit de parler au public de ses affaires ; il leur était seulement permis de s’occuper, par grâce, des choses du théâtre et de la littérature. Il y avait encore de l’esprit dans les productions de la presse quotidienne (comment notre pays s’en serait-il passé ?) mais il n’y avait plus, à vrai dire, d’esprit public. L’étude des questions d’affaires, la recherche du bien-être, le culte des intérêts matériels, voilà de quels côtés s’étaient tournées les ardeurs de la nation. Elle avait presque cessé d’honorer l’indépendance, de tenir au droit et d’aimer la liberté. Peut-être, au fond du cœur, avait-elle été froissée par les violences qui avaient marqué les débuts du règne de Napoléon III, mais, chose triste à constater, elle ne semblait pas lui savoir trop mauvais gré d’avoir si bien muselé les écrivains politiques. Par une réaction trop fréquente chez nous, ils payaient cher maintenant les imprudences autrefois commises.

On devine aisément la révolte intérieure que devaient soulever au fond de l’âme de Lanfrey tant d’entraves mises à l’expansion des sentimens qui débordaient chez lui. Il était accouru à Paris pour se précipiter, en simple soldat, à ses risques et périls, là où l’action lui semblait devoir être le plus chaudement engagée, et d’avance toutes les voies étaient fermées. Ce n’est pas à lui qu’il fallait proposer de mettre un frein à l’expression de ses violentes colères ; il était fier de les éprouver. Les transactions que d’autres écrivains acceptaient à ses côtés lui paraissaient méprisables. Trop emporté pour rester juste, il maudissait également et confondait dans les mêmes imprécations l’omnipotence oppressive exercée par le gouvernement sur les directeurs de journaux, et l’arbitraire capricieux qu’il reprochait à ces derniers de s’arroger à leur tour sur leurs collaborateurs. Les lettres que, pendant toute la durée du second empire et surtout celles que pendant les premières années de son séjour à Paris, il adresse à sa mère, témoignent de l’amertume avec laquelle il jugeait les hommes et les choses de cette époque. Toute oppression lui était naturellement antipathique, et peut-être certaines exagérations de langage sembleront-elles excusables chez l’homme qui devait, plus tard, qualifier en termes si durs une autre dictature. Quoi qu’il en soit, les confidences de Lanfrey sur les débuts de sa carrière de polémiste sont curieuses, et parmi les hommes d’état du présent quart d’heure, plus d’un ministre en exercice, et nombre de fonctionnaires maintenant arrivés à des situations considérables pourront, en les lisant, se rappeler les épreuves par lesquelles ils ont eux-mêmes passé.

En quittant Chambéry dans les derniers mois de 1853, Lanfrey avait apporté avec lui quelques articles rédigés à l’avance et dont il espérait trouver le placement dans la presse parisienne. Ils furent d’abord accueillis avec faveur, mais, après examen, cette prose, qui avait probablement gardé quelque chose des libres allures et des rudes accens du pays natal, fut trouvée trop dangereuse par le journal important qui avait promis de la publier. De là un premier déboire.


Chère mère, j’ai rarement été éprouvé comme cette année, et vous savez pourtant que les épreuves ne m’ont jamais fait défaut. Mais Dieu merci, je puis dire que, si le désenchantement, la colère, la haine, le mépris, et bien d’autres sentimens se sont disputé mon cœur et en ont pris possession tour à tour, le découragement n’aura fait qu’y passer, et j’entre dans cette nouvelle année (1854) avec la pleine et libre disposition de moi-même, ce qui est beaucoup. Mon affaire avec le Siècle n’a pas encore eu de dénoûment, mais elle a déjà fait quelque bruit, et j’ai reçu de plusieurs côtés des témoignages d’estime bien propres à me consoler de la lâcheté de ces misérables. Elle m’a tant fait perdre de temps de toute manière que je ne peux y penser sans grincer des dents. A partir de demain, 2 janvier, je me remets à mon vieux travail avec toute cette fièvre et cette rage accumulée depuis deux mois, et s’il n’en sort pas quelque chose qui soit de nature à humilier ces drôles, je brise à jamais cette plume de malheur qui ne m’aura été donnée que pour ma honte et pour le malheur de ceux que j’aime.


Le vieux travail dont parle M. Lanfrey, c’était l’ouvrage sur le XVIIIe siècle, dont il n’avait jamais cessé de s’occuper.


Je suis revenu tout entier à mon travail, dont la partie la plus pénible et la plus rebutante est désormais terminée ; je veux parler de celle qui concerne les longues et patientes recherches et toutes les études préliminaires qui en étaient la base indispensable, la partie scientifique, en un mot. Il ne me reste à accomplir que l’œuvre purement artistique, celle qui crée la forme et le style, œuvre difficile sans doute et dont dépend le succès, mais qui est pleine d’attrait pour moi. Celle-là finie, nous nous présenterons au public. Et ici, ma chère mère, permettez-moi de vous donner une explication qui me justifie d’avoir entrepris un travail aussi long. J’aurais pu, comme tant d’autres, débuter dans le monde littéraire par un petit article de journal ou de revue qui ne m’aurait pas coûté huit jours. Si je n’ai pas choisi cette voie, c’est que je la connais fausse et mauvaise. Ces petits feuilletons qui coûtent si peu d’efforts rapportent encore moins de réputation. Le public sait ce que valent ces pages votantes et ne leur prête qu’une attention distraite. En suivant cette méthode, il faut dix ans pour se faire un nom, quelque talent qu’on possède. Or, un nom pour un homme de lettres, c’est son pain quotidien. Au lieu d’éparpiller, comme font les feuilletonistes, le peu de talent que je puis avoir dans mille de ces petites œuvres qui meurent en naissant et qui méritent leur sort, je l’ai concentré en un seul ouvrage sérieux, réfléchi, consciencieux. Le public prononcera un arrêt qui me condamnera au repos éternel, asile et tombeau des gens médiocres, ou aux orages de la célébrité ; mais, quel qu’il soit, je crois avoir suivi la vraie méthode, la seule prudente et la seule logique[15].


A mesure qu’avance l’année 1854, Lanfrey s’applique avec plus d’acharnement à terminer le livre dont il ne cesse d’entretenir sa mère.


Si je manque l’occasion, je suis perdu, lui écrit-il au commencement de l’automne. Or, elle n’a jamais été si favorable. L’hiver va clore la campagne d’Orient ; en séparant les armées ennemies, il va en ouvrir une ici beaucoup plus sérieuse selon moi… Les journaux ne s’occupent plus que des questions religieuses. Tous les gens intelligens de ma connaissance sont d’avis que je ne pourrais venir plus à propos… Soyez sûre que je serai soutenu. Il y en a des mille et des mille qui voudraient faire ce que j’entreprends. Seulement, les uns n’osent pas et les autres ne savent pas ; moi, j’ose, et je sais, et je ferai !


Cependant l’œuvre achevée, il arrive que, malgré le succès obtenu auprès des quelques amis qui en ont connaissance, malgré l’assistance promise par ceux qui pensaient que le moment était propice pour faire campagne contre l’église au profit des philosophes du XVIIIe siècle, Lanfrey risque beaucoup de demeurer avec son manuscrit sur les bras. Il avait débuté par le porter chez M. Michelet, persuadé que cet ami si chaud de la jeunesse républicaine, qui semblait avoir pris plaisir à écrire exclusivement pour elle ses plus récens ouvrages, s’intéresserait à l’œuvre de l’un de ses plus fervens admirateurs. Cruelle déception ! l’impression de Lanfrey, quand il vint rechercher son manuscrit, fut que l’illustre professeur n’y avait pas jeté les yeux. Pour tout encouragement, il reçut l’avis que les temps ne comportaient guère de semblables publications. Alors commence pour le jeune auteur en quête d’un libraire une série de tribulations qu’il vaut mieux lui laisser raconter lui-même :


Mon livre fini, je fais depuis quinze jours, chère mère, le métier le plus infernal auquel un homme qui se respecte, puisse être condamné, celui de solliciteur. Je sue tout le sang que je tiens de mon père et de vous, sang indépendant et généreux s’il en fut et qui s’indigne de cette humiliation nouvelle pour lui. Malgré ma ferme volonté, je suis Si peu taillé pour cette vile besogne que je n’ai réussi jusqu’à présent qu’à me faire un ennemi, et cela d’un homme à qui j’étais recommanda et qui était plein de bienveillance pour moi. Voici le commerce récréatif auquel je me livre : je me présente, en grande tenue, chez un éditeur, c’est-à-dire, la plupart du temps, un butor, sans instinct, sans éducation, poli tout juste, puis, je lui déclare l’objet de ma visite. Il regarde ma mine, et comme j’ai l’air beaucoup plus jeune encore que je ne le suis, il sourit d’un air obligeant, puis me répond qu’il serait extrêmement flatté de publier mon ouvrage s’il n’imprimait dans le moment même un travail de M*** sur le même sujet dans un sens tout à fait contraire au mien. Là-dessus je lui tire ma révérence d’un air aussi impertinent que possible, et lui me reconduit jusqu’à la porte avec de grandes salutations ironiques. Aucun d’eux jusqu’ici n’a lu une seule ligne de moi. Ils sont trop occupés.

Voici la dernière de mes aventures : un journaliste assez influent m’avait donné une lettre pour l’éditeur Pagnerre… Pagnerre me reçut très bien, me fit entendre que la chose lui convenait et me demanda un petit délai pour examiner mon travail. Sur ce, je lui envoyai mon manuscrit. Après douze jours d’une mortelle attente, ne recevant pas de réponse, je retourne chez lui. Mon Pagnerre traversait justement son magasin un grand plateau à la main. En m’apercevant, il laisse tomber son plateau à terre. Triste augure ! « Monsieur, lui dis-je, je suis venu savoir si vous aviez un commencement de réponse à me faire. » Il m’avoua alors qu’il n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir le paquet, mais qu’il espérait pouvoir s’y mettre d’ici à peu de temps et me rendre réponse avant quinze jours. Là-dessus je suis rentré chez moi et je lui ai écrit de me renvoyer mon manuscrit.


Rebuté par les éditeurs, Lanfrey songe à imprimer son livre à ses frais. Mais il lui fallait pour cela imposer de nouveaux sacrifices à sa mère. Juste au moment où il lui demande a cet effet les fonds nécessaires, la pauvre femme commençait à désespérer de voir jamais paraître ce travail depuis si longtemps commencé, toujours remanié et qui maintenait loin d’elle le fils qu’elle brûlait de ramener près d’elle au modeste foyer de Chambéry. Les doutes qu’elle exprime sur l’accomplissement de tous ses beaux projets sont pour Lanfrey la plus douloureuse des épreuves qu’il ait encore subies :


… La seule impression qui me reste de votre lettre, c’est un profond sentiment de découragement. Seul, sans appui, sans protecteur, sans conseils ni direction, j’entreprends une tâche énorme, écrasante pour un jeune homme, une tâche qui exigerait dix ans de travail et que j’aurai accomplie en quinze ou dix-huit mois, grâce à des efforts pénibles et persévérans, une tâche qui me donnera Une patrie à moi inconnu, à moi pauvre, à moi exilé. Et vous, la seule confidente de mes espérances et de mes incertitudes, vous le seul témoin de cette lutte obscure, inégale, mais non sans honneur, vous me découragez, vous vous moquez de mes scrupules et des modifications consciencieuses que j’apporte à mon œuvre, lorsque l’évidence m’y force. Vous n’avez aucune foi à ce que j’entreprends. Vous avez la simplicité de croire que je mène une vie de plaisirs avec les cent cinquante francs mensuels. Pensez-vous qu’un écrivain sérieux n’ait qu’à dire comme Dieu : « Que la lumière se fasse ! » Pensez-vous qu’il dépend de lui comme il dépend d’un ouvrier d’allonger ou de raccourcir sa besogne à volonté ! Non, quand on met un titre sur un livre, il faut remplir le programme qu’il annonce, ou bien on en est soi-même la première victime. Ce n’est pas comme dans le commerce, où l’on s’enrichit en vendant à faux poids et en donnant du coton pour du fil. En littérature, celui qui ne tient pas les promesses de l’étiquette mise sur la chose vendue en est toujours puni… Rien au monde ne me fera livrer mon ouvrage au public avant qu’il soit achevé, c’est-à-dire qu’il soit l’expression vraie de ma pensée et de ma capacité. Il y a là pour moi non-seulement une question d’amour-propre, mais encore plus une question de conscience. Je le jetterais au feu plutôt que de le publier imparfait.


Cependant Mme Lanfrey n’avait pas tenu longtemps rigueur à son enfant. Elle avait, comme à son ordinaire, tendrement cédé à ses désirs. « Il n’est rien de tel, s’écrie-t-il dans sa reconnaissance, qu’une bonne caresse maternelle pour remettre l’âme de ses agitations et lui rendre la paix. » Il s’était donc remis au travail avec cette énergie fiévreuse et désespérée (ce sont ses expressions) qui suivait de près chez lui les courts accès de découragement.


… C’est l’incertitude de l’avenir et la rage ou je suis de ne vous avoir encore pu retirer de cette galère de sacrifices qui sont cause de tout. Je souffre beaucoup, ma chère mère, lorsque je me dis que je suis le seul obstacle au repos que vous avez si bien mérité par tant d’années de privations. Toutes mes peines particulières, qui sont grandes et multipliées, ne sont rien auprès de celle-là. Je sais qu’il y a des gens qui me représentent comme exploitant votre vieillesse, vous sacrifiant à mes chimères sans avoir aucune préoccupation de votre bonheur et de votre tranquillité, tandis que je n’ai jamais eu pour but, dans toutes mes entreprises en apparence les plus déraisonnables et les plus hasardées, que de hâter le moment où vous pourrez être libre, tranquille et heureuse, que de jeter un peu d’éclat sur le nom obscur de ma pauvre et vieille mère, afin qu’elle soit respectée et honorée par tous comme elle l’est par moi. Voilà la pensée qui est au fond de toutes mes actions, bien plus que cette folie qu’on nomme l’ambition et cette fumée qu’on nomme la gloire, et c’est dans cette pensée que je puiserai une force invincible pour renverser les obstacles que je trouverai sur mon chemin. Je vous ai, chère mère, révélé le secret de mon angoisse ; si j’échoue, on dira que je vous ai sacrifiée à mon ambition insensée. Mais je vous ai ouvert mon cœur et votre témoignage me suffira.


Le livre était imprimé, mais tout n’était pas fini. La législation sur la presse imposait à Lanfrey l’obligation de trouver un libraire qui voulût bien se charger de vendre l’ouvrage et d’y mettre son nom comme éditeur. « Aucun n’osait se risquer. » Son impatience était extrême à la pensée des deux mille volumes qui allaient encombrer sans écoulement possible sa petite chambrette de la rue de Trévise. « Enfin j’ai accroché hier un éditeur à la baïonnette (car c’était mon Sébastopol, et il me fallait vaincre ou périr), et il est tout simplement le premier libraire de Paris. Il m’a fort bien accueilli et augure beaucoup de mon œuvre. » Tout était désormais en règle, et ainsi se termine la longue série des tribulations que dans sa correspondance avec ses amis restés en Savoie, Lanfrey appelait « sa montée au calvaire. »

Pourquoi m’interdirais-je de relater ici un trait qui fait honneur à Lanfrey et se rapporte précisément à ces années pendant lesquelles sa mère et lui avaient à lutter contre les terribles embarras dont nous venons de parler ? Une cousine de la famille, ayant perdu son mari, restait seule et dénuée de ressources avec une petite fille à sa charge. Mme Lanfrey voulut contribuer à son éducation, et voici en quels termes son fils la félicite de sa généreuse détermination :


Merci, chère et bonne mère, de la joie que vous m’avez donnée ; n’eussions-nous qu’un morceau de pain, notre devoir serait encore de le partager avec ceux qui sont plus malheureux que nous ; à plus forte raison devons-nous le faire avec des personnes qui nous tiennent de si près.


Chose singulière ! l’établissement dont Lanfrey fit choix pour recevoir la jeune fille fut un couvent. Déjà, avant de l’y installer, il avait fait toutes les démarches qui dépendaient de lui afin de retrouver et d’envoyer au père de cette enfant, alors sur son lit de mort, la copie de deux prières autrefois composées par une parente de la jeune fille, personne pieuse et tenue en grande vénération par tous les siens. « Si depuis longtemps je ne connaissais cette âme de sainte et ses longues douleurs, ces prières, écrit Lanfrey, seraient à elles seules pour moi toute une révélation. »

Avec sa cousine il entretient une correspondance amicale pleine de sages conseils et de pensées élevées. Les paroles affectueuses qu’il lui adresse sont touchantes venant d’un jeune homme, presque d’un écolier, alors si fort absorbé par un travail dont l’inspiration générale était loin de le prédisposer à devenir le directeur d’une petite pensionnaire de couvent :


… Voici bien longtemps, ma chère Adèle, que je n’ai reçu une de ces petites lettres qui me font tant de plaisir. Est-ce que les distractions, nouvelles pour toi, de la vie de pension te feraient oublier ceux qui t’aiment ? ou craindrais-tu de me confier tes ennuis, si tu en éprouves, ce que je ne puis croire ! À qui donc les dirais-tu, chère enfant, si ce n’est à moi ? Ne serai-je pas toujours heureux de partager tes peines comme tes joies ? Rassure-moi ; j’ai besoin de connaître le détail de ta vie de tous les jours, le genre de tes études et aussi tes impressions bonnes ou mauvaises. Pourquoi ne serais-je pas un peu votre confesseur ? Est-ce l’affection qui me manque ? Dis-moi si tu te sens la volonté de faire des progrès et d’apprendre. Tu as, ma bonne Adèle, beaucoup de choses que Dieu seul donne et qu’on n’enseigne pas — de l’intelligence, de la raison, de la sensibilité ; il faut que tu t’en serves. Il faut que tu te dises tous les jours que tu dois devenir une femme instruite, supérieure à sa position, capable de se créer un avenir, digne en un mot de ton père, qui était une âme grande et élevée. Tu ne dois pas rester une femme ordinaire. La vie qui t’attend au sortir du couvent te tuerait. L’ambition que je cherche à t’inspirer peut seule te sauver, toi et ta mère. Elle n’aura pas toujours les forces qui la soutiennent aujourd’hui. Pour réaliser cette ambition, il n’y a qu’un moyen, c’est le travail ; le travail développe l’âme tout entière. Tout ce qui nous rend meilleurs est un travail. L’insuffisance de mes ressources ne m’a pas permis de te faire donner une éducation aussi brillante que je l’aurais voulu ; mais telle qu’elle est, tu peux, je crois, en retirer encore beaucoup de fruit. Supplée par tes efforts à ce qui peut te manquer. Plus tard nous le compléterons.


L’apparition si impatiemment attendue et si longtemps retardée de son volume sur l’Église et les Philosophes du XVIIIe siècle fut à coup sûr un événement important dans la vie de Lanfrey. Il ne s’exagère pas trop son succès quand il écrit à sa mère qu’il a dépassé toutes ses espérances et que l’ouvrage avait fait sensation dans tout le monde des salons. Dans ce temps de compression et de silence général, c’était une sorte de puissance que l’opinion des salons, car la conversation y avait gardé cette liberté d’allure dont à aucune époque, et même aux plus mauvais jours de son histoire, la société française n’a jamais consenti à se laisser entièrement dépouiller. Les jugemens émis à huis clos par quelques gens d’esprit, mais vite colportés de proche en proche, avaient alors le privilège d’exprimer le plus souvent à l’avance et de préparer ceux du public, tandis que, tenue à plus de prudence, la presse ne hasardait les siens qu’un peu plus tard et avec beaucoup de circonspection. Lanfrey, comme tout écrivain à ses débuts, n’était pas sans anxiété et se tenait aux aguets afin de saisir l’écho des bruits que ne manque jamais de soulever autour d’elle toute réputation naissante. Les premières approbations ne lui vinrent pas du côté où sans doute il s’attendait à les voir se produire plus empressées et plus vives. Un de ses amis m’a dit avoir été témoin de la joie qu’il éprouva à la lecture d’un billet de M. Jules Janin ouvrant la série des témoignages de sympathie qui allaient bientôt être adressés au jeune auteur. C’est tout naturellement sa mère, tout à l’heure si inquiète à son sujet, qu’il choisit pour confidente de ses premières jouissances d’amour-propre :


… J’ai reçu des hommes les plus illustres dans la littérature les hommages les plus flatteurs… Dimanche soir, un critique bien connu, M. Jules Janin, a dit dans un salon : « Messieurs, nous sommes ici quarante hommes de lettres tous célèbres à divers titres. Eh bien ! pas un de nous n’aurait fait ce livre. » Et il disait vrai. J’ai été le voir chez lui. Il m’a fait un accueil extrêmement chaleureux, et sa première question a été pour me demander mon âge. Il s’attendait, d’après mon livre, à voir un homme dans la maturité de l’âge. Il m’a prédit les plus hautes destinées… Les journaux n’ont pas encore parlé parce qu’il a fallu le temps de me lire, et parce que, ainsi que me le disait l’autre jour un homme illustre, il répugne aux journalistes de délivrer un brevet de supériorité à un inconnu qui n’était rien hier et qui demain sera plus fort qu’eux tous.


Cette question des journaux lui tenait fort à cœur. « Parleront-ils ? ne parleront-ils pas ? Ceux qui sont pour moi ont bien envie de se taire parce qu’ils ont peur. Quant à ceux qui sont contre, et c’est le plus grand nombre (tous, excepté trois, appartiennent au gouvernement), ceux qui sont contre, dis-je, se taisent pour ne pas augmenter le succès par leurs attaques. » Le temps passe, et les feuilles publiques continuent à garder le silence ; cela lui pèse un peu. Il écrit à sa mère :


Je me suis peut-être un peu trop pressé de chanter victoire, enivré que j’étais des sympathies des hommes les plus éminens de cette époque, qui m’ont comblé d’éloges et de caresses. Maintenant que ce premier moment est passé, je vois très clairement que, si les journaux ne se décident pas, soit à m’attaquer, soit à me défendre, les choses iront moins vite que je ne pensais. J’ai pour moi l’élite des gens intelligens, mais ils ne sont pas très nombreux, comme vous savez, et les imbéciles, qui sont le grand nombre, attendent pour se prononcer qu’un journal leur ait fait leur opinion. D’autre part, je suis très vivement invectivé par mes bons amis les républicains, qui ne peuvent me pardonner d’avoir montré qu’ils ne sont pas infaillibles et qu’ils ont fait quelques bévues.


Somme toute, s’il se plaint de quelques-uns de ses bons amis les républicains, Lanfrey se loue en même temps de ceux qui lui sont venus généreusement en aide.


… En mesurant la distance que j’ai franchie du premier pas que j’ai fait dans le monde, ils savent où pourra me porter le second. Ils savent aussi que ce n’est pas sans sacrifices qu’on arrive à de tels résultats. Ils connaissent mes souffrances et ma vie de travail. En me voyant vivre pauvre et isolé après avoir refusé la rédaction d’un journal qui m’a été offerte de la part du prince Napoléon avec tous les avantages qui s’y rattachent, ils comprennent que je suis de ceux qu’on n’achète pas parce que rien ne peut les payer. En me voyant, malgré cette position ingrate et humiliée, recherché, caressé et aimé de tous les hommes de génie et de tous les hommes de bien qui viennent tous les jours me chercher dans ma solitude, ils comprennent qu’il y a à cela un motif ; c’est que ma place est marquée parmi eux. Leur sympathie me l’assure d’avance.


Parmi les relations qu’il lui fut donné de contracter alors, Lanfrey place au premier rang une amitié qui a pour lui un charme infini.


… Je veux parler, écrit-il à un ami, de celle dont m’honore M. Scheffer, la plus noble nature, le plus beau caractère et l’intelligence la plus élevée peut-être de tous les hommes avec qui je me suis trouvé en contact. Ce grand et rare artiste me traite comme un fils, avec une bonté qui me rend confus, et je ne puis te dire combien je l’admire et je l’aime. Toutes les personnes que je rencontre chez lui me sont entièrement sympathiques. Je ne parle pas de sa fille, qui est un idéal de beauté, de bonté et d’intelligence, ni de sa femme, qui est une partie de lui-même. Je vois là Manin et Montanelli, grandes âmes italiennes, fils du soleil emprisonnés dans nos brouillards, natures d’ailleurs si différentes : l’un l’action, le mouvement, l’impétuosité ; l’autre la rêverie, la poésie, le sentiment ; Henri Martin, esprit ardent et généreux ; Ferdinand de Lasteyrie, Bethmont, Lafayette, Renan, jeune écrivain des Débats, qui, à lui seul, a plus de talens que le journal tout entier, et beaucoup d’autres dont les noms ne me reviennent pas. C’est là mon coin du ciel.


Il y eut toutefois d’autres étoiles qui se levèrent alors dans le ciel de Lanfrey. En même temps qu’Ary Scheffer l’admettait amicalement dans son atelier, la comtesse d’Agoult lui faisait, avec une charmante courtoisie, les honneurs de son salon. La bonne grâce de la noble maîtresse de maison paraît avoir tout de suite produit sur lui une telle impression qu’aux premiers complimens adressés à l’auteur de Nelida succédèrent bientôt les témoignages d’amitié passionnée et de tendresse admirative que Lanfrey ne s’est jamais interdit de prodiguer à ses aimables correspondantes. Chez la comtesse d’Agoult, Lanfrey fait connaissance avec la plupart des littérateurs du temps et beaucoup d’hommes politiques du monde républicain. Dans le salon d’une autre dame, une étrangère je crois, il se rencontre habituellement pendant de longues heures avec MM. Villemain, Dupin aîné, Odilon Barrot, qui lui font tous trois de grandes caresses et qu’il fait beaucoup causer « pour les étudier à fond, intus et in cute. » M. Dupin est, pour lui, le vrai représentant du règne de Louis-Philippe bien plus que M. Thiers ou M. Guizot, » ayant, dit-il, au suprême degré toutes les qualités et tous les défauts de la race bourgeoise. M. Villemain, » qui a infiniment d’esprit et de charme dans la causerie, bien que ses gestes soient d’un gamin et sa voix d’une portière, lui a donné beaucoup de conseils et quelques-uns très singuliers… » (M. Yillemain, lui avait recommandé de se méfier beaucoup comme écrivain du succès et des femmes.) Quant à M. Barrot, il lui avait paru plus grave, « ayant dans toute sa personne quelque chose d’humilié et de contraint[16]. »

Qu’allait faire cependant M. Lanfrey ? Tant de caresses et tant de conseils ne suffisaient pas à avancer beaucoup ses affaires, d’autant que les avis différaient beaucoup entre eux.


Les uns me conseillent ceci, — les autres me conseillent cela : Faites un drame, faites du journalisme, faites de la critique, faites de lai philosophie, faites un roman, un poème épique. Je suis le plus malheureux des hommes et je finirai par mourir d’inanition, comme l’âne de Buridan, entre toutes ces pâtures appétissantes. Béranger, qui m’a pris en amitié et qui m’appelle son cher enfant, me défend absolument le journalisme et même la continuation du genre que j’ai adopté. Il veut que je me montre sous une face nouvelle. Ce bon et grand homme m’a témoigné un intérêt, une bienveillance toute paternelle, et ses conseils me jettent dans une grande perplexité.


Lanfrey finit par se décider pour un drame ; il en écrivit et recopia de sa main les cinq actes ; puis, dégoûté de son œuvre, quand elle fut terminée, il la jeta au feu. Ses embarras restaient les mêmes qu’avant l’apparition de son livre. Ils s’étaient plutôt accrus, car la notoriété acquise lui nuisait au lieu de le servir. Les journaux de l’opposition redoutaient plus que jamais de se compromettre s’ils inséraient quelques lignes signées de son nom :


Le Siècle prend à tâche de me faire périr d’exaspération. Mon article sur Quinet est fait depuis trois mois et demi ; il a été adouci, expurgé cinq fois de suite et je ne suis pas encore venu à bout, à ce qu’il paraît, de calmer les alarmes de ce cher et inepte M***[17]. »


Après quelques hésitations sur le choix du sujet, Lanfrey se détermina à composer un second volume d’histoire. L’histoire, telle était bien sa vocation. Porter un jugement sur le plus grand événement de nos temps modernes, n’était-ce pas d’ailleurs arriver par un détour à entretenir le public français de ces mêmes questions qui ne pouvaient plus être traitées dans les journaux ? A les bien comprendre, l’Essai sur la révolution française, comme l’Étude sur l’église et les philosophes du XVIIIe siècle, ont été les protestations véhémentes d’un jeune et vigoureux esprit. Gêné par la législation du temps, qui ne lui permettait pas d’épancher ses colères dans les productions de la presse quotidienne, l’auteur a voulu se donner carrière dans une œuvre de plus longue haleine, afin de parler selon son cœur en toute franchise et en toute liberté. M. Caro, dans la Revue contemporaine, M. Rigaut, dans les Débats, ne s’étaient pas beaucoup trompés lorsqu’ils avaient surtout considéré la première de ces publications comme une œuvre de polémique. La seconde devait avoir à peu près le même caractère.

Lanfrey savait d’avance qu’il soulèverait des tempêtes avec son nouvel ouvrage, car il écrivait à sa mère : « Il mettra beaucoup de gens en fureur, et je m’attends à un charivari des plus distingués. Il est impossible de dire son mot en ce monde sans se faire vouer aux dieux infernaux. Il faut en prendre son parti. » Ce qu’il n’avait pas soupçonné, c’était l’irritation qu’il allait exciter chez quelques-uns de ses amis ; sa surprise fut plus grande encore, je devrais plutôt dire, son indignation et son dégoût, quand il entendit dénoncer la tiédeur de sa foi républicaine par des écrivains qui ne se servaient alors de leur plume que pour louer la politique de Napoléon III à l’étranger.

Quels étaient donc les torts de Lanfrey ? Il s’était permis de critiquer les doctrines du Contrat social et de trouver « que la démocratie absolue, telle que la conçoit Rousseau, se confond avec le despotisme le plus illimité. Il n’avait pas craint d’exprimer sa répugnance pour l’oppression, qu’elle vînt d’un seul ou de cent mille. Il avait été jusqu’à soutenir que la tyrannie des multitudes était encore plus écrasante et plus insupportable que celle des individus parce qu’on rencontre partout ses yeux et son bras[18]. Enfin, ce qui était une vraie trahison envers le peuple, n’avait-il pas osé flétrir Robespierre et dire de Mirabeau (un noble !) qu’il était un de ces hommes qui suffisent à la gloire d’une nation et d’une époque ? Comment parlait-il de Lafayette, cet autre noble ? Ne lisait-on pas dans son nouveau livre « que le jeune et brillant héros des guerres d’Amérique représentait la chevalerie enrôlée au service de la révolution, et qu’avec lui les vertus des vieux âges, l’honneur, la loyauté, le désintéressement, l’amour de la gloire avaient passé dans le camp des idées nouvelles ? » N’avait-il pas été jusqu’à citer avec éloge les noms de MM. de Montmorency, de La Rochefoucauld, d’Aiguillon, de Noailies « la fleur de la noblesse française, accourue d’elle-même au-devant des sacrifices, » et trouvé « qu’on avait trop oublié ces gentilshommes si généreusement dévoués à une cause qui loin d’être la leur, les dépouillait avant de les immoler[19] ? » Pareilles assertions étaient, aux yeux des démagogues, autant de crimes impardonnables, et dans la réalité, ils ne les lui ont jamais pardonnés.

La publication de son second ouvrage ajouta sans doute à la réputation de Lanfrey, mais elle n’apporta dans son existence aucun changement avantageux. Il se sentait plus considéré, mais en même temps plus isolé qu’il ne l’avait encore été. 1858 et 1859 furent pour lui des années pleines de tristesse et marquées par de très rudes épreuves. Au printemps de 1858, il avait eu la douleur de perdre son ami, M. Ary Scheffer, revenu d’Angleterre dans un état désespéré, et qu’il pleura, écrit-il à un ami, comme jamais homme n’a été pleuré après sa mort. C’était chez M. Scheffer qu’il avait connu Manin. L’illustre patriote italien l’avait nommé son exécuteur testamentaire, et ce fut comme membre du comité français de souscriptions pour le monument à élever à la mémoire de Manin, que Lanfrey se rendit à Turin avec M. Ferdinand de Lasteyrie vers le milieu de cette même année, afin de se concerter avec le comité piémontais. En revenant d’Italie, il s’arrêta quelque temps dans une petite maison de campagne louée aux environs de Chambéry. Il y avait trop longtemps qu’il souffrait d’être privé de la vue de ses chères montagnes et des jouissances du foyer natal. « Je me sens pris, écrivait-il à sa mère, d’un immense besoin de vous voir et de marcher à quatre pattes sur l’herbe. »

Lorsqu’il reprit sa vie de Paris, Lanfrey eut bientôt occasion de s’apercevoir à ses dépens combien il était dangereux alors pour un homme de lettres de s’être mis tout à la fois aux prises avec les hommes du pouvoir et avec les dictateurs de son parti.


Tous mes efforts pour écrire dans deux ou trois journaux où je puis le faire sans me déshonorer ont échoué les uns après les autres. C’est dans ces momens-là que l’on s’aperçoit qu’on a des ennemis. Un seul journal (le Courrier du Dimanche) m’est ouvert, mais je n’y puis mettre d’article que très rarement… Il est toutefois question d’en fonder un autre sur des bases beaucoup plus considérables, où l’on me ferait une place honnête et où je n’aurais plus affaire avec un intrigant… Voici deux mois que je passe dans les plus mortels embarras et dans tous les tourmens d’une inquiétude qui ne me laisse pas une minute de repos… On est venu me faire des propositions pour le journal que je vous ai dit devoir se fonder en décembre. Il ne manque plus que l’autorisation du gouvernement, qui nous fait traîner en longueur pour nous décourager de l’entreprise… Vous devinez dans quelle anxiété je vis, attendant sans cesse un lendemain qui ne vient pas, perdant mon temps en allées et venues et dévoré de mille inquiétudes… Je viens de perdre trois mois à attendre le succès de la combinaison d’Haussonville, dont vous avez dû entendre parler… Elle était très sérieuse, mais elle vient d’échouer devant un refus formel du conseil des ministres… Le malheur me poursuit avec un acharnement incroyable, et M. Jules Simon vient de m’écrire que c’était une affaire ratée.


Ce dernier coup porté à l’espérance entretenue par Lanfrey de pouvoir enfin dire son mot sur les événemens du jour dans une feuille qui ne l’obligeait pas à déguiser ou trop atténuer l’expression de ses libres opinions, semble l’avoir jeté dans un profond accès de désespoir. Il se désole, il s’excuse presque auprès de sa mère de s’être lancé dans une carrière « qu’on ne devrait jamais aborder que lorsqu’on a une position indépendante ; mais je puis dire pour ma défense qu’elle m’a choisi, tellement j’étais fait pour elle. » Ce désespoir devient si fort que, dans le courant de l’année 1859, il songe sérieusement à s’engager pour faire campagne en Italie. « La guerre est décidée pour le printemps, et vous savez, écrit-il à sa mère, que j’ai toujours eu un faible pour les batailles. C’est de famille. Avec cela j’ai passionnément désiré de voir l’Italie. Le général Ulloa, qui a défendu Venise en 1848, m’aime beaucoup et sera charmé de veiller à mon avancement qui, dans un corps de volontaires, ne sera ni long ni difficile. J’ai toujours aspiré au double laurier. »

Avec un ami qui recevait habituellement ses confidences, son langage redouble d’impatience et de violente humeur. Il lui parle, comme de sa dernière ressource, d’un livre qu’il achève de composer dans le paroxysme de ses colères et qui n’était, en effet, qu’un long cri de douleur et d’indignation. Nul éditeur n’osait l’accepter ; il était trop dangereux à publier.


Je paie cher tous les jours, écrit-il à cet ami, la malheureuse vocation qui m’a poussé à prendre la plume dans un temps comme celui-ci et en dépit de la triste évidence depuis si longtemps manifeste pour moi. Si à ces déboires inévitables pour quiconque veut rester fidèle à ses convictions et n’est pas né avec une grande fortune, on ajoute celui de ne pouvoir pas exprimer sa pensée, on arrive à une combinaison d’amertume, de colère et d’humiliation qui forme un des supplices les plus complets qui aient jamais été imaginés… Le livre où je me suis donné un mal infini pour faire entendre ce que personne n’ose dire ne peut pas paraître, à cause de la guerre, et, cette raison écartée, il ne le pourra probablement pas à cause de son sujet même, et tous les journaux où j’aurais pu écrire me sont fermés à l’unanimité. À vrai dire, je le regrette peu. Quelles idées aurais-je eu le droit d’y exprimer ? Beau et glorieux résultat ! Pas même la consolation de pouvoir se faire exiler, ou, comme à d’autres époques, de se faire envoyer à la guillotine en dénonçant la tyrannie au mépris et à l’indignation des siècles ! Qui oserait imprimer un mot de blâme à l’heure qu’il est (juin 1859) ? Tu me par les de censure. Que m’importe celle des tribun aux et de tous les supports de cet infâme régime ? Il n’y en a qu’une que je redoute, c’est celle de l’imprimeur.


À peu près à la même époque, Lanfrey écrivait à sa mère : « Cette dernière tentative est d’une immense importance pour moi, parce que je m’adresse cette fois au gros du public qui ne me connaît encore que de nom. C’est ma campagne d’Italie. Si je ne réussis pas, ce qui est à craindre, à cause des circonstances actuelles, il ne me reste plus qu’à briser ma plume. Adieu, chère mère, ne m’abandonnez pas encore ; soutenez-moi jusqu’au bout. La guerre aura au moins un bon résultat pour nous, celui de nous faire Français. »

Cependant un éditeur plus hardi que les autres s’était enfin rencontré, et Lanfrey allait pouvoir tenter « sa campagne d’Italie. » Par un caprice bizarre de la fortune, ce furent, comme nous le raconterons prochainement, les Lettres d’Éverard écrites au quart d’heure de la plus sombre misanthropie qui attirèrent sur le jeune écrivain, alors si complètement abattu, la vogue et la faveur qui, jusqu’à ce jour, lui avaient plutôt fait défaut.


Cte D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1879 et du 1er juillet 1880.
  2. Conclusion de l’Essai sur la révolution française.
  3. Études politiques.
  4. Essai sur la révolution française.
  5. Lettre à un ami, 25 novembre 1847.
  6. Lettre du 13 janvier 1848.
  7. Lettre du 4 mars 1848.
  8. Lettre du 2 juillet 1848.
  9. Lettre du 30 janvier 1849.
  10. Turin, 1851.
  11. Lettre de Turin, 1851.
  12. Lettre de juillet 1851.
  13. Lettre du 30 décembre 1851.
  14. Lettres du 4 août 1852 et 9 janvier 1853.
  15. Lettre à Mme Lanfrey, 15 janvier 1854.
  16. Lettre à un ami, mai 1855.
  17. Lettre à un ami, 1855.
  18. Essai sur la révolution française, page 55.
  19. Ibid., page 93.