Pierre Landais et la nationalité bretonne/01
Ce n’est jamais sans émotion que je vois se dessiner, lorsque je quitte le chemin de fer pour rentrer en Bretagne, l’imposante masse du château de Nantes, dernier débris d’un passé disparu de la mémoire des hommes. Quand ses grosses tours se dressent devant moi dans les vapeurs du fleuve et l’épaisse fumée des usines, il semble que toute l’histoire de ma vieille patrie vienne m’assiéger de souvenirs et de fantômes. Les premières assises de cette demeure ducale ont été noircies par le feu des torches normandes, et c’est à l’abri de ses remparts, trois fois reconstruits, que les successeurs de Noménoé ont lutté six cents ans contre le flot toujours montant de l’invasion française. Tous les siècles ont apporté leur pierre à ces murailles jusqu’au temps où le duc de Mercœur y inscrivait ses croix de Lorraine, et où Henri IV, triomphant dans son dernier asile de la ligue et du génie provincial, enlaçait sur leurs portes massives la fleur de lis à l’hermine, et s’écriait tout joyeux, en recevant les clés de la forteresse, que « les ducs de Bretagne n’étaient pas de petits compagnons ! »
Parmi les tableaux qui miroitaient devant mes yeux lorsque je contemplais à la chute du jour cette relique des vieux âges, il en est un qui ne tarda pas à effacer tous les autres et qui finit par m’absorber dans une muette et douloureuse méditation. Le château féodal, aujourd’hui solitaire, m’apparut resplendissant de feux et tout plein de bruit. Restaurateur de cette demeure élégante et sévère, François II régnait à Nantes, dominé par sa maîtresse, amusé par ses bouffons et perdant son beau duché aussi gaiement que Charles VII perdait son royaume. Une jeune princesse dont la douce figure portait la trace précoce des épreuves réservées à sa vie grandissait dans l’étude et la prière à côté de ce trône ducal déjà ruiné par la félonie, tandis que de son manoir de Plessis-lès-Tours Louis XI jetait sur cette enfant le regard de l’épervier qui guette une colombe. Parmi les hauts barons appelés durant l’enfance d’Anne de Bretagne à devenir ses premiers défenseurs, la France comptait déjà plus de pensionnaires que d’ennemis, car, quoique l’ordre de l’hermine fût suspendu sur leur poitrine, la plupart de ces seigneurs, déjà dotés dans le royaume de riches établissemens, attendaient avec impatience l’heure de passer des landes de la pauvre Armorique à la cour somptueuse du suzerain. Assuré du concours d’hommes puissans dont le principal souci était de profiter, en l’opérant eux-mêmes, d’une révolution réputée inévitable, Louis XI se préparait à faire valoir par la force les droits achetés par lui aux héritiers besoigneux de la maison de Penthièvre, droits dérisoires aux mains d’un autre, mais très redoutables dans les siennes.
L’heure suprême semblait donc avoir sonné, lorsqu’un homme élevé de la plus humble condition à la première charge de l’état se jeta résolument à la traverse des desseins de la France, servis par la trahison, et parvint à enrayer durant dix ans le mouvement qui précipitait la Bretagne vers sa chute. Louis XI s’étonna d’avoir à compter avec un politique aussi avisé que lui-même, et à sa mort la fille de ce prince se vit distancée par le fils d’un tailleur dans cet art des machinations que lui avait enseigné son père. La petite cour de Bretagne devint tout à coup le champ d’asile des mécontens conspirant contre la régence de Mme de Beaujeu, le quartier-général de tous les ennemis de la France, l’alliée de tous les cabinets en lutte avec elle. La main de la jeune princesse, déjà célébrée par les poètes comme la perle de son siècle, fut le prix montré de loin à qui porterait au royaume les coups les plus sensibles, et l’on vit tour à tour se mettre sur les rangs pour l’obtenir l’héritier du trône d’Angleterre, le premier prince du sang de France et Maximilien, roi des Romains, futur empereur d’Allemagne. Présens par eux-mêmes ou par leurs ambassadeurs dans le château de Nantes, devenu la plus animée des résidences royales, les plus grands princes de la chrétienté contribuèrent à faire un moment de cet état, à la veille du jour où il allait disparaître, le centre des plus importantes transactions européennes, le dernier point d’appui des résistances locales contre la royauté triomphante.
Ce changement avait été l’œuvre soudaine d’un serviteur obscur qui avait su rendre quelque courage au faible François II et fixer pour un temps sa volonté incertaine. Ennemi naturel des grands, auxquels il rendait en haine ce qu’ils lui portaient de dédain, ce ministre avait compris que le péril principal pour le duché était au cœur même de l’état, et que pour résister avec succès au roi de France, la première condition était d’abaisser ses secrets complices, hôtes assidus de la cour de Nantes, propriétaires ou gouverneurs des plus fortes places de la Bretagne. Comment s’étonner si, après une lutte soutenue contre d’aussi puissans ennemis, des calomnies destinées à traverser les siècles ont poursuivi la mémoire de ce malheureux attardé dans sa courageuse fidélité, et si des passions implacables ne se sont pas assouvies même dans son sang ?
Du fond de ce château, enveloppé dans le silence et dans la nuit, il me semblait, lorsque ces dramatiques souvenirs me revenaient plus distinctement, entendre sortir des bruits d’armes et des cris de mort. C’est là que le grand-trésorier Landais fut arraché par l’émeute des bras de son vieux maître ; c’est ici que fut dressé le gibet où il expia le tort d’avoir défendu une politique bretonne contre une aristocratie déjà plus d’à moitié française : voilà les fenêtres de la grand’salle où le dernier duc de Bretagne, renonçant à défendre l’honneur de l’homme dont il n’avait pas su préserver les jours, scella la déclaration qui vouait à l’infamie la mémoire du seul serviteur dont sa chancelante fortune n’eût pas découragé le zèle. Ne pouvant se détacher de cette scène sinistre, mon imagination se reportait sans cesse de la demeure ducale, envahie par les seigneurs révoltés, à la place voisine, sanglante arène des justices de tous les siècles, où la corde vint achever l’œuvre de la torture. J’étais peut-être moins ému par la mort violente de Landais que par l’oubli dans lequel reste ensevelie sa mémoire, et moins étonné de la cruauté de ses ennemis que de l’indifférence de ses compatriotes et du silence gardé autour de ce nom juridiquement flétri. En songeant qu’au malheur de succomber la nationalité bretonne avait joint celui de voir raconter ses dernières luttes par des écrivains étrangers ou antipathiques à sa cause, et que dans cette province la plume des historiographes français avait achevé l’œuvre de l’épée, je me suis demandé s’il n’y aurait point là une de ces injustices qui attendent une réparation. J’ai donc fouillé les monumens de notre histoire, et il m’a été facile de m’assurer que tous nos annalistes, en quelque siècle et dans quelque esprit qu’ils aient écrit, depuis les monarchiques bénédictins jusqu’aux écrivains démocrates de notre temps, ont à peu près répété, sans y changer un mot et sans prendre la peine de les contrôler, les accusations articulées contre le ministre du duc François II par des hommes qui furent bien moins ses juges que ses bourreaux[1]. M’efforçant donc de caractériser les faits en eux-mêmes, sans me préoccuper des affirmations des historiens, cherchant surtout la vérité dans les trop rares documens de ce procès, où Landais se montra parfaitement calme en présence d’une mort certaine, j’ai pu me former une opinion dont on appréciera les élémens, et dont je garantis d’avance l’impartialité. Pierre Landais, qui joua un moment un si grand rôle dans les affaires de l’Europe, m’est apparu avec des qualités politiques du premier ordre et des vices qui furent ceux de son temps plus que les siens : habile parfois jusqu’à la perfidie, inexorable dans des vengeances toujours déterminées par des raisons d’état, ni plus cruel ni plus cupide que la plupart de ses contemporains, et fort supérieur à ses ennemis par l’ardeur de ses convictions patriotiques et par son courage à les servir. Je veux m’efforcer de le prouver en encadrant la vie politique de Landais dans une esquisse rapide de l’histoire de la nationalité dont il fut l’un des plus vaillans champions ; j’aurai ainsi à retracer les dernières luttes de la Bretagne expirante, heureux si je parviens à faire casser, après quatre cents ans, l’un de ces arrêts de parti contre lesquels les siècles ne prescrivent pas, plus heureux encore, après avoir consacré une partie de ma vie à étudier dans ses instrumens principaux la fondation de notre grande unité française, de mettre une fois du moins les vaincus au-dessus des vainqueurs, en montrant au prix de quelles tortures fut conquis ce grand résultat, si salutaire qu’il ait été.
Pour peindre la figure du dernier ministre breton et faire comprendre les insolubles difficultés contre lesquelles il engagea une lutte désespérée, il faut que j’expose les rapports politiques du duché avec la monarchie dans la seconde moitié du XVe siècle. Cette tâche elle-même demande à être prise de plus haut, obligation à laquelle je me résigne d’ailleurs sans peine, puisqu’en montrant quelles profondes racines avait dans le passé la pensée bretonne, j’aurai fait comprendre pourquoi le combat fut si long, et pourquoi on retrouve cette pensée vivante encore sous ses ruines.
L’humide péninsule qui s’étend de l’embouchure de la Rance à celle de la Loire porte dans sa constitution géologique aussi bien que dans sa physionomie un caractère sur lequel les siècles n’ont guère plus de prise que les flots n’en ont sur ses rivages. Un sol de granit qui, sans prodiguer sur aucun point l’abondance, n’est nulle part ingrat pour le travail, de vastes landes coupées par deux longues chaînes de collines qui s’abaissent doucement vers l’Océan et vers la Manche; enfin, pour encadrer ce mélancolique paysage, la mer sans bornes, nourrice aimée du peuple armoricain qui lui doit tout, depuis son nom jusqu’à la fertilité de ses campagnes, tel est l’aspect général d’une contrée qui aurait conservé certainement sa nationalité politique, si la nature, en la rendant voisine d’un grand état, ne l’avait prédestinée à devenir le complément d’un autre territoire.
Les événemens parurent seconder durant plusieurs siècles les patriotiques espérances condamnées à se briser plus tard contre d’invincibles obstacles. Pendant que, du IVe au VIe siècle, la tempête confondait par toute l’Europe les races humaines comme des tourbillons de poussière, les Armoricains virent leur propre nationalité fortifiée par des invasions qui la retrempèrent à ses sources mêmes. Ce peuple avait fléchi, comme le reste des Gaules, sous la fortune romaine. En détruisant aux embouchures du Morbihan la flotte des Vénètes, César avait abattu le dernier rempart de l’Armorique confédérée, et ce pays avait été compris, depuis l’empereur Adrien, dans les limites de la Troisième-Lyonnaise. Jusqu’à la fin du IVe siècle de notre ère, les maîtres donnés au monde par les prétoriens ou par la plèbe avaient régné nominalement sur ces bords reculés. Les légionnaires avaient sillonné par de larges routes les bruyères et les marécages, couronné de fortifications les crêtes des montagnes, sans que le génie de la race celtique eût fléchi sous la pression du grand peuple si longtemps campé sur son sol. Les institutions civiles, qui avaient été pour Rome des instrumens plus efficaces que les armes, ne laissèrent dans l’organisation de ces peuplades pauvres et clairsemées aucune trace sensible, et l’occupation militaire ne modifia pas plus leur langue que leurs mœurs et leurs habitudes. En dehors du rayon où se renfermaient les aigles romaines, tout était demeuré cette et indompté. Pendant que les monumens du culte druidique disparaissaient dans toutes les Gaules sous le niveau de la servitude et de la mollesse italiques, tandis que les autels de granit s’arrondissaient en colonnes pour orner les temples des dieux nouveaux, que les enceintes des cromlech se changeaient en amphithéâtres, et les menhirs en statues impériales, ces pierres mystérieuses gardaient dans la péninsule armoricaine leur austère simplicité. Autour d’elles, malgré la présence des enseignes romaines, continuait de se presser, dans l’ombre des forêts et le silence de la nuit, une population étrangère à tous les rites de ses vainqueurs, et que l’on vit bientôt invoquer un autre Dieu au pied même des autels qu’avaient environnés ses pères.
Le génie celtique résista en effet à une épreuve plus décisive encore que celle de la conquête, car ces peuples devinrent chrétiens sans échapper à aucune des influences auxquelles ils avaient prêté une obéissance séculaire, sans répudier des pratiques que leurs initiateurs religieux ne se refusèrent point à consacrer. Venus en Armorique de l’île de Bretagne et de celle d’Hibernie, sortis pour la plupart des collèges druidiques, les premiers missionnaires bretons étaient entrés en quelque sorte dans le christianisme sans dépouiller le vieil homme. Ils ménagèrent donc des croyances dont leur propre cœur était à peine détaché. On surmonta de la croix la pierre des sacrifices; l’image de la Vierge mère se refléta dans les sources consacrées, et l’on continua de cueillir, en invoquant Notre-Dame, les plantes salutaires coupées par les vierges fatidiques de Seyna[2] à la clarté de la lune avec la faucille d’or. Pendant que le Gallo-Romain revêtu du laticlave passait du temple de Jupiter dans l’église de Jésus-Christ, le Cette de Cambrie et celui de la péninsule armoricaine, conservant leurs longues chevelures et leurs larges braies[3], entraient de plein saut du druidisme dans la foi catholique.
L’unité morale du peuple breton n’était pas moins heureusement servie par les révolutions politiques qui changeaient alors la face du monde, car les invasions devant lesquelles se dissolvaient les plus vieux états envoyèrent à l’Armorique des concitoyens plutôt que des étrangers. Parti de l’île de Bretagne pour disputer l’empire à Gratien dans les dernières années du IVe siècle, Maxime avait réuni à son armée, lors de son entrée dans les Gaules, une portion notable de la jeunesse bretonne, obéissant à un chef breton comme elle. Séparés de leur patrie par les armées romaines après la défaite et la mort de leur césar éphémère, ces auxiliaires se réfugièrent dans l’Armorique, abandonnée par les légions, terre hospitalière où la communauté d’origine, de langage et de coutumes leur garantissait un accueil fraternel. Instruit dans la discipline romaine sans avoir répudié sa pure nationalité kimrique, Conan Meriadec ou Murdoch devint, par l’assentiment général, le chef de tous les dans celto-bretons, et fonda dans ces contrées, sous la forme d’une fédération militaire, une sorte de monarchie dont l’histoire se suit à travers des obscurités bien naturelles, mais à l’aide de monumens incontestables, plus d’un siècle avant que le petit-fils de Mérovée eût fixé ses tentes entre la Meuse et la Seine. Depuis ce jour, un courant régulier d’émigration s’établit entre la Bretagne et la péninsule voisine, et lorsque la grande île fut envahie par des nuées de Barbares de tout sang et de toute langue, quand elle poussa vers Rome impuissante le cri de désespoir qui retentit encore dans les lamentations de son Jérémie[4], ce mouvement prit des proportions de plus en plus considérables, sans que l’histoire ait à signaler entre les survenans et les anciens détenteurs du sol armoricain ni conflits personnels ni dépossessions violentes, tant la terre était vaste et la population rare, tant l’identité primordiale s’était maintenue à travers les temps et les mers[5] ! Un changement de nom devint le sceau définitif de cette révolution presque régulièrement accomplie. Vers le VIe siècle, la péninsule prit le nom de Petite-Bretagne, pendant que les Anglo-Saxons infligeaient à la grande île le nom d’Angleterre en signe de conquête et de servitude.
Mais si l’autonomie celtique se vit ainsi miraculeusement préservée dans des temps où les plus grands peuples tombaient comme les moissons sous la faucille, ce fut pour succomber plus tard sous les conditions géographiques que lui avait imposées la nature. Du côté du nouvel empire qui commençait à se former au nord des Gaules affranchies de la domination romaine, la Bretagne n’était protégée ni par un cours d’eau ni par un pli de terrain, et les Francs, qui, à l’exemple de tous les peuples fondateurs, marchaient d’un pas également résolu vers le soleil et vers la mer, ne pouvaient manquer de considérer la péninsule avec laquelle ils confinaient sur une frontière ouverte de soixante lieues comme une portion indispensable de leur monarchie naissante. Aussi, dans la pénombre de l’époque mérovingienne, entrevoit-on des efforts mal concertés, mais continus, pour établir, soit par les armes, soit par des transactions dont la forme nous échappe, des colonies germaniques aux marches de la Bretagne, et les cartulaires de nos abbayes, source presque unique de l’histoire de ces temps reculés, nous montrent-ils simultanément, dans la zone-frontière placée sous la domination des premiers rois bretons, des colons gallo-romains, des Francs et jusqu’à des peuplades de Frisons, tous étrangers par l’origine aussi bien que par le langage aux populations celtiques de la Domnonée.
Clovis comprit sans doute de quelle importance il était pour lui de s’ouvrir un accès vers l’Océan pendant qu’il étendait ses conquêtes au sud de la Loire; mais n’étaient deux lignes de Grégoire de Tours portant les traces visibles d’une interpolation[6], il n’y aurait pas un témoignage écrit d’où l’on pût inférer que les armes de ce prince eussent fait quelques progrès dans l’intérieur de la Bretagne. C’est pourtant sur cet unique passage, attribuant à Clovis une conquête toute chimérique, que les historiens français, écrivant par ordre, depuis Nicolas Vignier, historiographe d’Henri IV, jusqu’aux faussaires payés par le duc d’Aiguillon, ont prétendu établir la vassalité originelle du duché envers la couronne, effort poursuivi avec une persévérance qui aurait de quoi surprendre, si l’on ne savait qu’il est habile de simuler le droit lors même qu’on peut déployer l’appareil de la toute-puissance.
Depuis le roi Hoël Ier jusqu’à Alain II, qui vivait vers le milieu du VIIe siècle, la succession royale fut plusieurs fois sans doute interrompue en Bretagne par des guerres civiles et des divisions territoriales survenues entre les princes issus de la lignée du premier Conan : ce pays ne put échapper à la destinée qui pesait sur la France elle-même, dont le gouvernement était alors partagé entre quatre rois. Sous le titre de ducs ou de comtes, on voit donc régner simultanément à Nantes, à Rennes, à Vannes, en Cornouailles et dans le pays de Léon, des princes issus d’une souche commune; mais ces princes, qui purent parfois accepter les Francs comme auxiliaires, ne les considérèrent jamais comme des dominateurs. Il était naturel que l’exiguïté de leurs possessions conduisît les chroniqueurs à attribuer à chacun de ces chefs un titre moins élevé que celui auquel se rattache d’ordinaire l’idée de la puissance suprême. Rien cependant n’autorisait l’abbé de Vertot, le contrôleur-général de Laverdy et les autres publicistes officiels à prétendre que dès lors la qualification royale cessa d’être portée par les souverains bretons d’ordre exprès des rois de France, en témoignage d’une dépendance reconnue. Il y eut assurément dans la péninsule certains interrègnes durant lesquels il est fort difficile de déterminer en quelles mains résidait l’autorité principale; mais ces interrègnes ne profitèrent aucunement au droit des princes mérovingiens, demeurés parfaitement étrangers à la Bretagne, dont le premier soin, sitôt qu’elle parvenait à triompher de l’anarchie, était toujours de reconstituer sa propre unité.
Ce fut sous Charlemagne seulement que la conquête de ce pays put être accomplie, après trois expéditions qui avaient attesté la résistance acharnée, quoique impuissante, des populations de l’Armorique. Aussi le grand empereur eut-il à peine fermé les yeux que le peuple breton rouvrit contre ses débiles héritiers une lutte dont les débuts sont revêtus par la tradition celtique d’une sorte de grandeur homérique. Par une mesure qui n’atteste pas moins son imprévoyance que sa faiblesse, Louis le Débonnaire avait remis la garde de cette redoutable contrée à un chef indigène, issu, selon les uns, d’une origine royale, sorti d’après les autres du sang le plus obscur, mais auquel il n’a certainement manqué qu’un plus vaste théâtre pour s’asseoir à jamais au rang des plus grands hommes. Lieutenant-général de l’empereur, investi, paraît-il, de toute sa confiance, Noménoé profita de ses pleins pouvoirs pour préparer le soulèvement de la Bretagne avec une habileté patiente, plus autorisée par le patriotisme que par la loyauté. Brûlant lui-même de toutes les passions nationales dont il était l’instigateur, il appela à l’heure opportune tous les Armoricains aux armes, depuis les rochers d’Occismor, qui avaient entendu les chants de la Table-Ronde, jusqu’aux confins de la vaste forêt où avait disparu Merlin. A Ballon, obscur hameau situé aux bords de la Vilaine, se livra l’une de ces batailles épiques où les peuples sont aux prises et qui décident de leur fortune et du nom même qu’ils vont porter. Ecrasés par l’élan de la cavalerie bretonne, les Francs et les Saxons de Charles le Chauve s’enfuirent, disent les chroniqueurs, jusqu’au Mans sans prendre haleine, et Noménoé fut acclamé roi par la nation qu’il avait fait revivre. Ardemment soutenu par un peuple de paysans et de soldats, mais en lutte presque permanente contre le clergé, que les traditions romaines rattachaient à l’idée impériale, et qui persistait à placer à Tours le centre canonique de son obédience, ce prince continua en roi politique le règne qu’il avait commencé en soldat heureux, et peut-être serait-il parvenu, malgré l’immense inégalité des forces, à fonder une monarchie bretonne dans l’ouest des Gaules, si la mort ne l’avait prématurément frappé au moment où il s’avançait à la tête d’une armée victorieuse au cœur même des possessions de Charles le Chauve[7].
L’œuvre croula avec le grand homme qui l’avait élevée. Si les petits-fils de Noménoé, aussi profondément divisés que les successeurs de Charlemagne, continuèrent encore, durant quelques générations, à porter le titre et les insignes de la royauté, l’état de crise dans lequel s’écoula leur vie les conduisit bientôt à modifier gravement la situation de la Bretagne vis-à-vis de la couronne. Soit que ces princes désirassent obtenir des rois de France quelques territoires dépendant du Maine et de la Neustrie, soit que les invasions normandes, si funestes à la ville de Nantes, trois fois détruite, les obligeassent à ne pas marchander le prix d’un concours qui fut d’ailleurs presque toujours infructueux, il est hors de doute que, vers la fin du IXe siècle, la suzeraineté des Carlovingiens fut reconnue par les souverains bretons, qui ne tardèrent pas à substituer le cercle ducal à la couronne fermée des rois. Au siècle suivant, cette révolution était consommée. La Bretagne se trouva donc rattachée au grand système des fiefs malgré l’antériorité de son existence politique et son indépendance séculaire. Des traités qui ne se retrouvent point, il est vrai, mais dont l’existence n’est pas contestable, donnèrent aux rois de France sur cette province des droits réels, quoique fort mal définis. Ces droits eurent-ils le caractère d’un simple tribut, ou constituèrent-ils dès lors une vassalité régulière ? L’hommage portait-il sur la totalité du territoire, comme l’ont prétendu les écrivains français, ou ne s’appliquait-il qu’aux terres plus récemment concédées aux ducs, comme l’ont maintenu les historiens bretons ? Impliquait-il un hommage ou un engagement personnel ? Était-il simple, était-il lige ? Tel est le sujet d’une longue controverse dans laquelle les lettres de cachet ont joué un rôle durant le siècle dernier, et qu’une science plus libre a résolu de nos jours dans le sens le plus favorable aux prétentions bretonnes[8]. Quoi qu’il en soit, un fait nouveau demeurait acquis : c’est qu’à partir du Xe siècle, quelles que fussent les conditions et les réserves attachées à leur allégeance, les souverains bretons relevaient d’une autre puissance que Dieu et leur épée.
Un résultat aussi inattendu que cruel sortit bientôt de la dépendance dans laquelle ces princes s’étaient réfugiés pour échapper aux horreurs des invasions normandes. Ce fut aux Normands mêmes, chargés des dépouilles de son littoral, couverts du sang de ses vierges et de ses prêtres, que la Bretagne se vit livrée par les monarques imbéciles auxquels ses princes avaient spontanément reconnu des droits sur elle. Charles le Gros avait racheté son royaume avec de l’or et des vases sacrés; Charles le Simple livra des provinces afin d’en sauver les restes, et pour appoint à la Normandie il céda en bloc toutes ses prétentions sur la Bretagne, trop faible pour profiter de ses droits, trop ignorant pour les définir. Ce fût ainsi que la contrée qui, après avoir résisté quatre siècles à la conquête, avait dans une étreinte héroïque brisé l’œuvre de Charlemagne, fut un beau jour vendue à un chef barbare par un prince idiot, dont la puissance ne dépassait pas les murs d’une capitale terrifiée.
Le traité de Saint-Clair, dont l’existence n’est pas douteuse, encore que la science paléographique n’en ait pu retrouver l’instrument, doit à bon droit figurer au nombre des transactions les plus infâmes. Quoique la Bretagne, devenue, sans l’avoir soupçonné, un arrière-fief de la monarchie française, parût d’abord ignorer le droit étrange qu’on venait de conférer tout à coup sur elle à un peuple dont le nom lui faisait horreur, ce droit ne tarda pas à se révéler dans sa réalité terrible. Lorsque les ducs de Normandie furent devenus rois d’Angleterre, la malheureuse péninsule, ballottée entre des prétentions rivales qui lui inspiraient une égale antipathie, devint le théâtre de la lutte des deux grandes monarchies entre lesquelles ses ducs s’efforçaient vainement de se maintenir en équilibre. A partir de ce jour, il fut dans la destinée de ce pays de n’échapper au joug de l’une qu’en s’appuyant sur le dangereux secours de l’autre. Avec le XIe siècle s’ouvrit cette lamentable histoire de six cents ans que le sang du peuple breton sert à écrire, tandis que lui-même disparaît en quelque sorte devant l’étranger : drame héroïque, mais monotone, où d’admirables dévouemens profitent plus à l’honneur qu’à la patrie, et dont l’issue fatale était de faire de la Bretagne, malgré la passion avec laquelle elle défendait son indépendance, ou bien une simple province française, ou bien la colonie continentale de l’Angleterre.
Fractionnée, par le fait des partages, en divers rameaux établis à Rennes, à Nantes, à Vannes et à Quimper, la première maison ducale de Bretagne ne put opposer aux Normands qu’une résistance impuissante. Durant un demi-siècle, ceux-ci ravagèrent la péninsule, profitant d’ailleurs avec la souplesse habituelle aux barbares des subtilités du droit féodal pour séparer de plus en plus l’une de l’autre les grandes seigneuries bretonnes et pour les rattacher au nouveau trône qui s’élevait de l’autre côté de la Manche. La Bretagne fournit en effet un large contingent d’aventuriers au conquérant qui changea les destinées de l’Angleterre. Après la conquête, l’octroi de riches domaines constitua à la dynastie anglo-normande un parti puissant au sein de l’aristocratie bretonne, et l’ambition des Plantagenets croissant bientôt avec leur puissance, Henri II résolut de substituer dans la péninsule sa domination directe à son droit de suzeraineté. Il arrêta donc et parvint à consommer, malgré les tardives résistances des rois capétiens, le mariage de Geoffroy, son troisième fils, avec Constance, fille unique du duc Conan IV, qui s’éteignit obscurément sous le titre étranger de comte de Richemond. En 1169, Henri Plantagenet fit couronner à Rennes Geoffroy comme duc de Bretagne, et une dynastie anglaise régna dans ce pays jusqu’au jour où un prince français vint l’y supplanter. Devenu possession britannique, le duché prit part à toutes les luttes domestiques ouvertes entre les princes de cette famille parricide, et la Bretagne, soumise au joug brutal du gouvernement anglo-normand, remplaça par une haine héréditaire l’attachement fraternel qu’elle avait si longtemps entretenu pour la grande île voisine. Traitée en vassale, ses havres n’abritèrent plus que des vaisseaux anglais, et la Tour de Londres s’enrichit des trésors de ses mines et des poèmes pour jamais perdus de ses bardes.
Ses sujets avaient pourtant pardonné à Constance le crime du mariage qui les avait livrés à l’étranger, car de cette union un fils était né à l’Armorique ; la jeunesse palpitait d’espérance, et les vieillards pleuraient d’amour à son nom. Pour échapper aux amertumes d’une sujétion impitoyable, le pays répétait les chants du prophète qui avait promis de grandes destinées au rejeton des rois celto-bretons ; il attendait avec confiance la prochaine victoire de l’hermine sur le léopard. Vain espoir, promesse mensongère ! Merlin n’avait sans doute prédit au nouvel Arthur que l’immortalité dispensée par le malheur et par le génie ; le plus grand poète de l’Angleterre devait un jour couronner de fleurs le front de la blanche victime que l’Océan engloutit avec les dernières espérances du peuple qui croyait en lui[9].
Pour se soustraire aux machinations de Jean sans Terre, son oncle, le jeune Arthur avait mis sa personne et son duché à la discrétion de Philippe-Auguste. Une mort prématurée empêcha l’union de Henri d’Avangour, chef de la maison de Penthièvre, avec Alix, héritière des droits de son jeune frère assassiné, de telle sorte qu’après de vains efforts pour marier cette princesse à un seigneur dans les veines duquel coulât le sang de Bretagne, il fallut choisir entre l’odieuse race encore teinte du sang d’Arthur et la famille du roi politique qui avait protégé sa jeunesse. Alix accepta donc pour époux un prince de la maison de France, et Pierre de Dreux, comte de Braisne, arrière-petit-fils de Louis le Gros, vint régner sur la Bretagne.
Ce choix ne répondit à aucune des espérances qui l’avaient provoqué. En mettant à sa tête un Capétien, la Bretagne avait voulu échapper à la dynastie anglo-normande; mais Pierre de Dreux était à peine installé dans son duché qu’il traitait avec Henri III, et que, non content de faire hommage de la Bretagne à un Plantagenet, il déclarait le reconnaître pour roi de France<ref> On peut du moins l’inférer du texte de la lettre adressée par le roi d’Angleterre au pape. Voyez cette lettre aux Actes de Bretagne, t. Ier, p. 898. </<ref>. De son côté, Louis VIII avait espéré rencontrer un allié et un soutien dans un prince de son sang doué d’éminentes qualités politiques et militaires, et son fils n’avait pas encore commencé à régner que le souverain de la Bretagne se faisait l’instigateur de toutes les machinations sous lesquelles faillit succomber la régence de Blanche de Castille. Plus remuant qu’ambitieux, plus capable de nuire à autrui que de se servir lui-même, Pierre de Dreux s’engagea dans une carrière non moins agitée que stérile. Par la nature de ses passions comme par celle de ses habiletés, ce personnage semble moins appartenir à son époque qu’à la nôtre, car lorsqu’il ne fond pas sur les Sarrasins la lance à la main aux champs de la Palestine, il est comme dépaysé dans son propre temps, où il n’éveille aucun écho et ne provoque aucune sympathie. Odieux à ses barons, en horreur aux évêques, Pierre Mauclerc ne tarda pas à succomber sous le génie de son siècle, et finit par désavouer toutes les tentatives à la poursuite desquelles s’était épuisée sa vie; mais la Bretagne ne paya pas moins cher son repentir que ses fautes, car, avant de résigner la couronne et de la faire passer sur la tête de son fils Jean Ier, Pierre, réconcilié avec la France, resserra tous les liens qui unissaient son duché au chef de sa race, et admit, chose sans exemple jusqu’alors, l’appel au parlement de Paris des arrêts rendus en certains cas par ses cours de justice. Sous Philippe le Bel, le duc Jean II rendit cette dépendance plus étroite encore en acceptant, malgré les éclatantes protestations de ses sujets, le titre de pair de France, qui lui fut conféré par lettres patentes[10]. Jean III ne se sentit pas assez fort pour échapper au joug porté par ses deux prédécesseurs, encore qu’au début de chaque campagne il prît grand soin de faire constater par acte authentique qu’il suivait le roi de France à la guerre a à titre d’allié et point à titre de vassal[11]. »
L’attitude contrainte de ces princes, pressés entre deux grands états, laisse deviner qu’une crise se prépare dans les destinées de la Bretagne. A mesure que la royauté française accomplit son destin et qu’elle s’assimile les diverses parties du territoire, le duché, roche isolée dont la mer montante bat déjà les flancs d’écume, ne se maintient plus par ses propres forces malgré l’indomptable vitalité du génie national; l’Angleterre seule peut le protéger encore contre la France, et le peuple breton en est à choisir entre deux dominations qui lui sont également odieuses. Il n’y a d’ailleurs dans la politique des princes français appelés au trône ducal de Bretagne que de très rares révélations de l’esprit breton. Braves sur le champ de bataille, mais légers et médiocres pour la plupart, ils semblent presque toujours écrasés par les difficultés sans cesse croissantes de leur situation; ils manquent enfin, pour y échapper, des ressources que présentent aux ducs de Bourgogne de la maison de Valois, chefs héréditaires d’une grande faction, l’audace de leurs desseins et le bonheur constant de leur fortune. Condamnés par la force des choses à une politique de bascule dont ils placent alternativement le levier à Paris et à Londres, entraînant leurs sujets dans de sanglantes querelles qui ne touchent point à l’avenir de la patrie bretonne, ces princes semblent presque toujours à la remorque des événemens, et leur histoire en devient monotone au point de provoquer la lassitude, tant la Bretagne disparaît au milieu des luttes dont elle est l’occasion, la victime et le théâtre.
Tel est surtout le caractère du grand débat qui remplit l’histoire pendant la majeure partie du XIVe siècle, débat provoqué, comme personne ne l’ignore, par la rivalité de la maison de Penthièvre et de la maison de Montfort pour la succession de Bretagne à la mort du duc Jean III, décédé ^ans héritier direct. Cette querelle successoriale, où le droit demeura toujours obscur et dont l’issue resta si longtemps incertaine, constitue sans doute l’un de ces magnifiques épisodes qui abondent dans l’histoire de notre péninsule; mais l’on n’y saurait trouver l’une de ces questions nationales qui font palpiter un peuple en mettant en saillie sa physionomie et ses passions. Le nom de Du Guesclin, celui de cette grande comtesse de Montfort, héroïne que Plutarque aurait disputée à Froissart et que celui- ci nous représente « chevauchant par les rues de ses villes, faisant mieux son devoir de tête et de main qu’aucun de ses chevaliers ou hommes d’armes[12] ; » les souvenirs du chêne de Mi-Voie arrosé du sang des trente; ces grands coups d’épée, ces villes vaillamment défendues par des femmes, ces haines héréditaires des Clisson que les pères transmettent avec leur sang et les mères avec leur lait; l’éclat d’une lutte où viennent combattre un roi de France, un roi d’Angleterre, un prince de Galles, un roi de Navarre, un duc de Normandie, un duc d’Athènes, un connétable de France, conduisant des légions sans cesse renouvelées de stipendiaires allemands, espagnols et génois; ce long tournoi donné sur nos landes et sur nos grèves présente à coup sûr un spectacle d’une grandeur incomparable, mais c’est en vain qu’on y chercherait une pensée nationale et un intérêt breton. Une noble province est mise à sac, deux générations sont décimées, sans qu’il soit possible à l’historien ni de déterminer le droit des prétendans, ni de décider de quel côté incline le cœur de ce peuple voué par la fatalité de sa position à une destruction presque complète. La Bretagne en effet était divisée presque également entre Charles de Blois, époux de Jeanne de Penthièvre, neveu de Philippe de Valois, et Jean de Montfort, candidat de l’Angleterre, qui, malgré son origine capétienne, entretenait pour la France des sentimens de haine profonde.
Au début de la lutte, les villes, les évêques et les nobles prirent parti presque au hasard, et tant qu’elle dura, on changea si souvent de drapeau qu’il est impossible d’expliquer l’attitude des combattans par des intérêts d’une nature politique et permanente. Toutefois, si l’un des deux concurrens représentait plus spécialement la nationalité bretonne, c’était certainement le comte de Montfort, né dans le pays de père et mère indigènes, et c’était celui-là même que la haute noblesse bretonne repoussait, car l’aristocratie baroniale demeura, jusqu’à la mort de Charles de Blois, l’appui le plus solide du parti français. C’est que dès cette époque les perspectives poursuivies par quelques grandes maisons d’une importance quasi-princière liaient celles-ci à la cause du roi suzerain, leur protecteur toujours empressé contre les ducs. Le succès si longtemps disputé de Jean IV rendit cette liaison plus intime encore, car la maison de Montfort, redevable à l’Angleterre de la couronne ducale, acquitta sa dette par une soumission presque constante au gouvernement britannique, fournissant ainsi aux hauts barons l’occasion de voiler, sous les dehors d’un dévouement désintéressé à la France, leur opposition systématique au pouvoir de leur seigneur immédiat.
Aussi Anglais au fond du cœur que l’avait été son père, Jean V porta dans sa conduite l’inconstance de son caractère, et ne changea pas moins souvent d’alliés que de conseillers. Malgré des retours passagers vers la France, son nom se retrouve parmi ceux de ses plus implacables ennemis aux jours sinistres où un prince étranger régnait à Paris avec l’appui d’une mère dénaturée et sous le couvert d’un père en démence. L’influence anglaise domina donc le plus souvent à la cour de Rennes durant la première partie du XVe siècle, et les petits-fils de Louis le Gros ne reprirent les sentimens qu’il était naturel d’attendre de leur naissance qu’après qu’une longue suite de morts imprévues eut fait tomber la couronne ducale sur le front du connétable dont l’héroïque épée avait achevé l’œuvre de Jeanne d’Arc. Collatéral de la maison de Bretagne, Arthur de Richemond avait de bonne heure cherché fortune en France. Appelé soudainement au trône à la mort du duc François Ier, son neveu, il déclara vouloir conserver, « pour l’honorer dans sa vieillesse, la charge qui l’avait honoré dans sa jeunesse. » Un pareil serviteur avait droit d’être fier et de ne rien céder de ses légitimes prérogatives. En offrant au roi Charles VII l’assurance d’un dévouement à la France dont toute sa vie avait été le gage, Arthur III lui refusa donc résolument l’hommage lige, en ne consentant à déposer son épée et à prêter serment que pour les terres et seigneuries étrangères à la Bretagne, maintenant l’entière liberté de son duché et la plénitude de prérogatives souveraines que n’avaient pu entamer, disait-il, la faiblesse et la condescendance de quelques-uns de ses prédécesseurs. Cette affirmation avait d’autant plus de poids que les principes qui présidaient au gouvernement du pays, de l’aveu des princes et des sujets, frappaient de nullité tout acte politique non ratifié par l’assentiment formellement exprimé des états, et que des protestations persistantes s’étaient produites au sein de la représentation nationale contre les concessions de Pierre de Dreux et de ses successeurs.
À l’époque sur laquelle nous allons bientôt concentrer notre attention, la Bretagne jouissait en effet du gouvernement le mieux réglé de l’Europe, et c’est dans l’attachement universel que lui portaient les diverses classes de la société que se rencontre l’explication de la longue lutte dont les dernières péripéties ont rempli l’histoire même du XVIIIe siècle. En s’y développant dans toute sa plénitude, l’élément féodal n’avait été vicié dans cette contrée, comme nous l’avons dit, ni par le fait primordial de la conquête, ni par les antipathies héréditaires que celle-ci avait ailleurs suscitées. Les terres étaient venues s’enlacer comme d’elles-mêmes dans le puissant réseau dont la première maille se rattachait au trône ducal, et de la possession territoriale avait découlé, avec le devoir de s’armer à la semonce du souverain, le droit corrélatif de voter les subsides, de concourir au gouvernement et de distribuer la justice aux peuples. Les états, quelquefois aussi appelés parlemens, avaient affecté en Bretagne, sous la première dynastie royale, des formes très diverses; mais depuis les célèbres assises du duc Alain Fergent, tenues à l’ouverture du XIIe siècle, l’on peut suivre, sans la perdre jamais de vue, la trace de l’action exercée par la représentation nationale du duché sur tous les événemens de quelque importance.
Cette représentation était la vivante image de l’état territorial lui-même. Elle se composa d’abord des hauts barons et des seigneurs bannerets, vassaux directs des ducs, car ce fut seulement au XVIe siècle, après la réunion de la province à la France et par l’influence des idées françaises, que les états de Bretagne s’ouvrirent à l’universalité des gentilshommes, révolution éclatante qui attestait le triomphe du droit personnel sur le droit de propriété, la déplorable victoire de l’esprit de caste sur l’esprit vraiment aristocratique. Aux barons représentans de leurs propres vassaux venaient se joindre les neuf évêques et les nombreux abbés de la province, qui, s’ils avaient pris d’abord séance à titre de feudataires terriens, finirent bientôt par former dans l’état un ordre distinct qui eut le pas sur les deux autres. Dans le cours du XIVe siècle, des faits nouveaux provoquèrent des applications logiques plus étendues de ce qu’il faudrait appeler l’idée-mère du droit public au moyen âge. S’il avait fallu le consentement des seigneurs pour imposer leurs terres et leurs hommes, il parut naturel en effet, pour ne pas dire nécessaire, de réclamer celui des bourgeois afin d’imposer dans les villes les valeurs mobilières, qui se développaient chaque jour par les progrès de l’industrie, surtout par ceux du commerce maritime, dont l’extension avait fait déjà de Nantes et de Saint-Malo des cités de premier ordre. Trente-neuf villes conquirent de la sorte le droit de comparaître, par un ou plusieurs députés, aux grandes assises de la nation, ordinairement convoquées par les ducs à Rennes, à Vannes, à Redon ou à Nantes. Là, les trois ordres délibéraient en commun, quoique l’assentiment formel de chacun d’eux fût réputé nécessaire pour constituer une résolution souveraine.
Écrire l’histoire des états de Bretagne, ce serait donc, comme on voit, écrire à peu de chose près l’histoire des états-généraux de la monarchie française. Toutefois il y aurait à signaler une différence notable, et celle-ci suffirait seule à expliquer pourquoi les assemblées délibérantes ont si longtemps fonctionné en Bretagne avec une efficacité peu bruyante, tandis qu’elles ne furent malheureusement en France que des expédiens mis en œuvre dans des jours difficiles. Sous le régime des ducs, une périodicité annuelle, ou bisannuelle tout au moins, avait fait des états un moyen habituel et un instrument régulier de gouvernement. Si l’on excepte Pierre Mauclerc, grand centralisateur, qui n’avait rien de breton dans les instincts non plus que dans le sang, aucun duc de Bretagne n’avait estimé possible de se passer du concours de ses conseillers-nés pour lever des impôts, déclarer la guerre, modifier l’état des terres, ou la condition des personnes, bien moins encore pour régler les fréquentes difficultés que présentait, relativement à la succession au trône, le droit des femmes, maintenu quelquefois jusque dans les lignes collatérales. À ces intérêts généraux, objet constant de délibérations libres et mûries, venait se joindre l’exercice ordinaire de la justice, car il appartenait aux états de réformer par voie d’appel les jugemens rendus par toutes les juridictions seigneuriales. Longtemps les membres des trois ordres avaient statué sur ces matières dans le cours de leurs sessions ; mais le nombre des appels se multipliant chaque jour avec celui des contestations, des commissaires choisis entre les membres des états reçurent charge de statuer au lieu et place de ceux-ci, et cette délégation se maintint jusqu’aux dernières années du règne du duc François II. Ce fut en effet en 1486 qu’avec l’assentiment de l’assemblée souveraine, ce prince érigea une cour sédentaire de justice, composée d’un président et de douze conseillers. Cette cour, établie d’abord à Vannes, transportée bientôt après à Rennes, devint le célèbre parlement de Bretagne, étroitement associé pour la défense des institutions jurées par nos rois aux états de la province, et dont la situation était d’autant plus forte que, sans aspirer pour lui-même, comme le parlement de Paris, à l’exercice de droits politiques, il demeurait toujours le gardien vigilant des traités qui les avaient assurés.
La Bretagne portait donc à ses antiques institutions un attachement profond. Justement fière de sa liberté calme et forte, elle s’indignait dès le XVe siècle à la pensée qu’on pût jamais songer à la soumettre au régime sous lequel les Français, tour à tour factieux ou pressurés, vivaient durant le règne orageux des princes de la maison de Valois. « Quand les Bretons connurent, nous dit l’aumônier de la duchesse Anne, écrivant peut-être dans le palais de Louis XII, que le roy de France les vouloit de fait appliquer à lui et les régir selon ses lois, lesquelles ne s’accordoient pas aux leurs, parce qu’ils avoient toujours été en liberté sous leurs princes, et ils veoient les François comme serfs chargés de maints subsides, ne voulant obtempérer à l’intention du roy, commencèrent à faire monopolle et eurent conseil ensemble de se défendre[13]. »
Ce sentiment était commun à toutes les conditions et s’expliquait fort bien par la constitution de cette société modeste et tranquille qui aurait formé l’un des états les plus heureux de l’Europe, si la lutte de deux grandes cours n’avait converti en un champ de carnage la terre des saints et des fées, la douce patrie des légendes et des miracles. Sans être riche, ce pays était prospère : des traités nombreux conclus par les ducs, depuis Jean V jusqu’à François II, qu’on peut trouver à leur date au deuxième tome des Actes de Bretagne, constatent l’importance de ses relations maritimes, surtout celle de ses pêcheries. Des mœurs pures et des influences salubres y comblèrent promptement les vides faits par la guerre. Quoique la bonne moitié de sa noblesse fût demeurée sur le champ de bataille durant la lutte des maisons de Penthièvre et de Montfort, cette noblesse, à la fin du XVe siècle, était très nombreuse et se confondait dans ses derniers rangs avec la population rurale, dont la rapprochaient singulièrement la communauté des habitudes et la simplicité de la vie. Ne sortant guère de leurs manoirs que pour paraître aux montres de leurs seigneurs, les nobles bretons vivaient dans une surabondance habituelle de denrées et une fréquente pénurie d’argent sur la manse seigneuriale, où les colons leur fournissaient en nature la plupart des objets fongibles. Ces colons participaient d’ailleurs à la possession du sol, car ils l’occupaient universellement alors à titre de domaine congéable, et l’on sait que l’effet de cet usement, spécial à la Bretagne, est de maintenir le domainier dans la possession indéfinie de l’immeuble qu’il exploite, tant qu’il n’a pas été remboursé à dire d’experts, par le propriétaire foncier, du prix total de ses édifices et superfices. Un parfait accord, attesté par les traditions comme par les chants populaires de la Bretagne, régnait ainsi entre ces hommes, dont la main calleuse ne maniait pas moins courageusement le fer de la lance que celui de la charrue. D’un autre côté, durant le cours de cette longue histoire, une admirable fidélité rattacha presque toujours les vavasseurs aux grands vassaux, et les devoirs imposés par la hiérarchie féodale ne furent respectés nulle part aussi scrupuleusement qu’en ce pays.
Cette fidélité, très honorable en elle-même, peut figurer pourtant à bon droit au nombre des causes qui hâtèrent l’annexion du duché à la France, encore que la noblesse bretonne tînt par le fond de ses entrailles à l’indépendance de son pays. Cette noblesse se trouvait en effet, par les prescriptions du droit féodal, contrainte de toujours répondre à l’appel des grands feudataires dont elle relevait, soit qu’il s’agît de teindre de son généreux sang les eaux du Nil ou de suivre à l’aveugle la bannière des hauts barons dans leurs révoltes contre les ducs, révoltes dont le dernier terme, quelque soin qu’on mît à le voiler, était l’absorption de la Bretagne. Quatre ou cinq maisons, dont deux au moins faisaient remonter leur origine aux premiers rois armoricains, et que de nombreuses alliances rattachaient aux familles souveraines d’Anjou, de Lorraine, de Navarre, de Foix, d’Armagnac, souvent même au sang royal de France et d’Angleterre, avaient dans le duché, dont leurs vastes fiefs embrassaient alors la presque totalité, un patronage militaire trop considérable pour qu’il n’y devînt pas bientôt dangereux. Ces familles, déjà pourvues en France des plus hautes charges de la couronne, n’employaient plus leur suprématie féodale en Bretagne qu’à pousser leur fortune en dehors du duché, afin de s’établir sur un plus grand pied dans le royaume.
Au sein même de la maison régnante, les ducs avaient toujours à compter avec la branche de Penthièvre, dont le traité de Guérande n’avait pas désarmé les prétentions, et qui, après d’odieux guets-apens contre les princes qu’elle avait solennellement reconnus, vendit traîtreusement à la France des droits qu’un siècle et demi d’impuissance n’avait pas à coup sûr rendus plus légitimes. Moins redoutable par ses visées politiques, la maison de Rohan l’était peut-être plus encore par les sympathies profondes que lui valait son nom et qu’appuyait sa fortune territoriale. Fiers d’une origine royale que la science héraldique a pu contester, mais qui, du XIIe au XVe siècle, ne faisait en Bretagne doute pour personne, alliés à toutes les familles alors régnantes, neveux et beaux-frères de leurs souverains, les vicomtes de Rohan, barons de Léon et comtes de Porhoët, dont le fief principal embrassait à lui seul cent douze paroisses, se sentaient à l’étroit dans leur berceau ; déjà l’une de leurs branches, celle de l’amiral de Montauban, venait de s’implanter en France, et bientôt l’aîné de leur maison allait servir avec éclat la couronne sous le nom de maréchal de Gié. La maison de Laval et de Vitré, issue d’une fille de Conan le Gros, qui à ce titre disputait à celle de Rohan la préséance aux états de Bretagne, et que son alliance avec la maison de Montmorency avait dès le XIIIe siècle rendue très puissante dans le royaume, suscitait aux ducs des embarras que ne conjurèrent pas les nombreux mariages conclus par les membres de cette famille avec les princes de la maison ducale. Cette influence devint plus redoutable encore aux derniers jours de l’indépendance bretonne, lorsque Françoise de Dinan, comtesse de Laval, gouvernante et conseillère de la jeune princesse Anne, se fut ménagé dans l’intérieur du palais une autorité sans bornes.
Les Rieux se disaient aussi seigneurs du sang de Bretagne, et prétendaient descendre d’un petit-fils d’Alain le Grand. Lorsque le duc François II monta sur le trône, ils servaient déjà le roi suzerain depuis plusieurs générations, et avaient porté deux fois le bâton de maréchal de France. L’état princier qu’ils tenaient en leur beau château de Rieux ne suffisait plus à ces grands feudataires, et Paris les attirait par une invincible attraction. Cependant, entre toutes les familles dont la grandeur et l’ambition menaçaient l’autorité ducale, aucune ne lui avait été aussi fatale que celle de Clisson. Quoique son origine fût plus modeste que celle des hautes maisons baroniales dont nous venons de parler, elle l’emportait sur celles-ci par l’énergie de la passion, le génie politique et l’illustration militaire. Par momens serviteur, presque toujours ennemi de ses souverains, quelquefois assez puissant pour leur faire une guérie heureuse, toujours assez fort pour les faire trembler, possesseur de richesses mobilières à peine croyables, maître de près du quart du sol breton[14], Olivier de Clisson, que l’épée de connétable avait rendu Français, fut, avec et après Du Guesclin, l’un des instrumens providentiels de notre grande unité nationale. Il put travailler à cette œuvre avec un succès d’autant plus assuré que c’était au sein même de sa patrie qu’il avait pris son point d’appui pour la renverser.
Dans ces jours de transformation violente où les forces centripètes luttaient partout contre les forces centrifuges, les principautés provinciales encore subsistantes rencontraient dans leur propre sein des obstacles semblables à ceux qui arrêtaient dans le royaume la constitution du pouvoir monarchique; mais les ducs de Bretagne, pour triompher de ces résistances, étaient placés dans une condition bien moins favorable que les rois, car ces rois eux-mêmes étaient les incitateurs infatigables et les soutiens peu scrupuleux de toutes les insurrections baroniales. L’on pressent donc l’issue du combat qui va s’engager et le sort réservé au Richelieu de boutique à la cour de Nantes, où Pierre Landais n’avait pour se couvrir qu’une souquenille de laquais au lieu d’une soutane rouge.
Successeur d’Arthur III, son oncle, mort sans postérité, le dernier duc de Bretagne, François II, commença en 1458 un règne écoulé dans les orages et terminé par une catastrophe. Comte d’Étampes du fait de son père, puîné de la maison ducale, comte de Vertus à titre d’héritier de Marguerite d’Orléans, sa mère, ce prince était plus Français que la plupart de ses prédécesseurs par les instincts et par les intérêts. Il avait l’esprit brillant, le goût des arts, des mœurs élégantes et douces, et on le vit déployer au début de sa carrière une activité militaire qui ne tarda pas à s’affaisser sous la double épreuve des difficultés et des plaisirs. Protégé auprès de Charles VII par les souvenirs du connétable de Richemond, son devancier, ce prince se trouva malheureusement bientôt en face de Louis XI, et dut lutter avec des conseillers divisés contre le politique le plus persévérant et le moins scrupuleux de son siècle. Louis XI avait porté sur le trône un plan préconçu : il voulait séparer ses grands vassaux, afin d’arriver à détruire, soit par l’intrigue, soit par la conquête, les deux duchés de Bourgogne et de Bretagne, qui formaient aux deux extrémités du royaume d’inexpugnables boulevards pour la féodalité encore puissante, dont l’un était d’ailleurs un poste avancé pour l’Allemagne et l’autre pour l’Angleterre. Il tourna d’abord ses efforts vers l’ouest, et sous le prétexte d’un pieux pèlerinage à Saint-Sauveur de Redon, le rusé suzerain vint en Bretagne afin d’y préparer, au milieu des pompes dont on entoura sa réception, des machinations dont aucune n’échappa à la perspicacité de François II. Parfaitement fixé sur les vues ultérieures du roi malgré ses chaleureuses protestations d’amitié, le duc se jeta, avec une ardeur que justifiait sa prévoyance, dans la fronde princière qui prit le nom de ligue du bien public. Cherchant alors un premier rôle avec un empressement qui dura peu, François vint réunir à Montlhéry une belle armée bretonne à celle des princes, qui, dès le début de cette étrange guerre, songeaient moins à vaincre qu’à traiter, à s’assurer des victoires qu’à se ménager des profits. « Il y avoit là très largement de Bretons, nous dit Comines, et sembloit à les voir que le duc de Bretagne fût un très grand seigneur, car toute compaignie vivoit sur ses coffres[15]. » On sait que la fronde du XVe siècle finit comme celle du XVIIe par une large distribution de gouvernemens, d’apanages et de pensions, avec cette différence toutefois que Louis XI se montra beaucoup plus soucieux que Mazarin de reprendre ce qu’il avait abandonné, par l’excellente raison que ce qui ne valait plus que de l’argent sous Anne d’Autriche représentait en 1465 de la puissance territoriale et militaire.
Le duc de Berri, frère du roi, dont le nom avait couvert cette trame, ayant obtenu pour sa part du butin la Normandie, François II fut donné par les princes confédérés comme guide à ce triste adolescent. Il dut donc le suivre à Rouen, où la main invisible, mais toujours présente, de Louis XI ne tarda point à lui susciter de telles difficultés, et bientôt après de tels périls, que force lui fut de déguerpir au plus vite afin d’aller défendre son duché[16]. Le roi était en effet sur le point de franchir la frontière de Bretagne ; ses agens y semaient déjà l’or et les promesses, et les théologiens de la couronne avaient inspiré de tels scrupules à l’évêque de Nantes sur la légitimité de la juridiction ducale dans son ressort diocésain, que ce prélat implorait avec la plus vive ardeur l’assistance du roi suzerain pour protéger la liberté des églises bretonnes.
Dans la courte campagne terminée par le traité de Saint-Maur, François II avait acquis moins de gloire que d’expérience. Il n’hésita point à profiter de celle-ci, en usant sans scrupule, pour son propre compte, afin de sortir d’embarras, des moyens qu’il voyait si bien réussir à Louis XI. Il rompit donc avec le frère du roi, et dans une promenade militaire Louis reconquit la Normandie ; le duc renonça à toute liaison avec le comte de Charolais, devenu bientôt après duc de Bourgogne, et avec les grands confédérés, au premier rang desquels il venait de combattre. Le roi paya sans hésiter cette volte-face en abandonnant le malencontreux évêque à la vengeance de son souverain et en promettant monts et merveilles à son vassal; mais tout à coup le duc de Berri, chassé de son apanage, « fort pauvre et désolé, nous dit Comines, de ce qu’il était privé de son intention, » imagine de se réfugier près de François II, et, par un changement dont il est fort difficile de pénétrer les motifs, celui-ci prend d’abord entre les deux frères une sorte d’attitude de médiateur pour passer bientôt vis-à-vis de la France à l’état d’hostilité. Il marche sur la Normandie, afin d’en déloger l’armée royale, forme une nouvelle et plus étroite confédération avec les ducs de Bourgogne et d’Alençon, et signe enfin une alliance avec l’Angleterre. La rapidité de ces mouvemens est bientôt dépassée toutefois par la prestesse de ceux qu’il se donne incontinent en agissant dans un sens exactement contraire. Deux mois à peine après le traité passé avec Edouard IV, et lorsque, sur la pressante invitation de François II lui-même, le duc de Bourgogne venait d’entrer en France, le duc de Bretagne reprend avec Louis XI des liaisons qui la veille paraissaient impossibles; il se remet à sa merci pour la solution de toutes les difficultés pendantes, abandonne la Normandie, dont il avait conquis les places principales, et promet à son suzerain de l’assister et servir envers et contre, tous ceux qui sa personne et son royaume voudraient grever[17]. La fureur du duc de Bourgogne, à la nouvelle d’un pareil traité, se comprend assurément beaucoup mieux que la soudaine conclusion de cet acte lui-même. « Bien marri fut-il, nous dit le sagace historien de ces tristes temps, en apprenant par le hérault nommé Bretagne comment son maître avoit fait paix avec le roy et renoncé à toute alliance, nommément à la sienne, vu qu’il ne s’étoit mis aux champs que pour secourir le dit duc, et fut en très grand dangier le dit hérault. »
Cependant la colère de Charles de Bourgogne fut aussi courte que l’avait été la phase politique traversée par la volonté de François de Bretagne. L’année suivante, déjà le vent avait viré : Louis XI et François II s’adressaient l’un à l’autre une menace et une injure. Par l’intervention de Tanneguy-Duchâtel, l’un de ces grands transfuges bretons passés au service du royaume, le roi avait attiré à sa cour le jeune vicomte de Rohan. C’était laisser comprendre trop clairement qu’il entendait régler à sa guise la future succession ducale qu’on pouvait s’attendre alors à voir prochainement s’ouvrir, car François II n’eut d’enfans que de son second mariage et qu’en 1477 seulement. Le chef de la maison de Rohan faisait valoir, outre ses prétentions personnelles à ce royal héritage, les droits plus positifs de Marie de Bretagne sa femme, fille d’un prédécesseur de François II. Devant la perspective de disposer bientôt lui-même du duché objet de ses plus ardentes convoitises, Louis XI perdit toute prudence et tout sang-froid, car il manqua toujours à ce grand politique de demeurer maître de ses premiers mouvemens. Il accueillit donc avec éclat le jeune seigneur, et lui fit des promesses dont Rohan ne se crut point tenu à garder le secret.
Alarmé par la fuite de son premier sujet, François II de son côté s’empressa de renouer avec ses confédérés de la veille, et même, paraît-il, avec l’Angleterre, des relations que dans ce siècle sans foi il n’était pas moins facile de reprendre que de briser. Quelque secret qu’il y pût mettre, aucun de ses mouvemens ne devait échapper à Louis XI; ce prince imagina donc de soumettre le grand vassal, dont il connaissait fort bien les engagemens à une épreuve délicate. Il lui envoya le collier de son ordre de Saint-Michel, récemment institué, dont les statuts contraignaient à jurer sous la sanction des sermens les plus terribles qu’on était libre de toute alliance avec les ennemis du roi fondateur. Très peu soucieux de tenir ses promesses, François II éprouvait pourtant d’invincibles scrupules à joindre le parjure au mensonge : il renvoya le collier, au risque de provoquer par ce refus une déclaration de guerre qui fut en effet presque instantanée. Cette péripétie ne devait être d’ailleurs ni beaucoup plus sérieuse, ni beaucoup plus durable que celles qui l’avaient précédée. Selon le programme invariablement tracé pour toute rupture avec la France, le duc avait repris son alliance avec la Bourgogne et avec le duc de Berri, auquel le roi son frère venait de conférer la Guienne afin de remplacer la Normandie, réunie à la couronne. La mort trop opportune, hélas! de ce malheureux prince, fortifiant soudainement la politique de Louis XI par l’effroi même qu’il inspirait, rompit les mesures fort mal concertées de la coalition nouvelle. De plus, si mollement que se suivît la guerre en ces jours de machinations ténébreuses, les troupes royales faisaient sur les frontières de la Bretagne des progrès assez alarmans, de telle sorte que François, sachant d’expérience à quel prix Louis rachetait ceux dont il avait besoin, bien assuré «qu’il ne les tenoit oncques en nulle hayne pour les choses passées, » se résolut à recommencer à Senlis la comédie d’Ancenis. Il fit offrir d’abandonner une fois de plus ses alliés, et c’était partie que ne se refusait jamais à jouer le roi de France. On signa donc un nouveau traité de perpétuelle paix, amitié et confédération, dont le texte, très respectueux pour le seigneur suzerain, ne sortait pas des plus pauvres banalités, et en échange de ces courtoisies le roi reçut le duc « comme son bon parent et neveu en sa bonne grâce et amour, promettant de le secourir, ayder et deffendre à jamais envers tous ceulx qui peuvent vivre et mourir sans nul excepter[18]. »
La mémoire se lasse à suivre ces évolutions aussi rapides que la pensée et qu’on s’efforcerait presque toujours vainement d’expliquer par des motifs politiques. C’est à d’autres causes en effet qu’il faut le plus souvent les rapporter. Durant la première partie de son règne, l’esprit incertain du duc de Bretagne fut ballotté entre des influences contraires. La plus prépondérante était exercée par Antoinette de Maignelais, dame de Villequier, qui, après avoir succédé dans la faveur de Charles VII à sa tante Agnès Sorel, était venue essayer sur le voluptueux François II l’empire de sa beauté facile et de son esprit enjoué. Ennemie prononcée de Louis XI au début de sa faveur, elle avait fini par passer aux gages du roi de France, qui, avec une pension de six mille francs, lui avait octroyé l’île d’Oléron et les seigneuries de Montmorillon et de Chollet. La maîtresse en titre du duc de Bretagne faisait valoir auprès de celui-ci l’avantage de demeurer en paix avec le suzerain et de laisser reposer les peuples après de longues agitations. Ce système était développé plus spécieusement encore par l’un de ces aventuriers que les hasards d’une destinée toujours heureuse avaient conduit à la cour de Nantes. Odet d’Aïdie, sieur de L’Escun, gentillâtre des marches de la Gascogne et du Béarn, était « si pauvre de son estoc qu’il n’avoit de sa part une seule maison pour se retirer, mais fort adextre, bon homme d’armée, très entrant, bien parlant et hardi avec les princes et seigneurs[19]. » Après avoir été le conseiller le plus écouté du jeune frère de Louis XI, L’Escun était devenu l’un des agens secrets les plus utiles au roi; c’était en Bretagne que celui-ci l’employait alors à paralyser des conseils dont il connaissait fort bien la source et dont il redoutait l’effet, et Comines, aussi respectueux que pourrait l’être un historien d’aujourd’hui pour la souplesse et pour le succès, nous a laissé, avec une sorte d’apologie du comte de Comminges, le tarif exact des services de cet homme, auquel n’allait manquer aucune grandeur[20].
Tels étaient à la cour de Bretagne les deux soutiens principaux de la faction française. Celle-ci se trouvait représentée dans le ducal par le chancelier Chauvin, depuis longtemps en excellens termes avec Louis XI, et contre lequel le grand-trésorier, son rival, articulait des accusations de vénalité. Le parti hostile à la France n’avait pour organe, auprès du duc, que Pierre Landais, à qui ce prince avait confié, avec la direction de ses finances le premier poste de son gouvernement. Jusqu’à l’époque où nous sommes parvenus, l’action de ce ministre avait été plus administrative que politique, car son ingérence dans les relations extérieures du duché ne se révélait guère que par des conseils, et si parfois François II embrassait les vues patriotiques de Landais avec une ardeur qu’expliquait la haine invétérée du vassal contre son suzerain, il ne tardait pas à les déserter pour suivre, sur les avis concertés de sa maîtresse et de son favori L’Escun, le courant d’une politique moins chanceuse et plus tranquille. Landais représentait donc seul à la cour et dans le cabinet breton le parti qui poussait à une entente étroite avec la Bourgogne, menacée comme la Bretagne par les machinations du souverain, et qui, pour résister à la France, conseil-lait une alliance permanente avec l’Angleterre, seule en mesure de protéger le duché contre un monarque plus redoutable encore par son habileté que par sa puissance.
Vers l’époque où fut signé le traité de Senlis, un changement notable s’opère dans la politique, jusqu’alors incohérente, de François II. De mobile et timide qu’elle avait été, l’attitude de son gouvernement devient résolue et presque téméraire ; d’une position défensive, il finit par passer vis-à-vis de la France à une offensive audacieuse : à l’embauchage des seigneurs bretons, il répond en embauchant les princes du sang royal, il cherche partout des alliances et s’efforce de s’assurer les secours de l’Angleterre, même en y provoquant des révolutions; s’armant enfin d’une sévérité que semblait désavouer la bonhomie habituelle du prince, le ministère breton frappe et poursuit sur son propre territoire les secrets complices de la France, et s’il ne parvient point à les vaincre, il les contraint du moins à se démasquer. Acculé par l’imminence du péril à des résolutions extrêmes, François II s’abandonne à un esprit plus fort et plus résolu que le sien, et Landais, qui durant quinze ans n’avait été que son principal agent financier, devient, sous le coup des périls qui le pressent, le suprême Inspirateur de ce gouvernement aux abois.
En abordant l’étude du ministère de cet homme, revêtu à l’avènement du duc de la double charge de grand-trésorier et de maître de la garde-robe, j’éprouve un embarras que je dois tout d’abord confesser. Sur l’origine de Pierre Landais et les commencemens de sa carrière, je ne rencontre que des indications vagues, données presque toujours par ses ennemis, et je n’ai guère à répéter que des rumeurs populaires, telles qu’en suscite toute grande fortune suivie d’une grande catastrophe. Le riche dépôt de Nantes contient sans doute des liasses nombreuses étiquetées du nom de ce ministre; mais ces liasses ne paraissent comprendre que des actes publics, des comptes de finances allant de 1461 à 1485, date de la mort de Landais. Ces comptes, tenus avec une grande régularité, nous initient aux plus minutieuses dépenses ordonnancées pour la maison ducale, pour les libéralités publiques et secrètes du souverain, l’entretien de ses armées, de sa marine et des places fortes du duché; mais l’on n’y a jusqu’ici découvert aucun document qui soit de nature à nous révéler la pensée intime et personnelle de l’ordonnateur. L’on ne possède aucune des correspondances de Landais, et il n’est pas invraisemblable que ses papiers aient été détruits lors de son procès, soit par ses accusateurs, soit par lui-même. Les registres de la chancellerie et les comptes dits de Landais, successivement dépouillés de 1720 à 1760 par dom Lobineau, dom Morice et dom Taillandier, ont fourni des documens nombreux à la vaste publication qui n’a pas, avec ses annexes, moins de sept volumes in-folio. De notre temps, un successeur de ces savans hommes, qui joignait à leur érudition patiente une plus grande sagacité politique, a remué de nouveau nos archives ducales. Cependant, il faut bien le reconnaître, la partie de l’œuvre de M. Le comte Daru consacrée au ministère de Landais est à coup sûr l’une des moins nourries de son histoire; il est manifeste que l’auteur s’est borné à y répéter, en les abrégeant, les récits de ses devanciers. Or ces devanciers, quels sont-ils?
Nous rencontrons d’abord les trois auteurs de la double publication bénédictine, analystes plutôt qu’historiens, qui s’inquiètent moins d’apprécier les faits dans leur portée véritable que de les raconter dans leur plus minutieuse exactitude. A défaut de documens inédits, ils ont dû répéter les livres antérieurement publiés, et l’on va voir que ceux-ci émanent tous d’écrivains hostiles à Landais. Si Pierre Le Baud, ce bon et honnête chanoine de Vitré, de la même ville et presque du même âge que le grand-trésorier, n’avait arrêté à la mort du duc François II l’histoire de Bretagne entreprise par ordre de la duchesse Anne, fille de ce prince, nous aurions sur la vie de son principal ministre cette vérité écrite que nous chercherons probablement toujours en vain. À défaut de Le Baud, nous rencontrons un autre contemporain qui ne paraît guère moins manquer de souci pour la vérité que d’aptitude pour l’observation. Basochien de son état, hâbleur et crédule de sa nature, Alain Bouchart publia, très peu d’années après la mort de Landais, ses Grandes Chroniques de Bretaigne, depuis le temps du roy Brutus jusqu’à la mort du duc François II[21]. C’est d’après cette indigeste et frivole compilation que dut, au XVIe siècle, se former l’opinion sur un homme qui avait fini par le gibet après un procès durant lequel ses adversaires seuls avaient parlé. Un dernier malheur allait atteindre la mémoire de Landais. En 1582, Bertrand d’Argentré publia à Rennes cette histoire de Bretagne, si pittoresque, si pleine de mouvement et de passion, monument parfois peu sûr dans ses appréciations, mais d’une valeur littéraire du premier ordre, et que, durant ses luttes séculaires contre l’arbitraire ministériel, la Bretagne a si souvent rappelé à bon droit à ses amis comme à ses ennemis. Gentilhomme et jurisconsulte, d’Argentré poursuivit d’une haine inextinguible, qui déborde à toutes ses pages, l’insolent ouvrier qui avait osé porter la main sur un chancelier de Bretagne. Il répéta donc, en leur donnant le poids de son autorité, toutes les accusations d’Alain Bouchart. Les bénédictins ont à leur tour répété d’Argentré, et condamné, quoique avec certains doutes et certaines réserves, l’homme qui, « s’il eut tous les vices ordinairement attachés à une naissance obscure, possédait un génie souple et profond, et trouvait dans sa politique déliée des ressources toujours prêtes, qualités ternies par une avarice sordide, par un esprit cruel et vindicatif, et surtout par un orgueil qui le rendit insupportable aux grands, qui le sacrifièrent enfin à leurs ressentimens[22]. »
Un fait qui ne paraît pas de nature à pouvoir être contesté, c’est la condition obscure d’où cet homme s’éleva à la première dignité politique de son pays par un concours de circonstances dont la connaissance nous échappe. « Il était de Vitré, né dans le faubourg du Rachat, d’un père qui était tailleur d’habits. Il était venu au monde avec un esprit vif et intrigant. Le premier pas qu’il fit pour sa fortune fut d’entrer au service d’un tailleur du duc, lorsqu’il n’était encore que comte d’Estampes. Il y apprit parfaitement son métier, et eut souvent occasion d’entrer dans la chambre du duc et de lui essayer ses habits. Cela donna lieu au duc de le connaître ; il s’en servit pour quelques commissions secrètes, et à la faveur de ces petits services, Landais, de garçon tailleur, devint valet, puis maître de la garde-robe. Enfin le duc le fit trésorier et receveur-général, qui était la première charge de l’état aussi bien qu’en Angleterre, en sorte que Landais était le maître, non-seulement des finances, mais encore de la justice, de la police et des affaires d’état, disposant des charges et des bénéfices à son gré, faisant les dépêches des ambassadeurs, répondant aux lettres des princes étrangers, et entretenant auprès d’eux des intelligences. Pierre Landais était un esprit extraordinaire, infatigable dans le travail, hardi dans les entreprises, secret dans les intrigues, enfin un ministre digne de l’estime des grands et du peuple, s’il eût eu moins d’orgueil, moins de passion pour la vengeance, moins de dévouement pour ses parens, plus de ménagemens pour les grands seigneurs, et s’il n’eût pas usé tyranniquement de l’ascendant qu’il avait pris sur l’esprit du prince... Quelque dur que soit un gouvernement légitime, les esprits s’y soumettent ordinairement, sans entreprendre du moins de secouer le joug; mais il n’en est pas de même de l’autorité des favoris, surtout quand ils sont d’une naissance obscure, parce qu’il est plus ordinaire à ces sortes de gens de s’oublier, et qu’ils éloignent de la faveur ceux en qui la naissance se trouve jointe au mérite[23]. »
Tel est le résumé, présenté en termes adoucis, des faits et des imputations recueillis par les auteurs de l’histoire bénédictine dans les écrits de d’Argentré et d’Alain Bouchart. Entre tous les écrivains bretons qui se sont occupés du ministre de François II, M. Levot a seul répudié la qualification, traditionnelle en Bretagne, de garçon tailleur attribuée à Pierre Landais. Ce personnage aurait été, selon son plus récent biographe, le fils d’un très riche marchand anobli, une sorte de Jacques Cœur au petit pied qui aurait captivé la faveur du duc de Bretagne en lui faisant des avances avant son avènement au trône. En rendant hommage au savoir et à la parfaite compétence de M. Levot, je dois déclarer que le désir, fort honorable d’ailleurs, de réagir contre des appréciations iniques me paraît l’avoir mis en contradiction, sur ce point-là du moins, avec les faits établis et avec les aveux de Landais lui-même, qui, dans le cours de son procès, n’hésite pas à se reconnaître issu de parens pauvres et obscurs. Si sa famille a pris des armes, c’est probablement qu’elle les a reçues pendant la vie du grand-trésorier, et je ne vois pas comment le titre de maître de la garde-robe, porté par Landais conjointement avec celui de trésorier-général, aurait pu donner lieu à ce que M. Levot appelle cette ridicule histoire de garçon tailleur, car personne n’ignorait certainement en Bretagne, au XVIe siècle, l’importance et le caractère de cette charge de cour, qui fut pour le ministre non pas le marchepied, mais le complément de sa faveur.
Quant aux débuts de la carrière de Landais et aux circonstances qui attirèrent sur ce jeune homme les regards de son souverain, il faut renoncer à lever le voile épais qui les enveloppe. Pour les services secrets, que certains commentateurs n’ont pas manqué de transformer en complaisances honteuses, on ne peut les appuyer sur aucun fait ni même sur la plus légère induction. Landais était ministre deux ans au moins avant l’arrivée de la dame de Villequier en Bretagne; rien n’établit qu’en aucune circonstance il y ait eu entre eux entente et concert politique, l’opinion contraire paraît même beaucoup plus plausible ; enfin le nom de cette dame ne figure dans les comptes du trésorier que pour le paiement des termes de la pension qui lui avait été assignée par le duc de sa suprême autorité. Un témoignage authentique vient d’ailleurs renverser par la base cette vague accusation. Marguerite de Bretagne, l’épouse indignement délaissée de François II, institua Pierre Landais son exécuteur testamentaire[24], lui remettant l’accomplissement de ses plus chères et plus secrètes volontés, et ce n’est pas devant un tel témoignage de confiance donné en présence de la mort par la douce victime des longues infidélités de ce prince qu’il est possible d’accuser son ministre d’une complicité odieuse et de services infâmes. Si Landais reste pour nous le fils d’un tailleur, il ne sera donc plus un proxénète; son honneur privé est hors de cause, car le testament de Marguerite protège plus la mémoire du malheureux trésorier que ne la compromet l’arrêt qui lui enleva la vie.
Je vais suivre jusqu’à la catastrophe qui la termina la carrière agitée de cet homme, en butte à des inimitiés assez puissantes pour engager la postérité dans leur cause. Je n’aurai sous la main que les écrits de ses accusateurs : ce sera le plus souvent en m’appuyant sur le texte même de Bertrand d’Argentré que j’exposerai la vie politique de Landais, et j’ai pourtant la ferme confiance que les imputations parfois absurdes, presque toujours invraisemblables, où la passion égare la droiture habituelle de l’écrivain, laisseront à tous les hommes sincères l’impression de pitié profonde que j’ai ressentie moi-même.
LOUIS DE CARNE.
- ↑ Je manquerais à un devoir si je ne faisais une exception pour M. Levot, de Brest, auteur d’une très remarquable notice sur Pierre Landais, récemment insérée au tome deuxième de la Biographie Bretonne, dans laquelle le savant bibliothécaire de la marine dépasse beaucoup par ses appréciations apologétiques la mesure dans laquelle je suis demeuré moi-même.
- ↑ Aujourd’hui l’Ile de Sein, sur la côte sud du Finistère. Voyez Edward Davies, Mythol. and Rites of the British Druids.
- ↑ « Gallia Comata.. Gallia braccata. » (César). — « Veteres braccœ Britonis pauperis. » (Martial.)
- ↑ Gildas, De Excidio Britanniœ.
- ↑ « Point de vainqueurs ni de vaincus dans la péninsule gauloise : les nouveau-venus restèrent dans la condition à laquelle ils appartenaient. Les hommes complètement libres entrèrent comme tels au service des seigneurs du pays, les colons demeurèrent colons ; tout se réorganisa d’après les anciens usages de la terre natale. Les chartes du cartulaire de Saint-Sauveur de Redon attestent à chaque ligne que les anciennes institutions de même que la langue nationale avaient passé la mer avec les émigrés. Les machtyern armoricains ne sont autre chose en effet que les principes bretons du temps de César, ou les tyern et les arglwydd dont parlent les lais cambriennes. » Histoire des Peuples Bretons dans la Gaule et dans les îles Britanniques, par M. A. de Courson, tome II, page 207.
- ↑ « Nam semper Britanni sub Francorum potestate, post obitum Clodovei fuerunt, et comités, non reges appellati sunt. » Greg. Turon., lib. IV, ch. 4. — « Voilà, dit d’Argentré, un aussi mauvais car qu’il en fust oncques. » En effet ce nam, ce car, comme le dit fort bien M. Daru, qui paraît être l’explication ou la conséquence d’une proposition déjà établie, ne se lie aucunement ni avec ce qui précède ni avec ce qui suit. Dans les quatre-vingt-un ans qui séparèrent la mort de Clovis de celle du célèbre évêque de Tours, les souverains de la Bretagne déployèrent d’ailleurs avec éclat le caractère royal qui ne leur était pas alors contesté, comme l’ont mis hors de doute dom Bouquet et le savant abbé Gallet. L’on trouvera naturel que je me borne à indiquer ici les questions controversées en renvoyant le lecteur aux sources et particulièrement aux quatre volumes in-folio des Mémoires pour servir de preuves à l’histoire de Bretagne, publiés par dom Lobineau, dom Morice et dom Taillandier, recueil le plus authentique et le plus complet que possède la France pour son histoire provinciale.
- ↑ Noménoé mourut à Vendôme en 851, de maladie accidentelle selon toute vraisemblance, et miraculeusement frappe par la justice divine, si l’on s’en rapporte à la chronique du moine Adhémar. — Recueil des historiens de France, t. VII, p, 226.
- ↑ Daru, Histoire de Bretagne, t. Ier, p. 258 et 430 ; — de Roujoux, Histoire des Rois et des Ducs de Bretagne, t. Ier, liv. IV.
- ↑ Shakspeare’s King John.
- ↑ Ajoutons cependant avec d’Argentré «qu’il ne se trouve aucun endroit où les ducs de Bretaigne se soient intitulés pairs de France... Le duc, à vrai dire, ne considéroit pas la fin des honneurs qu’un lui offroit, les prenant en bonne part, encore qu’eux-mêmes aperçussent assez que telles offres tendoient à autres effets, à ce que par ce moyen l’hommage et souveraineté fussent à l’advenir plus asseurés et hors de toute controverse et altercation à cause de l’adjonction et confusion de la pairie avec le duché, car par tel moyen l’hommage se devoit faire de l’un et de l’autre soubs même forme et conception unique, qui n’étoit pas peu de prévoyance pour l’avancement des affaires du roy. » Histoire de Bretaigne, liv. IV, ch. 31.
- ↑ Daru, Histoire de Bretagne, t. IV, p. 70.
- ↑ Chroniques de sire Jean Froissart, liv. Ier, ch. 175.
- ↑ Histoire de Bretagne avec les chroniques des maisons de Vitré et de Laval, par Pierre Le Baud, aumônier de la reine Anne de Bretagne, ch. 41. p. 361.
- ↑ On peut consulter, sur les possessions d’Olivier de Clisson, un acte rédigé par les commissaires chargés de régler les contestations du duc de Bretagne et du connétable. Cet acte se trouve, sous la date de novembre 1392, aux Preuves de l’Histoire de Bretagne de dom Lobineau (t. II, ch. 703). Après de longues supputations, les commissaires du duc et ceux du connétable y constatent que le nombre total de feux existant en Bretagne à cette époque n’était que de quatre-vingt-huit mille huit cent quarante-sept, tant les guerres civiles avaient ravagé le pays et réduit sa population. A six habitans par maison, ce chiffre ne représenterait en effet que cinq cent trente-trois mille quatre-vingt-deux âmes, nombre sur lequel Clisson comptait à lui seul plus de cent douze mille vassaux. Pour avoir la population totale de la Bretagne à la fin du XIVe siècle, après l’effroyable guerre de la succession, il faudrait ajouter aux chiffres consignés dans cet important document statistique celui des habitations exemptes de l’impôt du fouage, et l’on ne dépasserait guère un million d’habitans, c’est-à-dire le tiers environ du nombre actuel.
- ↑ Mémoires de Philippe de Comines, année 1465, liv. Ier, ch. 4.
- ↑ « Incontinent que l’entrée des ducs de Normandie et de Bretaigne, qui étoient allés prendre la possession de la duché de Normandie, fut faite à Rouen, ils commencèrent à avoir division ensemble quand ce fut à départir le butin, car étoient avec eux ces chevaliers qui vouloient chacun en avoir du meilleur endroit soy… D’autre part le duc de Bretaigne en vouloit disposer, car c’étoit celuy qui avoit porté la plus grande mise et les plus grands frais en toute chose. Tellement se porta leur discord qu’il fallut que le duc de Bretaigne, pour crainte de sa personne, se retirât au mont de Sainte-Catherine près Rouen, et fut leur question jusque-là que les gens du dit duc de Normandie avec ceux de la ville de Rouen furent prêts à aller assaillir le dit duc de Bretaigne jusques au lieu dessus dit, et il fallut qu’il se retirât le droit chemin vers Bretaigne. Et par cette division marcha le roy près du pays, et pouvez penser qu’il entendoit bien et aidoit à conduire cette affaire, car il étoit maître en cette science. » Comines, liv. Ier, ch. 15.
- ↑ Voyez le texte du traité conclu à Ancenis le 10 septembre 1468 entre le duc de Calabre pour le roi et Guillaume Chauvin, chancelier de Bretagne, pour le duc, avec les ratifications consenties par les états du duché. — Preuves de l’Histoire de Bretagne de dom Morice, t. II, ch. 188 et 191.
- ↑ Traité de Senlis du 9 octobre 1475. — Preuves de l’Histoire de Bretagne de dom Morice, t. II, c. 287.
- ↑ Jaligny, Histoire de Charles VIII.
- ↑ « A la fin se délibéra le roy d’avoir paix du côté de Bretaigne et de tout donner au seigneur de L’Escun, qu’il le retireroit à son service et lui ôteroit l’envie de luy pourchasser mal, pour autant qu’il n’y avoit ny sens ny vertu en Bretaigne que ce qui procédoit de lui. Un si puissant duc manié par un tel homme étoit à craindre; mais qu’il eust fait avec lui et les Bretons tascheroient à vivre en paix... Pour toutes ces raisons, il dit à Soubs-Pleuville qu’il mît par escript tout ce que le seigneur de L’Escun, son maître, demandoit tant pour le duc que pour lui, ce qu’il fit, et tout lui accorda notre roy. Et furent ses demandes : quatre-vingt mille francs de pension pour le duc; pour son maître six mille francs de pension, le gouvernement de Guyenne, deux sénéchaussées, la capitainerie de l’un des châteaux de Bordeaux, la capitainerie de Blaye, des deux châteaux de Bayonne, de Dax et de Saint-Sever, vingt et quatre mille écus d’or comptans avec l’ordre du roi et la comté de Comminges. Tout fut accordé et accompli. » liv. III, ch. 11.
- ↑ L’édition dont je me sers est l’édition Goth, in-4o ; Paris 1518.
- ↑ Dom Taillandier, continuateur de dom Morice, Histoire de Bretagne, t. II, p. 155.
- ↑ Dom Lobineau, Histoire de Bretagne, t. Ier, liv. XX, p. 739.
- ↑ Testament de Marguerite de Bretagne. — Preuves de l’Histoire de dom Lobineau, t. II, 1315.