Picounoc le maudit, Tome 2/Texte entier

C. Darveau (IVp. 5-288).

PICOUNOC LE MAUDIT
DEUXIÈME PARTIE


LA COUR CRIMINELLE

I

LE RETOUR AU VILLAGE


Jeudi le 28 septembre 1871, Picounoc serra sa dernière gerbe de blé. Il avait rudement fauché depuis un mois, et les épis, après avoir javelé sur le champ, avaient été liés en gerbes, puis transportés sur les grandes charrettes, dans les tasseries. La récolte était bonne ; le temps s’était tenu au beau, et les grains : avoine, orge, blé, seigle et sarrasin, tout se sauvait en bon état. Aussi, Picounoc était de joyeuse humeur, et, ce jour-là, il fêtait la grosse gerbe. Il avait bien, pour être gai, une autre raison non moins valable : il épousait, dans quelques jours, la femme aimée depuis vingt ans, et Marguerite sa fille allait, en même temps, devenir l’épouse d’un jeune avocat riche de talents et d’espérances.

Il s’en allait midi. Marguerite balayait la place, car sa future position de grande dame ne la rendait ni vaine, ni paresseuse. Le balai de cèdre ramassait net les petits brins de paille, les légers flocons de laine et les mille parcelles de toutes sortes de choses qui émaillent nos planchers, après un bout de temps de travail au métier, de serrée, ou de filage. Des rayons de soleil entraient par les fenêtres comme des glaives d’or, et la poussière, au moindre souffle, se mettait à tourbillonner follement dans ces rayons. Tout à coup Marguerite s’arrêta, surprise, à l’aspect d’un étranger qui frappa à la porte. Cet étranger portait deux pistolets à sa ceinture et une carabine. Mais retournons de quelques heures en arrière, et racontons bien chaque chose en son temps.

Deux hommes inconnus étaient débarqués durant la nuit à Batiscan. Ils venaient de loin. L’un des deux se rendit à pied à Deschambault, et l’autre traversa au sud, dans la chaloupe qui fait régulièrement, chaque jour, le trajet de Batiscan à St. Pierre Les-becquets, pour accommoder les voyageurs qui veulent prendre les bateaux de Montréal ou de Québec. Celui qui avait pris le chemin de Deschambault, pouvait compter quarante quatre ans et ne paraissait pas en avoir plus de trente six, tant il avait de gaieté dans les yeux, et tant riait toujours sa figure bronzée. Il était de taille moyenne, un peu sec, nerveux et vif. Il portait une longue barbe noire ; du reste, tous deux étaient riches de barbe et de cheveux. L’autre semblait porter sur ses puissantes épaules un fardeau de douleurs. Ce n’est pas à dire qu’il était courbé ; il se tenait droit, le front haut, l’œil ferme, et l’on se détournait pour le voir en murmurant : c’est un bel homme ! Il avait quarante deux ans, je crois. S’ils n’eussent pas été des hommes de fer, des marcheurs infatigables, ils se seraient fait conduire en voiture ; mais la voiture, ils jugeaient que c’était bon pour des femmes ou des malades, et, depuis nombre d’années ils n’en avaient éprouvé ni les commodités, ni les inconvénients. Ils venaient de loin, ces hommes, et l’un d’eux n’avait pas vu depuis vingt ans les flots d’émeraude du plus beau fleuve du monde, ni les campagnes riantes qui l’entourent comme d’un ceinturon d’argent. Inutile de vous décliner les noms de ces étrangers, vous les avez jetés au vent : le grand-trappeur et l’ex-élève ! Eh bien ! oui, l’ex-élève et le grand-trappeur qui s’en viennent embrouiller les cartes et gâter le jeu de Picounoc, au moment où il va gagner la partie. Le grand-trappeur risque tout pour tout, et il le sait bien. Il n’a pas tué sa femme, c’est vrai ; mais il en a tué une autre, et il est meurtrier. S’il se fait connaître, il sera arrêté, jeté en prison ; il s’assiéra sur le banc des accusés, et qui sait ? il montera peut-être sur l’échafaud. S’il demeure inconnu, il verra sa femme, qui se croit veuve et libre depuis vingt ans, passer enfin dans les bras d’un autre !… Effrayante alternative ! Mais ne pourrait-il pas se faire connaître de sa femme seulement, lui dire de vendre ses biens et l’emmener vivre ailleurs ? C’est à cette dernière décision qu’il s’est arrêté en effet. Il saute de la chaloupe sur le rivage et monte la côte escarpée de l’Église de St. Pierre Lesbecquets. Il faisait nuit encore. Il ne voulut pas, comme la plupart des autres voyageurs, s’arrêter aux maisons de pension pour dormir et déjeuner ensuite. Une force mystérieuse le poussait vers Lotbinière ; une pensée unique l’absorbait tout entier : revoir sa femme et son enfant. Mais que de craintes ! que d’angoisses serraient son âme ! Noémie vit-elle encore ? et, si le chagrin ne l’a pas tuée, est-elle demeurée fidèle à son premier amour ? Elle était encore vivante et libre il y a cinq ans ; l’ex-élève l’a vue alors et lui a parlé… Mais cinq ans c’est long, quand on considère tout ce qui peut arriver dans cinq jours ! Et l’enfant, le petit Victor, qu’est-il devenu ? Bientôt il aura une réponse à toutes ces questions, et c’est ce qui l’effraie. Il a peur de la vérité. Il eut pu, dans la traversée, s’informer de bien des personnes et apprendre beaucoup de choses, mais il n’avait osé parler. Les gens l’avaient regardé avec une certaine curiosité, mais personne ne le fit sortir de son mutisme.

Parmi les passagers de la chaloupe se trouvait un jeune homme d’une tournure élégante et d’une excellente éducation. Ses manières affables et son discours intéressant, semé de saillies originales, le firent de suite remarquer de tous. Il se trouvait assis auprès du grand-trappeur. Plusieurs personnes lui demandèrent son avis sur certaines matières, les chances qu’elles pouvaient avoir de gagner un procès intenté dans telle circonstance ou pour telle raison. Toujours il répondit avec franchise et prudence. Ceux qui ne le connaissaient point comprirent qu’il était avocat. En effet, c’était Victor Letellier qui montait de Québec pour la fête de la grosse-gerbe. Lui non plus ne prit pas le temps de dormir, mais il déjeuna et loua un cocher. La distance entre la traverse de St. Pierre et la concession St. Eustache, à Lotbinière, est de six lieues. Le chemin est coupé par des ravins profonds et rempli d’ornières, dès que le soleil, moins chaud, refuse d’aider les fossés à pomper l’eau : c’est-à-dire qu’il faut trois heures au moins, et plus souvent quatre, aux cochers de la campagne pour aller d’un lieu à l’autre.

Le jeune avocat atteignit le grand-trappeur un peu en bas de l’église de St. Jean-des-Chaillons, dans l’anse du Calvaire. Il le reconnut pour un de ses compagnons de chaloupe : C’est un marcheur à ce qu’il paraît ! pensa-t-il : après tout il peut se faire qu’il ne dédaigne pas la voiture… Arrête, charretier, fit-il, quand il arriva près du voyageur.

Le cocher arrêta.

— Montez donc dans ma voiture, monsieur ; puisque nous allons du même côté nous pouvons aller dans la même voiture.

— Je vous avoue que j’aime bien à marcher… répondit le grand-trappeur.

— Vous aimez peut-être à jaser aussi ; nous causerons pour tuer le temps…

Le grand-trappeur sentit son cœur battre fort dans sa poitrine, et il eut comme un éblouissement : Après tout, se dit-il, il faut que je finisse par interroger quelqu’un, et par tout savoir.

Il prit place dans la voiture, à côté du jeune avocat.

— Vous allez dire que je suis bien curieux, reprit le jeune homme ; mais, allez-vous loin de ce pas ?

— Je me rends à Lotbinière.

— À Lotbinière ? c’est là que je vais aussi. Vous n’êtes pas de la paroisse ?

— Non, monsieur.

— Non, car je vous connaîtrais. Venez-vous de loin ?

— Du grand lac des Esclaves…

— Ah ! vous êtes chasseur ?

— Depuis vingt ans…

— Je vois à votre accoutrement…

— Mon fusil et mes pistolets ne m’ont jamais quitté, et il m’en coûte de m’en séparer.

— Je comprends cela ; mais, si vous demeurez quelque temps ici, vous finirez par vous accoutumer à ne vous en pas servir…

La conversation tomba. Après quelques minutes le jeune avocat reprit :

— Vous avez peut-être rencontré, là-bas, un chasseur canadien du nom de Paul Hamel.

— Paul Hamel ! l’ex-élève ? ah ! c’est mon meilleur ami…

— C’est aussi l’ami de ma famille… un brave et joyeux garçon… le camarade d’enfance de mon père… je l’ai vu, il y a cinq ans, et je vous assure que ses récits de voyage m’ont fort amusé…

— Il est revenu au pays avec moi, balbutia le grand-trappeur que l’émotion agitait comme la fièvre.

— Vraiment ! alors nous le verrons ?

— Il doit traverser dans quelques jours…

— Ma mère aura du plaisir à le revoir…

— Vous demeurez à Lotbinière ?

— J’y suis né ; mais je demeure à Québec, et je suis avocat…

— Vous êtes avocat ! fit le grand-trappeur avec surprise.

— Oui, monsieur ; cela vous étonne ! vous me trouvez jeune, et vous doutez de ma science sans doute.

— Non, car je vous ai entendu parler fort sagement, cette nuit, dans la chaloupe… Ah ! vous êtes avocat !

Et le grand-trappeur demeura plongé dans une réflexion profonde.

— Si je puis vous être utile, monsieur, reprit Victor, ce sera de tout mon cœur.

Après un silence assez long le grand-trappeur reprit :

— Il y a une affaire dont j’aimerais à vous parler… je serais curieux de connaître votre opinion sur certaines choses !…

— Qu’est-ce que c’est, monsieur ? je suis heureux de pouvoir vous obliger.

— Oh ! cela ne me regarde pas directement, c’est pour un ami…

— N’importe ! parlez toujours, parlez pour votre ami.

— Il a tué !… balbutia l’étranger.

— Ah ! certes ! c’est grave, dit l’avocat…

— Oui, monsieur, c’est grave, mais il croyait avoir droit de tuer…

— Était-ce à la guerre ? demanda en riant le jeune homme.

— Ah ! monsieur, je sais qu’à la guerre on peut tuer, on doit tuer même…

— C’est une plaisanterie que j’ai faite, monsieur, continuez je vous prie.

— Il a tué sa femme… pardon ! il croyait tuer sa femme et il a tué la femme d’un autre…

— C’est assez singulier ; voyons ! comment cela ?

— On lui disait que sa femme était infidèle…

— Et il l’a tuée sur un soupçon ? le malheureux !

— Il ne l’a pas tuée, c’en est une autre qu’il a tuée.

— Je ne comprends pas bien ; expliquez l’affaire plus au long.

— Voici, monsieur. On lui dit : Va à telle heure, en tel endroit, et tu trouveras ta femme dans les bras de quelqu’un. Et le malheureux obéit à cette parole infâme, va où on lui dit d’aller, et tue, comme je vous l’ai dit, une femme qui n’est pas la sienne.

— Mais comment se fait-il qu’il ne se soit pas aperçu de sa méprise avant de frapper ? demanda le jeune avocat…

— Ah ! monsieur, tout était arrangé pour le tromper… c’est quelque chose d’inouï… d’infernal… Et les poings du grand-trappeur se crispèrent, et un frisson parcourut son corps. Le jeune avocat soupçonna que l’ami dont parlait cet étranger n’existait pas, mais qu’il était bien lui-même le héros de ce drame.

— Voilà la plus étrange affaire, reprit Victor, que j’aie jamais vue ! c’était donc une conspiration contre votre ami ? un piège infâme, mais habilement tendu ?…

— Oui, monsieur, c’était tout cela…

— C’est une cause magnifique, et que j’aurais du plaisir à défendre… mais où trouver des preuves de ce que vous avancez, ou plutôt de la ruse dont on s’est servie pour tromper votre ami ?…

— Des preuves ? je n’en connais point… rien que l’honnêteté du meurtrier…

— Ce n’est pas assez.

— Et si le meurtrier était convaincu d’avoir tué cette femme, sans qu’il pût prouver que c’est par suite d’une erreur et d’une embûche criminelle tendue à sa bonne foi ?

— Il serait condamné…

— À mort ?

— À mort !

Le front rembruni du grand-trappeur s’inclina, une légère pâleur couvrit sa figure.

— Mais, dites donc, est-ce qu’il n’a pas été arrêté, votre ami ? demanda le jeune homme.

— Non, monsieur… il s’est sauvé…

— Il a bien fait, et je ne lui conseille pas de revenir…

Un long silence suivit. Les voyageurs passèrent la petite rivière du Chêne qui sépare, au fleuve, Ste. Emmélie de St. Jean, puis ils arrivèrent à la grande rivière. La grande rivière du Chêne est parsemée, à son embouchure, de petites îles ombragées de chênes et d’érables. Un pont magnifique relie la côte est à l’une de ces îles, et un autre pont plus petit va de l’île à l’autre rivage. Il ne coule sous ce dernier pont, qu’un mince bras de la rivière qu’on appelle le canal. Une centaine de maisons sont assises coquettement sur la rive occidentale, au pied du coteau que domine une jolie église gothique. C’est un immense bocage où serpentent les ondes d’une rivière, où s’agite un essaim de travailleurs, d’où s’élèvent les fumées bleues de cent foyers. Les voyageurs passèrent devant la maison du bossu. Une vieille femme à l’air anxieux et triste sortait de cette maison.

— Voulez-vous m’emmener à St. Eustache ? demanda-t-elle au cocher, je suis invitée à la fête de la grosse gerbe, et, si je me rends à pied, je ne pourrai pas danser, je serai trop lasse.

Le grand-trappeur regarda le jeune avocat d’un air interrogateur.

— C’est une pauvre folle, dit le jeune homme, répondant au désir de son compagnon.

— Une folle ! comment la nommez-vous ?

— Geneviève !

— Geneviève ! exclama le grand-trappeur, et ses yeux se fixèrent comme deux tisons sur la malheureuse femme.

Le cocher passait sans faire attention aux paroles de Geneviève.

— Arrêtez-donc, dit Victor, nous allons la prendre avec nous : je paierai ; soyez tranquille.

— Ah ! ce n’est pas le paiement que je regarde, répliqua le cocher, ni la charge : mon cheval est bon ; mais une folle avec vous, Monsieur ?…

Le jeune avocat se prit à rire.

— Bah ! dit-il, la compagnie de cette folle est moins dangereuse que la compagnie de bien des fines…

Geneviève s’assit à côté du cocher. Le bossu entrouvrit sa porte, et le jeune avocat la salua d’un air un peu railleur.

— Mon tour de rire viendra peut-être, grinça le bossu.

— Quel est cet homme ? demanda le grand-trappeur.

— C’est un nommé Chèvrefils ! bossu, marchand et riche…

Le bossu avait entendu la question du grand-trappeur.

— Je ne vous demande pas votre nom à vous, filez donc votre route ! vociféra-t-il…

Le grand-trappeur sourit disant :

— Il est de mauvaise humeur, je crois ?

— Oui, et pour cause… j’épouse bientôt une jeune fille qu’il voulait acheter avec sa fortune…

— C’est un lâche !… payer pour se faire aimer ! ah !…

— Et c’est que Marguerite est jolie…

— Marguerite, que vous la nommez ?

— Marguerite Saint Pierre, monsieur.

— Saint Pierre ? Saint Pierre ? murmura l’étranger…

— Son père est connu dans la paroisse sous le surnom de Picounoc.

— Picounoc ! s’écria le grand-trappeur !…

— Est-ce que vous le connaissez ? monsieur.

— Non, non… mais c’est un curieux nom, tout de même… Et c’est un habitant, ce Picounoc ?

— Oui monsieur, et fort à son aise.

— Vraiment ! vraiment ! c’est bon, cela ne nuit pas. Et a-t-il plusieurs enfants ? dit tout ému le grand-trappeur.

— Non, monsieur, il n’a que la fille que je vais épouser…

— Que cette fille-là ?

— Oui, monsieur, il est veuf ; sa femme est morte depuis bien longtemps.

— Bien longtemps ?

— Oui, monsieur…

— Comment ? de quelle mort ?

— Je ne le sais pas.

— Vous ne le savez pas ?

Victor, au souvenir de cette mort, se sentait mal à l’aise, et aurait voulu changer le sujet de la conversation. Il crut un instant que l’étranger connaissait le drame de la mort de cette femme, et voulait jouer avec la douleur ou la honte du fils du meurtrier, il leva sur son compagnon des yeux chargés de chagrins et de reproches…

— Non, monsieur, je ne le sais pas, dit-il.

— Je le sais, moi ! dit la folle, d’un air content…

— Geneviève ! cria le jeune homme.

— Je le sais moi ! cria toujours l’infortunée… et je vais le dire.

— Geneviève ! si vous n’êtes pas raisonnable, vous allez descendre de la voiture…

— Je le sais, moi ! répéta-t-elle une troisième fois, mais je ne le dirai pas, hein, Victor ? non, je ne dirai pas que c’est ton père qui l’a tuée, car…

— Geneviève, tu es folle et tu ne sais pas ce que tu dis, répliqua le jeune avocat. Et, dans son trouble, il ne vit pas l’étonnement qui bouleversa tout-à-coup la figure de son compagnon. Geneviève éclata de rire.

— C’est un tour de Picounoc, ça, dit-elle… c’est un tour de Picounoc, un tour infernal qui a perdu ton brave homme de père…

Le grand-trappeur regardait avec admiration ce jeune homme intelligent et beau qu’il n’osait encore appeler son fils, dans la crainte de le voir sourire avec ironie. Il sentait le besoin de serrer sur son cœur l’enfant de son amour, et il comprenait qu’il n’était qu’un étranger aux yeux de cet enfant. Il se reconnaissait dans cette figure ouverte, dans ce geste noble, dans ce maintien digne. Il avait ce front élevé, ce regard doux et parfois flamboyant, il avait cet âge et cette beauté quand le malheur, après deux ans de répit, s’acharna de nouveau à lui pour ne plus lui laisser jamais une heure de félicité.

Ils arrivèrent au village et la voiture s’arrêta à la porte d’une maison de chétive apparence.

— C’est la demeure de ma mère, dit le jeune avocat : je regrette de ne pouvoir vous conduire plus loin.

Le grand-trappeur était comme un homme ivre. Il ne se rendait plus compte de ses idées ; il éprouvait à la fois toutes les sensations de la joie et de la douleur, de la crainte et de l’espérance. Sa tête bourdonnait et le sang, remontant du cœur à sa figure, lui brûlait le front. Il porta à ses yeux la manche de sa vareuse de toile pour dissimuler ses larmes.

— Voulez-vous entrer, monsieur ? demanda Victor, vous n’avez pas déjeuné ; vous prendrez une tasse de thé avant de continuer votre route.

— Vous offrez de si bon cœur que je ne saurais refuser, répondit le grand-trappeur.

Et il descendit de la voiture, avec son fusil à la main et ses pistolets à la ceinture.

— Entrez-vous, Geneviève ? demanda Victor à la folle.

— Non, j’ai peur de ces armes-là — elle montrait la carabine et les pistolets du chasseur — je m’en vais chez Picounoc.

— Bonjour, mère, dit Victor en entrant. Et il embrassa Noémie qui venait au devant de lui, le rire sur les lèvres. L’étranger, debout près de la porte, regardait avec attendrissement la délicieuse petite scène d’intérieur qui se passait devant lui. La veuve — comme nous continuerons encore à appeler Noémie — parut étonnée de la visite du chasseur. Elle pensa à l’ex-élève qu’elle avait vu dans un pareil costume, il y avait cinq ans.

— Est-ce notre ami Paul ? murmura-t-elle.

— Non, mère, mais c’est un chasseur comme lui et son ami intime. Nous verrons Paul dans quelques jours ; il est à Deschambault.

— Venez-donc vous asseoir, dit Noémie au grand-trappeur. Et elle lui présenta une chaise. Le grand-trappeur avait envie de se faire connaître de suite, tant le faisait souffrir ce silence qu’il gardait depuis plus de vingt ans ; mais la pensée d’être arrêté, si l’on venait à apprendre son retour dans le village, et la peur de causer à sa femme une surprise trop grande, le retinrent. Il s’assit après avoir déposé sa carabine dans un coin, et, silencieux, se prit à regarder, avec amour et curiosité, chaque objet, dans le vaste appartement. Tout avait pris un air d’antiquité ; les années avaient voilé d’une teinte pâle et presque de deuil les images et le crucifix pendus au mur ; les vitres paraissaient moins brillantes que jadis ; c’étaient sans doute les barreaux noirs des fenêtres qui les assombrissaient ; les meubles disloqués semblaient se cacher dans les coins ; le banc des seaux n’avait plus de peinture, et la tasse à boire, pendue au clou, était encore — sauf le fond — la tasse d’il y a vingt ans.

Le déjeuner fut servi. Le chasseur mangea peu. Il était neuf heures cependant, et il n’avait rien pris depuis la veille.

— Vous venez veiller ce soir, mère ? demanda le jeune avocat.

— Oui, j’ai promis à Picounoc que j’irais.

Le grand-trappeur tressaillit à ce nom.

— Et tu es toujours décidée ? reprit Victor en souriant.

— Je ne puis pas reculer, maintenant. À mon âge, on réfléchit avant de s’engager.

Le grand-trappeur éprouva comme une angoisse, et il eut peur d’en entendre davantage. Il se leva.

— Ce Picounoc dont vous parlez, demeure-t-il loin d’ici ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, se hâta de répondre Victor ; c’est la quatrième maison au nord du chemin. Une assez jolie maison avec galerie sur le devant.

Il prit sa carabine et sortit après avoir donné une chaude poignée de main à Victor et à la veuve.

— Allons ! se dit-il à lui-même quand il fut seul dehors, un vieux trappeur comme moi doit avoir plus de force qu’une jeune fille, et être capable de cacher un peu ses émotions. Courage ! la coupe des amertumes, est vidée. J’arrive assez tôt, puisque Noémie est encore seule au foyer où je l’ai laissée il y a si longtemps… Ah ! je me sens capable de dissimuler ma joie ou mes larmes maintenant, car je ne crains plus que le bonheur m’échappe ! Et Noémie est belle encore, malgré la trace de pâleur que les regrets et les ennuis ont laissée sur son front !

Il se rendit chez Picounoc et c’est lui qui arriva pendant que Marguerite balayait. Picounoc était de bonne humeur, on le sait, parce qu’il allait posséder Noémie et parce que la récolte était bonne. Il invita le grand-trappeur à passer l’après-midi et la soirée avec lui pour voir la fête de la grosse gerbe. — Vous nous parlerez des sauvages ; vous nous raconterez vos courses lointaines, vos aventures de toutes sortes, et cela nous intéressera beaucoup, lui dit-il.

Picounoc qui avait souffert pendant vingt ans tout ce qu’un amour malheureux peut causer de tourments et d’angoisses, s’était abandonné aux transports de l’espérance et aux ivresses des plus doux rêves. Il ne songea guère à prier, mais il repassa mille fois dans son esprit, tout le travail qu’il avait fait, toutes les ruses qu’il avait employées, tous les moyens qu’il avait appelés à son aide pour atteindre ce but si ardemment convoité. Il se trouvait payé de ses veilles et de ses peines, de sa persévérance et de son dévouement. Ô que l’amour d’une personne aimée est d’un grand prix ! Et combien dépensent toute leur vie et toute leur énergie à rechercher cet amour qu’ils ont entrevu dans leur rêves de jeunesse ! Et combien aussi, dès que leurs vœux sont remplis, dès qu’ils ont porté à leurs lèvres ardentes la coupe de la volupté, s’écrient avec le plus heureux et le plus sage des hommes : Vanité des vanités !

— Restez, monsieur, dit Marguerite, à son tour, d’une voix qu’elle rendait bien aimable.

Le grand-trappeur enveloppa la jeune fille d’un regard profond et triste. Elle rougit et ce regard lui fit mal. Elle eut comme le pressentiment d’un grand malheur. Elle ne savait pourquoi, mais soudain elle voulait voir cet homme s’éloigner. Et lui, il la regardait toujours, et il y avait une immense pitié dans ses yeux : Je reste, dit-il, cela me fait plaisir. Puis, après un moment : Vous fêtez donc encore la grosse gerbe par ici ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Picounoc, quand l’année est bonne. Mais c’est une coutume qui s’en va comme le reste.

— C’est malheureux ! reprit le trappeur, car la fête de la grosse gerbe est une de nos plus amusantes réunions champêtres. Et puis, les gars et les fillettes se voient, se connaissent à ces fêtes, et souvent, à la grosse gerbe suivante, il y a un heureux ménage de plus dans le village.

— Et c’est bien ce qui aura lieu cette fois-ci, répliqua Picounoc en riant.

— Un mariage ? fit le trappeur, feignant la surprise, Mademoiselle, peut-être ? Il montrait Marguerite.

— Justement, répondit Picounoc, et avec un avocat, s’il vous plaît.

— Petit père, reprit la jeune fille vivement mais en riant, tu veux être indiscret, eh bien ! je le serai aussi moi, et… Elle acheva sa phrase avec le bout de son doigt qui menaça de représailles le joyeux Picounoc.

— Dites, mademoiselle, dites tout, ne l’épargnez pas, reprit le chasseur.

Picounoc riait : Bah ! je ne rougis pas comme une jeune fille, moi, et j’aime à entendre les autres parler de mon mariage, dit-il.

— Ah ! vous vous mariez, vous aussi, demanda le trappeur avec étonnement.

— Et mon Dieu, oui ! vingt ans de veuvage, c’est bien raisonnable.

— Assurément, vous étiez ou bien inconsolable ou bien difficile.

— J’étais entêté.

— Aviez-vous fait une gageure ?

— Non, mais je voulais avoir une femme que j’aimais depuis ma jeunesse, et il m’a fallu vingt ans de siège autour de son cœur pour le prendre.

— Quelle forteresse ! et que ces femmes-là sont rares ! balbutia le trappeur qui sentait l’émotion le gagner.

— Mais quand Picounoc a dit une chose !… vous comprenez ?… veuille Dieu, veuille diable ! la chose arrive.

— Vous avez de la volonté ? fit le trappeur. Et il avait envie d’étrangler ce traître qui se gaussait ainsi devant sa victime. Il continua : Mais cette femme… où donc avez-vous pu la trouver ?

— Ici, à quelques arpents, c’est un de mes amis qui a eu l’obligeance de me la laisser en se réduisant en cendres.

Le grand-trappeur tressaillit sur sa chaise d’écorce : Vous avez de complaisants amis, murmura-t-il…

— C’est le seul qui ait été aussi bon pour moi. Rien d’étonnant ! c’était le Pèlerin de Sainte Anne…

— Le pèlerin de Sainte Anne ! oh ! l’ex-élève m’a parlé de cet homme !…

— Je le crois bien, en effet, c’était son ami.

— Et vous épousez la veuve du Pèlerin ?… interrogea le grand-trappeur…

— Lundi en quinze, le 16 d’octobre.

— C’est aujourd’hui jeudi ; dans quinze jours il peut se passer bien des choses, observa l’étranger ; prenez garde que la coupe ne se brise avant de toucher vos lèvres !…

— Êtes-vous un prophète de malheur ? demanda Picounoc.

— Non, fit en s’efforçant de rire le grand-trappeur, mais si je me présentais, moi, pour épouser la veuve ?… je ne suis pas d’une tournure ordinaire comme vous voyez — je ne veux pas dire que vous n’êtes pas bien — mais moi, j’ai le mérite de la nouveauté… je viens de loin, j’ai vu beaucoup, je puis amuser une femme pendant le reste de ses jours avec mes récits fantastiques. Prenez garde ! j’ai accepté votre invitation, et, si la veuve me plaît, je vous la prends…

Picounoc fixa ses yeux de lynx sur son hôte, et parut chercher, dans sa figure, ce qu’il y avait de plaisanterie et ce qu’il y avait de sérieux dans les paroles qu’il venait de prononcer.


II

LA GROSSE GERBE.


Les amis de mademoiselle Marguerite avaient été priés de se rendre de bonne heure dans l’après-midi, afin d’aider à faire et à lier la grosse gerbe. Un seul manquait à l’invitation ; c’était Gaspard Tintaine, un jaloux du grand St. Charles, qui boudait Marguerite parce qu’elle ne l’avait pas assez regardé l’autre soir. On ne s’apercevait guère de son absence. Les poètes font bien la nomenclature de leurs guerriers imbéciles qui vont s’entr’égorger au profit de l’orgueil et de l’ambition, pourquoi ne nommerais-je pas les jeunes gens éveillés qui sont venus chez Picounoc prendre part à une fête charmante qui s’en va, hélas ! avec les bonnes années ?

L’on vit arriver, à la porte du riche cultivateur, les rivaux empressés. L’un était monté sur le siége léger d’une petite charrette aux ressorts d’acier ; un autre se carrait dans une calèche antique ; un autre, plus fier, descendait d’un coquet buggy. Et les chevaux étaient habillés de harnais luisants. On voyait des boucles blanches partout : à la bride, aux rênes, aux guides, aux porte-fers, et des clefs argentées ! et des pompons rouges ! et des pompons bleus ! Le bonhomme Auger qui les vit arriver s’écria en secouant la tête :

— Pauvres jeunes cavaliers ! souvent, quelques années après leur mariage, on les voit encore, mais leurs chevaux sont devenus boiteux, les brillants harnais ont perdu leurs clefs argentés, et des bouts de corde remplacent les boucles sans ardillons ; la calèche sonne le fer ; les raies des roues tremblent dans les moyeux. Pauvres cavaliers ! ils ont commencé par où ils auraient dû finir. Non ! les cultivateurs ne devraient ni commencer, ni finir par se promener dans les voitures brillantes et coûteuses qu’ils ne peuvent payer, d’ordinaire, qu’après trois ou quatre ans, et en privant leur table de pain de blé, et leurs terres, de bonnes semences. Qu’ils ne se laissent point aveugler par une basse jalousie contre les classes élevées de la société, et qu’ils se souviennent que c’est Dieu qui a établi, dès le commencement, les différentes couches qui composent l’humanité. Que chacun soit à sa place ; que chacun travaille dans la sphère et sur la scène où la Providence l’a placé, et le monde ira bien. La misère disparaîtra de bien des lieux et la vertu brillera comme un soleil sur nos belles campagnes. Il est permis d’aspirer à monter, mais que l’on ne cherche pas à se placer au-dessus des autres par orgueil et pour mieux se délecter dans les satisfactions du luxe ou les fumées de la vaine gloire ; que ce soit pour être, dans les mains de Dieu, un instrument plus docile et plus noble ! que ce soit pour faire plus de bien !

Le premier, celui qui marche à côté de Marguerite, le long de la clôture de cèdre, c’est Victor, le jeune avocat. Il est sans regret du passé, sans souci de l’avenir, mais tout entier à l’heure présente, parce qu’elle est ensoleillée. Pauvre jeune homme ! hâte-toi de jouir… Les heures de la félicité sont toujours rapides et rarement nombreuses ! Les trois qui suivent et marchent de front, se nomment Isaïe Paré, François Piché et Nérée Bertrand. Le premier est apprenti forgeron, les autres s’engagent chez les habitants. Ils regardent d’un œil jaloux cet heureux Victor qui agace Marguerite avec un épi oublié dans le champ. Ils ont l’air de dire : Si nous avions seulement les miettes qui tombent de votre table ! Ils sont venus avec leurs sœurs. Voici un groupe joyeux et loquace. Ce sont des jeunes filles du bord de l’eau, de l’Église et des concessions : Hermine Fiset, gaie comme pinson et blanche comme neige ; Célina Morissette, qui court légère comme une gazelle et cherche des fleurs tardives pour orner son chapeau ; Julie et Joséphine Marcotte, deux cousines qui voudraient être sœurs ; Blanche Durocher, la statue du silence — qui s’oublie de temps en temps. Puis viennent encore des garçons, puis viennent encore des filles. Et toute cette jeunesse rit, babille et chante comme les oiseaux, comme les ruisseaux.

— Allons ! faisons la grosse gerbe ! s’écria Picounoc, quand tout le monde fut auprès de lui, au milieu du champ. Pour faire la grosse gerbe on avait laissé à terre bon nombre de javelles. La grosse gerbe ! crièrent les voix joyeuses de la jeunesse. Alors tous se penchent sur la glèbe et enlèvent, dans leurs bras, une javelle qu’ils viennent déposer sur le lien de saule étendu au milieu d’une planche. C’est à qui déposera le premier la précieuse brassée d’épis frémissants. Les gars poussent les fillettes et les font choir sur le chaume piquant avec leurs légers fardeaux ; les filles passent à rebours, sur la figure riante de leurs compagnons, les épis mordants. Et les éclats de rire montent comme des feux d’artifice, les gais propos pleuvent comme les perles quand on secoue un feuillage chargé de pluie. La gerbe s’arrondit, les plus forts la lient adroitement en s’aidant des genoux. Sa taille crie et se corse. On attache des fleurs à sa tête d’épis et des rubans à sa jupe de paille. Alors on la soulève, on la met debout, puis on danse autour des rondes légères et entraînantes.

La première, Marguerite, redit d’une voix assez douce :

J’ai trouvé le nique du liève
Mais, le lièv’, n’y était pas.
Le matin, quand il se lève,
Il emporte son lit, ses draps.
Sautons ! dansons !
Beau berger, entrez en danse
Et embrassez qui vous plaira !

Et tous les autres répétèrent, en sautant sur le chaume d’or, le refrain sémillant : Sautons ! dansons !… Victor que l’on a fait entrer dans le rond, embrasse la chanteuse, sa voisine, qui ne se défend qu’un peu.

Ce fut au tour d’un autre, et ce fut une autre chanson. Joséphine Marcotte chanta :

Dans ma main droite j’ai t’un rosier
Dans ma main droite j’ai t’un rosier,
Ha ! qui fleurit, ma lon, lon, la !
Qui fleurira au mois de mai !
Entrez en danse, joli rosier,
Entrez en danse, joli rosier.

Le joli rosier, c’était François Piché.

Et saluez, ma lon, lon, la !
Et saluez qui vous plaira !

Piché qui n’aimait que mademoiselle Marguerite, et qui était jaloux des succès de son ami Victor, ne voulut saluer personne ; mais, pour cacher son dépit sous une boutade, il salua la grosse gerbe ; ce qui fit rire la troupe joviale. Il revint prendre sa place entre Joséphine Marcotte et Célina Morissette, et se mit à chanter :

Mademoiselle, on parle de vous,
On dit que vous aimez beaucoup !

Tout le chœur fit chorus. Il continua :

Si c’est d’amour que vous aimez,
Entrez dans la danse, entrez !

Tous répétèrent encore, et il reprit :

Faites le pot à deux anses.
Regardez comme l’on danse,

Fermez la bouche, ouvrez les yeux,
Saluez qui vous plaira le mieux !

Mademoiselle Joséphine Marcotte, poussée au milieu des danseurs, se mit les deux mains sur les hanches, et ses bras arrondis simulèrent deux jolies anses. Elle avait un petit air mutin qui ne lui siéait pas mal. Elle salua Nérée Bertrand qui rendit la politesse avec un plaisir nullement déguisé.

Puis l’on ramena les moutons, et l’on courut à perdre haleine autour de la gerbe précieuse, en chantant avec force et volubilité.

Ram’nez ! ram’nez ! ram’nez, belle,
Ram’nez vos moutons des champs !
Ram’nez ! ram’nez ! ram’nez, tous,
Ram’nez vos moutons des loups !

Et cette jeunesse fit bien d’autres danses et bien d’autres jeux naïfs et innocents. Les bois voisins retentirent longtemps des cris de joie et des chants populaires. On eut dit que, plus loin, sur les écores du ruisseau, d’autres chœurs éveillés chantaient, riaient et dansaient autour d’une autre gerbe de grain. C’étaient les échos qui prenaient part à la fête.

Picounoc alla chercher une voiture pour transporter la gerbe dans la grange. Il garnit le harnais de fleurs de toutes sortes et de rubans de toutes couleurs. Le cheval hennissait et secouait la tête avec une évidente vanité. La gerbe fut mise debout au milieu de la grande charrette, et les jeunes gens s’entassèrent autour pêle-mêle, formant une gerbe plus brillante et plus riche que la grosse gerbe de blé. La charrette, sous son pesant fardeau, faisait crier ses bers et craquer ses roues, dans les ornières ou les rigoles. Mais l’essieu étant neuf et en bois de merisier, on voguait sans peur.

La grosse gerbe fut dépouillée de ses oripeaux et jetée dans la tasserie avec les autres plus humbles, en attendant le jour terrible où le fléau du batteur la frappera sans merci, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une paille informe, et que le dernier grain de blé reste sur le plancher de l’aire.

Les jeunes gens entrèrent dans la maison. Pendant que Picounoc dételait son cheval, Jean Tiston son voisin l’aborda.

— Bonjour ! Picounoc.

— Bonjour ! Tiston.

— Pourquoi Narcisse, ton garçon, n’est-il pas venu ? demanda Picounoc.

— Il arrive de St. Édouard, et je viens te dire cela. Pour raccourcir son chemin, il a passé à travers les champs depuis le côteau de la route de St. Charles, et il a vu une espèce de fou à genoux sur le bord du ruisseau, près des débris de l’ancienne cave, sur le haut de la terre de Noémie… c’est-à-dire de ta terre nouvelle… puisque tu l’as achetée.

Picounoc le regarda curieusement : Un homme à genoux ? dit-il.

— Oui, un étranger : une grande barbe, des cheveux longs, une espèce de sauvage…

— C’est un chasseur des Hauts, reprit Picounoc, un ami de l’ex-élève… Mais c’est drôle tout de même qu’il aille ainsi s’agenouiller en cet endroit, ajouta-t-il à demi-voix.

Les deux voisins continuèrent à causer quelques minutes et se séparèrent. Picounoc était soucieux.

Le soir arriva. Une longue table fut dressée et tous les convives y trouvèrent place. À l’un des bouts était assis Picounoc et sa future, madame Letellier, à l’autre bout, Victor et Marguerite. Le grand-trappeur se trouvait le premier, au côté droit de la table, et voisin de Picounoc. Il était un objet de curiosité pour tout le monde.

— Vous serez indulgents envers le pauvre chasseur, dit-il aux convives, s’il manque d’éducation et ne sait plus aussi bien tenir un couteau et une fourchette qu’une carabine : depuis vingt ans il ne s’est guère assis à une table pour manger.

— Soyez sans inquiétude, monsieur, répondit Picounoc, et faites comme si vous étiez chez vous dans les bois. On connaît la force de l’habitude…

Tous les jeunes gens avaient les yeux sur l’étranger, s’attendant à le voir prendre les côtelettes de mouton avec ses mains pour les déchirer à belles dents. Grand fût leur désappointement quand ils s’aperçurent qu’il savait couper sa viande avec son couteau et la porter à sa bouche avec sa fourchette. Lorsque l’estomac fut lesté, et que l’on fut arrivé du ragoût aux croquignoles, en passant par les pâtés et les tartes, on se mit à chanter. La chanson, aux repas de la campagne, remplace le discours, et elle le remplace avantageusement. La chanson égaie tout le monde et celui qui la chante, au contraire du discours qui embête celui qui le fait autant qu’il ennuie ceux qui l’écoutent. Le grand-trappeur chanta une chanson Montagnaise — car la langue montagnaise est la langue généralement parlée par les diverses tribus du nord-ouest. Personne n’y comprit rien, mais à cause de cela on applaudit davantage.

— Ce doit être une complainte bien triste, observa l’une des jeunes filles, car des larmes ont roulé sur les joues du chasseur et sa voix a tremblé pendant qu’il chantait.

En effet le grand-trappeur avait redit ses infortunes, dans des couplets poétiques qu’il composa lui-même, au milieu des solitudes où il avait vécu. La table fut enlevée, puis les jeux commencèrent. Assis à l’écart, ayant visiblement conscience de son importance et de son talent, Narcisse Tiston prit son violon enveloppé dans un grand mouchoir de poche en soie rouge, déroula le foulard, et, de son pouce, fit vibrer tour à tour les quatre cordes de l’instrument. Alors un frémissement de plaisir courut dans la troupe éveillée, et les jeux cessèrent.

— Dansons ! dansons ! dirent vingt voix ensemble.

— La danse est défendue, observa madame Letellier.

— Pardon ! madame, vous n’êtes pas encore la maîtresse de céans, répliqua en riant Picounoc, et je ne suis pas opposé à la danse, moi, ajouta-t-il.

Les jeunes gens approuvèrent Picounoc.

— Dansons ! dansons ! hâtons-nous ! dirent-ils, avant que madame Noémie devienne la maîtresse.

Le violonneux tournait les clefs de son instrument pour raidir ou lâcher les cordes, pendant que l’archet se promenait lentement de la chanterelle à la basse, pour assurer entre toutes l’accord parfait. Et ces préludes harmonieux réveillaient, dans la salle, le plaisir et la volupté. Le violon, c’est l’occasion prochaine de la danse : s’il vibre, s’il chante, c’en est fait, on dansera.

Le grand-trappeur était content de retrouver cette rigidité dans les mœurs de sa femme. Je ne veux pas dire qu’il y a du mal à danser… certaines danses… avec certaines personnes : mais danser certaines autres danses avec certaines autres personnes !…

Noémie se trouva seule contre tous, que pouvait-elle faire ? danser ? cependant elle ne dansa point. Picounoc en éprouva un léger dépit.

— Quel scrupule de rien ! observa-t-il.

— J’ai promis de ne jamais danser, répondit-elle.

— À qui ?

— Au bon Dieu.

— En voilà par exemple ! Venez donc ! une promesse manquée en plus ou en moins qu’est-ce que cela peut faire ?

— Est-ce un reproche ? demanda-t-elle.

— Non, c’est une plaisanterie.

Le grand-trappeur recueillait avec une joie folle ces paroles légèrement acidulées. N’importe, les jeunes gens s’amusaient bien et le violon ne se reposait guère. Victor et Marguerite étaient radieux. Plus d’un œil jaloux les regardait. Quand le violonneux eut le bras fatigué de promener l’archet, et les talons fatigués de battre la mesure, on demanda au trappeur de raconter quelque histoire d’Indien. Il ne se fit pas prier.

— Avez-vous connu un nommé José Racette ? commença-t-il.

— Racette ! José Racette ! répondit Picounoc étonné, oui : oui ! je l’ai connu, moi.

— Moi aussi, hélas ! ajouta, d’une voix triste, la veuve Letellier.

— On ne l’a pas connu, mais on a entendu parler de lui, dirent les jeunes gens.

— Eh bien ! José Racette, continua le grand-trappeur, est un chef sauvage, maintenant.

— Un chef sauvage ! s’écria tout le monde.

— Oui, le chef de la tribu des Tranltsan-otinés — en français, des « Couteaux-jaunes », et se nomme le Hibou-blanc.

— Le Hibou-blanc ! firent les autres.

— Il est plus cruel que les Indiens, plus impie que le diable, et je crois qu’il se prépare une fin des plus horribles.

— Il était un rien qui vaille, un misérable, avant de se faire sauvage, dit Noémie, rien de surprenant qu’il ne soit pas en odeur de sainteté, maintenant.

— Il s’efforce, reprit le trappeur, de détruire l’œuvre magnifique des missionnaires de la foi. Pendant que nos saints envoyés prient, souffrent et instruisent les infidèles, lui, il les scandalise et les pervertit. Mais j’espère que son règne achève, car il est connu aujourd’hui : on sait son nom et ses antécédents. Voici comment Dieu a permis que cet homme fut démasqué et confondu. Et le grand-trappeur fit le récit des actions lâches et cruelles dont s’était rendu coupable le Hibou-blanc. Il termina par le coup de théâtre qui eut lieu dans l’humble chapelle, au fort Providence, quand, pour épouser Iréma la belle Litchanrée, il révéla son nom.

Plusieurs fois, pendant ce récit, des larmes remplirent les yeux de Noémie et des jeunes filles, et, plusieurs fois des exclamations de surprise échappèrent aux bouches avides et attentives.

— Tantôt, après la danse qui va recommencer, quand vous aurez encore besoin de repos, je vous parlerai d’un autre personnage que vous devez aussi avoir connu.

— Qui ? qui ?… l’ex-élève ? Paul Hamel ?

— Tantôt.

Et la danse reprit plus légère, plus vive et plus animée que jamais. Le violon résonna avec un redoublement de vigueur et d’éclat. On entendait la mesure que marquaient les pieds, comme on entend les coups retentissants et cadencés de trois fléaux qui battent la même airée. Et, quand le dernier cotillon eut arrêté ses tourbillons étourdissants, la foule anxieuse entoura de nouveau le conteur.

— En vous parlant de Racette, le renégat, je vous ai nécessairement parlé du grand-trappeur, son plus mortel ennemi, reprit le chasseur.

— Oui ! oui ! monsieur !

— Ça, c’est un homme ! par exemple, exclama le violonneux.

— Oui, messieurs, c’est un homme, reprit l’étranger, mais c’est un homme malheureux ; c’est un homme qui doit avoir quelque profond chagrin. Il ne rit presque jamais ; mais il pleure souvent. Il ne nous avait jamais révélé son nom avant l’incident dont je vous ai parlé, il y a un instant ; incident qui eut pour effet de démasquer le Hibou-blanc et de nous apprendre son vrai nom. Cependant le grand-trappeur parcourt en tous sens, la carabine sur l’épaule et les pistolets à la ceinture, depuis plus de vingt ans, les régions désertes et glacées du nord. Il est l’ami de tous les chasseurs, et sa force, sa douceur, son agilité, en font un compagnon bien précieux. C’est notre maître à tous. Il parle peu et paraît toujours absorbé dans de sombres pensées. On ne l’interroge jamais ; cela semble lui faire mal. On respecte son secret — car il doit cacher un grand secret cet homme — et l’on aime son esprit aventureux, son cœur sincère, et son dévouement à ses semblables.

En parlant ainsi l’étranger regardait souvent Noémie ; car il était curieux de voir si le passé était complètement enseveli dans l’âme de cette femme. Il la vit pâlir, comme si tout son sang affluait au cœur, et il crut surprendre une larme sous sa paupière baissée. Il continua ainsi :

— L’homme quelquefois se trahit dans son sommeil, et la bouche, obéissant à l’esprit qui ne dort point, parle aussi quelquefois plus que de raison. Dans ses rêves, le grand-trappeur laisse souvent échapper, de ses lèvres inconscientes, un nom qu’il ne prononce jamais devant nous alors qu’il est éveillé ; c’est le nom d’une femme. Il a, c’est évident, un chagrin d’amour ; mais, grand Dieu ! quel chagrin ! il dure depuis vingt ans !

— Quel est ce nom de femme qu’il murmure ainsi dans ses rêves ? demanda le jeune avocat.

Ceux qui regardaient Noémie la virent tressaillir soudain sur son siége. Elle prit son mouchoir blanc et s’essuya le visage. Elle avait des sueurs froides sur le front. Picounoc dit : Et qu’est-ce que cela nous fait, un nom ou un autre ?… Continuez, monsieur… où bien dansons ! Voyons, les jeunes gens, émoustillez-vous un peu !

— Le nom de la femme ! dirent plusieurs…

— Eh bien ! reprit l’étranger, d’un accent troublé par l’émotion, le nom de cette femme c’est « Noémie » !

— Mon Dieu ! s’écria madame Letellier. Et elle se mit à sangloter, le visage caché dans ses deux mains…

Victor se leva soudain. Tous restèrent muets dans leur étonnement ; mais au bout d’un instant Picounoc s’écria visiblement excité, et tout effrayé des conséquences de cette révélation : C’est faux ce que vous dites là !

— Monsieur, répliqua le grand-trappeur, se levant et tirant, de sa ceinture, un pistolet… jamais, dans les forêts de l’ouest, le grand… il se ravisa — je n’ai souffert une pareille insulte, et, bien que je sois dans votre maison, je ne la supporterai point davantage…

Mais il se reprit aussitôt, et, sous une apparence de calme, il dit : Pardon ! si j’ai répliqué un peu trop vivement à votre démenti ; mais si vous ne me croyez pas sur parole, demandez à l’ex-élève, il vous dira la même chose que moi…

— Mais non ! ce n’est pas possible ! disait Picounoc marchant au milieu de la salle… Djos est mort !… eh ! oui, bien mort ! brûlé avec sa grange. Et puis, s’il revenait !…

Il s’arrêta, voyant qu’il en avait trop dit déjà…

— Et s’il revenait ? demanda Victor.

— Mais c’est impossible, puisqu’il est mort, répondit-il en éludant la question, on a retrouvé ses ossements calcinés… Bah ! Et il se prit à rire.

— Mon ami, observa Noémie avec douceur et tristesse, ce rire me fait mal.

— C’est vrai, pensa Picounoc, je m’excite trop, je fais des bêtises…

— Mais il me semble, demanda Victor, que ce grand-trappeur a révélé son nom, en même temps que le Hibou-blanc faisait connaître le sien ?

— Oui, jeune homme, répondit l’étranger…

— Et ce nom ? quel est-il ?

Tout le monde prêtait une oreille attentive et curieuse ; seul le battement des cœurs agitait les poitrines.

— Joseph Letellier ! prononça, d’une voix lente et forte, l’étranger.

Un nouveau cri s’éleva, ou plutôt plusieurs cris à la fois firent retentir la maison de Picounoc.

— Mon mari ! mon mari !

— Mon père ! c’est mon père !

— Lui !

C’était Picounoc qui avait crié ce « Lui ! » Il était pâle jusqu’à la lividité. Noémie prête à s’évanouir avait demandé à s’en retourner chez elle… Victor s’applaudissait tout haut d’avoir un père si brave et si étrange.

— Monsieur, dit Picounoc à l’étranger, vous êtes venu troubler notre fête.

— C’est bien malgré moi, soyez-en sûr, répondit le grand-trappeur d’un air de componction ; je ne savais pas que la femme et l’enfant du grand-trappeur se trouvaient ici.

— Vous ne l’ignoriez pas, et cela est fait à dessein ; mais, si vous retournez dans les Hauts, dites bien à Djos ou au grand-trappeur, comme vous l’appelez, qu’il ne se montre jamais ici… le meurtrier qu’il est !…

— Meurtrier, dites-vous ? lui, un meurtrier !

— Oui, monsieur, il a tué ma femme !…

— Il a tué votre femme !… et vous avez des preuves de cela ?

— Des preuves ? je l’ai vu de mes yeux… entendez-vous ? de mes yeux !… et, s’il revient, la corde l’attend !…

— C’est mon père, dit d’une voix émue le jeune avocat.

— Je le sais bien que c’est ton père !…

— Vous aviez pardonné ?… puisque…

Le jeune homme n’acheva pas, il fondit en larmes… La douleur est contagieuse comme la joie. Marguerite se mit à pleurer à son tour, et, après elle, plusieurs jeunes filles.

La soirée se termina là. Commencée dans l’allégresse elle finit dans les larmes. Victor s’approcha de Marguerite :

— Ma pauvre Marguerite, dit-il, les nuages montent à l’horizon… l’orage nous menace… j’ai de tristes pressentiments…

— Victor, quoi qu’il arrive, je ne serai jamais à d’autre qu’à toi…

— Me le promets-tu…

— Je te le jure !

L’étranger s’excusa du mal qu’il avait fait et sortit.


III

AMOUR ET VENGEANCE.


Madame Letellier passa la nuit dans un état difficile à décrire. À la pensée que son mari vivait encore, l’immense douleur qu’elle avait ressentie jadis, et que le temps avait apaisée, se réveilla tout à coup. Les plaies cicatrisées par le baume des années se rouvrirent, et il lui sembla que le sanglant événement qui avait tué son bonheur et fait asseoir le deuil à son foyer n’était arrivé que la veille. Cependant à ce lugubre souvenir se mêlait une lueur d’espérance, à cette angoisse profonde, une vive allégresse, et elle passait d’une sensation à une autre, comme la nacelle poussée par l’orage, d’une vague à une autre vague. Tantôt elle se prenait à espérer un prochain retour de son mari, et tantôt elle s’abîmait dans une amère terreur, en songeant à quel danger il s’exposerait en revenant au pays. L’idée qu’un pur hasard seul empêchait Picounoc de devenir son époux adultère, la faisait frissonner d’horreur ; et, maintenant qu’elle se savait encore liée à l’homme de son choix, maintenant qu’elle savait que la mort n’avait pas rompu ses liens, elle éprouvait pour Picounoc un éloignement voisin du mépris. Elle se représentait Joseph sous l’accoutrement original du chasseur qu’elle venait de voir ; se le figurait bronzé, fort et beau comme lui, et disait : j’irai à lui s’il ne vient pas à moi.

Victor n’était guère moins ému que sa mère, et il se voyait, comme elle, agité de mille sentiments divers. Le désir de connaître cet homme qui lui avait donné le jour, luttait contre la peur du scandale et du déshonneur ; l’amour de Marguerite l’entraînait d’un côté, puis, de l’autre, le dévouement. Tant d’émotions violentes chassèrent de ses paupières le sommeil bienfaisant, et, quand vint le matin tout radieux, il n’avait, pas plus que sa mère, goûté de repos.

Pour tous la nuit fut terrible ; mais pour personne elle ne le fut autant que pour Picounoc. Il voyait s’envoler, en une minute, le fruit de vingt ans de travail, de ruses et d’hypocrisie. La coupe enchantée tombait de ses mains au moment où elle touchait ses lèvres. Tous ces désirs de feu qui l’avaient dévoré depuis la jeunesse déjà loin, allaient être satisfaits, puis il allait jouir en paix, à force d’habileté, de l’amour de la femme qu’il convoitait, et de l’estime des hommes qu’il abusait, quand, tout à coup, par la faute d’un étranger à qui il offre l’hospitalité, tout s’évanouit, tout s’écroule ! Oh ! qu’il regrettait d’avoir retenu cet homme ! et comme il lui eut vite cassé la tête, si ce crime eut pu lui rendre le bonheur perdu. Il s’efforçait, par moment, de se faire illusion et de croire que tout cela n’était qu’un nuage que le vent emporterait. Mais en vain, le nuage restait étendu comme un immense linceul au dessus de sa tête, et nul vent ne pouvait plus le dissiper. Il s’endormit, mais son sommeil fut plus affreux que l’état de veille. Il vit le grand-trappeur s’avancer vers lui, conduisant une femme appuyée à son bras. Il crut que c’était Noémie et il eut un tressaillement de volupté ; mais quand la femme leva son voile noir il reconnut Aglaé, sa propre épouse qu’il avait fait assassiner. Elle portait une horrible blessure à la tête, et des larmes de sang coulaient de ses yeux. Il voulut fuir ; mais ses pas alourdis s’attachèrent au sol comme à une glaise implacable, et ses jambes plièrent sous un fardeau énorme. Ce fardeau, une main mystérieuse le tenait sur sa tête, et c’était en vain que de ses deux bras, il voulait le jeter à terre. Ce fardeau se divisa en sept parties ; et chacune des sept parties prit la forme d’une tête de mort ; et sur chaque tête il y avait une inscription. Or voici quelles étaient ces inscriptions : Orgueil, avarice, impureté, envie, gourmandise, colère, paresse ! Et, au dessus de ces sept têtes de mort, un crâne énorme — le crâne nu du vieux chef des bandits enterré dans le ruisseau, avec cette autre inscription : La malédiction d’un père. Et tout cela écrasait le malheureux Picounoc qui voulait en vain s’enfuir… Toute la nuit son sommeil eut de ces cauchemars horribles.

Marguerite qui ne comprenait pas encore toutes les conséquences que pouvaient avoir les paroles du grand-trappeur, mais qui pressentait un malheur cependant, trouva, dans la prière et l’amour, la seule consolation qui plaît aux âmes vraiment attristées.

Le grand-trappeur craignit de s’être trahi, et d’avoir éveillé les soupçons de son ennemi. Il passa le reste de la nuit chez Tiston, puis, de bon matin, pour détourner les soupçons, il s’achemina vers Ste. Croix. Il fit bien, car Picounoc, soupçonnant quelque ruse, s’informa où était le chasseur. Quand on lui dit qu’il continuait sa route, sans plus s’occuper des incidents de la veille, il parut satisfait. La journée ne fut pas gaie. Picounoc ne put se mettre franchement à l’ouvrage et on le vit rôder dans son champ comme une ombre en peine.

Vers le soir, Victor parlait avec sa mère de toutes ces choses qu’avait rappelées les récits du chasseur, et tous deux songeaient aux moyens de faire revenir le malheureux exilé, dont la conduite, là-bas, était si noble et si chrétienne, quand, tout à coup, le jeune avocat s’écria en se frappant le front :

— Mon père n’est pas coupable, j’en suis certain !

Noémie pencha la tête. Elle ne pouvait pas comprendre qu’il ne le fut point, puisqu’il fuyait la justice et les regards de ses amis, depuis le jour du meurtre.

— Mon père n’est pas coupable ! reprit Victor avec une émotion à moitié contenue, et c’est de lui que me parlait le chasseur, hier matin, en revenant de St. Pierre…

— Comment ? que disait-il donc ce chasseur, demanda la femme, tremblante d’espoir et de crainte à la fois.

— Il me disait qu’un de ses amis était accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis… non, ce n’est pas cela. Il me disait que cet ami, trompé par de fausses apparences et par un homme qui avait intérêt à se jouer de lui, sans doute, avait tué la femme d’un autre, croyant tuer sa propre femme, dans un moment d’infidélité… Ah ! c’est un cas sérieux et beau, mais difficile ! difficile !… L’avocat prenait le dessus, comme on le voit. Ce qui est regrettable, reprit Victor, c’est que les preuves manquent : le malheureux ne peut pas prouver qu’il a été la victime d’un rusé coquin…

Noémie, après être demeurée un instant pensive, éclata tout à coup en sanglots. Elle venait de comprendre comment, en effet, son mari qui était jaloux, avait pu tuer la femme de Picounoc, croyant se venger des infidélités imaginaires de sa propre épouse ; mais elle n’osait croire encore qu’il pût entrer tant de malice et de fourberie dans le cœur de Picounoc. Et pourtant, elle était si heureuse de pouvoir alléger la faute de son mari ! Victor lui demanda d’une voix basse, comme s’il eût craint d’être entendu ou d’offenser son père :

— Mère, dites-moi, s’il vous plaît… papa était-il jaloux ?… Les pleurs de Noémie redoublèrent, et c’est avec peine qu’elle répondit.

— Oui, mon fils, et j’ignore pourquoi, Dieu sait que je n’ai rien à me reprocher…

— Et quel était son meilleur ami ?

— C’était Picounoc…

— Mon Dieu ! fit le jeune avocat ! serait-il donc possible !

Il avait à peine achevé ce cri, qu’une ombre apparut dans la porte entrouverte : c’était le grand-trappeur.

— Je suis content de vous voir, dit vivement Victor en se levant pour donner une chaise à l’étranger, vous allez me parler de mon père, monsieur… de mon père que je ne connais point !…

— Oh ! dites-lui donc que nous l’attendons, reprit Noémie en s’essuyant les yeux, dites-lui qu’il revienne, ou qu’il nous demande d’aller à lui !

— Vingt ans n’ont donc pas suffi pour le faire oublier ? demanda l’étranger.

— Ah ! reprit la femme toute brisée par la douleur, on peut croire que je l’avais oublié, puisque je consentais à devenir la femme d’un autre, mais à mon âge, on ne fait plus de mariage d’amour, et, celui qui allait devenir mon deuxième époux savait bien qu’il ne m’avait pas toute entière…

— La reconnaissance, monsieur, ajouta Victor, est une vertu qui tient souvent la place de l’amour, et bien des hommes achètent le bonheur en la faisant naître dans les âmes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas aimer.

— Cet homme que vous appelez Picounoc vous a fait beaucoup de bien, madame ?…

— Beaucoup, monsieur…

— C’est lui qui a conseillé ma mère de me faire donner une éducation classique, reprit Victor, et, n’eût-il fait que cela, je voudrais l’aimer toujours…

— Est-ce lui qui a payé votre éducation ? demanda le grand-trappeur.

— Non et oui. Ma mère a payé d’abord, et pour cela elle s’est imposé bien des privations, et elle a emprunté beaucoup d’argent… Si bien, qu’à la fin ne pouvant plus rembourser le prêteur, qui était ce marchand bourru que nous avons vu sur sa galerie, à la rivière du Chêne, elle dut voir notre terre décrétée et mise en vente.

— Décrétée et vendue par le shérif ? fit l’étranger tout surpris.

— Oui, monsieur, continua Victor… Mais une douce surprise nous attendait… M. Saint Pierre — celui qu’on surnomme Picounoc — achète la terre et nous la rend pour un merci.

— Dites pour la ravoir quelques jours plus tard avec la main de la femme qu’il aime, affirma d’une voix sourde et menaçante l’étranger…

— C’est vrai, fit le jeune avocat…

— Je vois plus d’égoïsme que de générosité dans la conduite de cet homme, ajouta l’étranger.

— C’est vrai, dit Noémie naïvement, je n’avais pas songé à cela. Mon Dieu ! que je suis contente d’échapper à cet homme ! s’écria-t-elle ensuite, en joignant les mains.

Une larme vint trembler au bord de la paupière du grand-trappeur.

— Retournez-vous dans le Nord-Ouest, monsieur ? lui demanda Victor.

— Je ne sais guère, je vous jure, ce que je vais faire, ou ce que je vais devenir…

— Ah ! retournez-y donc, dit Noémie, retournez-y donc pour voir mon mari et lui dire de revenir !

Le grand-trappeur se sentait ému, et, le cœur gros, il avait peur d’éclater.

— C’est de lui que vous me parliez hier, reprit Victor, quand vous m’avez consulté au sujet d’un certain meurtre ?…

— Oui, Monsieur, précisément.

— Ah ! il n’est pas coupable ! s’écria de nouveau Noémie, dites-lui qu’il revienne, et mon Victor, son fils, le défendra bien contre ses accusateurs ! Vous lui direz que Victor est avocat… N’est-ce pas, Monsieur, que vous lui direz ces choses, et que vous le conseillerez de revenir vivre avec nous ?… Voyez-vous, je n’ai que ces deux amours au monde, mon enfant et mon mari ! Ah ! s’il savait ce que j’ai souffert ! s’il savait comme je l’ai aimé, comme je lui ai toujours été fidèle !… Ah ! qui donc a pu lui faire croire que je ne l’aimais plus ! que je pouvais m’oublier jusqu’au point de faire entrer la honte ou le déshonneur dans ma maison ! Mon Dieu ! mon Dieu ! vous seul connaissez les larmes que j’ai répandues et les tortures que j’ai endurées !… Tenez, monsieur, s’il revenait !… il me semble que tout ce passé d’afflictions et d’amertume, ne serait qu’un mauvais rêve bien vite oublié !… S’il revenait ! nous reprendrions la vie… la vie de bonheur et de paix où nous l’avons laissée il y a si longtemps, et nul ne pourrait plus, jamais, jamais, nous arracher l’un à l’autre, que le bon Dieu, quand il trouverait nous avoir assez récompensés de nos longues années de martyre ! Ah ! s’il revenait, Monsieur, pour voir son enfant, son petit Victor qu’il a laissé au berceau et qui est maintenant un si beau jeune homme ! comme il en serait fier de son Victor !… Mais il ne me reconnaîtrait plus, hélas !… les chagrins ont laissé de profondes traces sur ma figure ! Il ne me retrouverait pas brillante de jeunesse comme autrefois !… et, peut-être !… Mais non ! il m’aimerait encore, car je l’aime toujours, moi !… Dites-lui, monsieur, dites-lui tout ce que vous entendez, tout ce que vous voyez !… Ah ! vous pleurez !… vous êtes bon ! vous êtes sensible ! vous comprenez les souffrances de mon pauvre cœur !… Vous irez, n’est-ce pas, jusqu’à ces pays de glace d’où vous venez, pour en ramener mon mari ! Vous lui direz que vous avez pleuré avec nous !…

Le grand-trappeur, ne pouvant plus contenir ses émotions, ne pouvant plus calmer son cœur qui bondissait à rompre sa poitrine, se leva pour se jeter aux genoux de sa femme ; mais une voix joyeuse qui retentit sur le seuil l’arrêta.

Salvete, omnes gentes ! ego sum Paul Hamel qui dicitur ex-elevatus

— L’ex-élève ! s’écria Noémie en s’essuyant les yeux…

— Monsieur Paul Hamel, dit Victor, en tendant la main au chasseur qui entrait…

Le grand-trappeur jeta un regard et un sourire à son ami…

Salve ! grandissime trappeur ! fit l’ex-élève en saluant son compagnon de chasse.

Une pâleur affreuse couvrit les figures de Noémie et de Victor qui restèrent immobiles dans leur stupeur… L’ex-élève qui vit leur étonnement, reprit tout joyeusement :

— Eh ! oui, c’est le grand-trappeur du Nord-Ouest… Quoi ? est-ce qu’il ne vous l’a pas dit encore ? Il n’aime pas à se vanter, je le sais ; mais moi, je n’ai pas de cachette.

Un tremblement nerveux saisit Noémie, dont les regards dévoraient le grand-trappeur. Victor croyait être le jouet du délire.

— Noémie ! Noémie ! tu ne me reconnais plus ! s’écria le grand-trappeur !…

Deux cris terribles firent à la fois retentir la maison.

— Joseph !

— Mon père !

Et soudain Djos tomba aux genoux de sa femme… et l’on entendit ces mots entrecoupés de sanglots.

— Pardon !… pardon !… pardon !…

— Oh ! dit l’ex-élève, en s’essuyant les yeux, je croyais que la connaissance était faite… Je ne veux pas vous déranger, mes enfants… Je reviendrai tantôt…

Et, le cœur touché de ce qu’il voyait, il sortit ! Il est des joies comme il est des douleurs qui défient toute description, et si le pinceau de l’artiste réussit à montrer, dans la figure humaine qu’il reproduit, toutes les douleurs ou toutes les joies de l’âme, la plume de l’écrivain s’arrête impuissante, ou se brise de désespoir. D’abord le silence ne fut interrompu que par des paroles isolées comme ces bouffées de flamme qui s’échappent des lèvres entr’ouvertes du volcan prêt à faire irruption ; et ces mots, c’étaient les noms de Noémie, de Victor et de Joseph : puis, suivirent des baisers d’une ineffable douceur, et des regards chargés d’amour plus éloquents, plus persuasifs que tous les serments à la fois. Après la première effusion, le grand-trappeur se débarrassa de sa ceinture fléchée et de ses pistolets, puis il voulut revoir chaque chambre, chaque morceau, pour ainsi dire, de cette maison qui évoquait tout-à-coup un passé si calme et si heureux d’abord, si amer, hélas ! ensuite.

Victor, après quelques moments, déposa un baiser sur le front de son père et s’éloigna, promettant de rentrer bientôt. Il trouva l’ex-élève assis pensif sur la clôture du chemin, à un arpent de la maison. Il lui proposa une promenade, et tous deux marchèrent en causant du grand événement qui venait de se produire.

— Je suis bien heureux, disait le jeune avocat, je suis bien heureux d’avoir retrouvé mon père ; mais un bonheur s’achète souvent au prix d’un autre bonheur, et je sens que je ne serai pas épargné… Pauvre Marguerite ! soupirait-il de temps en temps, pauvre Marguerite ! où s’en vont nos doux projets ? où s’en vont nos délicieuses espérances ?…

Marguerite ne connaissait pas encore toute l’étendue du malheur qui la menaçait, et elle se plaisait à croire que le coup inattendu qui frappait son père ne l’atteindrait point elle-même. Elle ne savait point, innocente créature, fruit succulent et beau, sorti par hasard d’un rameau encore vert, elle ne savait point comme le cœur de l’arbre qui l’avait produit, était profondément gâté.

Picounoc, après avoir erré vaguement, sans but et sans motif, toute la journée, s’était enfermé dans sa chambre. Il ne voulut pas souper.

— Vous êtes malade, petit papa, risqua timidement la jeune fille.

— Si cet homme a le malheur de revenir !… gronda-t-il pour toute réponse.

— Le chasseur qui a passé hier soir, papa ?

— Celui-là aussi !… que le diable l’emporte !…

— Il ne savait pas la peine qu’il te ferait en disant ce qu’il a raconté.

— Qu’avait-on besoin de ces histoires-là ? Du reste, je suis certain que c’est un menteur. Il est payé par quelqu’un pour faire manquer mon mariage… je le comprends bien, moi ; mais Noémie !… Ah ! ces femmes !… ces femmes !… Elles croiraient manquer à leur dignité si elles ne tombaient en pâmoison à la moindre parole un peu surprenante qu’elles entendent.

— Vois-la donc, petite père, et dis-lui tout ce que tu penses de ces histoires ; elle finira par comprendre, sans doute, qu’il est fort possible que vous soyez tous deux les jouets d’un mauvais plaisant, ou d’un ennemi.

— Victor est-il venu aujourd’hui ? demanda Picounoc.

— Non, papa, répondit Marguerite, l’âme oppressée par le regret.

— Il croit aux contes du chasseur, le petit fat ! il y croit !

— Il aurait tant de bonheur, s’il retrouvait son père !… Mon Dieu ! si vous partiez pour ne revenir qu’après vingt ans !… quelle serait ma peine !… mais quelle serait ma joie ensuite ! Oh ! petit père, ne lui garde pas rancune de son espoir et de sa félicité !…

— Le grand-trappeur eût mieux fait de ne jamais révéler son nom, et de rester mort pour tout le monde…

— Tu es injuste, petit papa !… voyons ! calme-toi…

— Injuste ? je suis injuste ? dis-tu ?

— Mais il me semble que… la charité…

— Il te semble que !… la charité !… oui ! tout ça, c’est bel et bon. Mais tu sais une chose, Marguerite, tu sais que ce grand-trappeur, ce Djos, ce Pèlerin, quelque soit son nom, est un assassin ?

— Mais, mon père, on le dit si bon maintenant, reprit la jeune fille avec une douceur étrange.

— N’importe ! c’est un meurtrier ; et je l’ai dit hier soir devant tout le monde ; c’est un meurtrier ! qu’il ne remette pas les pieds ici !

— Mon père ! les apparences sont parfois trompeuses… On a vu souvent l’innocence accusée et la faute impunie, qui sait ?…

— Je sais bien, moi ! puisque je l’ai vu faire !… Vas-tu donc défendre et protéger l’assassin de ta mère ?… serais-tu oublieuse et ingrate à ce point ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Marguerite. Et, se cachant le visage dans ses deux mains, elle demeura longtemps silencieuse.

— Veux-tu donc qu’il revienne maintenant, reprit Picounoc, et n’eût-il pas mieux fait de passer pour mort plus longtemps encore ? dis !…

— Ah ! c’est affreux ! murmurait la jeune fille… Et un combat terrible se livrait dans son cœur : son amour était aux prises avec sa dignité. Elle voyait Victor souriant tristement et jurant de l’aimer toujours ; elle le voyait avec toutes ses vertus, sa franchise et sa noblesse, et, derrière lui, elle apercevait un homme souillé de sang ; et cet homme, c’était le père de son fiancé, et ce sang, c’était celui de sa mère !… Jamais ce souvenir ne s’était réveillé aussi amer, et jamais il n’était revenu sous de pareilles couleurs ! Brisée par le choc des sentiments violents et divers qui se heurtaient dans son esprit, ne trouvant plus l’appui des hommes assez ferme, elle entra dans sa chambre et se jeta à genoux. La prière est le plus sûr et le meilleur moyen d’arriver au repos — que ce soit le repos dans l’allégresse ou le repos dans les afflictions. Picounoc sortit et se dirigea machinalement vers la demeure de Noémie.

La nuit n’était pas encore venue mais le ciel était sombre déjà, et les objets de la terre, sans couleurs et presque sans formes certaines, se confondaient dans une masse grise. On eût dit un grand nuage ouvrant ses ailes pour couvrir le monde. La lumière de la lampe brillait dans chaque maison, s’échappant en rayons joyeux par quelqu’une des fenêtres. Le plus souvent les cultivateurs, qui n’ont ni crainte d’être vus, ni peur de voir trop, ne prennent pas la peine de suspendre des rideaux à leurs fenêtres, ou de les fermer s’il s’en trouve, et le passant voit la famille réunie autour de la table pour prendre son souper, ou jouer la partie de cartes.

Victor et l’ex-élève ayant rencontré des amis du vieux temps s’attardaient à jaser.

Picounoc arriva sans trop savoir pourquoi, et en proie à des pensées horribles, à la porte de Noémie. Il remarqua avec surprise qu’il n’y avait pas de lumière aux fenêtres. Il s’approcha davantage et vit qu’on avait improvisé des rideaux. Cela l’intrigua bien un peu. Il colla son oreille contre le trou de la clenche, puis entendit chuchoter. Il écouta avec plus d’attention. Le grand-trappeur disait à sa femme :

— Si Picounoc savait que je suis ici, il me ferait arrêter, vois-tu. Et comme je n’ai pas de preuves de sa fourberie, je serais probablement condamné !…

Picounoc frissonna jusqu’au fond des entrailles ; un éclair jaillit de ses paupières, et il s’appuya un moment sur le cadre de la porte, puis la stupéfaction calmée, il s’inclina de nouveau pour écouter…

— Je vendrai la terre et j’irai te rejoindre, disait Noémie…

Il n’eut pas besoin d’en entendre plus long. Honteux d’avoir été la dupe du chasseur, fou de colère à la pensée de cette femme qui lui échappait pour toujours, pour retomber dans les bras de celui qu’elle aimait, il s’éloigna chancelant. Mais, ayant entendu des voix et le bruit des pas de quelques personnes qui venaient, il longea la maison et se cacha au coin, derrière. Là il vit des rayons qui sortaient à pleine fenêtre et s’en allaient dormir sur les feuilles du verger voisin : Voyons ! se dit-il, est-ce bien lui ? Et, s’approchant de la fenêtre, il plongea son œil avide et cruel dans la maison. Il eut un grincement de dents effroyable…

— Je serai vengé ! gronda-t-il et, aveuglé par la rage il alla se heurter au tronc d’un arbre : Maudit ! recule-toi donc ! grinça-t-il, et il frappa du poing l’arbre inoffensif. Il reprit le chemin de sa demeure, et, en s’en allant, il pensait : Je suis bien bête de perdre la tête pour ça !… De quoi va me servir tout ce désespoir ?… c’est inutile d’y penser, je ne l’aurai jamais !… Elle me haïra quand même !… Elle va me mépriser !… brisons-la ! en avant ! Ah ! l’on veut jouer un tour à Picounoc ! on veut tout bonnement déguerpir l’un après l’autre, sans tambour ni trompette ! allons donc ! pour qui me prenez-vous, M. le grand-trappeur ? et Madame la grande-trappeuse ?… Picounoc ne se laisse pas emmancher comme ça ! Puisque l’on ne peut pas goûter à l’amour, eh bien ! rassasions-nous de vengeance. L’amour passe, paraît-il, mais la vengeance ! ah ! le temps la rend plus belle et plus terrible !…

Il attela son cheval, prévint Marguerite de ne pas l’attendre avant deux ou trois heures du matin, et partit au grand trot. Il s’arrêta à l’église, chez un juge de paix, fit une déclaration contre Joseph Letellier, l’accusant de meurtre et spécifiant tous les détails… Puis il dit au magistrat de se hâter, car l’assassin serait probablement disparu de nouveau, le lendemain matin. Alors, quand il eut remis l’affaire entre les mains de la justice, il remonta dans sa voiture ; mais il ne revint pas chez lui, il se rendit à la rivière du Chêne, et alla frapper à la porte du bossu.

— À quoi puis-je attribuer l’honneur de ta visite ? demanda le marchand d’un air de grand seigneur vexé.

— À la vengeance, répondit Picounoc…

— Ce n’est pas chrétien, cela, observa le bossu…

— C’est agréable, toujours ! si ce n’est pas chrétien…

— Et de qui veux-tu donc te venger ainsi ?

— D’un homme !

— Ah ! je pensais que tu allais dire d’une femme.

— D’une femme aussi !

— Bigre ! deux vengeances à la fois, c’est du corse, cela.

— C’est du Picounoc, en tout cas, répliqua l’habitant irrité en se frappant le cœur d’un geste vaniteux.

— Le mariage serait-il rompu, par hasard ? demanda le bossu…

— Les mariages sont rompus ! les… mariages, entends-tu ?

— J’entends mais je ne comprends pas…

— Tu vas comprendre… Djos, le pèlerin de Sainte-Anne, est revenu.

— Hein ! que dis-tu ? Djos est revenu ? exclama le bossu, se dressant de terreur…

— Oui, il est revenu sous la forme d’un chasseur du Nord-Ouest…

— Ah ! c’est cet homme que j’ai vu avant hier ! C’est Djos ? dis-tu ?

— Oui, c’est lui !… mais tu ne le connais pas toi ?… et cela ne te fait pas grand’chose, continua Picounoc, qui n’avait pas remarqué la surprise du bossu.

— C’est vrai ! c’est vrai ! je ne le connais pas, reprit le marchand, mais j’ai tant entendu parler de lui !… Ah ! il est revenu !… Et que veux-tu que je fasse ? voyons ! je suis disposé à t’obliger : Tu m’as un peu maltraité, mais à tout péché miséricorde… Oui, voyons ! assieds-toi un peu, et causons tranquillement… en prenant un petit coup…

— Que tu es bon, mon cher Chèvrefils, et que j’ai du regret de t’avoir un instant préféré ce petit fat de Victor ! mais, Dieu merci ! c’est fini ! Victor et Marguerite se marieront ensemble quand Noémie et moi nous serons de vieux époux.

— Vraiment ! ce serait fini ! tu ne plaisantes pas ?

— Ma fille va-t-elle épouser le fils de l’assassin de sa mère ? Je la chasserais de ma maison.

— Mais il me semble que…

— J’allais épouser la femme de l’assassin de ma femme ?… se hâta d’achever Picounoc. Oui, oui… mais il me semble à moi que ce cas est fort différent.

— En effet, tu as raison. Et que comptes-tu faire ?

— Je compte faire pendre Djos.

— Rien que ça ? et as-tu besoin de mes services pour cela ?

— Peut-être.

— Ils te sont acquis…

— Je ne veux qu’une promesse de toi, et cette promesse je la paie de ma fille, entends-tu ?

Le bossu se leva tout palpitant, et son œil faux jeta mille étincelles.

— Ta fille, dis-tu ? et si elle ne veut pas plus maintenant que l’autre jour ?…

— Tu la prendras de force : elle est à toi, je te la donne !…

— Voilà qui est parlé ! et quelle promesse me demandes-tu ? que je la rende heureuse ? que je l’adore toujours ? que je…

— Non ! non ! c’est que tu ne dises jamais, quoiqu’il arrive, que tu m’as vendu un châle… pour ma femme, il y a vingt ans,… te souviens-tu ?

— S’il y a si longtemps la promesse tiendra, bien sûr !

— Tu diras plutôt, si jamais l’on parle de ce châle, que tu ne m’en as jamais vendu !…

— Rien de plus aisé, mon cher beau-père ; et pour cela, tu vas me donner Marguerite !… Allons ! tu te moques de ton gendre…

— Ce qui te paraît une bagatelle aura peut-être une grande importance un jour…

— Comme tu voudras, beau père… et quand prendrai-je possession de ta fille que j’aime à la folie ?…

— Après le procès…

— Ah ! il y a un procès ? fit le bossu, plus sérieusement.

— Sans doute, je te l’ai dit, je livre Djos à la justice…

— Bien ! bien ! je comprends !… parfait ! compte sur moi !

Pendant cette conversation, un huissier suivi de quatre recors armés, entra chez Noémie et fit — au nom de la reine — le grand-trappeur prisonnier. Heureusement pour l’huissier et les recors, le chasseur n’avait pas ses armes sous la main, car pas un seul d’entre eux ne serait sorti vivant.


IV

FRÈRE ET SŒUR.


La mission de Providence, au grand lac des Esclaves, fut jetée dans un émoi extraordinaire par l’événement qui amena deux des chasseurs les plus remarquables — l’un par ses vertus morales et physiques et l’autre par ses vices — à révéler leurs noms que, pour des motifs puissants, ils avaient toujours cachés. Le grand-trappeur fit alors connaître à tous ceux qui voulurent l’entendre, dans quelle voie sinistre il avait été poussé par son ami trompeur, et comment, entraîné par une fatale et aveugle illusion, il était devenu l’instrument probable de la malice de cet ami, en croyant n’être que le vengeur de la foi conjugale outragée. Le missionnaire lui prodigua les conseils éclairés dont il avait besoin pour se guider désormais ; il lui dit de partir sans retard et d’aller, plein de confiance en Dieu, consoler la femme infortunée qu’il avait plongée dans le deuil, et démasquer en face du monde, l’homme pervers dont l’amitié lui avait été si funeste. Et le grand-trappeur, accompagné de l’ex-élève, s’était acheminé de suite, dans l’immense solitude qu’il venait de traverser, vers les rives du Saint Laurent. Cependant il songeait, en marchant, par quels moyens il réussirait à convaincre Picounoc de malice et de trahison, et plus il songeait, plus la chose lui semblait impossible. Alors il résolut de ne point se faire reconnaître, et d’arriver chez lui comme un étranger. À sa femme seule il révélera tout, et ensemble secrètement, ils s’entendront pour éviter les chances d’un procès et s’en aller quelque part achever, dans le calme, ce qui leur reste d’années. Mais Picounoc a surpris le secret du chasseur, et, maintenant, c’est entre ces deux hommes une lutte à mort. Il y a eu un meurtre, et l’un des deux est le coupable. Ils vont s’accuser tour à tour, et la justice humaine, si Dieu ne l’aide pas, aura peut-être un moment d’hésitation, une heure d’angoisse.

Le missionnaire de Providence s’efforça de faire rentrer le remords dans l’âme endurcie de Racette, le Hibou blanc ; mais le criminel était trop corrompu pour écouter la voix de la religion qui le suppliait de revenir à elle ; il était surtout trop irrité de la perte d’Iréma et du départ du grand-trappeur à qui le bonheur semblait maintenant sourire. Il ne répondit aux exhortations du ministre du Seigneur que par un silence obstiné ou un rire cynique. Alors, comprenant tout le mal que pouvait faire parmi les naïfs indiens cet être dépravé, l’homme de Dieu fit un reproche aux guerriers de ce qu’ils se soumettaient lâchement à un chef sans honneur, que la justice de son pays avait marqué au front d’un cachet de honte et d’ignominie ; il les conjura de chasser loin de leur tribu cet homme de sang, et de se choisir un chef parmi les braves chasseurs de la nation.

— Vous êtes venus, dit-il, Couteaux-jaunes et Litchanrés, avec le désir d’oublier vos haines trop longues et de vous unir, comme une seule famille, pour chasser dans les forêts qui vous appartiennent, eh bien ! enterrez les armes de la guerre, enterrez le ressentiment et l’orgueil qui vous mènent dans le pays du feu qui ne s’éteint jamais ! Aimez-vous et protégez-vous les uns les autres comme si vous étiez tous des frères ! Le grand Esprit le veut, et si vous ne faites pas la volonté du grand Esprit vous n’irez pas le rejoindre dans son séjour de gloire et de plaisir, après votre mort. Demeurez ensemble sous vos tentes, auprès du fort, pendant quelques jours. Venez vous agenouiller aux pieds de la robe noire qui vous pardonnera vos péchés et vous dira de bonnes paroles pour vous encourager à la vertu. Vous ferez la sainte communion et alors, devenus sages et bons, vous élirez ensemble un chef pour vous conduire à la chasse, ou veiller sur vous aux jours de repos.

— Kisastari n’est peut-être pas mort, dit le grand-trappeur, qui n’était pas encore parti pour revenir au pays quand le missionnaire parla, comme nous venons de le dire, aux indiens réunis dans la chapelle.

— Kisastari n’est pas mort ! s’écria la pauvre Iréma, dans une effervescence soudaine. L’espérance lui rendait toute son énergie. Elle était belle à voir se dressant ainsi dans son amour, frémissante, l’œil étincelant.

— Je ne sais s’il est mort maintenant, mais nous l’avons trouvé gisant dans son sang et couvert de blessures, reprit l’ex-élève, et après quelques jours passés auprès de lui, pour le soigner et le rendre à la vie, à sa demande, nous l’avons laissé pour suivre les traces de ses ennemis. Kisastari pouvait alors marcher seul et chasser pour vivre.

It is true, dit John.

— C’est la pure vérité ! ajouta Baptiste.

— Où est-il ? où est mon fiancé ? reprit Iréma avec exaltation.

— Il est au fort Chippeway, répondit le prêtre.

— Le Grand-Esprit est bon ! s’écria Iréma.

— Et j’espère que Kisastari reviendra bientôt, reprit à son tour le grand-trappeur, d’une voix sévère, pour avertir ses amis Renard d’argent et Ours grognard que le grand-trappeur n’est ni un lâche, ni un traître, ni un assassin…

À cette parole on vit deux guerriers Litchanrés, se faufiler honteusement dans la foule et sortir l’un après l’autre de la chapelle.

— Vous n’avez pas besoin de vous cacher, misérables, continua le grand-trappeur, que le souvenir de l’horrible action des guides, rendait un peu acerbe ; vous n’avez pas besoin de fuir ! Je suis assez heureux pour ne pas souhaiter de mal à ceux qui ont voulu me faire périr de faim.

Le missionnaire et les religieuses, tout anxieux, voulurent connaître à quelle trahison nouvelle, à quelle nouvelle malice, le noble chasseur avait été en butte. Le grand-trappeur leur raconta comment il avait été enfermé dans une grotte, où il était entré pour prier sur les cendres de son ancien ami, et comment après deux jours seulement il en était sorti, grâce à une corne de poudre trouvée dans une large fissure de la caverne…

Un mouvement d’indignation courut dans la chapelle ; mais il fut vite remplacé par une pensée de reconnaissance envers Dieu.

— La sainte Providence, dit le missionnaire, ne vous a pas tant de fois sauvé de la main de vos ennemis, pour vous livrer à une mort ignominieuse et imméritée… partez avec confiance. C’est alors qu’ayant embrassé sa sœur Marie-Louise, ayant serré la main au missionnaire dévoué et à ses anciens camarades, le grand-trappeur s’était mis en route.

Les indiens suivirent les avis de la robe noire : ils se réunirent comme des frères sous les mêmes tentes, allant aux instructions religieuses et se confessant. Puis la plupart firent la sainte communion. Cependant le Hibou-blanc, n’avait pas laissé la tribu, et il s’efforçait de réunir autour de lui quelques guerriers pour continuer la lutte et le pillage. Quelques uns se sentaient entraînés par ses paroles fallacieuses, mais n’osaient pas avouer leur dessein. Naskarina, honteuse de se retrouver parmi ceux qu’elle avait trahis, irritée de voir ses projets déjoués par la Providence, demeurait fidèle au renégat, et l’encourageait dans sa révolte contre les hommes de la prière. Elle s’aperçut bientôt qu’elle n’arriverait pas à son but en se montrant si franchement méchante, et elle résolut de déguiser sa noirceur sous le voile de la vertu. Il y avait un mois que les indiens avaient dressé leurs tentes autour du fort Providence. On était au milieu d’août, la plupart des sauvages allaient se rendre dans le fort pour la grande fête de l’Assomption. Mais, avant de partir, les guerriers s’assemblèrent pour élire un chef commun. On tira au sort pour savoir dans quelle tribu il serait choisi. Le sort favorisa les Litchanrés.

— Nous nous soumettons, dirent d’une voix un peu triste plusieurs Couteaux-jaunes…

— Vous êtes des lâches ! gronda le Hibou-blanc.

— Oui, vous êtes des lâches, répéta Naskarina.

— Nous sommes fidèles à notre parole, répondirent les Couteaux-jaunes qui s’étaient soumis à l’arrêt du sort.

— Que vont dire vos aïeux ? reprit le Hibou-blanc.

— Ils vont rougir de vous et vous maudire, continua Naskarina.

— Nous gardons la parole donnée, firent les Couteaux-jaunes, d’un ton ferme qui commandait le respect.

— Vous vous en repentirez ! menaça le Hibou-blanc.

— Tes menaces ne nous effraient point…

— Ce n’était pas la peine de trahir mes frères pour vous, reprit cyniquement l’infâme Naskarina.

— Qui d’entre les Litchanrés mérite d’être nommé chef, demanda l’un des Couteaux-jaunes.

— Aucun, cria le Hibou-blanc. Naskarina battit des mains.

— Tous ! dit une voix nouvelle, qui ne s’était pas fait entendre encore… tous !

Les regards se tournèrent du côté d’où s’élevait cette voix, et une clameur immense retentit soudain :

— Kisastari !

C’était le jeune chef qui arrivait, guéri, ou à peu près, et disposé à se battre encore. Iréma courut à lui ; il la reçut dans ses bras et la serrant contre sa poitrine, il lui jura qu’avant le soir elle serait sa femme. Naskarina pâlit et rougit tour à tour de rage et de jalousie. Elle s’éloigna du camp et se dirigea vers le fort.

— Kisastari ! voilà notre chef ! crièrent ensemble les guerriers des deux tribus.

— Oui, reprit le jeune guerrier, oui, je suis votre chef, mais je suis plus encore votre frère ! chassons ensemble jusqu’aux glaces du lac sans fin, dormons sous les mêmes tentes, partageons le même festin, chauffons-nous au même feu, écoutons ensemble les paroles de vie de la robe noire et nous serons heureux !

Un immense cri de triomphe suivit ces paroles.

— Hibou-blanc, va-t-en ! tu n’es qu’un traître ! crièrent cent voix.

Et le vieux renégat Racette, l’ancien maître d’école qui martyrisait le petit Joseph, prit sa carabine et, frémissant de colère, il disparut sous les arbres de la forêt profonde. Les deux tribus, unies et heureuses, se rendirent à la maison de la prière pour la grande cérémonie. Kisastari alla trouver le missionnaire.

— Me voici, dit-il, je ne suis pas mort et mes blessures sont guéries. Je désire que tu m’unisses à Iréma ma bien-aimée. Nous sommes prêts tous les deux. Nous nous sommes confessés, tu le sais, et nous ne voulons plus être séparés.

— C’est bien, mon enfant, je vais vous marier ; mais attendez quelques instants, il y a là une pénitente qui veut se confesser : il ne faut pas laisser passer les instants de grâce.

— Nous attendrons, mon père.

Naskarina s’était dit en se dirigeant vers le fort : Je n’ai pas réussi à me venger ; Iréma est encore dans les bras de Kisastari… Je ne suis assez pas méchante, et l’esprit du feu qui ne meurt point, ne m’a pas aidée. La robe noire dit qu’après une mauvaise confession et une communion criminelle on appartient au mauvais esprit. Je veux lui appartenir, et je vais aller me confesser pour cela.

Et abordant le missionnaire elle lui dit d’un air contrit et repentant :

— Père, je veux me confesser pour devenir meilleure…

— Pauvre enfant ! dit le prêtre, oui, tu as raison, confesse toi, demande pardon au grand Esprit, à Jésus crucifié pour l’amour de toi, et il va te pardonner parce qu’il est miséricordieux. Tu as souffert, pauvre enfant ! je le sais, et tu souffres encore ; mais plus on souffre ici sur la terre et plus on a de bonheur dans le ciel, après la mort. Ceux que l’on aime ici et qui ne nous aiment point, changent de cœur dans le ciel, et là ils nous aiment toujours.

Les yeux de Naskarina, brillèrent comme des escarboucles.

— Est-ce vrai ce que tu dis-là, mon père !

— Oui, mon enfant, sois-en sûre. Tu seras aimée là comme tu voudras l’être… Mais il faut auparavant que tu demandes pardon à Dieu de tes fautes, et que tu les regrettes sincèrement.

— J’ai fait bien des péchés…

— Quand même tu en aurais fait autant qu’il y a de feuilles dans la forêt, tu seras pardonnée et tu deviendras blanche aux yeux de Jésus, comme si tu venais d’être purifiée par l’eau du baptême.

— Mais je ne voulais pas me confesser sérieusement ; je voulais te tromper et tromper les autres…

Le prêtre surpris, se retira en arrière et ne sut un instant que répondre à cette parole inattendue…

— Tu ne voulais pas te confesser, dis-tu, et tu avais de mauvaises dispositions ? mais, vois comme Jésus est bon et comme il est habile pour avoir les cœurs, il t’aime, car tu n’as pas toujours été méchante…

— Non, ce n’est que depuis que j’aime, et que ma rivale est préférée, dit la jeune fille.

— Eh bien ! reprit le confesseur, Jésus t’aime, lui, et il t’aime beaucoup, et c’est lui qui te parle au cœur et qui te conjure de l’aimer, et d’être bonne fille comme tu l’étais d’abord. Tu n’as pas été heureuse dans le crime ; ton sommeil était troublé par des songes affreux, et tu n’as pas eu de repos. Sois ferme, sois noble, sois courageuse et méprise les conseils du démon qui te dit de te venger et d’être jalouse, pour te perdre et t’avoir avec lui, ensuite, dans le feu de l’enfer…

Naskarina écouta longtemps encore le confesseur qui lui parlait de l’enfer et du ciel. Soudain, elle jeta un cri, et, se cachant la figure dans ses deux mains, elle se mit à sangloter… Le prêtre se hâta de l’absoudre au nom du Dieu de miséricorde. Les indiens regardaient avec admiration le miracle de la grâce. Quand Naskarina se releva elle pleurait encore et ses yeux rougis cherchèrent à travers ses larmes Kisastari et Iréma. Alors, quand elle les eut aperçus, elle se rendit à eux, chancelant comme une bacchante ivre de vin, elle qui était ivre du bonheur que donne la paix de la conscience ; elle leur saisit les mains et les amenant devant le missionnaire :

— Mon père, dit-elle, bénis-les, et qu’ils soient heureux !… Ils sont bons, ils ont toujours aimé Jésus, eux !…

Iréma jetant ses bras autour du cou de sa rivale infortunée l’embrassa avec transport…

— Naskarina, tu seras ma sœur, dit-elle !

Naskarina leva sur Kisastari un regard qui implorait la pitié…

— Je t’aime, Naskarina, dit le jeune chef, et je te pardonne.

La pénitente eut un frémissement de volupté, et le feu sortit de ses paupières…

— Naskarina, reprit le chef, je t’aime comme une sœur, car je suis ton frère… Nous avons eu tous deux le même père !…

— Mon frère ! toi, mon frère ! s’écria Naskarina haletante, étourdie…

— Et tout le monde regardait avec défiance et surprise ou curiosité le jeune chef.

— Oui, je puis bien le dire maintenant puisque notre père est mort… reprit Kisastari. Il est avec le grand Esprit depuis deux lunes, et ses dépouilles reposent à l’ombre de la croix, dans le petit cimetière de la mission du lac Supérieur… Ta mère, tu l’as connue… elle ne fut pas la mienne. Elle avait aimé mon père, alors qu’elle était jeune, et elle fut trop confiante ou trop faible. Avant d’aller paraître devant le grand Esprit, mon père m’a révélé ces choses… car il venait d’apprendre que nous étions fiancés…

— Mon frère ! murmurait Naskarina, Kisastari est mon frère ! Et ses grands yeux noirs ne pouvaient se détacher de cet homme qu’elle avait tant aimé et que du moins elle ne perdait pas tout entier.

Kisastari et Iréma furent unis pour toujours, sous le regard de Dieu, et la fête de l’Assomption fut une belle fête, cette année-là, pour les Indiens réunis dans le fort Providence.


V

LE PREMIER PAS VERS L’ÉCHAFAUD.


L’arrestation du grand-trappeur fut un coup de foudre pour Noémie et Victor. Le soleil de la félicité n’avait lui qu’une minute dans la maison depuis si longtemps enveloppée de deuil, et, après cet éclair de joie, la nuit parut plus noire et plus lugubre. Noémie passa dans les pleurs le reste de cette nuit extraordinaire. Victor aurait voulu suivre son père ; mais le grand-trappeur, accoutumé à se défendre seul contre les attaques du sort, et à ne partager avec personne les chagrins dont il était depuis un quart de siècle réellement accablé, le pria de rester auprès de sa mère pour la consoler.

L’huissier amena chez lui son prisonnier et le fit garder à vue jusqu’au matin. Il s’efforça, par de bonnes paroles, de faire oublier les rigueurs nécessaires de sa profession. Joseph Letellier avait trop souvent vu la mort en face pour trembler quand elle le menaçait de loin. Il répondit aux excuses de son geôlier en s’informant, avec un certain air de curiosité, des personnes de la paroisse qu’il avait connues autrefois. Les peines des uns et les succès des autres parurent l’intéresser beaucoup plus que sa propre situation. À dix heures il fut conduit devant le juge de paix. Picounoc était rendu, et Victor ne tarda pas à arriver. Le bruit de cette arrestation se répandit vite, et la maison du juge de paix se remplit de curieux. Il était plaisant d’entendre les remarques que faisait chacun, à demi-voix, car nul ne voulait être entendu de l’accusateur ou de l’accusé.

— Ce pauvre Picounoc, disait l’un, il a bien raison d’être furieux, se voir ainsi couper l’herbe sous le pied !…

— Et à la veille de ses noces ! répondait un autre…

— Si encore c’eut été au lendemain !

— Il va être obligé de penser de nouveau à sa première femme…

— Il croyait pourtant l’avoir oubliée pour toujours…

— Et Letellier, vois donc ! c’est un bel homme après tout…

— Et qui n’a pas l’air d’un meurtrier…

— Fiez-vous donc aux apparences !

— Il a eu le temps de se refaire la figure et la contenance…

— Oui, depuis vingt ans…

— Tout de même, ce n’est pas fin de venir se jeter comme ça dans la gueule du loup…

— La Providence, mon cher, c’est la Providence !…

— Elle prend un vilain instrument…

— Comment ? Picounoc est un brave et honnête homme…

— Vois donc cette figure ! on dirait que c’est lui qui est le meurtrier et que c’est le meurtrier qui est la victime…

— Silence ! fit l’huissier.

Le juge de paix venait de s’asseoir au bout d’une table couverte de livres et de papiers, la plupart inutiles pour le moment. Le greffier s’assit au côté de la table et lut la déposition assermentée que Picounoc avait faite la veille. L’accusé, malgré sa force de volonté, ne put cacher son trouble, à la lecture de cette pièce, la première d’un procès qui allait sans doute avoir du retentissement. Il chercha de son regard terrible l’infâme accusateur, mais Picounoc semblait se cacher à dessein dans la foule.

— Qu’avez-vous à répondre à l’accusation portée contre vous, M. Letellier ? Victor se leva.

— Je suis le défenseur de mon père, monsieur le magistrat, et je déclare qu’il est innocent.

Un murmure courut dans la salle.

— Cette déclaration, monsieur, ne suffit pas, vous le savez, observa le juge de paix, il faut des preuves.

— Vous n’avez pas le pouvoir d’entendre une pareille cause, monsieur le magistrat, si la déposition qui se trouve devant vous est suffisante à vos yeux pour conduire l’accusé à la cour criminelle, faites votre devoir, nous tâcherons alors de démêler cette affaire plus embrouillée qu’on ne le suppose, et de démasquer le vrai coupable.

En disant ces derniers mots, le jeune avocat s’était retourné vers Picounoc, et l’avait écrasé d’un regard de mépris.

L’accusateur, sur un signe du magistrat, s’était approché de la table.

— Vous maintenez tout ce qui est écrit dans votre déposition, monsieur Saint Pierre ? demanda le juge de paix.

— Oui.

— Infâme ! gronda le grand-trappeur.

— Il faut, reprit le juge s’adressant à l’accusé, que je vous envoie en prison, en attendant le terme de la cour criminelle. Alors votre procès aura lieu, et j’espère, si vous n’êtes pas coupable, que vous ferez aisément briller votre innocence.

— Cela ne sera pas facile, dit l’un des curieux en sortant.

— Non, répondit un autre, car s’il n’eut pas été coupable, il ne se fut pas sauvé.

— C’est clair comme le jour.

— Il croyait que Picounoc ne le reconnaîtrait plus…

— Ou bien ne relèverait pas l’affaire…

Picounoc qui entendit ces remarques, reprit l’assurance qui lui avait un peu fait défaut en présence de sa victime, et s’en retourna confiant dans sa bonne étoile. Joseph Letellier fut, en effet, conduit à Québec et emprisonné en attendant son procès. Victor alla faire part à sa malheureuse mère de cette honte, hélas ! trop prévue.

— Maintenant, dit-il, je vais me séparer de vous moi aussi ; il faut que je suive mon père et que je travaille à le sauver. Vous aurez avec vous ma cousine, Agnès ; et puis je viendrai souvent vous voir, car j’aurai besoin de connaître bien des choses…

Mais, avant de partir, il aurait bien voulu rencontrer Marguerite, sa fiancée, et lui dire qu’il ne la croyait pas responsable des crimes de son père, et qu’il l’aimait toujours, elle la douce et candide créature. Et Marguerite, assise rêveuse dans la fenêtre, se disait aussi :

— Ne viendra-t-il plus ?… croit-il donc que la faute de son père a flétri son front noble et pur ?… Ah !… notre union n’est peut-être plus qu’un doux rêve envolé ; mais je l’aimerai toujours… Et, comme elle s’abandonnait à ces pensées de tristesse et d’amour, elle le vit venir. Il marchait la tête penchée, et ses pas semblaient enchaînés au sol, tant ils étaient lents et indécis. Il arriva. Marguerite le salua avec un sourire de pitié :

— Ton père est-il ici ? demanda le jeune homme tout craintif.

— Non, répondit Marguerite, il est allé à la rivière du Chêne.

— Tant mieux ! nous allons encore passer une heure ensemble.

— Hélas ! nous n’en passerons peut-être pas souvent désormais !…

Il entra et vint s’asseoir aux côtés de son amie.

— Quel malheur vient de fondre sur nous ! commença-t-il… et où cela va-t-il s’arrêter ?…

— Nous étions si heureux et si tranquilles ! murmura Marguerite.

— Qu’avons-nous fait pour mériter ce châtiment ?…

— Il est donc vrai, dit Marguerite, que les enfants portent la peine des fautes de leurs parents !…

— Oui, ma bien aimée, cela est vrai, trop souvent vrai !… et les pauvres enfants ne sont pourtant nullement coupables !…

— Oh ! ils sont injustes ceux qui veulent faire expier par les âmes pures et innocentes les fautes des autres ! dit la jeune fille…

— Mais les liens qui unissent les parents et les enfants sont tellement intimes, Marguerite, qu’on ne peut les rompre sans offenser Dieu et scandaliser les hommes.

— Mais quand Dieu pardonne, Victor, pourquoi les enfants ne se pardonneraient-ils pas les crimes de leurs pères ?

— Tu es bonne, Marguerite, et le bon Dieu aura pitié de toi…

La jeune fille regarda son fiancé, avec un peu d’étonnement…

— Que veux-tu dire, Victor ? demanda-t-elle avec douceur.

— Je veux dire que ton père, fut-il mille fois plus coupable que le mien, je t’aimerais encore… parce que je te sais vertueuse…

— Et mon père est un homme irréprochable.

— Marguerite, préparons-nous à de terribles et douloureuses surprises…

— N’en avons-nous pas eu suffisamment ?

— Moi, oui… mais, toi… ?

— Mon Dieu ! quel est cet air prophétique.

— Je ne prophétise point, mais je veux te fortifier contre la douleur… et, peut-être, la honte…

La jeune fille se leva subitement. Une expression de profond désespoir se peignit dans ses yeux…

— Victor ! Victor ! veux-tu donc me plonger dans la désolation où tu viens de tomber toi-même ?… Si tu me demandes de partager tes chagrins, de pleurer avec toi, de rougir même de la même honte que toi… Victor, je t’aime et je suis ta compagne inséparable… Mais si tu me menaces, si tu veux par vengeance mettre un sceau d’ignominie sur mon front, en accusant mon père, Victor, Victor je ne te reconnais plus ! je ne t’aime plus ! je ne veux plus te voir…

Et, épuisée par cet effort pour dire toute sa pensée à cet ami qu’elle aimait tant, elle retomba sur sa chaise et se mit à pleurer.

Victor la regarda quelques minutes avec admiration.

— Marguerite, dit-il, trouveras-tu mal qu’un enfant se dévoue pour sauver son père ?

— Pour le sauver, non ! répondit la jeune fille au milieu de ses larmes.

— Et si, pour sauver mon père, j’arrive nécessairement à perdre un autre homme ? continua le jeune avocat ; — et si cet autre homme, Marguerite, était le tien, ton père ?

— Ah ! c’est affreux, Victor, ce que tu supposes là ! tu m’accables, tu ne m’aimes donc plus ?

— Je t’aime… oui ! mais je hais ton père… parce que ton père veut tuer le mien !… et qu’il…

— Mais, ton père, à toi… ah ! c’est horrible à dire cela… ne m’a-t-il pas rendue orpheline ? Tu deviendras orphelin, et cette chose parfois épouvantable qui s’appelle la justice sera satisfaite.

— Marguerite, je te l’affirme sur mon honneur et sur Dieu, le coupable n’est pas celui que tu penses.

— Oh ! je ne saurais blâmer tes paroles, ni ta conduite, tu es un fils dévoué.

— Attendons, Marguerite, tout ce drame de la mort de ta mère se dévoilera devant le juge, et, Dieu aidant, ce mystère de sang et d’iniquité sera dévoilé. J’ai voulu te prévenir, ma chère amie, car les chocs inattendus sont plus terribles et plus dangereux. J’aurais peut-être mieux fait de te laisser dans la quiétude ; mais pardonne-moi… quoi qu’il arrive, Marguerite, je t’aimerai toujours.

— Mais pourquoi ce nouveau scandale ? et pourquoi réveiller ces souvenirs amers ? Ma mère est au ciel depuis vingt ans, et au ciel on ne veut plus de vengeance. Dieu connaît le coupable et saura le punir.

— Pourquoi ? demande à ton père. Le dépit de n’avoir pu épouser ma mère le rend aveugle et le fait entrer dans une voie bien dangereuse pour lui-même. Il a fait arrêter le chasseur qui veillait ici, avant hier… Cet étranger, c’était mon père ! On le conduit en prison, et peut-être à l’échafaud…

Et le jeune homme, serrant son front dans ses mains, demeura quelques temps en proie à un découragement profond.

— Mon père a fait cela ! pourquoi ? pourquoi, mon Dieu ? exclama Marguerite. Et, dans l’agitation de ses esprits, elle essayait de trouver une excuse à la conduite de son père…

Mais Picounoc en recherchant l’amour de Noémie, en priant cette femme de venir remplacer, auprès de lui, l’épouse immolée si cruellement, renonçait au droit de venger la mort par la mort.


VI

PREMIERS PAS VERS LA LIBERTÉ.


Picounoc et le bossu, assis tous deux devant une fenêtre qui donnait sur la rivière et le pont, s’entretenaient aussi, dans le même temps, de l’arrestation de Letellier.

— Tu as ma parole, dit Picounoc, et tu auras ma fille, mais il faut mener le procès rondement, et passer la corde autour du cou de ce misérable.

— Ta déclaration est formelle ?

— Oui, sans doute ; mais abondance de biens ne nuit pas : si je trouvais un ou deux témoins qui appuieraient de quelque façon mon témoignage.

— Je comprends ! je comprends, fit le bossu, souriant ; des gens qui auraient, par hasard, entendu quelques paroles échappées à Letellier… ou qui l’auraient vu faire des menaces à la défunte…

— Précisément… c’est cela !…

Le bossu se passa la main dans la barbe et fit semblant de réfléchir…

— La chose est possible… assez facile même… Tu peux essayer…

— Mais où irai-je ? à qui oserai-je m’adresser ? Si j’allais tomber entre les mains d’un traître ?

— Cela demande réflexion, en effet, répliqua le bossu.

— Tu ne connais personne, toi ? demanda Picounoc.

— Je t’avoue que mes relations ne me permettent guère…

— Je n’ai pas voulu t’offenser, reprit vivement Picounoc en riant ; mais enfin comme tu connais beaucoup de monde, il se pourrait que…

— Écoute ! tu es mon ami, tu vas devenir mon beau-père, eh bien ! je te trouverai peut-être ces témoins complaisants : mais, cela te coûtera quelques piastres… bah ! une bagatelle ! disons vingt à trente.

— Rien que cela ! fais les venir ces hommes.

— Ce n’est pas tout ; répliqua le bossu, l’argent, c’est le paiement des témoins, mais à moi il me faut aussi quelque chose…

— Tu vas être mon gendre… et…

— Quand ?

— Après le procès…

— Après le procès, si tu fais ta preuve seul et sans mon aide, mais si je mets la main à la roue, je serai ton gendre d’ici à quinze jours. Est-ce dit ?

— Et si tes témoins font défaut ?…

— Je te rendrai ta fille, répondit en riant le cynique bossu…

— Marguerite ne se laissera peut-être pas aisément persuader, observa Picounoc.

— C’est ton affaire.

— Écoute ! si elle ne consent point, tu la prendras de force. Je suis de bon compte comme tu vois.

— Soit ! Je vois que tu tiens à gagner ce procès.

— Oui, j’y tiens !

Le bossu jeta un regard distrait vers le pont.

— Que fais-tu là, toi ? demanda-t-il tout-à-coup à une femme assise sur un bout de planche, vis-à-vis la fenêtre.

À la vue de cette femme qui ne s’était pas encore retournée, Picounoc eut un tressaillement de peur : si elle avait entendu ! pensa-t-il… Mais la femme se retourna et les deux compères reconnurent la folle.

— Elle est partout, cette gueuse-là ! murmura le bossu… Puis il répéta : que fais-tu là, Geneviève ?

— J’enfile des perles pour en faire un collier. Marguerite va se marier et ce sera son cadeau de noces.

— Avec qui se marie-t-elle ?

— Avec un jeune avocat de la ville, un beau garçon, un monsieur, quoi !

— Tu te trompes, c’est avec moi, dit le bossu.

— Avec toi ? veux-tu te cacher ! elle a meilleur goût que cela…

— Crois-tu qu’elle épouserait le fils d’un meurtrier ? demanda Picounoc.

— Tiens ! qui se ressemble se rassemble !…

Picounoc ne rit pas de cette parole : il eut mieux aimé ne pas l’entendre.

— Que veux-tu dire ? reprit-il.

— La folle se mit à rire aux éclats, et s’éloignant en montrant du doigt Picounoc presque irrité, elle se mit à crier : Il a peur ! il a peur ! il a peur !

— Si elle n’était pas aussi folle qu’on le pense ? observa le bossu.

— On ne s’est jamais défié d’elle, dit Picounoc… mais, mieux vaut tard que jamais !

Et les deux misérables se comprirent sans rien dire de plus. Jusque-là, et depuis plus de vingt ans, ils n’avaient jamais songé, ni l’un ni l’autre, à s’enquérir de ce que devenait Geneviève à certaines époques de l’année, car elle disparaissait souvent et pendant assez longtemps chaque fois. Mais l’on ne songe pas à tout. S’ils avaient suivi Geneviève, ils l’auraient vue reprendre, de temps à autres, sa place au sein de cette excellente famille du Château Richer qui l’avait si charitablement accueillie, alors qu’elle voulait dérober à ses persécuteurs la petite Marie-Louise ; et ils l’auraient vue déposer, en entrant, le masque humiliant de la folie ; car le calme et le bonheur avaient opéré sur sa raison comme un réactif puissant, et réparé le mal que lui avait fait la peur, pendant cette nuit terrible que n’ont pas oubliée les lecteurs du Pèlerin de Sainte-Anne. Geneviève, il y avait alors vingt ans, était entré un soir chez Picounoc, croyant ne trouver encore que la veuve et sa fille. Elle arrivait du Château Richer, et, ravie, annonçait à ses connaissances l’état désormais satisfaisant de ses facultés mentales. Elle fut étonnée de trouver un berceau où dormait un de ces petits anges à qui le monde, hélas ! coupe bientôt les ailes. Près de ce berceau nul ne veillait. Elle embrassa l’enfant et, pour causer une surprise à la mère qui ne devait pas tarder à paraître, pensait-elle, elle la prit dans ses bras et s’assit au pied du lit, ramenant, pour se cacher, les grands rideaux de fine étoffe du pays. Elle vit entrer Picounoc qui ne la vit point, comme on sait, et qui ne songea pas à son enfant, préoccupé qu’il était de l’horrible forfait qu’il venait de voir. Elle remarqua son trouble et la pâleur de son front ; elle entendit ses paroles mystérieuses, le vit prendre un fanal, un plat de ferblanc et sortir précipitamment, tout en regardant autour de lui avec crainte et terreur, comme s’il eut fait une mauvaise action. Aussitôt elle remit l’enfant dans le berceau et sortit. Ceux qui la virent alors et dans la suite dirent : Cette pauvre Geneviève qui se croyait guérie et qui en effet, semblait tout à fait bien, comme elle est troublée ! comme elle est folle ! c’est la vue du sang, c’est l’aspect de ce meurtre atroce qui l’auront épouvantée de nouveau.

Victor dit adieu à sa fiancée, à sa mère, et s’embarqua pour Québec. Il n’avait plus qu’une pensée maintenant, pensée grande et noble qui dominait les angoisses de sa douleur et les élans de son amour : sauver son père. Il se rendit à la prison, se fit ouvrir les portes de fer qui se ferment impitoyables sur les condamnés, et entra dans la cellule du grand-trappeur. Le noble prisonnier sourit tristement en recevant sur son front soucieux le baiser de son fils.

— Mon père, dit Victor, ma mère m’a promis d’être courageuse : elle espère et prie. C’est aussi ma coutume de recourir à Dieu avant d’entreprendre une tâche difficile, voulez-vous réciter un Pater et un Ave avec moi ?

Le prisonnier, ému jusqu’aux larmes, tomba à genoux auprès de son fils, et tous deux, les yeux levés sur une humble croix, récitèrent la prière divine.

— Et maintenant, dit Victor, racontez-moi donc vos relations avec Picounoc depuis le jour où il a commencé à souiller la réputation de ma mère.

— Mon enfant, cela est impossible. Je n’ai point pesé ses paroles alors, car nos relations étaient celles de deux intimes ; et tu vois que je ne le soupçonnais pas de trahison puisque j’ai tué sa femme dans ses bras, croyant que c’était la mienne…

— Eh bien ! causons de ce meurtre d’abord, peut-être trouverons-nous quelque branche de salut où vous vous accrocherez.

Le prisonnier secoua la tête d’un air de doute.

— Quelle heure était-il alors ? demanda Victor.

— Neuf heures du soir, je crois.

— Il faisait noir ?

— Le 24 de septembre, à neuf heures du soir, oui ; cependant à quelques pas on distinguait les gens, mais sans les connaître.

— Comment avez-vous cru reconnaître ma mère ?

— Picounoc a fait brûler une allumette, et j’ai reconnu le châle de Noémie, un beau châle neuf comme aucune autre femme n’en avait, j’en suis bien sûr…

— Mais ce châle était-il réellement celui de ma mère ?

— Je n’en sais rien… ta mère pourra mieux que moi éclaircir ce point.

— De qui aviez-vous acheté ce châle ?

— D’un marchand colporteur, un bossu…

— Un bossu ? un bossu ?… mais c’est monsieur Chèvrefils, de Ste. Emmélie, celui-là même qui vous a insulté, l’autre jour, quand nous revenions de Saint-Pierre…

— Vraiment ? Je ne l’ai pas reconnu…

— Lui non plus ne vous a pas reconnu, car il ne vous eut pas parlé de la sorte.

— Et pourquoi ?

— Mais c’est un de vos anciens amis…

— Je l’ai vu pour la première et la dernière fois quand il m’a vendu ce châle…

— C’est, singulier ! dites-moi, mon père, ne se trouvait-il pas un bossu parmi vos connaissances ou vos amis ?

— Non, jamais… jamais !

— Jamais ?… Eh bien ! ce M. Chèvrefils m’a dit à moi-même qu’il vous avait intimement connu et que vous avez été amis un jour.

— Où cela ?

— Chez Picounoc.

— Non, où et en quel temps, prétend-il que nous avons été amis ?…

— Il ne l’a pas dit…

— Il s’est trompé.

— Vous dites, mon père, que la femme de Picounoc portait un châle semblable à celui de ma mère ?

— Absolument pareil…

— C’est ce bossu qui les a vendus tous les deux, rien de plus sûr. Serait-il donc complice ? se demanda Victor, frappé d’une idée subite. Que sont devenus vos compagnons de jeunesse ? vos amis ?…

— Je l’ignore… Les seuls que je reconnaisse sont l’ex-élève, Lefendu, Tintaine et Poussedon. C’étaient des camarades de chantier…

— Et vos ennemis ?

— Le vieux chef des voleurs est mort dans la cave du ruisseau, comme tu sais ; Picounoc jouit de la considération de ses concitoyens ; Racette est sorti du pénitencier pour aller se faire chef d’une tribu sauvage ; Ferron… l’un des plus habiles et des plus pervers, mon camarade d’enfance et mon petit voisin… Ferron, le docteur au sirop de la vie éternelle, est allé au pénitencier avec Racette… mais il y a vingt ans de cela… Les autres doivent être morts ou bien vieux et retirés du vice…

— Il faudra s’assurer de cela…

— Vous m’avez dit tout à l’heure, mon père, que Picounoc avait brûlé une allumette, mais n’avait-il pas un fanal pour s’éclairer dans le jardin ?

— S’il en avait un, il ne l’a pas allumé…

— N’a-t-il pas dit… En effet j’oubliais, cher papa, que vous êtes parti cette nuit-là même, et que vous ne pouvez pas savoir ce que cet homme a pu dire ensuite… Mais, est-ce que nul de vos amis ne s’apercevait que la conduite de Picounoc envers vous ou ma mère, n’était pas irréprochable… ou du moins sans quelque singularité…

— Oui, oui, en effet, Paul Hamel le chasseur m’a dit de me défier de lui, une fois, même que cela m’avait un peu refroidi…

— L’ex-élève… je l’ai laissé hier… Si j’avais su ! n’importe je le reverrai. Quels étaient alors les meilleurs amis de Picounoc ?

— À Lotbinière, je ne sais pas trop : il n’en avait guère, je crois ; moi je l’avais connu intimement dans les chantiers, c’était différent… À Québec, il devait en avoir quelques-uns parmi les habitués de l’auberge de la mère Labourique…

— Dans la rue Champlain ?

— Oui ! à l’Oiseau de Proie…

— Je connais cette vieille boutique… On ira, on ira !…

Le père et le fils causèrent encore longtemps, puis mettant en Dieu leur confiance ils se séparèrent.


VII

LES FAUX TÉMOINS.


Quelques jours se sont écoulés. Marguerite est triste et se flétrit comme les fleurs du jardin. Pourtant, elle n’est qu’à son printemps, et les fleurs ne tombent que sous le souffle glacé de l’automne. Elle songe aux paroles de son ami, et ces paroles déchirent son âme. Elle rapproche cet avertissement mystérieux et terrible du jeune homme des prières de son père qui voulut la jeter, malgré elle, dans les bras du bossu ; elle essaie à deviner pourquoi son père était tombé alors à ses genoux, et elle a peur d’en découvrir la raison ; elle veut croire encore, croire toujours à son innocence. Pendant qu’elle est plongée dans cette mer d’amertume, Picounoc l’aborde :

— Tu es assez sage, sans doute, lui dit-il brusquement, pour comprendre qu’il te faut oublier Victor ?

— Mon père, pardonnez-moi, mais je n’ai pas cette sagesse… si cet oubli toutefois est de la sagesse.

— Tous rapports entre ces gens et nous doivent cesser.

— C’est l’arrivée de M. Letellier, mon père, qui a modifié vos sentiments.

— Il a réveillé un passé que je n’avais réussi à oublier qu’avec peine, tant pis pour lui ! tant pis pour les siens !

— La miséricorde, mon père, est une belle chose, et qui n’en a pas besoin ?…

Picounoc fixa sur Marguerite un œil scrutateur.

— As-tu vu Victor ? dit-il.

— Oui, mon père…

— Depuis que j’ai fait arrêter le meurtrier de ta mère ?

— Oui, mon père…

— Et que t’a-t-il dit ?…

— Il m’a dit : Quoi qu’il arrive, je t’aimerai toujours… car, ajouta-t-elle, l’âme serrée par l’émotion — car, dit-il, les enfants ne doivent pas porter la peine due aux fautes de leurs pères…

Picounoc réfléchit une minute :

— Et que compte-t-il faire ? demanda-t-il.

— Sauver son père, répondit Marguerite…

— Et comment le sauvera-t-il ?

— Je n’en sais rien.

— Je le crois bien que tu n’en sais rien, et lui non plus ne peut le savoir,… car cet homme qui fut un jour mon ami, ce misérable qui fut l’assassin de ma femme, le meurtrier de ta mère, ne peut pas être sauvé ! Au reste, ne s’est-il pas avoué coupable lui-même en disparaissant après son crime ; pour ne reparaître que vingt ans après, alors qu’il supposait tout oublié.

Marguerite pencha la tête et ne répondit rien.

— J’ai promis ta main, reprit Picounoc, et tu te marieras dans quinze jours.

— Moi me marier dans quinze jours ? dit la jeune fille en se redressant tout à coup dans sa fierté.

— Oui, je le veux, je l’exige.

— Et avec qui me mariez-vous comme cela ?

— Avec Monsieur Chèvrefils,

— Encore lui ! fit Marguerite avec un geste de dédain, encore lui !…

— Oui, lui ! et cette fois je suis bien décidé.

— Et quel prix m’avez-vous vendue ?

Cette parole hardie et juste fut un coup de foudre pour ce père infâme. Il recula d’un pas et resta muet… Marguerite le regardait avec cette assurance que donne la pureté de l’intention ou la sainteté de la cause.

— Je ne t’ai pas vendue, reprit Picounoc après quelques instants, mais je veux ton bonheur. J’ai plus d’expérience que toi, et j’espère que tu auras confiance en mon amitié paternelle…

Marguerite craignit de le voir se jeter encore à ses genoux comme auparavant. Elle avait peur des larmes si elle bravait les menaces.

— Mon père, dit-elle, nous parlerons de cela plus tard, laissez-moi me retirer je suis souffrante.

Et elle s’éloigna.

Picounoc la regarda s’enfuir. Il eut un sentiment de compassion.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il, tu ne peux pas être heureuse, car tu es d’une race maudite… Il faut que tu subisses ta destinée… Et puis, ajouta-t-il en s’animant, il faut que Djos monte sur l’échafaud !…

Victor revint à Lotbinière. Il aborda tout le monde, cherchant dans les on-dits quelque bribe utile à sa cause, plantant des jalons pour s’orienter vers le but où il tendait. Il ne recueillit pas grand’chose. Il put s’assurer, toutefois, que la défunte femme de Picounoc n’avait jamais porté de châle comme celui qu’elle avait lorsqu’elle fut tuée. Ce châle avait donc été acheté exprès pour tromper le malheureux Letellier, puis caché avant et après le crime. Il questionna le bossu, mais le rusé compère ne se souvenait de rien. Victor éprouvait parfois de profonds découragements, et se sentait écrasé sous l’implacable fatalité. Il se débattait contre la force passive de la résistance, la plus redoutable des forces. L’ex-élève lui dit bien que Picounoc, quelque temps avant son mariage, avait déclaré qu’il épousait sa femme sans l’aimer, et qu’il se sentait entraîné vers Noémie. Ce fait, joint à quelques autres, pouvait faire une preuve de circonstance, assez faible il est vrai, mais suffisante pour éveiller le doute dans l’esprit d’un juré, et c’est déjà une bonne chance avec le système d’unanimité qui prévaut ici. Souvent Victor visitait son père toujours sous les verrous, pour lui faire part du fruit de ses recherches et le consoler ; mais le prisonnier ne faiblissait point ; seulement quand le spectre de l’échafaud passait devant ses yeux avec sa honte éternelle, il frémissait et sentait son front devenir humide : c’est que l’ignominie ne serait pas pour lui seul, mais retomberait sur sa femme et sur son enfant. Ah ! l’on peut bien être fort contre le malheur qui nous broie d’un pied impitoyable, mais jamais contre le malheur qui frappe ceux que l’on aime !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est dix heures du soir et l’on est au 15 d’octobre. Encore douze jours et le sort du prisonnier sera fixé. Entrons dans l’auberge enfumée de la mère Labourique. La Louise, veuve de son mari qui n’est qu’absent, verse à boire à deux vieux habitués ; la bonne femme s’est mise au lit et dort du sommeil des… endurcis.

— Et comme cela, Robert, vous avez-vu mon mari ? demande la Louise à l’un des buveurs.

— Comme je te vois là, ma fille, répond le vieillard, et il avale son verre.

— Nous avons pinté ensemble toute une nuit, dit l’autre vieillard.

— Et la Asselin ? continue la fille de la mère Labourique.

— Toujours à ta place, répond Robert…

— Que font-ils pour vivre… ?

— Ils mangent et boivent…

— Et pour avoir de quoi boire et manger ?

— Ils volent…

— Mais ils sont plus chanceux ou plus adroits que nous, ajouta Charlot.

— Et ils sont à la veille de se retirer des affaires, dit Robert.

— Même que ton mari m’a dit qu’il allait acheter une terre et vivre paisiblement des rentes des autres, comme un rat dans son fromage.

— Mon Dieu ! que j’ai eu de la peine ! soupira la Louise.

— Cela se comprend.

— Et Asselin ? dit la Louise.

— Pauvre comme deux Jobs.

— Ce que c’est !

— Oui, ce que c’est ! répéta Robert. Il a fermé boutique ces jours-ci, grâce au dernier tour que ton mari lui a joué. Nous étions là, et il y a deux mois au moins que cette belle affaire a eu lieu. C’est réellement un de nos meilleurs coups. La Asselin, une vraie comédienne, vient se jeter aux genoux de son mari ; la paix est faite, l’absolution accordée… Bref pendant que le mari dort enivré d’un bonheur inattendu, sa femme lui donne, je suppose, un doux baiser sur le front, et descend silencieusement de la couche nuptiale. Elle savait où prendre la clef du coffre comme la clef des champs. En un clin d’œil le tour fut joué. Asselin était ruiné bel et bien, et d’autant mieux que le feu consuma, la même nuit, le ménage et la maison dont il était propriétaire.

— Nous avons raconté cette affaire au bossu de Ste. Emmélie, mais avec une légère variante, dit Charlot. Nous nous sommes fait passer pour les victimes…

La porte de l’auberge s’ouvrit tout à coup, et tous les yeux se tournèrent vers le nouvel arrivé. Les deux compères se touchèrent du coude et clignèrent de l’œil. C’était le bossu qui entrait. Il marcha droit au comptoir. Robert et Charlot firent un pas en arrière.

— Ne vous dérangez pas, messieurs, dit le bossu, feignant de ne pas les reconnaître.

Les deux vieillards s’effaçaient petit à petit.

— Faites-moi donc l’honneur de prendre un verre avec moi, invita le bossu.

— Merci, nous venons de prendre, dit Charlot, en se retirant toujours.

— Venez donc ! sans façon… je ne bois jamais seul, dit le bossu.

Force fut aux deux voleurs de revenir près du comptoir. Le bossu ordonna trois verres et, tout en vidant le sien, il dévisageait ses nouveaux compagnons.

— Il me semble vous avoir vus déjà, dit-il.

— C’est possible, répondit Charlot, mais à coup sûr, je ne vous ai jamais vu, moi.

— Jamais ! fit le bossu en le fixant de son œil de feu.

— Du moins, répondit Charlot, je n’ai pas souvenir…

— Vous avez bien changé tous deux, depuis, reprit d’un air moqueur le bossu, et, plus heureux que le reste des mortels, vous avez rajeunis au lieu de vieillir…

Les deux vieillards se regardèrent avec inquiétude… C’est que ce soir-là ils portaient fausses barbes et perruques noires. Ils jetèrent un coup d’œil rapide dans la porte pour s’assurer que le nouvel ami était bien seul, puis, comme la timidité n’était pas de longue durée chez eux, ils reprirent leur aplomb.

— Si nous avons changé, reprit Charlot, vous avez dû changer, vous aussi, car, foi de gentilhomme, nous ne nous rappelons pas vous avoir jamais vu avec cet apanage sur le dos…

Le bossu devint vert de stupeur et ne répliqua rien, mais il comprit que Paméla avait parlé… Charlot crut avoir blessé la susceptibilité du monsieur, et lui fit des excuses. Allons ! pensa le bossu, Paméla n’a peut-être rien dit… Et il reprit toute son assurance.

— Je vous connais, mes amis, dit-il, si vous ne me connaissez pas. Vous m’avez proprement dévalisé, il n’y a pas longtemps, pour me récompenser de vous avoir bien accueillis. Vous voyez que je vous connais bien et que je sais où vous prendre. Je lis à travers les masques et je descends jusqu’au fond des cœurs. Robert Picouille, Charlot Grismouche, vous êtes deux heureux gaillards, car depuis quarante ans vous courez après la potence sans pouvoir l’atteindre… Vous voyez que je vous sais par cœur. Il n’y a pas d’oreille indiscrète ici, je suppose, et je puis parler sans crainte ?

— Personne autre que vous et moi, dit la Louise…

— Et la mère Labourique dort sur les deux oreilles ? demanda le bossu.

— Oui, et quand même elle entendrait, vous n’auriez rien à craindre.

— Oh ! je la connais ; aussi ce n’est pas comme mesure de précaution, mais par convenance, que je m’informe d’elle, répliqua le bossu.

Puis s’adressant aux deux voleurs.

— Bien ! franchement, savez-vous mon nom, vous autres ?

— Nous croyons le savoir, répondit Robert, vous êtes M. Chèvrefils…

— Oui, mais j’ai un autre nom encore…

Les deux voleurs se regardèrent pour s’interroger.

— Il n’est pas nécessaire de tout dire aujourd’hui, répondit Charlot.

— Nous nous tenons sur la défensive, ajouta Robert.

Le bossu fit une grimace :

— Eh bien ! dit-il, je n’attaque pas. Ce que j’ai à vous dire aujourd’hui, c’est que j’ai besoin de vous.

— Fort bien, à votre service ! répondirent les escrocs.

— Vous avez entendu parler de Djos, le Pèlerin de Ste. Anne ? demanda le bossu.

Les vieillards se mirent à rire…

— Vous savez qu’il a tué la femme de Picounoc son voisin ?…

— Connu ! connu ! dirent les vieillards… et ensuite il s’est brûlé bêtement dans sa grange.

— Pas du tout ! il ne s’est pas réduit en cendres, mais il s’est rendu invisible pendant vingt ans…

— Ah !… et comment ?…

— En allant faire la chasse dans les régions du nord…

— Tiens ! exclamèrent les escrocs, intéressés à ce récit.

— Et il est revenu il y a quinze jours avec son camarade l’ex-élève ou Paul Hamel, qui lui aussi s’était fait trappeur…

— Mais, Batiscan ! la farce est belle, s’écria Charlot.

— Impayable ! ajouta Robert.

— Je ne serai pas fâché de lui prouver ma reconnaissance pour les services qu’il m’a rendus autrefois, dit Charlot.

— J’ai bonne mémoire aussi moi, continua Robert.

— Et vous, monsieur Chèvrefils, avez-vous la bosse de la reconnaissance ? demanda Charlot.

— Vous ne l’aviez pas jadis, ajouta Robert…

— Vous êtes des drôles, répondit le bossu, mais il ne s’agit pas de cela pour le moment.

— Parlez, vos serviteurs vous écoutent.

— Voici ce que je veux. Picounoc a fait arrêter le meurtrier. La preuve qu’il va produire est forte, mais, en pareil cas, nulle précaution n’est de trop, et il voudrait avoir des témoins pour corroborer le fait…

— Je comprends, dit Charlot… C’est un moyen comme un autre de faire son chemin… vers le pénitencier.

— Il n’y a rien à craindre, dit le bossu.

— Au contraire, répondit Robert… le parjure…

— Vous vous effrayez de rien ; voici, écoutez bien ! Vous n’avez pas vu commettre le meurtre, mais vous vous êtes rencontrés à Montréal ou ailleurs avec l’assassin — rien de plus aisé — et vous avez surpris quelques paroles compromettantes, comme celles-ci, par exemple, qu’il disait à son compagnon : J’ai peur d’arriver !… Ce meurtre que j’ai commis n’a peut-être pas été oublié… Si j’étais reconnu !… arrêté ! Rien que cela, ou quelque chose de semblable. Vous ne courez aucun danger. Si l’ex-élève veut contredire vos témoignages, il sera seul et vous serez deux ! Deux contre un, c’est la victoire…

— Nous y penserons, répondit Charlot. Combien cela paie-t-il ?

— Je vous donne quittance… Est-ce assez généreux ?

— Oh ! oui, nous n’espérions pas tant… mais…

— Quoi ?

— C’est déjà fondu joliment… et voici l’hiver qui approche…

— Vous êtes impitoyables.

— Bah ! vous êtes riche, monsieur Chèvrefils,… et puis le Pèlerin… quelle satisfaction pour vous !… comme cela se présente bien !

— Vous comprenez que ce n’est pas mon affaire…

— Quel dévouement ! fit Charlot avec un sérieux comique.

— Voyons ! vous aurez chacun vingt dollars, est-ce dit ?

— Qu’en dis-tu, Charlot ?

— Qu’en penses-tu, Robert ?

— Va ! pour vingt piastres chacun ; mais c’est peu pour le service… dit Robert…

— Et quand le terme criminel ?

— Le vingt-sept de ce mois, répondit le bossu.

— Nous serons à Montréal, vous nous ferez servir les « subpœnas » à l’auberge du Bœuf-gras, près de Bonsecours : Robert Picouille et Charlot Grismouche, bourgeois…

Le bossu, de retour chez lui, fit un brin de toilette et, tout en faisant une petite marche pour se dégourdir, se rendit chez madame Gagnon.

— Il faut que vous me rendiez un petit service, lui dit-il entre mille autres choses. Je voudrais connaître les moyens de défense que va employer Victor pour essayer de sauver son père…

— Ses moyens de défense ? répéta la vieille femme en ruminant.

— Oui, ce qu’il va dire, ce qu’il va faire, ce qu’il va essayer de prouver, ou de nous empêcher de prouver… Quand je dis nous… ce n’est pourtant pas mon affaire…

— Alors, pour vous être agréable, j’irai voir Noémie et Victor ; je tâcherai de les faire parler ; ils ne se défieront pas de moi.


VIII

LE MENDIANT.


Ce même soir du 15 octobre, un vieux mendiant, arrivé à Lotbinière depuis le matin, montait à pas lents la route qui réunit la concession St. Eustache et le rang du bord de l’eau. Il avait le crâne nu et la barbe blanche. Cette barbe longue tombait en cascades sur sa poitrine. Les habits de ce mendiant n’étaient pas encore ornés de ces capricieuses pièces d’étoffes de différentes couleurs qui trahissent une longue pratique de la profession, et s’ils n’avaient pas, non plus, cet air de jeunesse qui dure si peu, ils n’en étaient pas davantage rendus à la corde. Ils flottaient entre un passé luisant et un avenir sombre… Ce mendiant, novice sans doute et honteux encore, n’avait pas osé arborer le sac ; il ne portait donc rien sur son dos… rien qu’un fardeau de souvenirs pénibles et de mauvaises actions, mais, hâtons-nous de le dire, de remords aussi et de repentance… Et c’était bien assez. Il arriva en haut de la route, jeta un regard en arrière pour embrasser le chemin qu’il venait de parcourir, le grand fleuve et les campagnes de Deschambeault avec les Laurentides bleues qui les bordent, et un soupir amer souleva sa poitrine. Puis il reprit sa marche lente, le regard fixé sur les maisons blanches du village où il entrait. Il vit des enfants qui jouaient aux portes, et le bonheur inaltérable de ces petites créatures qui ne connaissaient encore rien des angoisses de la vie, l’affecta profondément. Quand les enfants l’aperçurent avec son bâton à la main et sa figure étrange, ils se sauvèrent. Je suis donc un objet d’horreur ! pensa-t-il, et ses yeux humides tombèrent sur la route devenue déserte. Il entendit chanter une jeune fille qui rentrait avec un paquet de filace jaune comme de l’or sous le bras, et son souvenir remonta loin, bien loin vers les jours perdus… et il secoua la tête comme pour se débarrasser d’une pensée fatigante. Il avait faim, et l’angoisse déchirait ses entrailles plus que la faim. Il était fatigué et ses jambes affaiblies tremblaient. Tout à coup ses yeux parurent chercher quelque chose. Il s’arrêta : C’est bien là, murmura-t-il. Le jour s’effaçait, et, du côté du couchant une bande couleur d’orange avait succédé à l’océan de flamme, comme la pâle sérénité de la vieillesse suit l’éclat du jeune âge. Une lumière venait de briller à la fenêtre de la maison voisine, et, vis-à-vis cette lumière passaient, comme des ombres, les habitants de la maison. Un serrement de cœur inexprimable fit pâlir le mendiant.

— C’est là ! pensa-t-il… c’est là qu’ils demeurent ! Oh ! vais-je donc entrer pour les voir, les entendre, et m’assurer qu’ils sont heureux encore… eux du moins, qui n’ont rien fait pour mériter de souffrir !… S’ils allaient me reconnaître ! Mais non ! impossible ! le chagrin et l’âge m’ont rendu méconnaissable… Il se dirigea vers la porte de la maison et vit une femme qui pleurait. Mon Dieu pensa-t-il, est-ce que d’autres misérables auraient continué mon œuvre infâme ? Et, traversant le chemin, il alla s’appuyer sur la clôture de cèdre, les yeux toujours plongés dans le triste intérieur. La porte s’ouvrit, un jeune homme parut sur le seuil. Le mendiant ne bougea point, mais il s’appuya comme un homme qui souffre, le front dans sa main. Le jeune homme vint à lui :

— Êtes-vous malade, père ? lui demanda-t-il.

Le mendiant tressaillit à cette voix pure et sonore ; il arrêta sur son interlocuteur un regard presque suppliant. Le jeune homme répéta sa demande.

— Oh ! je souffre beaucoup, répondit le vieillard…

— Venez, entrez ! vous trouverez d’autres personnes qui souffrent aussi, et peut-être plus que vous encore… Les malheureux se doivent entre eux de la pitié.

— Mère, dit le jeune homme, rentrant suivi du mendiant, ce vieillard a peut-être besoin de quelque chose ; en tous cas, il ne peut coucher dehors, et nous avons un lit.

Le vieillard s’était assis sur une chaise près de la porte et n’osait lever les yeux sur ses hôtes.

— Je n’ai pas besoin de lit, répondit-il — et sa voix chevrotante trahissait une vive émotion — je dormirai bien là, sur votre plancher, dans un coin, si vous me le permettez.

— Nous avons un bon lit de paille au grenier, reprit le jeune homme, nous vous l’offrons avec orgueil à vous qui dormez sur le plancher, nous l’offririons sans honte aux riches accoutumés à dormir sur la plume, car nous n’en avons pas de meilleur à donner.

— Et vous avez sans doute besoin de manger ? demanda la femme.

— J’accepterai un morceau de pain, madame.

— Du pain, du beurre et du thé, c’est peu, mais enfin avec cela on s’empêche de mourir, dit la femme en apportant sur la table ces humbles aliments qu’elle annonçait.

— Approchez-vous, dit-elle au mendiant…

— Vous êtes bien charitable, madame, reprit celui-ci, et vos bonnes paroles me consolent des avanies que parfois je suis forcé de souffrir.

— Comment ! est-ce qu’il se trouve des âmes assez peu chrétiennes !… Mais en effet, mon Dieu !… reprit-elle, et la tête baissée, elle se détourna pour essuyer les pleurs qui coulaient de ses yeux.

Le mendiant ne vit pas cette douleur étrange, et il dit, répondant à sa première pensée :

— Aujourd’hui même, à midi, je suis entré dans une maison de bonne apparence, un peu en deçà des côtes de la rivière du Chêne : j’avais faim, et j’ai demandé l’aumône d’un morceau de pain. Une fille, une servante sans doute, était là ; elle entrouvre une porte et demande à sa maîtresse si elle peut me secourir.

— C’est un vieillard qui demande la charité, dit-elle.

— La charité ! répond la femme que je n’ai pu apercevoir, la charité ! si je prends le manche à balai je vais aller lui en faire une charité, moi ! comme si nous devions nourrir tous ces gueux de fainéants qui traînent les chemins !… comme si nous n’avions pas assez de nos propres dépenses et de nos propres affaires ! Ah ! l’on serait vite ruiné, si l’on écoutait tous ces escamoteurs de confiance !… Je n’ai jamais vu une paroisse comme celle-ci pour les quêteux !… Il y a peine un mois que nous sommes ici, et déjà nous avons fait connaissance avec cent figures de coureurs de chemins ! j’aurai un chien pour les empêcher d’entrer ici !…

— La servante ferma la porte et vint me dire qu’elle n’avait rien à me donner. Elle aurait pu s’en dispenser ; j’en avais assez entendu. Cette parole dure me fit tant de mal que je n’osai plus, de toute la journée, demander rien à personne.

— Pauvre vieillard ! des cœurs aussi insensibles sont rares, heureusement, remarqua le jeune homme, mais quelle peut être cette femme inhumaine ? reprit-il, en s’adressant à sa mère.

— Je ne la connais point, répondit Noémie. Je sais que dernièrement une famille s’est établie à la rivière du Chêne, la famille Gagnon.

À ce nom, le mendiant leva la tête.

— Mais j’ai de la peine à croire, continua-t-elle, que ce soit madame Gagnon qui traite ainsi les pauvres, car on dit qu’elle est très pieuse. Elle vient à l’église deux ou trois fois par semaine, ne manque pas un office et donne à la quête du dimanche.

— Je ne veux pas faire de jugement téméraire, reprit le jeune homme, mais quelqu’un m’a assuré, et je dirai bien qui, c’est le petit Xavier-Firmin, que monsieur le curé avait dit qu’il ne lui donnerait pas à cette dévote créature la communion sans confession.

— Elle m’a fait mander qu’elle viendrait me voir, te l’ai-je dit, Victor ?

— Non, mère, répondit le jeune avocat — car mes lecteurs ont deviné, sans doute, que nous sommes dans la maison de Noémie — non, vous ne me l’avez pas dit… mais si madame Gagnon traite les mendiants comme vient de nous le dire ce pauvre, elle peut rester chez elle… Je vais sortir un instant, continua Victor ; il faut que je voie le père Normand.

Le vieillard cessa de manger et se retira dans un coin. Il s’apercevait bien qu’il y avait dans cette maison un air de tristesse inaccoutumée. Il n’avait pas vu un sourire sur les lèvres de ses hôtes, pas un rayon dans leurs regards, et une teinte de sérieuse mélancolie était répandue sur leurs figures douces et franches. La femme avait pleuré ; des cercles rouges entouraient ses orbites et le sang paraissait s’être répandu dans l’œil enflammé par le chagrin. L’aspect de cette douleur navrait le mendiant. Il voulait en savoir la cause et n’osait interroger personne. Noémie la première rompit un silence pénible.

— Avez-vous déjà passé par ici ? demanda-t-elle au mendiant…

— Oui, madame, répondit-il, mais il y a bien longtemps…

— Vous devez trouver la place joliment changée ?…

— Bien changée ! fit-il avec un soupir. Et, comme s’il eut redouté les questions de cette femme, il la prévint en lui demandant :

— Avez-vous encore votre mari, madame ? je n’ai vu que votre fils.

Noémie poussa un profond soupir.

— Oui, monsieur, répondit-elle…

— Est-il malade ? est-il absent ? se hâta d’ajouter le mendiant.

Noémie se laissa tomber sur une chaise, et se voilant la figure, comme pour cacher sa honte :

— Il est en prison ! Monsieur… en prison !… mais il est innocent !… ah !… bien innocent !…

Victor entra.

— Le père Normand n’est pas chez lui, dit-il.

Il aperçut sa mère qui sanglotait.

— Ne te désole point, petite mère, allons ! du courage, tout n’est pas fini… Et se tournant vers le vieillard.

— Notre affliction est grande, pauvre homme, dit-il, et si le bon Dieu n’a pas pitié de nous, je ne sais ce que nous allons devenir…

— J’ai été indiscret, répondit le mendiant, et j’ai réveillé sans doute des chagrins qui dormaient.

— Oh ! monsieur, les chagrins ne dorment pas ici !… oh ! non ! ils veillent depuis vingt ans et plus !… s’écria Victor, comme exaspéré…

— Quelle est donc la cause de ces chagrins ? si toutefois, mon indiscrétion n’est pas trop grande… demanda le vieillard que l’émotion gagnait.

— La cause première est loin, répondit Victor, et ce serait bien long de vous conter toutes les épreuves par lesquelles ma pauvre mère a passé… et avant elle et encore mon père ! mon pauvre père !…

— Votre père ?

— Oui, mon père Joseph Letellier…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria malgré lui le vieillard, et ses mains tremblantes passèrent sur ses paupières ridées pour en effacer les pleurs… À ce cri, Noémie se redressa frémissante.

— Connaissez-vous mon père ? demanda Victor.

Le vieillard ne répondit point. Victor renouvela sa question.

— Oui, murmura sourdement le vieillard, je l’ai connu autrefois…

— Si vous l’avez connu, écoutez-moi, je vais vous raconter ses malheurs ; vous en serez ému, et vous comprendrez notre désolation. Et Victor retraça à grands traits la vie extraordinaire de son père. Il parla de son enfance sans amour et sans soleil, pour lui et pour la petite Marie-Louise ; il rappela l’égoïsme et la cruauté d’Asselin, le tuteur et l’oncle de l’orphelin, et surtout la malice odieuse de la femme d’Asselin ; il n’oublia ni le Maître d’école infâme, ni les voleurs de la taverne de la mère Labourique, ni le blasphème, ni le châtiment, ni surtout le miracle de la bonne Sainte-Anne. Mais enfin, dit-il, tout cela était passé, fini ! et la félicité rayonnait sur les jours du jeune homme assez persécuté. Asselin le tuteur infidèle s’était repenti… mais il devait aussi porter la peine due à sa femme maudite. Il s’enfuit pour jamais. La plupart des coupables furent punis par la Providence d’une façon évidente. Plusieurs échappèrent, il est vrai, mais Dieu les retrouvera bien, si déjà il ne les a pas punis…

Un homme restait, un ami de mon père, mais, hélas ! un enfant maudit de l’auteur de ses jours, Picounoc, le fils de Saint Pierre, le chef des voleurs… C’est lui ce Picounoc, ce scélérat, qui est la cause nouvelle de nos misères. Je dis nouvelle, je me trompe, puisqu’elle remonte à vingt ans.

Et de nouveau le jeune avocat, le cœur rempli d’amertume, fit l’histoire de l’astuce et de la méchanceté de Picounoc, qui tue sa femme par les mains d’une victime qu’il veut immoler en même temps ; et raconte tout ce drame que nous connaissons déjà et qui va se continuer encore quelques jours, pour se dénouer en cour criminelle, le 27 d’octobre… Et, pendant tout le récit du jeune homme, le mendiant resta la face cachée dans ses mains pâles, sillonnées de grosses veines bleuâtres, et ses épaules eurent de fréquentes secousses comme en éprouvent les épaules de quelqu’un qui gémit, et sa barbe blanche se mouilla peu à peu.

— Merci de votre émotion, merci de vos larmes ! dit le jeune avocat. Cela nous fait du bien de vous voir pleurer avec nous. Notre amitié est peu de chose, mais vous la gagnez toute entière.

— Votre amitié ! votre amitié ! s’écria le vieillard, dans un transport soudain, je ne la mérite pas ! c’est le pardon qu’il me faut, c’est le pardon !

Et il vint tomber aux genoux de Noémie et de son fils…

Rien ne pourrait peindre l’étonnement de Victor et de sa mère. Ils se regardaient muets et pâles, et regardaient ensuite le vieux mendiant sanglotant à genoux devant eux.

— Qui êtes-vous donc ? qui êtes-vous ? demanda le jeune homme tout terrifié…

— Je suis un misérable que le Seigneur a bien châtié, répondit le vieillard.

— Espérez le pardon alors, reprit Noémie, car Dieu est juste et ne punit qu’une fois…

— J’espère le pardon de Dieu, car je me repens et je bénis la main qui me tient dans la poussière, balbutia le mendiant ; mais je ne puis pas espérer le pardon des hommes… et pourtant je le demande !…

— Les hommes ne sont point miséricordieux comme le Seigneur, mais ils doivent pardonner cependant : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons… » reprit Victor.

— Ah ! tu es bien le digne enfant de ton père, et Dieu te bénira, murmura le vieillard.

— Qui êtes-vous donc ? répéta Victor.

— Qui je suis ? je suis Asselin ton grand-oncle.

— Mon oncle Asselin ! s’écrièrent à la fois Victor et Noémie…

— Oui, Asselin votre oncle !… oh ! je n’ose prendre ce nom que j’ai prostitué…

— Mon oncle, levez-vous, dit Victor, mon père vous a pardonné… Je ne veux pas me souvenir du mal que vous lui avez fait…

Mais le mendiant ne se relevait point. Il fallut le prendre par le bras et le conduire, chancelant, à un siège.

Quand l’émotion fut apaisée, le mendiant dit à son tour comment Dieu l’avait châtié.

— Ma femme a quitté depuis bien des années le toit conjugal, et je ne l’ai revue qu’une fois, il y a deux mois ; mais j’ai senti sa main peser continuellement sur moi. Dieu s’est servi d’elle pour me ruiner. Elle m’a volé, elle a brûlé mes bâtisses à maintes reprises, car elle m’avait juré haine et vengeance, parce que, repentant, j’accueillis comme je devais le faire, Djos mon neveu, à son retour de Sainte-Anne, après sa guérison miraculeuse. Je n’ai jamais pu la surprendre, ni la rencontrer ; mais je sais qu’elle dirigeait les coups si elle ne les portait elle-même. Dernièrement, elle est venue à Montréal où je m’étais caché, car on se cache mieux dans une grande ville que dans un village ou une campagne, et elle m’a porté le dernier coup. J’avais vendu ma terre et monté une auberge fort proprette, dans une rue passante. Elle arrive, se jette à mes pieds, pleure et supplie si bien que je me laisse attendrir. Je l’embrasse et lui donne les clefs de ma maison, car il faut vous dire que je suis seul depuis longtemps : tous mes enfants sont ou mort, ou dispersés dans les États-Unis, ce qui ne vaut guère mieux. Dans la nuit, l’on me pille, le feu est mis à la maison, et ma femme disparaît pour ne plus revenir… J’étais ruiné… dans la rue… et, à mon âge, on n’a plus le courage de recommencer à vivre et à travailler… Au reste, je sais que ce serait inutile : c’est la main de Dieu qui s’appesantit sur moi…

Victor avait tressailli pendant ce court récit…

— Mon oncle, dit-il, vous resterez avec nous quoi qu’il arrive. Nous avons besoin de l’aide de Dieu pour sortir de l’abîme où nous a précipités la méchanceté des hommes ; et Dieu nous aidera, parce que nous lui sommes agréables en pratiquant la miséricorde.

— Oui, mon fils, dit Noémie, soyons miséricordieux pour obtenir miséricorde.

Le vieillard se précipita de nouveau aux genoux de Victor et de Noémie. Une voiture s’arrêta à la porte. Une femme bien mise entra après avoir frappé !


IX

MADAME GAGNON.


— C’est elle ! murmura Noémie.

En effet, c’était madame Gagnon, la femme charitable dont on avait parlé tout à l’heure, qui venait, selon qu’elle l’avait mandé à Noémie, visiter les âmes affligées et leur apporter quelques consolations.

— Je suis madame Gagnon, dit-elle en entrant ; je viens un peu tard, pardonnez-moi.

— Vous êtes la bienvenue, Madame ; il n’est jamais trop tard pour recevoir des personnes telles que vous.

— Et j’aime mieux, Madame, reprit la Gagnon, que les quelques bonnes œuvres que je fais restent cachées ; Dieu me voit, cela me suffit.

Le mendiant, assis près de la cheminée, fit un mouvement de surprise à la vue de l’étrangère et, à sa voix, il la reconnut bien pour cette vieille hère qui l’avait si rudement traité quelques heures auparavant. Il se recula dans l’ombre et parut se distraire en bouleversant la cendre du foyer avec les pincettes. Madame Gagnon s’assit près de la table et la première elle reprit la parole.

— On m’a dit, Madame, commença-t-elle, que le bon Dieu vous envoyait une nouvelle et grande épreuve.

— On vous a dit la vérité, répond Noémie, en soupirant.

— Mais en même temps, reprit la visiteuse, on m’a parlé de votre force d’âme, de votre soumission à la volonté divine, de vos vertus admirables.

— Oh ! Madame, épargnez-moi !… Je suis une femme comme une autre, et la douleur me tue…

— Je comprends ; mais enfin vous ne murmurez pas, vous n’accusez pas le ciel.

— Et pourquoi l’accuserais-je ? et pourquoi voudrais-je murmurer ? ne sommes-nous pas sur la terre pour souffrir, et, par la souffrance, mériter le ciel ?

— Oh ! que vos sentiments sont beaux, Madame, et qu’ils me font du bien à moi-même ! Rien ne me fait plaisir comme d’entendre parler ainsi, comme de voir que Dieu est compris et loué par ses bonnes créatures !…

Le mendiant se tordait sur sa chaise, et sa figure, sous sa barbe blanche, prenait toutes sortes d’expressions.

Victor regardait cette femme avec curiosité, et il pensait : Elle est bien bonne ou bien méchante, pas de milieu ; et, si elle est méchante, elle doit avoir un but caché en venant ici. Puis il dit tout haut…

— Excusez-moi, Madame Gagnon, je ne vous ai pas demandé si vous vouliez dételer votre cheval…

— Mon mari est allé plus loin ; il me reprendra en revenant. Je vous remercie bien.

— Son mari ! pensa le mendiant.

— Vous êtes avocat, monsieur Victor ? demanda la visiteuse.

— Oui, madame, répondit celui-ci, étonné d’être si bien connu.

— J’espère que vous sauverez votre père, car il est innocent, j’en suis sûre ?

— Madame, je ferai mon possible, et, avec la grâce de Dieu…

— Mais ce doit être assez facile de sauver un innocent…

— Pas toujours, madame…

— Est-ce que vous craindriez ?…

— Il y a tant de mauvaise foi, tant de malice dans le monde…

— Hélas ! oui, vous avez bien raison… Et ce Picounoc, je pense, n’est pas de bois de calvaire.

— Le connaissez-vous ?

— Assez peu, j’habite la paroisse depuis deux mois seulement.

— Vous avez pu le rencontrer ?

— Je l’ai rencontré quelquefois.

— Chez M. Chèvrefils probablement ?

Madame Gagnon, un peu décontenancée par les questions qui tombaient drues et l’intervertissement des rôles, hésita une minute.

— Je suis peut-être indiscret, reprit Victor, mais voyez-vous, je sais que Picounoc est l’ami intime de M. Chèvrefils, et que M. Chèvrefils est hospitalier et fier de s’entourer de gens marquants… J’espère bien qu’il l’éloignera de sa maison lorsqu’il le connaîtra mieux.

Madame Gagnon se remit tout-à-fait.

— Vous avez des témoins, reprit-elle, qui prouveront l’innocence de votre père ?

— Il y aura conflit de témoignages, car Picounoc va jurer qu’il l’a vu frapper.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. Il vous l’a dit lui-même, ce me semble ?

— En effet, je crois qu’il a dit quelque chose comme cela.

— Et j’avoue que mon père n’aurait pas dû se sauver… Cette fuite, c’est l’aveu pour plusieurs.

— Vous avez raison, Monsieur, et c’est, il faut le reconnaître, assez logique.

— Picounoc va largement exploiter ce fait ; il ne se gêne pas de le dire ; mais il y a quelque chose qu’il expliquera difficilement, c’est le châle qui a servi à tromper mon père.

— Le châle ? demanda la Gagnon.

— Oui, M. Chèvrefils n’en a-t-il pas parlé devant vous ?

— Devant moi ? jamais !

— Il ne vous a pas dit qu’il avait vendu un châle à Picounoc peu de temps avant le meurtre ?

— Non, monsieur.

— Le châle que portait la défunte, quand elle a été tuée… et qu’elle n’a porté que cette fois-là. C’est peu de chose, si vous voulez, mais enfin pourquoi le détruire ?

— Est-ce qu’il a été détruit ?

— Je n’en sais rien. Pensez-vous qu’il l’ait été, vous ?

— Je ne pense rien du tout… Je l’ignore, répondit la femme ahurie.

Le jeune avocat s’était levé d’un bond ; il fallait jouer serré. Il ouvrit un tiroir de commode, et en tira un magnifique châle.

— Il n’a pas été détruit ! vous voyez, madame, et cela va joliment embêter Picounoc.

La Gagnon blêmit et balbutia :

— C’est lui, ça ?

— Lui-même, affirma Victor.

— N’est-ce pas celui de votre mère ? demanda-t-elle timidement.

Victor s’écria d’un accent demi-railleur :

— Madame, vous qui êtes si bonne, vous m’aiderez, n’est-ce pas, à sauver mon père ?

Rassurée par cette exclamation du jeune homme qu’elle ne comprit pas bien, Madame Gagnon promit de faire ce qu’elle pourrait.

— Et quels sont vos moyens de défense ? demanda-t-elle brusquement au jeune avocat.

— Je les cherche, répondit Victor, et quand je les aurai trouvés, comme vous êtes notre amie, je vous les communiquerai.

Il se dit à part soi : Va, ma vieille, je suis aussi fin que toi…

Une voiture arriva à la porte…

— C’est mon mari, dit la Gagnon. Elle se leva, mit un baiser sur le front de Noémie, tendit la main à Victor et sortit.

Le mendiant exaspéré se dressa soudain. Ses yeux lançaient des flammes et ses mains tremblantes se crispaient de fureur : La misérable ! s’écria-t-il, la misérable !

— C’est cette femme qui vous a refusé l’aumône ? demanda Noémie presqu’effrayée de la colère du vieillard.

— Oui, c’est elle… Et on eut dit que ces mots l’étranglaient.

— Elle va peut-être nous sauver ! s’écria Victor, en battant des mains d’espérance…

— Oui, en voulant vous perdre, répondit le vieillard… Et il reprit : la misérable ! la misérable !…


X

LA CHASSE AUX PREUVES.


Cependant l’ex-élève, feignant de croire à la culpabilité du grand-trappeur, avait été voir son ancien camarade Picounoc, et lui avait parlé longuement de cette triste affaire qui de nouveau mettait la paroisse en émoi.

— Picounoc, tu aurais dû pardonner, lui dit-il ; après vingt ans d’expiation, cet homme, s’il est coupable, doit être absous.

— Pourquoi est-il revenu ? répondit brusquement Picounoc.

— Pour revoir sa femme ; c’est assez naturel.

— Il a eu tort.

— Peut-être ; mais dis-moi donc, ne comptes-tu que sur ton seul témoignage pour le faire condamner ?

— C’est assez.

— Tu pourrais te faire illusion… On n’envoie pas un homme à l’échafaud de gaieté de cœur.

— N’importe !…

— Prends garde : quelquefois en prouvant trop, on ne prouve rien du tout… si tu manquais ta preuve… ou si elle était démolie de quelque manière ? As-tu songé à cela ?

— Pourquoi y songer ?

— Pour ne rien faire de trop, ou de mal. Il est toujours bon de réfléchir avant d’agir ; il est bon de savoir où peut conduire le chemin que l’on prend.

— Es-tu venu ici pour me faire des sermons ?

— Pas du tout ; mais pour te dire que tu es entré dans une route épineuse.

— J’en sortirai bien.

— Je suis ton ami, eh bien ! écoute : à ta place, je n’aurais pas fait arrêter Djos, mais je lui aurais fourni les moyens de s’en aller avec sa femme.

— Avec sa femme ?

— Sans doute : mais, allons ! tu n’as plus de prétentions de ce côté, j’espère ?

Picounoc baissa la tête et rougit quasiment :

— Ce qui est fait est fait, dit-il.

— Je sais une chose, moi, reprit l’ex-élève, c’est que Djos n’est pas coupable…

— Comment ! il n’a pas tué ma femme ?

— Oui, il l’a tuée, mais pas de mystère ! tu sais comment et pourquoi ; en bien ! moi, je témoignerai en sa faveur.

— Toi ? que peux-tu dire ? tu ne sais rien de l’affaire.

— Tu verras !…

— Vas-tu te vendre ou jurer le mensonge pour plaire à ton ami ?

— Et toi que vas-tu faire pour me venir moraliser comme ça ? ne sera-ce pas un mensonge que tu viendras jurer ? n’as-tu pas peur de te contredire ou de manquer de sang froid ? Tu vas être roulé sur le gril, je t’en préviens : tu n’as qu’à te bien tenir.

— Si tu es venu ici pour m’insulter, Paul, tu peux t’en aller…

— M’en aller ! batiscan ! on ne me déloge pas de cette façon ? Non, je ne suis pas venu pour t’insulter, mais pour t’avertir que la Providence se joue des desseins des hommes. Vous autre vieux criminels vous êtes bien rusés ; mais vous négligez toujours un détail insignifiant, et c’est ce qui vous perd. On se défie des sages et ce sont les fous qui nous attrapent. Ces pauvres fous ! ils sont plus utiles qu’on ne serait porté à le croire.

— Veux-tu parler de Geneviève ? demanda Picounoc presque épouvanté.

— Sois tranquille, tu le sauras assez tôt.

— Mais je n’ai rien dit, je n’ai rien fait devant cette folle qui put me compromettre, reprit Picounoc avec un malaise visible.

— Ces personnes-là recueillent tout…

— Et qu’a-t-elle pu dire ?

— C’est mon secret… et le sien !…

L’ex-élève avait atteint son but. Il s’était dit : Picounoc, depuis vingt ans, a dû se compromettre par quelque parole aux yeux de Geneviève qui est tant de fois entrée dans sa maison ; et s’il redoute les déclarations mêmes de la pauvre insensée, il s’efforcera de la faire disparaître. Ce sera une preuve de circonstance qui, ajoutée à d’autre, aidera à éclairer la justice. Maintenant que j’ai peut-être exposé les jours de cette femme, à moi de la protéger.

Victor ne put voir Marguerite qu’un instant, au moment où, un soir, elle passait pour se rendre à l’église. Les deux jeunes gens s’aimaient toujours avec autant d’ardeur et de fidélité ; mais ils sentaient qu’une ombre menaçante montait, montait, qui bientôt les envelopperait tout entiers, et, dans leur terreur, ils n’osaient plus regarder l’avenir.

Victor retourna à Québec pour rendre de nouveau à son père un compte exact de son travail. Le grand-trappeur songea longtemps à la parole imprudente de la Gagnon, s’accrochant à ce futile détail comme un homme qui se noie s’accroche à une faible branche. Les malheureux ne demandent qu’à espérer. Mais quand Victor lui dit l’hypocrisie de cette femme, et quand il lui raconta dans tous les détails l’histoire du vieux mendiant, il se leva, comme fou de terreur, et, tombant à genoux devant son crucifix, il y demeura longtemps prosterné. Quand il se releva, il vit que Victor pleurait. Alors il lui mit les mains sur la tête en disant :

— Mon fils, je te bénis !… car tu as pardonné en mon nom. Prends soin de ton vieil oncle et continue la tâche noble mais difficile que tu as entreprise.

Victor se sépara de son père pour continuer ses recherches. Il descendit au Foulon par le grand escalier, qui se trouve vis-à-vis de la prison, et prenant la rue Champlain, se dirigea vers la basse ville. Rendu à la porte de l’auberge de l’Oiseau de Proie, il s’arrêta un instant, comme indécis, puis, tout à coup il entra. La Louise et sa mère éprouvèrent un mouvement de vanité, car un pareil visiteur ne se présentait pas souvent.

— Vous ne me connaissez pas, Mesdames, dit Victor, mais moi je sais que j’ai une dette de reconnaissance à vous payer…

— Vous, Monsieur ! reprit vivement la Louise ?

— De la part de mon père, Madame.

— Qu’est-ce qu’il dit donc ce monsieur-là ? demanda la vieille Labourique.

La Louise ne fît pas attention à la demande de la mère qui se mit à grogner. Victor reprit :

— Quand je vous aurai dit que je suis le fils de ce petit Djos qu’un jour vous avez pris dans la rue et protégé, vous me comprendrez, Madame.

— Djos ! vous dites ? vous êtes le garçon de Djos ?…

— Djos ! il parle de Djos ! redemanda la vieille, qui grogna de plus en plus, parce que la Louise ne l’écoutait point…

— Oui ! je suis son garçon !…

— Voyez donc ce que c’est !… comme on vieillit ! Il me semble que c’est hier que j’ai trouvé dans la rue ce pauvre petit garçon qui pleurait… reprit la Louise, avec émotion… Mère ! continua-t-elle, entraînant Victor auprès de la vieille, c’est le garçon de Djos, notre ancien petit Djos !…

— Ah ! non, non, tu badines ! ce n’est pas possible ! exclama la vieille Labourique ; mais pourtant oui ! je le reconnais… Son père était comme cela dans sa jeunesse : même taille, même voix, même façon, même figure !… Ah ! que cela me fait plaisir d’avoir ta visite, mon petit !… Je suis une vieille mère pour toi… et oui ! j’ai élevé ton père… Ah ! le satané enfant, il était bien plaisant, et pourtant il me faisait bien enrager par fois… Mais approche que je t’embrasse !…

Victor dut subir le baiser de cette vieille malpropre, et, de plus, celui de l’autre vieille, la veuve Louise — comme elle se faisait appeler.

— Et comment vont les affaires ? demanda-t-il, après avoir satisfait la curiosité des femmes, au sujet de son malheureux père.

— Pas vite, répondit la Louise ; on voit peu de voyageurs.

— Les habitants viennent les jours de marché ?

— Quelques uns…

— Il en vient de Lotbinière ?

— Quelquefois.

— Picounoc vient-il souvent ?…

— Il est venu la semaine dernière.

— Oui, je sais, il cherchait des témoins.

— Des témoins, il n’en a pas besoin : il a tout vu de ses yeux, répondit la Louise.

— Il n’est pas bien sûr de réussir.

— À faire condamner votre père ? ce pauvre Djos ?

— Oui ; et de fait, mon père n’est pas coupable…

— Pourtant il a l’air bien certain…

— Il y a des détails qui l’inquiètent un peu ; il vous l’a dit ?

La Louise ne répondait pas…

— Oui, oui, dit la vieille… tu sais bien ?

— Taisez-vous donc, vieille folle, répliqua brutalement la Louise.

— Pourquoi ne voulez-vous pas qu’elle parle ? demanda le jeune avocat, est-ce que vous n’aimez plus mon père ?

— Elle ne sait pas ce qu’elle dit, reprit la Louise.

— Quelles personnes se trouvaient avec Picounoc ici ? demanda Victor.

— Le marchand bossu, dit vivement la vieille Labourique.

— Et Picounoc demandait l’opinion du bossu ?

La Labourique éclata de rire.

— Si vous dites un mot, la vieille, gare à vous ! répondit d’un air menaçant, la fausse veuve.

Victor comprit qu’il y aurait peut-être quelque chose à tirer de ce bouge, et il ajouta, sur sa liste de témoins, les noms des hôtelières.

— Je vous laisse ma carte et mon adresse, dit-il en sortant, et si quelques uns ont besoin de mes services, je suis à leurs ordres.

— Ce bossu, pensa-t-il en sortant, qui peut-il donc être ?… C’est lui qui a, selon toute probabilité, vendu les deux châles de soie. Il était donc dès lors, ou il est devenu depuis, le complice de Picounoc ? Pourquoi ? Pour de l’argent ? Peut-être. Par vengeance ? Peut-être encore. Il prétend, ce singulier bossu, avoir été l’ami de mon père, et mon père ne le connaît point… Il faut que je déterre son origine, et que je retrace sa vie.

XI

L’EMPOISONNEMENT.


À mesure qu’approchait le terme des assises, l’inquiétude de Picounoc augmentait. Cet homme façonné au mal et roué ne pouvait se défendre d’une vague crainte, car, bien que toute mesure de prudence fut prise de sa part pour tromper la justice et perdre le trappeur, il savait l’œil de Dieu ouvert sur lui, il savait que le hasard frappe des coups, inexplicables parfois. Il songeait aux paroles de l’ex-élève, et se demandait si jamais devant cet homme il avait parlé d’une manière compromettante. Et il pensait aussi à Geneviève la folle. De celle-ci il ne s’était guère défié en effet ; mais pourquoi avoir peur du témoignage d’une femme insensée ? et qui songerait à s’en prévaloir ? Il labourait son champ. Le labour d’automne est bon pour le blé, et puis, le temps est si souvent tardif et long, qu’il est sage de gagner du temps, dès avant l’hiver, en préparant les sillons. Son humeur se ressentait de son trouble intérieur, et ses chevaux subissaient les caprices de son humeur, il les ahurissait de ses cris, les brûlait de son fouet, et quand la charrue se heurtait à une roche il poussait des jurons formidables. À la maison, il ne se montrait guère plus honnête, et Marguerite souffrait en silence.

Un soir, le bossu arriva à la porte. Picounoc venait de dételer et se mettait à la table. Marguerite versait le thé, cette boisson favorite du Canadien. Le marchand fut accueilli avec empressement d’une part, et, de l’autre, avec une froideur significative. Inutile d’ajouter que l’empressement ne venait pas de Marguerite. Quand la jeune fille eut servi la table, son père la pria de le laisser quelques instants seul avec le visiteur. Elle se rendit à la laiterie, sous prétexte d’écrémer le lait et de brasser une façon de beurre ; mais elle était trop préoccupée pour se livrer au travail, et elle donna libre cours à sa douleur.

— Eh bien ! commença le bossu, ça arrive…

— Dix jours encore, ajouta brièvement Picounoc.

— Et ta promesse ? Marguerite est-elle prévenue ?

— Je l’en ai avertie… mais je crois bien qu’il faudra employer les menaces…

— N’importe ! c’est aujourd’hui lundi, je veux me marier dans huit jours.

— On la fera consentir.

— Victor est en peine, je crois, il ne sait trop comment défendre son père, reprit le bossu.

— Il a raison d’être en peine ; d’autres le seraient à sa place. Mais comment le sais-tu ?

— J’ai des agents… Je suis l’affaire comme si elle était mienne… et n’es-tu pas mon beau père ?…

— Eh oui ! eh oui ! fit Picounoc ragaillardi… dans huit jours…

— As-tu vu Geneviève depuis peu ? demanda le bossu.

— Ma foi ! pas depuis une quinzaine ; elle se cache, je crois…

— C’est mauvais signe… pour toi.

— Tu crois ?

— Elle en a peut-être entendu assez ?…

— Si je savais !

— Trop de prudence vaut mieux que trop de confiance.

— Tu as raison. D’ailleurs cet imbécile d’ex-élève, tout en voulant me menacer, m’a averti d’être prudent et de me défier d’elle.

— Et c’est pour cela qu’elle est disparue ?

— Non, mais…

— Alors, si tu la trouves, dépêche-la moi, et…

Les points qui terminèrent la phrase furent, paraît-il, admirablement compris de Picounoc, car sa figure sombre se dérida, et un éclair joyeux sortit de ses paupières. On appela Marguerite.

— Ma fille, commença brutalement Picounoc, je te l’ai dit déjà, et je te le répète en présence de ton futur, tu vas te marier.

— Je ne me sens point de goût pour l’état du mariage, mon père.

— Depuis que vous avez perdu Victor ? demanda grossièrement le bossu.

— Peut être, fit Marguerite, rougissant de dépit.

— Demain en huit, ma fille, reprit le père, le mariage aura lieu, c’est décidé.

— Vous m’avez vendue ? fit-elle amèrement.

— Oh ! il n’y a pas de prix pour vous, Mademoiselle, répondit avec une galanterie de mauvais aloi, le vilain bossu.

— Vous ne craignez donc pas, monsieur, d’épouser une femme qui ne vous aime point ? répliqua Marguerite, qui s’efforçait de devenir menaçante.

— Je suis sûr de votre vertu, mademoiselle, répondit le bossu.

Voyant bien qu’en effet on comptait sur sa vertu pour l’immoler, la jeune fille s’abandonna à un violent désespoir, et elle eut presque un regret de se voir tant estimée.

Quand le bossu fut sur le point de se retirer, il lui tendit la main, mais elle refusa de lui donner la sienne. Picounoc entra dans une sombre fureur.

— Malheur à toi ! Marguerite, s’écria-t-il, si tu ne fais pas ma volonté !

— Ô mon père ! s’écria la jeune fille, en joignant les mains…

— Je veux que tu m’écoutes, reprit le père dénaturé ; je veux que tu épouses M. Chèvrefils, la semaine prochaine ; je veux qu’il te donne, dès ce soir, en ma présence, le baiser des fiançailles !… entends-tu ? et si tu t’insurges contre ma volonté, je te…

— Ô mon père, grâce ! grâce ! supplia Marguerite.

— Je te maudirai !…

— Ah ! non ! non ! arrêtez ! arrêtez !… tout ce que vous voudrez, mon père… oui je ferai tout… je serai soumise… oui ! j’épouserai M. Chèvrefils ! mais, mon père… ne me maudissez pas !… ah ! ne me maudissez pas !…

— Bon ! voilà qui s’appelle parler et comprendre le bon sens… Donc à mardi le mariage…

Le lendemain Geneviève la folle, qui n’avait point paru depuis deux semaines, passa devant la porte de Picounoc. Marguerite la vit, l’arrêta, et se mit à causer avec elle, comme si la vieille femme eût pu la comprendre. La pauvre enfant causait bien avec les rosiers, la verveine et l’Héliothrope qui buvaient les rayons du soleil à travers les vitres de sa fenêtre ; elle pouvait aussi chercher une consolation dans les paroles souvent raisonnables de l’ancienne maîtresse de Racette. Picounoc survint à l’instant même.

— Entre donc, Geneviève, dit-il.

La folle entra.

— Vas-tu loin de ce pas ? lui demanda-t-il.

— N’importe où, répondit Geneviève.

— Marguerite a une commission à te donner.

Marguerite regarda son père avec étonnement, et la folle regarda Marguerite avec une expression d’aise.

— C’est une lettre que Marguerite envoie à son futur, Monsieur Chèvrefils de la rivière du Chêne, tu le connais bien ?

— Oui, répondit Geneviève.

— Ta lettre est sur la table dans la grande salle, Marguerite ; va la prendre et tu la confieras à Geneviève.

Marguerite hésitait, tout ahurie de ce quiproquo.

— Viens, dit Picounoc.

Elle suivit son père dans la salle. Il prit une lettre oubliée sur la table : Tiens, Marguerite, dit-il, adresse-la et l’envoie à M. Chèvrefils.

— Mais, mon père, pas en mon nom, toujours ! puisque j’ignore le contenu de cette lettre.

— Le contenu ? répéta en riant le madré, tiens ! vois ! ce n’est pas compromettant. Et, dépliant le papier, il montra quatre pages blanches.

— Alors pourquoi, mon père ?… observa Marguerite.

— C’est mon affaire… Adresse-la à M. Chèvrefils, et demande à Geneviève de l’aller porter : ce n’est pas plus malin que ça… Mais glisse ton nom au coin d’une de ces pages… tu sais, les amoureux !… ah ! il va trouver la chose plaisante, admirable !…

Marguerite, éprouvant de la répugnance à tracer son nom pour les yeux de ce vilain bossu, fit semblant d’écrire et n’écrivit rien.

— Écris ! te dis-je, s’écria Picounoc, qui s’aperçut de la supercherie.

Elle écrivit, en entremêlant les lettres, « Victor et Marguerite », puis, repliant le papier, le donna à la folle qui partit pour la rivière du Chêne.

En passant devant la maison de Noémie, Geneviève jeta un coup d’œil dans l’intérieur. Noémie, l’ex-élève et le mendiant, assis ensemble, causaient d’une façon intime. Elle entra.

— Voici l’heure fatale qui arrive, dit-elle, et le triomphe des méchants n’est pas d’une longue durée.

— Les desseins de Dieu sont impénétrables, observa Noémie.

— Le Seigneur, continua la folle, se sert souvent des plus futiles instruments pour opérer de grandes choses… Vous direz à monsieur Victor que Geneviève la folle rendra témoignage contre Picounoc et le bossu, et le témoignage de Geneviève confondra les pervers.

— Victor s’en doutait, s’écria l’ex-élève triomphant…

— Dieu le veuille ! ajouta Noémie.

— Restez avec nous, Geneviève, reprit l’ex-élève…

— Non, je vais chez M. Chèvrefils de la part de mademoiselle Marguerite…

— Un piège, peut-être… observa le mendiant…

— Soyez prudente, Geneviève, repartit l’ex-élève, et prenez garde à Picounoc et à son ami, ce sont des hommes dangereux…

— Je le sais, fit-elle.

— Elle n’est plus folle ! Telle fut la pensée qui vint à l’esprit de chacun.

Elle était à peine rendue chez M. Chèvrefils que l’ex-élève, qui ne voulait pas la perdre de vue, rôdait comme un fantôme au milieu des grands chênes de la rivière. Il vit sortir la folle avec un petit paquet à la main. Elle reprit le chemin de Lotbinière : il la suivit. Elle s’arrêta dans une maison à pignons gris et à contrevents rouges, distante d’un quart de lieue environ de la rivière. Il attendit, les yeux fixés sur cette maison.

Le bossu avait souri en voyant Geneviève lui remettre un billet de la part de Marguerite. Il rompit le cachet, et déplia les quatre pages blanches, disant : Chère enfant, tu es bien trop mignonne ! Mais quand il eut déchiffré les deux noms enlacés sur le coin de la feuille, il grinça des dents et frappa du pied avec colère.

— N’importe ! vociféra-t-il, je t’aurai…

Puis, se ravisant tout à coup, il éclata de rire.

— Picounoc ! Picounoc ! s’écria-t-il encore tout haut, quand tu ne réussiras pas, le diable lui-même n’aura que faire d’essayer…

Il fit plusieurs questions à Geneviève qui lui parut plus égarée que jamais, et prenant un petit paquet tout préparé, il la pria de le donner en passant à Madame Gagnon. En recevant le paquet Madame Gagnon pâlit légèrement, puis ensuite rougit beaucoup. Elle s’approcha de l’armoire et le développa : C’est du thé, murmura-t-elle, et du bon !… Geneviève, il est l’heure de souper, veux-tu prendre une tasse de thé ? demanda-t-elle à la folle.

— Oui, répondit la pauvre femme qui avait faim et soif.

Le thé fut servi. Geneviève le trouva bien fort, bien amer, mais elle en but deux tasses. Réconfortée, elle exprima son intention de partir, et Madame Gagnon ne la retint point. L’ex-élève la suivit de nouveau. Elle avait à peine fait une demi-lieue que sa démarche parut inégale, tantôt lente, tantôt précipitée, et, de temps en temps, la pauvre femme portait la main à sa gorge comme pour en arracher quelque chose. L’ex-élève la rejoignit. Elle le regarda avec une espèce de terreur instinctive d’abord, mais dès qu’elle l’eut reconnu elle se jeta dans ses bras en s’écriant : Je suis empoisonnée ! Oh ! que je souffre ! J’ai trop tardé à parler ! mon Dieu ! j’ai trop tardé… je vais mourir !… Picounoc et le bossu… Immédiatement elle fut prise de vomissements abondants, et elle se plaignit d’une soif ardente. L’ex-élève, l’enlevant dans ses bras, la porta dans la maison voisine, et demanda le médecin et le prêtre…

— J’ai mal à la tête ! j’ai mal à la tête ! criait la malheureuse en se tenant le front dans ses deux mains… Et à chaque minute elle demandait à boire, et toujours la boisson ramenait le vomissement. Quand le prêtre arriva, ses traits étaient déjà profondément altérés, ses pieds et ses mains refroidis, et le pouls à peine sensible laissait deviner une prochaine syncope. Le médecin avait été appelé dans une autre paroisse. En son absence l’ex-élève qui connaissait bien les simples, administra divers médicaments pour favoriser l’expulsion du poison ingéré. Mais après quelques heures d’attente il commença à douter du succès. Le cas était dans la forme suraiguë, excessivement grave par conséquent. Le prêtre épia les moments de repos que le mal laissait à la moribonde, et remplit son saint ministère. La pauvre infortunée tomba dans le délire, et, dans cette nouvelle folie, elle disait une quantité de paroles inintelligibles ; mais entre toutes, les mots fanal, chandelle, cheminée, revenaient souvent. On l’interrogea dans ses moments de calme ; mais elle parut avoir perdu la mémoire. Une fois seulement elle s’écria, comme se souvenant tout à coup : — Oh ! oui ! le fanal ! cherchez le bien !

Enfin son visage pâle comme la cire prit une teinte violacée, ses forces décrurent rapidement, sa peau se glaça, et elle rendit l’âme à Dieu. Il y avait sept heures seulement qu’elle était sortie de chez Madame Gagnon.

Il y eut enquête et il fut constaté comme toujours que la défunte était bien morte. Personne ne fut arrêté alors, et Madame Gagnon restait sous l’égide de sa bonne renommée. L’ex-élève ne voulait pas donner l’éveil aux ennemis du grand-trappeur : il aimait mieux les laisser s’endormir dans la confiance. Dès qu’ils connurent le résultat de l’enquête et le verdict du jury, le bossu, Picounoc et madame Gagnon, poussèrent intérieurement — car cela se fait — des cris de triomphe. Victor demanda à l’ex-élève pourquoi il n’avait pas, à l’enquête, fait connaître tout ce qu’il savait, de façon à amener l’arrestation des coupables.

— J’ai mon idée, répondit l’ex-élève ; laissons-les s’enferrer eux-mêmes, et se jeter dans le piège… Seulement je les pousserai bien un peu, sans que cela paraisse. Fiez-vous à moi.


XII

LE FANAL.


Victor, Noémie, le vieil Asselin et leur bon ami, l’ex-élève, ressentirent une vive douleur de la mort tragique de Geneviève : mais ils s’efforcèrent d’en tirer — pour la cause sacrée qu’ils avaient à défendre — tout le bénéfice possible.

— Je retourne à Québec, dit à l’ex-élève, le jeune avocat, et, je ne reviendrai peut-être pas avant la cour ; marchez, voyez, agissez ! Les paroles de Geneviève ont une signification… La pauvre folle savait quelque chose, et elle a trop tardé à parler. Ce fanal, cette chandelle, cette cheminée, je ne sais ce que cela veut dire, mais à coup sûr cela veut dire beaucoup. Cherchons… Ce fanal, ce doit être celui… Mais, non, mon Dieu ! puisqu’il s’est éclairé au moyen d’une simple allumette…

— C’est vrai ! dit l’ex-élève, saisissant au bond la pensée de Victor, mais Picounoc peut bien avoir prévu le cas… et qui sait si, dans son témoignage, il ne sera pas fait mention d’un fanal ?…

— Vous avez raison, mon ami, reprit Victor, vous avez raison !… Il était neuf heures du soir, alors, il faisait noir, et une simple allumette chimique pour aller au jardin avec sa femme, cueillir des pommes… non ! non !… Il y aurait du louche en cela. Ce fanal ! cherchez-le, trouvez-le !… Mais, mon Dieu ! après vingt ans ?… Ah ! c’est folie !… Et puis si on le trouve, cela ne sera-t-il pas contre nous ?

— Monsieur Victor, cela ne sera pas contre nous, puisque Geneviève a dit de le chercher… On le cherchera, monsieur Victor, et, s’il existe encore… soyez tranquille, on n’a pas passé vingt ans pour rien dans les bois, parmi les sauvages !

Et quand Victor fut parti, l’ex élève se mit à l’œuvre. Il réussit à voir tous ceux qui, le soir du meurtre, étaient venus dans le jardin et dans la maison de Picounoc. Personne n’avait eu connaissance du fanal… seulement on se souvenait que Picounoc en avait acheté un neuf.

— Arrêtez donc ! dit tout à coup Normand, à qui Paul Hamel parlait de l’affaire, si vous n’avez pas vu François Bernier, vous n’avez pas vu tous ceux qui sont venus au jardin de Picounoc ce soir-là.

— Je ne l’ai pas vu, répondit l’ex-élève, se raccrochant à un dernier espoir.

— François Bernier, qui est un homme à cette heure, n’avait que neuf ou dix ans alors ; je me souviens qu’il était là parce qu’en courant il est venu se jeter sur moi, a tombé et s’est démis un poignet. C’est la Catoche qui l’a remmanché.

— Je le verrai, reprit l’ex-élève ; où demeure-t-il ?

— Il demeure au troisième rang de Ste. Croix maintenant.

L’ex-élève partit de suite. Le temps d’atteler un cheval et ce fut tout. François Bernier était chez lui. L’ex-élève ne se laissait pas retarder par les préambules :

— Vous êtes allé dans le jardin de Picounoc, n’est-ce pas, lors du meurtre de sa femme ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur, même que c’est moi qui ai ramassé le fanal.

L’ex-élève faillit jeter un cri : Le fanal ? dit-il, et il avait la gorge serrée par l’angoisse ou la fièvre.

— Oui, monsieur, et je l’ai donné à une femme, une pauvre folle qui s’appelait Geneviève…

— Et savez-vous ce qu’elle a fait de ce fanal ?

— Pour cela non, Monsieur, je n’en ai jamais plus entendu parler…

— C’est toujours autant de gagné ! murmura l’ex-élève. Il remercia Bernier, tout surpris de ce qu’un homme se dérangeât pour si peu, et revint à Lotbinière, le cœur joliment refait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Victor assis à son bureau écrivait, et de temps en temps une larme tombait sur le papier étalé devant lui. Le pauvre jeune homme avait peur de ne pas être assez éloquent, assez habile pour sauver son père. Quelqu’un frappa et entra de suite. Ce quelqu’un accusait bien soixante ans, et portait une figure vulgaire et fatiguée… par le vice, sous un front complètement dénudé…

— En quoi puis-je vous être utile, monsieur ? demanda l’avocat.

Le rustre roula son chapeau entre ses doigts :

— Je voudrais avoir une consulte, monsieur ; on m’a dit que vous êtes bon avocat.

— Parlez ! je vous écoute.

— Je voudrais poursuivre en dommage un de mes voisins qui a dit que ma femme avait empoisonné une autre femme.

— C’est grave…

— J’en ai bien le droit, n’est-ce pas ?

— Certainement, et même c’est votre devoir, non pas de poursuivre pour avoir de l’argent, mais pour faire reconnaître l’innocence de votre femme, et faire punir un calomniateur…

— Je voudrais poursuivre pour mille piastres.

— Vous avez tort, parce que l’on croira que vous spéculez sur l’honneur de votre femme.

— Alors faites comme vous l’entendrez.

— Quel est le nom de cet homme ?

— André Barabé…

— Et le nom de votre femme et le vôtre ?…

— Gagnon, Madame Alexis Gagnon, de Lotbinière.

Le jeune avocat bondit sur son siége. Il prétexta une douleur névralgique et fit un tour dans la pièce, en s’efforçant de se remettre de sa surprise.

— M’y voici, dit-il, je prends votre cause. Nous irons au « criminel ». Elle sera sur le rôle pour le terme prochain. Je vais intenter l’action immédiatement.

— Et vous avez bon espoir ?…

— Oh ! oui ! restez tranquille, ça va marcher…

— On m’avait dit aussi que je pouvais m’adresser à vous en toute sûreté…

— Et qui vous a dit cela ?

— Un vieux chasseur arrivé à Lotbinière dernièrement. Les gens l’appellent l’ex-élève, je crois ; je ne sais pas pourquoi, ni ce que cela veut dire.

C’était un tour de l’ex-élève. Il avait mis dans sa confidence ce nommé Barabé, un riche cultivateur, et Barabé n’hésita pas à prêter son concours aux desseins de l’ex-élève en lançant la terrible accusation. Madame Gagnon était défendue par sa grande réputation de piété : c’était bien une protection magnifique. Elle connut les soupçons que l’on tâchait de faire planer sur elle, et poussa son mari, pardon ! son associé, à faire, pour imposer silence aux mauvaises langues, la démarche que nous savons.

Cependant Marguerite voyait approcher avec terreur le jour fixé pour la cérémonie de son union avec le bossu. La pensée de son irrévocable et malheureux destin l’absorbait toute entière, et les douleurs de son âme se manifestaient par la pâleur de son front et la tristesse de son regard. Elle n’attendait point de secours du monde où elle se trouvait de plus en plus isolée, et elle s’adressait avec plus de ferveur et de foi au ciel qui seul pouvait la sauver encore. Son père croyait qu’elle s’était soumise sans effort et sans amertume. Tout occupé de lui-même il ne songeait guère à sa fille. Et puis son propre sort lui semblait bien autrement important que ce qu’il appelait un caprice d’enfant. Un soir Marguerite resta longtemps assise auprès du foyer. Elle était frileuse et la flamme pétillante ne la réchauffait point. Ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé, ses lèvres étaient brûlantes, et un reflet de pourpre embrasait sa figure. Dieu va-t-il m’exaucer, pensa-t-elle. Elle espérait mourir. La maladie s’aggravait de jour en jour et la fièvre, avec ses hallucinations fantastiques et ses délires navrants, fit oublier à la fiancée le monde réel qui l’entourait, et la transporta dans des régions imaginaires où l’amour et la félicité règnent sans fin.

XIII

LE JOUR SE FAIT


Marguerite ne mourut pas cependant. Elle était mieux, mais faible encore, au grand désespoir du bossu qui voyait son bonheur indéfiniment retardé. L’ex-élève demanda à la voir, et, quand il approcha de son lit, elle sourit avec tristesse. Il lui dit quelques bonnes paroles, puis, lui demanda la permission de chercher dans tous les bâtiments, à commencer par la maison, un fanal qui avait été perdu autrefois. La pauvre enfant n’eut garde de refuser une aussi simple chose, et, pendant plusieurs jours consécutifs, on vit l’ex-élève rôder dans le voisinage des bâtisses de Picounoc, comme un homme qui veut étudier des lieux nouveaux, ou se familiariser avec ceux qu’il connaît déjà, pour exécuter quelque dessein secret. On le vit entrer dans la grange, dans l’étable, dans la bergerie, et n’en sortir chaque fois que longtemps après. Il se glissa sous le pavé des hangars et des tasseries ; il descendit dans la cave de la maison et en interrogea tous les coins et recoins ; il monta au grenier et fureta partout. Un visible découragement commençait à se lire sur son front. Tout à coup une pensée subite lui rendit un faible espoir : la cheminée ! se dit-il, la cheminée dont parlait Geneviève !… Il courut à la cheminée qui longeait le pignon sans le toucher ; mais, fatalité ! il n’y avait pas d’espace pour le plus petit fanal : Il y a une cheminée au hangar, pensa-t-il, et il retourna au hangar. La sablière qui couronnait le carré du hangar, forçait la cheminée à passer à une distance de six pouces environ des planches du pignon. L’ex-élève eut un tressaillement presque douloureux, tant il eut peur d’une nouvelle déception. Il s’approcha avec crainte de la cheminée, et regarda derrière. Rien ! il n’y avait rien que des toiles d’araignées. Restait encore une chance, pourtant, et la dernière. La sablière était élevée de huit ou neuf pouces au dessus du plancher ; donc sous la sablière, derrière la cheminée, on pouvait fourrer un fanal en le mettant sur le côté. L’ex-élève se coucha sur le plancher et plongea son bras dans la petite cachette ménagée par le hasard. Il toucha un objet. Un frisson courut dans ses veines et un éclair jaillit de ses yeux. Il saisit cette chose qui se trouvait au bout de sa main, et, tremblant d’éprouver encore une déception, la plus cruelle de toutes, il l’amena à lui. Le fanal ! c’était le fanal ! noir de poussière et enveloppé de fils d’araignées. Il l’essuya un peu et voulut l’ouvrir pour voir s’il n’y avait pas dedans quelque chose d’extraordinaire, mais il était scellé par une bande de papier collé avec de la pâte. Respectons le secret, se dit-il, tout ému, et emportons ce document à la cour.

Picounoc était venu à la ville quelques jours avant l’ouverture du terme, et c’est en son absence que l’ex-élève avait fait ses recherches.

La veille de l’ouverture de la Cour Criminelle, l’ex-élève, tenant sous son bras et précieusement enveloppé dans une gazette, un objet qu’il eut été assez difficile de reconnaître ou de deviner, entra, la figure souriante, dans le bureau de Victor Letellier. Le jeune avocat arpentait la chambre monologuant, gesticulant, comme un homme fortement exalté par une impression subite.

— Si je pouvais prouver complicité ! s’écriait-il, oui, si je pouvais ! Picounoc se trouverait à moitié démoli… Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es !…

Il aperçut l’ex-élève : Ah ! bonjour ! dit-il, quelle nouvelle ?… qu’apportez-vous donc là ?

Antiquum documentum ! répondit gravement l’ex-élève.

— Un vieux document ?

— Le fanal ! mon cher ! le fanal…

— Le fanal dont parlait Geneviève ?

— Eh oui ! ni plus, ni moins,… qu’est-ce que cela vaut ? je l’ignore. Enfin nous verrons…

Victor prit le fanal des mains de l’ex-élève, le débarrassa de son enveloppe de gazette, le tourna en tous sens.

— Qui l’a ainsi scellé ? demanda-t-il.

— Elle, répondit laconiquement l’ex-élève…

— Voilà qui est singulier !… reprit Victor. Mon Dieu ! fit-il plus haut, y a-t-il donc là de quoi perdre ou sauver mon père !… Cette Geneviève n’était donc pas folle autant qu’elle le paraissait ?…

— Folle ? interrompit l’ex-élève, je pense qu’elle ne l’était pas du tout… seulement, elle a été imprudente… elle a trop tardé à parler. Se croyant sûre de triompher et de faire éclater la vérité, elle s’est plu à attendre jusqu’à la dernière heure… Dieu veuille que toute chance de succès ne soit pas morte avec elle !…

— Oui, Dieu le veuille !

— J’ai travaillé de mon côté, reprit Victor, et mes recherches n’ont pas été infructueuses.

— Vite, parlez ! qu’avez-vous découvert ? Voilà le courage qui me revient au cœur. Il me semble que le ciel est pour nous enfin.

— J’espère, mais n’ose m’abandonner trop vite à la joie… si j’allais être déçu !… Ma pauvre Marguerite ! il faut que l’un de nous soit couvert de honte et abîmé dans la douleur…

Et Victor, le visage caché dans ses mains, demeura longtemps silencieux.

— Voyons ! qu’avez-vous trouvé ? demanda l’ex-élève, cela m’intéresse fort, allez !…

— Je connais l’histoire du bossu !…

— Vraiment !…

— J’ai remonté à la source de cet homme comme on remonte à la source d’un ruisseau… Il m’a fallu écarter bien des broussailles entassées à dessein, gravir bien des rochers, faire bien des détours ; mais enfin j’ai triomphé des obstacles, et maintenant, je puis lui jeter à la figure, comme une souillure ou un défi, son véritable nom…

— Il ne se nomme pas Chèvrefils ?

— Il ne s’appelait pas de ce nom il y a vingt ans…

— L’ai-je connu ?

— Vous avez dû le connaître…

— Et c’est un vaurien ?

— Pis que cela.

— Un voleur ?

— Pis que cela.

— Un assassin ?

— Tout cela ensemble !… Et c’est l’intime ami de Picounoc ! Vous comprenez ?

— Ça va venir ; laissez faire le procès de madame Gagnon : On va les envelopper là-dedans. Ce n’est pas pour rien que l’ex-élève est revenu des régions lointaines du McKenzie !… ce n’est pas pour rien qu’il a dit à Picounoc de se défier de la folle ! ce n’est pas pour rien qu’il aura avancé la mort, par sa faute, de cette infortunée Geneviève !… On ne fait pas les choses à moitié !…

Victor serra la main du brave chasseur :

— C’est demain, dit-il.


XIV

GAGNON vs. BARABÉ.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 27 octobre est arrivé. Dès avant dix heures la salle d’audience est remplie d’une foule anxieuse. L’arrestation du grand-trappeur a fait du bruit et réveillé bien des souvenirs. Les avocats, revêtus de leur toge noire, entrent avec un air solennel qui impose le respect à la foule et relève à ses yeux la grandeur du tribunal.

— Silence ! fait l’huissier audiencier.

Le juge entre ; le peuple se lève ; l’huissier crie : Oyez ! oyez ! oyez ! Vous tous qui avez quelque procès à la Cour Criminelle dans et pour le district de Québec, approchez et soyez attentifs.

« Vous tous, juges de paix, coroners et autres qui avez des enquêtes ou des obligations de comparaître, déposez le tout devant ce tribunal afin que la justice de la Reine puisse avoir son cours.

« Vous tous, honnêtes gens, qui faites partie du jury de ce district pour notre Souveraine Dame la Reine, répondez de suite et épargnez vous l’amende. God save the Queen.

Le grand jury rapporta “true bills” accusation fondée contre André Barabé, pour calomnie, et contre Michel Lépingle et Nicolas Calumet, deux jeunes fripons qui se sont bêtement laissés prendre en escamotant une chaîne d’or au célèbre établissement de Duquet, pendant que le chef de la maison, renfermé dans une pièce voisine, causait au moyen du téléphone, avec les employés de son magasin de St. Roch.

Le procès de ces deux jeunes délinquants fut le premier entendu. Il ne prit qu’un moment, car les accusés plaidèrent coupables. La cause de Gagnon contre Barabé fut appelée ensuite. Beaucoup de gens éprouvèrent un désappointement. Ils n’étaient venus que pour voir le grand-trappeur, et le grand-trappeur n’avait pas même paru à la barre des criminels.

Les témoins de la demanderesse se tiennent debout près du banc des juges. Ils sont trois : Onézime Desruisseaux, Jacques Letendre et Philias Normandeau. Desruisseaux, appelé le premier, entre dans la « boîte » et prête serment.

— Votre nom ? demanda le procureur.

— Onézime Desruisseaux.

— Vous connaissez l’accusé en cette cause ?

— Je le connais bien.

— Est-ce un homme dont l’opinion et la parole ont de l’influence généralement sur les autres ?

— Il a toujours passé pour respectable et naturellement on a confiance en lui.

— Quand il dit une chose on le croit ?

— Quand cette chose est croyable.

On rit. Silence ! crie l’huissier.

— Est-ce que vous ne croiriez pas plutôt une chose affirmée par lui que par le premier venu ? reprend le procureur.

— Quant à cela, oui.

— Eh bien ! l’accusé vous a-t-il parlé de la demanderesse, depuis la mort de Geneviève Bergeron ?

— Rien qu’une fois, mais aplomb !

— Répétez tout ce qu’il vous a dit.

— Il m’a dit comme ça : Onésime, crois-tu à l’hypocrisie, toi ? Et j’ai répondu en badinant : je crois à tout ce qui est mal.

— Eh bien ! reprit-il, je crois à l’hypocrisie de Madame Gagnon ma nouvelle voisine. Elle va trop souvent à l’église et chez le bossu, et le bossu vient trop souvent chez elle.

— Vous badinez ! une vieille couenne comme ça, que je réponds.

On éclate de rire de nouveau, et de nouveau un formidable « silence » retentit. Le juge s’adressant au témoin lui recommande de ne rien dire d’inutile, et de rapporter seulement les paroles de l’accusé.

— C’est bien, votre honneur, j’y suis. Donc André Barabé me dit : Je ne crois pas que cette femme soit étrangère à la mort de Geneviève…

— Pas possible !… que je… pardon ! j’oubliais.

— Geneviève sortait de chez Madame Gagnon, où elle avait bu et mangé, me dit-il encore, et c’est une demi-heure après que les symptômes d’empoisonnement se manifestèrent. Geneviève est morte en sept heures : donc le poison était violent. S’il était violent, il venait d’être administré, et s’il venait d’être administré, c’est chez Madame Gagnon qui l’avait été… Cela me parut clair et je dis la même chose à d’autres.

— On ne vous demande pas ce que vous avez dit ? reprit le juge.

— L’accusé vous a-t-il dit autre chose ?

— Oui, mais pas à ce sujet-là…

— Après qu’il vous eut dit cela, perdîtes-vous confiance en l’honnêteté de Madame Gagnon ?

— Oui, raide !

— Et savez-vous si d’autres personnes ont, par le fait de l’accusé, perdu aussi confiance en la demanderesse ?…

— Oui, Jérôme Dufresne, la Maurice Déchéne, la Michel Roy, Archange Pépin, et je pourrais en nommer bien d’autres…

— Vous n’avez plus rien à ajouter ? demanda l’avocat de la reine.

— Non monsieur.

Transquestionné. — Avez-vous vu Madame Gagnon, depuis la mort de Geneviève ?

— Oui, monsieur.

— Et que vous a-t-elle dit au sujet de cette mort ?

— Que c’était une mort bien extraordinaire, et qu’elle ne pouvait pas expliquer.

— Savait-elle alors que quelqu’un la soupçonnait de ce crime ?

— Elle ne m’en a rien dit…

— Vous a-t-elle parlé de ce que Geneviève avait mangé ou bu chez elle ?

— Pas un mot…

— Retirez-vous.

Desruisseaux sortit en s’essuyant le front avec la manche de sa blouse. Jacques Letendre et Normandeau vinrent, tour à tour, subir à peu près les mêmes interrogations et faire les mêmes réponses. Seulement, dans les transquestions, Normandeau rapporta que Madame Gagnon, sachant l’accusation qui pesait sur elle, leva les yeux et les mains au ciel en s’écriant : Dieu soit béni ! qui permet que l’on me persécute ici-bas ! Bienheureux ceux qui souffrent la persécution !… C’est au moins une petite ressemblance que j’aurai avec les saints et le Divin Sauveur…

Plusieurs personnes, dans l’assistance, se sentirent touchées par cette vertu aux prises avec la calomnie : d’autres flairaient un scandale nouveau, et commençaient à prendre intérêt au procès. Les témoins de la défense furent appelés. Ils étaient trois aussi, Paul Hamel, Picounoc et la servante de Madame Gagnon.

— Votre nom ? demanda l’avocat.

— Paul Hamel, chasseur, dit fièrement le vieux voyageur. Et il continua sans qu’on eût le temps de l’interroger : Je dis un jour à M. Victor : j’ai une idée qui peut nous être utile dans notre grande entreprise — Cette grande entreprise, c’était de sauver son père, mon ami, l’ancien Pèlerin de Ste. Anne — Je vais voir Picounoc et tâcher de lui faire croire que Geneviève dont il n’a jamais dû se défier, va lui jouer, au procès, quelque bon tour. En effet, j’accoste l’ancien camarade Picounoc, et je joue si habilement mes cartes que bientôt je m’aperçois qu’il a peur de Geneviève. Alors, que je pense, il y a quelque chose qui va mal pour toi, mon vieux, et je n’ai pas été mal inspiré. Mais je me dis en moi-même : cette pauvre Geneviève est exposée par notre faute, il faut veiller sur elle. En effet, après ce jour je ne l’ai pas perdue de vue… Cependant elle a été tuée sans que j’aie pu la défendre. Le jour de sa mort, Geneviève fut envoyée par Picounoc à la rivière du Chêne, chez M. Chèvrefils, le bossu, pour porter une lettre. Je la suivis. Quand elle sortit de chez M. Chèvrefils elle portait un petit paquet. Elle reprit le chemin de Lotbinière et entra chez Madame Gagnon, dont la maison se trouve à une distance d’une demi-lieue environ de chez le bossu. J’attendis assis sur la clôture, à un arpent de la maison, et je repris mon chemin, deux heures après, alors que la défunte fut sortie. Elle ne portait plus de paquet. Je me proposai de la rejoindre et de la faire parler… Je m’aperçus bientôt qu’elle était sous une influence étrange. Elle chancelait en marchant, se serrait la gorge avec ses doigts et avait des hoquets. Quand elle m’aperçut elle s’écria : je suis empoisonnée !… je vais mourir !… Picounoc et le bossu !… la Gagnon !… il est trop tard ! Un instant après je fus obligée de la prendre dans mes bras comme un enfant, et de la porter dans la maison la plus proche où elle expira bientôt. Quelques mots qu’elle a dit en mourant : Fanal ! chandelle et cheminée… m’ont convaincu que quelqu’un avait intérêt à sa mort… Le lendemain, je sus par la servante de madame Gagnon, que la folle avait bu du thé préparé par madame elle-même. Je ne voulus pas, toutefois, faire part de mes soupçons lors de l’enquête, et j’avais mes raisons pour agir ainsi. Quelques jours après je racontai tout, et je dis hautement que madame Gagnon devrait être arrêtée. Pour rendre l’affaire plus piquante je conseillai à André Barabé de lancer l’accusation, et à M. Gagnon de revendiquer, devant les tribunaux, l’honneur de sa femme. Cette affaire est intimement liée au procès qui va commencer bientôt.

Les transquestions ne firent pas broncher d’un point le vaillant témoin, et la Cour prit un intérêt énorme à cette cause qui tournait si fatalement pour sa demanderesse. La servante de madame Gagnon fut entendue. Elle dit que Geneviève avait en effet apporté une livre de thé, et qu’elle l’avait remise à madame Gagnon ; que celle-ci l’infusa elle même contre son habitude, et le servit à la folle qui en but deux tasses en mangeant du pain et du beurre ; qu’aucune autre personne ne but de ce même thé dont le reste fut perdu ; qu’il y avait dans l’armoire, quand la folle est venue, du thé pour au moins deux mois encore. Bref, non seulement la demanderesse ne prouva pas qu’on l’avait calomniée, mais elle demeura sous le coup d’un soupçon général, tellement motivé, qu’il était presque une condamnation.

Picounoc fut appelé à son tour. Il parut extrêmement mal à l’aise et troublé. Son masque d’assurance, sa voix nasillarde et couverte le trahirent. Le criminel peut être fort, audacieux et provocateur devant la foule des ignorants et des simples ; mais en face de la justice implacable et solennelle ; au milieu d’hommes habitués à lire dans les cœurs et sur les figures, habiles à démasquer l’hypocrisie, il n’a pas, d’ordinaire, la puissance de se revêtir de sa fausse livrée, et baisse la tête honteusement.

— Vous connaissez la demanderesse ? commença le procureur.

— Oui.

— Depuis longtemps ?

— Depuis trois mois environ.

— Elle passait pour une femme comme il faut ?

— Oui.

— Que pensez-vous d’elle maintenant ?

— Je crois qu’elle est calomniée.

— De sorte qu’à vos yeux elle n’éprouve aucun tort dans sa réputation ?

— Sa réputation d’honnêteté et de piété est déjà si bien établie…

— Saviez-vous que Geneviève devait arrêter chez Madame Gagnon en revenant de la rivière du Chêne ?

Objecté comme tendant à incriminer le témoin lui-même. Objection maintenue.

— Madame Gagnon vous a-t-elle, avant ou depuis la mort de Geneviève, parlé de cette pauvre folle ? et en quels termes ?

Objecté comme tendant à faire une preuve qui ne découle pas de la cause. Objection maintenue.

— N’avez-vous pas dit que Madame Gagnon faisait bien de revendiquer son honneur devant les tribunaux ?

— Je puis avoir dit cela ; je puis ne l’avoir pas dit. Ma mémoire s’en va…

— Vous pouvez vous retirer.

Un homme qui ne triomphait pas c’était monsieur Gagnon. Il vit bien qu’il s’était fourré dans un guêpier, et il songea à s’en tirer le mieux possible. André Barabé fut acquitté, et, singulier jeu de la fortune, Madame Gagnon et le bossu qui se trouvaient à Québec furent immédiatement arrêtés.

XV

LA REINE vs LETELLIER.


Après l’audition de la cause Gagnon-Barabé, la cour s’ajourna. La foule s’écoula lentement et à regret, tant elle était avide de voir se dérouler l’affaire de Letellier, qui venait de se couvrir d’un voile mystérieux, grâce aux témoignages de la servante et de l’ex-élève. Dans toute la ville on ne s’entretint, ce soir-là, que de la femme Gagnon, si malheureuse dans la revendication de son honneur, de Geneviève la folle, et des rapports que pouvait avoir avec le procès du lendemain, la mort subite de cette infortunée…

Victor et l’ex-élève, rendus confiants par le résultat de la cause qui venait d’être jugée, augurant bien de cette première victoire, le cœur ouvert à l’espérance, entrèrent dans la prison où le grand trappeur se consumait depuis un mois dans l’inaction et l’ennui.

— Espérons ! mon père, espérons plus que jamais ! s’écria Victor en se jetant dans les bras du grand-trappeur.

Quoi qu’il arrive, mon fils, je resterai homme et chrétien… répondit avec fermeté le prisonnier.

L’entretien fut long entre les trois amis.

Le lendemain matin, à l’ouverture de l’audience, il n’y avait pas plus de monde que la veille, dans la vaste salle, car, la veille, elle regorgeait, mais la foule anxieuse débordait jusque dans les corridors et sous le vieux portique du vieil édifice. Quand le juge fut assis dans son fauteuil surmonté, comme d’une égide, des armes royales sculptées et dorées, les grands jurés rapportèrent « accusation fondée » contre Joseph Letellier. Le greffier debout se tourna vers le fond de la salle.

— Geôlier, dit-il, faites mettre Joseph Letellier à la barre.

Un mouvement onduleux agita la salle, et tous les regards se tournèrent vers le prisonnier qui parut entre deux sergents de police. Letellier était ferme sans forfanterie et résigné sans faiblesse. Personne ne put lire ce qui se passait dans son esprit ; personne ne put voir sur son front la pâleur de la crainte ni les défis de la jactance… Le shérif mit devant la cour la liste des jurés, et le greffier procéda à l’appel en ces termes :

— Vous qui êtes sur la liste des jurés pour décider l’issue jointe entre notre Souveraine Dame la Reine et le prisonnier à la barre, répondez à vos noms, sous les peines de droit.

Ensuite il s’adressa à l’accusé et lui dit :

« Les personnes dont vous allez maintenant entendre appeler les noms, sont celles qui vont décider entre Notre Souveraine Dame la Reine et vous, de votre vie et de votre mort. Si donc vous voulez les récuser ou aucune d’elles, vous devez les récuser lorsqu’elles s’avanceront pour prendre le livre et être assermentées, et avant qu’elles soient assermentées, et vous serez écouté.

Les jurés furent appelés. Le prisonnier pouvait en récuser trente-cinq, attendu que l’accusation était capitale, il n’en récusa qu’un seul dont l’intelligence lui parut réellement trop limitée. Alors le greffier leur administra le serment suivant :

— « Vous examinerez bien et fidèlement et ferez un vrai rapport entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre que vous avez maintenant sous votre charge, et donnerez un verdict exact suivant la preuve ; ainsi que Dieu vous aide. » Cela fait, et les douze jurés assermentés, il dit à l’huissier de la cour : Comptez les jurés. Celui-ci, après les avoir comptés leur dit : — « Vous, douze hommes, demeurez ensemble et écoutez la preuve qui va vous être soumise. » Après cela le crieur fit la proclamation suivante :

— « Si quelqu’un peut informer les juges de notre Dame la reine, le procureur de la Reine, dans l’enquête qui va se faire entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre, de quelque trahison, meurtre, félonie ou “misdemeanor” par lui commis, qu’il s’avance, et il sera écouté : le prisonnier est à la barre pour subir son procès : que toutes les personnes obligées par cautionnement ou reconnaissance de donner leur témoignage contre le prisonnier à la barre, s’avancent pour donner leur témoignage ; sinon, elles forfairont leurs dites reconnaissances. »

Le greffier alors se leva et appelant le prisonnier lui dit :

— « Joseph Letellier, levez la main. Prisonnier, regardez les jurés, jurés regardez le prisonnier, vous qui êtes assermentés, et écoutez l’accusation portée contre lui : Québec, à savoir : Les jurés de notre Dame la reine déclarent, sur leur serment, que Joseph Letellier, de la paroisse de Lotbinière, cultivateur, dans le comté de Lotbinière, n’ayant point la crainte de Dieu, mais obéissant aux inspirations du démon, a, le 24 septembre 1851, dans la quatorzième année du règne de Notre Souveraine Dame Victoria, par violence et avec un bâton, dans la paroisse susdite, dans le susdit comté, commis félonieusement avec malice et préméditation, un meurtre sur la personne d’Aglaé Larose, contre la paix de Dieu et de notre Dame la Reine, sa couronne et sa dignité. À cette accusation il a plaidé non coupable et s’en est rapporté à la décision de Dieu et de son pays que vous représentez. Votre devoir est donc de vous enquérir s’il est coupable ou non du crime de félonie dont il est accusé. Écoutez maintenant les témoignages.

Pendant cette procédure empreinte d’une triste solennité, et presque lugubre comme les préludes de l’échafaud, une sensation pénible oppressa bien des âmes dans cette foule compacte qui voulait voir comment un accusé arrive à être convaincu et un crime, puni, par la prudence et la sagesse des lois. L’avocat de la Couronne s’adressant aux petits jurés, leur fit avec un soin méticuleux le récit du meurtre commis il y avait vingt ans, par le prisonnier à la barre, et l’audition des témoins commença. Picounoc, c’est-à-dire Pierre-Enoch St Pierre entra dans la « boîte » et jura, sur les Saints-Évangiles, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. À sa vue, il y eut un long chuchotement dans l’auditoire.

— Silence ! cria l’huissier.

Picounoc fit un suprême effort pour retenir son audace qui tombait, et paraître tout à fait rassuré. Les yeux de la foule qui venaient de se fixer sur lui le brûlaient. Il courba la tête comme pour se recueillir. Il déclina son nom et ses prénoms.

— Vous connaissez l’accusé à la barre ? demanda l’avocat de la Couronne.

— Oui, monsieur, c’est Joseph Letellier.

— Vous connaissiez mieux encore Aglaé Larose sa victime ?

— Aglaé Larose était ma femme bien-aimée, répondit le témoin, en poussant un soupir.

— Voulez-vous raconter à la Cour ce qui s’est passé dans la soirée du 24 septembre 1851, en rapport avec la cause actuelle.

— Il y a déjà longtemps, reprit Picounoc en relevant hypocritement un visage attristé, il y a déjà longtemps que cette soirée fatale est passée, mais je m’en souviendrai toujours. On m’avait dit que Letellier aimait ma femme ; elle-même m’avoua qu’il la poursuivait de ses assiduités, et la menaçait même de sa vengeance si elle demeurait toujours aussi insensible. J’avertis Letellier, en ami — car nous étions intimes — de respecter ma femme. Il me répliqua que ce qu’il avait dit à Aglaé n’était que du badinage. La chose en demeura là pendant quelque temps. Je surveillai les démarches et les regards de l’accusé, et je m’aperçus bien qu’il n’avait pas renoncé à ses coupables espérances. Mais j’étais sans inquiétude, car la vertu d’Aglaé m’était connue. Cependant Aglaé paraissait triste depuis quelques jours. À la remarque que je lui fis à ce sujet, elle se mit à pleurer, se jeta dans mes bras et me dit : j’ai peur de Djos — c’est ainsi qu’on appelait Joseph Letellier — il a juré qu’il me tuerait… Je la consolai de mon mieux et lui répondis que ses craintes étaient vaines… que Djos n’était ni si méchant, ni si amoureux d’elle qu’elle le pensait… Cela se passait sept ou huit jours avant la fête de l’église. La veille de la fête de l’église, au soir, ma femme me demanda d’aller avec elle au jardin pour cueillir des pommes. Nous partîmes tous les deux, laissant, pour cinq minutes, notre petite fille seule dans son berceau. Rendus au jardin, nous nous dirigeâmes vers le meilleur pommier, et j’en secouai les branches pour faire tomber les pommes les plus mûres. Ma femme se mit à genoux à terre pour les ramasser à mesure que j’agitais l’arbre. Pendant qu’elle était ainsi penchée, et que j’étais occupé à secouer le pommier, l’accusé s’avança, un rondin à la main. Je ne le vis qu’au moment où, le bras levé, il abattait son bâton sur la tête de ma pauvre femme… Je poussai un cri, mais il était trop tard. Je reconnus bien Letellier ; je l’appelai par son nom, mais il était loin déjà. Je me précipitai au secours de ma femme ; elle n’avait plus besoin de secours, elle était morte. Le bâton lui avait fracassé le crâne.

Ce récit court, succinct et net, gagna à Picounoc les sympathies générales de l’assemblée, et des regards de haine se dirigèrent dès lors vers l’accusé. Mais ce n’était pas tout, il fallait répondre aux transquestions, et les transquestions sont des écueils où viennent souvent faire naufrage la fourberie et la mauvaise foi.

— Vous avez dit, commença Victor, qu’on vous avait informé des empressements de l’accusé auprès de la défunte, nommez donc quelqu’un de ceux qui alors vous ont donné ces renseignements.

— Plusieurs le disaient ; mais je ne me souviens pas des noms de ces personnes.

— Comment avez-vous pu oublier leurs noms vous qui vous souvenez si bien de ce qu’elles vous ont dit alors ?…

— Ce n’est pas de ma faute, si je n’ai pas la mémoire des noms…

— Quelle heure était-il quand vous êtes allés au jardin, vous et la défunte ?

— Environ neuf heures du soir.

— Et quand le meurtre a eu lieu ?

— Environ une vingtaine de minutes plus tard.

— Faisait-il noir ?

— Oui, passablement.

— S’il faisait noir, comment avez vous pu reconnaître l’accusé ?

— Nous avions un fanal.

— Comment était ce fanal ?

— De fer-blanc percé à jour.

— Qu’est-il devenu ?

— Il m’a été volé ce soir-là, car je ne l’ai jamais revu depuis.

— Le reconnaîtriez-vous si vous le voyiez ?

— Je le pense.

— Est-ce lui, ce fanal ? Et l’avocat montra au témoin le fanal trouvé par l’ex-élève…

— Picounoc le prit, l’examina attentivement comme on fait d’une connaissance, et répondit :

— C’est lui, ou c’en est un pareil : mais il n’était pas attaché comme ça par une lisière de papier.

— A-t-il été longtemps allumé ?

— Pas bien longtemps, dix ou quinze minutes peut-être, je ne me rappelle pas au juste.

— L’aviez-vous allumé avant de sortir de la maison ?

— Oui, du moins je le crois.

— Maintenant dites à la cour, s’il vous plaît, comment était habillée votre femme ce soir-là.

— Je ne m’en souviens plus.

— Avait-elle un châle sur ses épaules ?

— Non.

— Vous veniez de lui acheter un châle de soie ?

— Je ne me souviens pas de cela.

— Comment pouvez-vous dire qu’elle ne portait pas un châle, si vous ne vous souvenez plus comment elle était habillée ?

— Je ne me souviens plus quelle robe elle portait.

— Et vous jurez qu’elle n’avait pas de châle ?

— Je le jure.

— Avait-elle un chapeau ?

— Non.

— Ne lui avez-vous pas recommandé de se couvrir la tête de son châle, à cause du serein ?

— Non, puisqu’elle n’avait point de châle.

— Vous deviez épouser prochainement Madame Letellier qui se croyait veuve ?

— Oui.

— Vous l’aimiez depuis longtemps ?

— C’est possible.

— Vous avez voulu lui faire la cour moins d’un an après la mort de votre femme ?

— Je ne me rappelle pas au juste…

— Vous l’aimiez avant qu’elle fût… ou se crut libre ?

— Comme on en aime bien d’autres ?

— Vous l’aimiez quand vous vous êtes marié avec Aglaé Larose ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je vous le demande.

— Je n’ai pas remarqué le jour où j’ai commencé à l’aimer.

— N’avez-vous pas souvent dit à l’accusé… Djos, ta femme est légère… ou Djos, défie toi de ta femme ? ou quelque chose comme cela ?

— Je ne pense pas…

— Ne lui avez-vous pas dit que vous vous feriez aimer de sa femme, si vous le vouliez ?…

— Je ne lui ai jamais parlé de cela.

— Vous le jurez ?

— Oui.

— Savez-vous où l’accusé avait pris le bâton dont il s’est servi ?

— Je n’en sais rien.

— N’y avait-il pas des rondins près de la clôture de votre jardin ?

— C’est possible.

— Pourquoi ces rondins se trouvaient-ils là ?

— Je ne m’en souviens pas, assurément.

— Aviez-vous coutume de corder du bois en cet endroit ?

— J’en ai mis quelquefois…

— Vous avez écrit à M. Chèvrefils le jour de la mort de Geneviève ?

— C’est possible.

— Et vous avez envoyé Geneviève porter votre lettre ?

— Oui.

— Au nom de qui écriviez-vous ?

— En mon nom, je suppose… C’est-à-dire, c’est ma fille…

— Entendons-nous. Est-ce vous ou votre fille qui avez écrit ?

— C’est ma fille…

— Alors, ce n’est pas vous ?

— Elle écrivait en mon nom.

— Pourquoi ?

— Par rapport à son prochain mariage… de sorte que je puis dire aussi bien que c’est elle qui envoyait cette lettre.

— Combien de pages a-t-elle écrites ?

— Je ne saurais le dire, je ne les ai pas comptées.

— Deux, trois, quatre ?

— Pas si vite…

— Une page ?

— Plus ou moins.

— A-t-elle signé son nom ou le vôtre ?

— Le mien… le sien !… Je n’en sais rien, je ne sais pas lire.

— Et vous savez mentir ! grommela Victor. C’est bien ; vous pouvez vous retirer.

Picounoc poussa un soupir de soulagement. Il promena son regard dans la salle et toutes les figures parurent lui sourire. Charlot Grismouche fut appelé et assermenté.

— Vous connaissez le prisonnier à la barre ? demanda l’avocat de la couronne.

— Oui, répondit-il, je l’ai vu à Montréal, il y a un mois à peu près. Nous avons soupé et passé une partie de la nuit ensemble à l’hôtel.

— Vous a-t-il parlé de l’affaire du 24 septembre 1851 ?

— Nous avions sablé quelques coups ensemble et nous avions la langue déliée ; nous nous vantâmes d’avoir fait quelques bons coups dans notre vie. Il dit, lui, qu’il en avait fait un, il y a une vingtaine d’années, et qu’il l’avait bien regretté, parce que cela l’avait obligé de fuir et de se faire passer pour mort. Sollicité par nos questions il avoua qu’il avait tué une femme qu’il aimait beaucoup : Ne parlez de rien, ajouta-t-il, j’espère que l’affaire est oubliée et qu’on me laissera en paix.

Transquestionné, il dit que la femme à laquelle l’accusé avait fait allusion se nommait Aglaé. La transquestion tournait contre l’accusé. Le témoignage de Robert Picouille fut le même que celui de son ami. Les deux rusés compères s’étaient fort bien entendus. La Couronne fit entendre plusieurs autres témoins pour faire éclater les vertus civiques et les qualités du citoyen Picounoc. L’un d’eux poussa la bonne volonté jusqu’à déclarer qu’il était grandement question de l’élire marguillier à la Noël prochaine. D’autres vinrent déclarer qu’ils avaient entendu dire que l’accusé aimait Aglaé la femme de Picounoc ; mais aucun ne put, toutefois, citer un seul fait à l’appui de ces on-dit. D’après tous ces témoignages explicites et formels, il était difficile de croire à l’innocence de l’accusé. Aussi, malgré son apparence honnête et paisible, commença-t-il à perdre les sympathies du public. Pendant les dépositions des témoins il fronça souvent les sourcils, comme un homme qui sent la colère bouillonner au fond de son âme : il sourit aussi parfois, mais avec amertume. La défense fit comparaître ses témoins à son tour.

L’ex-élève fut entendu le premier.

— L’accusateur et l’accusé sont mes amis du jeune âge, dit-il.

— Il n’y a pas d’accusateur, reprit le juge, M. St. Pierre n’est que témoin, et la cause est celle de la Couronne.

— Monsieur Pierre-Enoch Saint-Pierre, répliqua l’ex-élève, a été maudit de son père, qui avait été maudit du sien aussi lui.

— On ne vous demande pas de faire la biographie de M. Saint-Pierre ou de ses aïeux, observa l’avocat de la couronne, parlez de la cause…

— Pardon, mon savant confrère, reprit Victor, mais il est nécessaire de bien connaître un homme pour bien comprendre ce qu’il peut faire…

L’ex-élève continua :

— C’est en ma présence que Picounoc — pardon ! que M. Saint-Pierre…

On se mit à rire, mais le formidable « Silence ! » éclata derechef.

— C’est en ma présence, reprit l’ex-élève, que Saint-Pierre a été maudit de son père, il y a vingt-deux ans de cela. Plus tard un peu je le rencontrai ; il me dit qu’il se mariait et qu’il n’aimait pas sa fiancée, mais qu’il se laissait faire parce qu’elle possédait une belle propriété. Je le blâmai. Il répliqua : Tiens ! je n’ai pas de secret pour toi ! j’ai aimé, j’aime et j’aimerai toujours. Celle que j’aime, tu la connais, c’est Noémie. Elle est la femme d’un autre. Eh bien ! puisque de ce côté le bonheur m’est ravi, je n’estime plus les femmes que d’après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses.

— Si tu parlais sérieusement, que je lui répliquai, j’irais de ce pas avertir ta fiancée : Je suis sérieux, qu’il me répond, je suis un maudit et le fils d’un maudit, donc il faut que je fasse mon œuvre.

Ces premières paroles du témoin à décharge bouleversèrent profondément la salle toute entière, et les idées les plus opposées jaillirent tout à coup de partout : Quel est le monstre ? quel est le martyre ? est-ce l’accusé ? est-ce l’accusateur ? se demandait-on avec effroi. Et l’on cherchait à deviner, sur les traits impassibles de Letellier et sur la figure hypocrite de Picounoc, le secret de ce mystère.

L’ex-élève continua : Je prévins la défunte, et j’avertis aussi l’accusé, car de ce moment je perdis toute confiance en Picounoc, — pardon ! en Saint-Pierre — mais ni Aglaé Larose, ni Joseph Letellier ne s’occupèrent de mes avis. Je partis pour l’ouest quelque temps après le meurtre d’Aglaé. Je savais bien que Letellier était accusé de ce meurtre ; mais j’ai toujours pensé qu’il y avait une ruse en cette affaire, et quoique ne m’expliquant pas la fuite ou la mort de Djos Letellier je ne le croyais pas coupable. Un jour, il y a trois mois de cela environ, nous étions réunis, sauvages et trappeurs, dans une petite chapelle, au fort Providence, sur le lac des Esclaves. Le grand-trappeur arriva. Nous le connaissions tous comme chasseur et l’aimions beaucoup, mais nous ne savions ni son nom véritable, ni d’où il venait. Jamais il n’avait voulu desserrer les dents à ce sujet. Ce grand-trappeur d’alors, c’est l’accusé d’aujourd’hui. Moi je me mets à parler de Lotbinière, à propos du vieux chef des Couteaux-jaunes, le Hibou-blanc, qui venait de se trahir et de s’avouer Canadien renégat, autrefois instituteur. Ce misérable s’appelait Racette de son vrai nom, et il avait bien maltraité, quand il faisait l’école, mon ami Djos Letellier. Là-dessus je chante pouille au vieux renégat, et je ne sais comment, mais j’arrive à dire : Pauvre Djos ! s’il n’avait pas eu tant d’ennemis, il serait encore heureux, son enfant ne serait pas orphelin — tous les yeux se braquèrent sur le jeune avocat — et sa femme ne serait pas veuve, sa femme ne serait pas veuve, remarquez bien cela !

— Sa femme veuve ? me dit le grand-trappeur qui pleurait.

— Et oui, depuis vingt ans.

— Tu te trompes ! qu’il ajoute en secouant la tête, Djos a tué sa femme dans un moment de folle jalousie.

— Il ne l’a pas tuée puisque je l’ai vue il y a cinq ans, que je riposte ; c’est la femme de Picounoc qu’il a tuée !…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie le grand-trappeur en tombant à genoux.

— Le missionnaire lui demande ce qu’il a. Il pleurait comme une Madelaine, et criait : Noémie ! Noémie, pardon !… ah ! je n’ai pas tué ma femme !… mon Dieu, soyez béni !…

— Toutes ces choses me sont bien restées dans la tête, allez ! ça m’a fait assez d’impression. Et tout le monde pleurait dans la chapelle…

Et dans la cour aussi, pendant cette rapide et pittoresque esquisse du témoin, bien des gens s’essuyaient furtivement les yeux.

— Voilà, votre honneur, une lettre du missionnaire du fort Providence qui confirme le récit du témoin, dit le jeune avocat, et il déposa sur la table, parmi d’autres documents, la lettre que le juge fit lire de suite.

— Alors poursuivit l’ex-élève, je revins de suite au pays avec le grand-trappeur, pour éclaircir cette triste et inexplicable affaire. Comme je l’ai dit, dans mon témoignage, hier, j’ai fait croire à Picounoc que Geneviève la folle pourrait peut-être nous être plus utile qu’il ne le croyait. Et Geneviève a été empoisonnée quelques jours après. Dans son délire elle a parlé de fanal, de chandelle et de cheminée… J’ai compris que cela avait rapport au meurtre d’Aglaé, et je me suis mis à chercher. J’ai fouillé partout. À la fin, derrière la cheminée du hangar de Picou… pardon ! de M. Saint-Pierre, j’ai trouvé le fanal que voici. Je ne sais pas ce qu’il va dire, par exemple, ce fanal…

La cour éclata de rire malgré la solennité de la circonstance.

Transquestionné. — L’accusé a avoué, en votre présence, qu’il a tué Aglaé Larose, la femme de Saint-Pierre ?

— Pour ça, oui ! mais il croyait avoir tué sa propre femme, comprenons-nous. Il pensait l’avoir surprise dans les bras de Picounoc…

— Qui a conseillé à l’accusé de revenir au pays ?

— Personne. Il s’est dit comme ça : Puisque c’est la femme de Picounoc que j’ai tuée, j’ai été le jouet et l’instrument d’un grand scélérat ; allons à la grâce de Dieu : il faut que la clarté se fasse… Et nous sommes partis tous deux.

La fortune inconstante allait tourner encore, et l’accusé apparaissait déjà, aux yeux de plusieurs, avec l’auréole du martyre. Madame Letellier fut appelée. Elle parut vêtue de noir et voilée ; mais, pour rendre témoignage, elle rejeta en arrière les replis de deuil de son grand voile, et sa douce figure fit entrer la compassion dans les cœurs. Victor laissa à son adjoint la tâche délicate d’interroger Noémie.

— Je suis la femme de l’accusée, dit-elle d’une voix émue.

— Après une année de bonheur, Madame, votre mari ne vous a-t-il pas rendue malheureuse en se laissant aller à la jalousie.

— Oui, monsieur… sans que je puisse deviner pourquoi, il est devenu jaloux…

— Et il se montrait violent, n’est-ce pas ?

— Que mon savant confrère veuille bien donner une autre tournure à ses questions, et ne pas provoquer ainsi la réponse qu’il désire, observa l’avocat de la couronne.

— Se montrait-il violent ? repartit l’avocat de l’accusé.

— Très-violent.

— Sortait-il souvent ?

— Pour ses travaux seulement.

— Avait-il des amis bien intimes ?

M. Saint-Pierre était son plus intime ami.

— Avez-vous connaissance qu’on l’ait averti de se défier de son ami ?

M. Paul Hamel l’en a averti en ma présence…

— Et votre mari a-t-il profité de cet avertissement ?

— Il a répondu à Paul Hamel que c’était probablement le dépit qui le faisait parler ainsi, parce qu’il ne pouvait pas avoir en mariage Emmélie la sœur de Saint-Pierre.

— Vous aperceviez-vous alors que M. Saint-Pierre vous aimait ?

— Cela ne me venait pas à l’idée : mais plus tard, lorsqu’il me demanda en mariage, il m’avoua qu’il m’aimait depuis le jour où il m’avait vue pour la première fois.

— Depuis combien de temps sa femme était-elle morte quand il vous rechercha en mariage ?

— Depuis six mois.

— Et combien de temps avez-vous pris à vous décider à l’épouser ?

— Vingt ans.

Il y eut un murmure approbateur dans la salle.

— Où étiez-vous le soir du meurtre ?

— À l’église.

— Savez-vous comment le meurtre a eu lieu ?

— Oui… mon mari m’a tout expliqué.

— Racontez fidèlement, s’il vous plaît ?

Le silence, déjà profond, se fit encore plus absolu ; chacun retenait son souffle pour ne rien perdre de ce récit nouveau.

— Ce fut Saint-Pierre qui alluma la jalousie dans le cœur de mon mari, en lui disant, à chaque instant, que j’étais légère et oublieuse de mes devoirs. D’abord, mon mari n’en crut rien ; mais il m’observa davantage et interpréta mal mes actions les plus innocentes. Il devint véritablement jaloux sans que j’eusse la plus légère faute à me reprocher, Dieu le sait. Quand Saint-Pierre le jugea assez prévenu, il lui jura que je serais à lui-même Saint Pierre quand il le voudrait, et, la veille de la fête de l’église, quand je fus partie pour aller à confesse, il vint de nouveau trouver mon mari et lui dit : Rends-toi ce soir, vers neuf heures, dans mon jardin, et cache-toi bien, tu verras si je suis un menteur. Mon mari répliqua : Ma femme est à l’église. — C’est pour mieux te tromper, répondit Saint Pierre. — Elle n’aurait pas mis, pour aller courir dans les jardins, le beau châle que je lui ai acheté dernièrement, observa mon mari. — Pour aller au rendez-vous, on ne se fait jamais trop belle, reprit Saint-Pierre. Mon mari, tout bouleversé, se rendit dans le jardin, il prit un rondin sur un tas de bois que Saint-Pierre lui avait montré, comme par hasard, un peu auparavant, et se cacha sous les arbres. L’obscurité se répandit. Alors il entendit venir quelqu’un, et vit deux personnes s’avancer vers la barrière. Quand elles furent entrées, il entendit Saint-Pierre s’écrier : je t’aime !… et la femme qui l’accompagnait poussa un soupir. Au bout d’un instant Saint-Pierre dit : Asseyons-nous ici, ma douce Noémie — comme s’il m’eut parlé — puis, il ajouta d’autres paroles encore… et embrassa sa femme… Il fit brûler une allumette exprès pour se faire voir. Alors mon mari qui se tenait tout près, un bâton à la main, aperçut une femme, la tête penchée sur l’épaule de Saint Pierre, et enveloppée presqu’entièrement dans un châle absolument pareil au mien. Il fut trompé par ce vêtement ; il crut que j’étais infidèle, et il voulut me tuer… et il aurait eu raison, si… Mais, épuisée par ce long effort, madame Letellier s’affaissa tout à coup et fondit en larmes. On lui apporta un peu de vin et d’eau, et, quand elle se fut remise, on continua à recevoir son témoignage. Picounoc apparaissait déjà comme le plus rusé des monstres.

— Vous avez eu dernièrement la visite d’une dame Gagnon ?

— Oui, monsieur.

— Voulez-vous raconter à la cour ce qui s’est dit alors au sujet du châle de la défunte ?

— Mon fils disait : Il y a quelque chose cependant qui va embarrasser Picounoc, et qu’il expliquera difficilement : c’est le châle.

— Madame Gagnon parut surprise un peu : Est-ce qu’il l’a détruit ce châle ? demanda mon fils. — Je n’en sais rien, répondit-elle. — Ensuite elle se reprit : Il ne m’en a jamais parlé, ajouta-t-elle : Mon fils se leva vivement, ouvrit ma commode : — Il ne l’a pas détruit, Madame, le voici, dit-il, et il déplia le châle que j’avais pris pour aller à l’église, le soir du meurtre… Madame Gagnon demeura un instant sans parler, puis elle dit en balbutiant : N’est-ce pas celui de votre mère ?

— Étiez-vous l’amie de la défunte Aglaé ?

— Oui.

— Vous a-t-elle jamais dit que votre mari l’importunait de ses assiduités ?

— Jamais. Elle m’a dit que c’était une fausse rumeur que des méchantes langues faisaient courir.

Transquestionnée. — Savez-vous, madame, si la défunte avait un châle semblable au vôtre ?

— Je ne lui en ai jamais vu.

— Avez-vous entendu dire qu’elle en eut un ?

— Jamais…

— Si elle en avait eu un, croyez-vous que vous ou les voisines en eussiez pris connaissance de quelque façon ?

— Si ce châle devait servir à induire mon mari en erreur, il a dû être tenu caché.

— C’est tout, madame, vous pouvez vous retirer.

Le médecin Noël Dubois fut cité à son tour. Il dit qu’un jour, pendant que penché sur le berceau de l’enfant du prisonnier, il regardait, en causant avec la mère, la petite créature, le prisonnier entra subitement, et, se montrant animé de la plus sotte jalousie, l’accabla d’injures et l’appela séducteur de femme. Il dit aussi que l’accusé passait pour bien jaloux…

Madame Gagnon comparut. Elle arriva escortée de deux hommes de police, car elle était prisonnière depuis la veille. Elle regarda l’assistance d’une façon suppliante, car elle n’avait encore rien perdu de son hypocrisie. Vieille, laide, rousse et l’air bégueule, elle ne pouvait compter que sur son mérite pour s’attirer les cœurs.

— Votre nom, madame ? demanda Victor.

— Eugénie Laroche, femme Gagnon, monsieur.

— Eugénie Laroche ? répéta Victor en la regardant fixement.

— Oui, monsieur, reprit la vieille, est-ce que mon nom ne vous va pas ?

On se mit à rire, et l’huissier imposa son éternel « silence ! »

— Depuis quand êtes-vous dans la paroisse de Lotbinière ?

— Depuis un mois et demi environ.

— Vous avez été chez madame Letellier, il y a quelques jours, pourquoi ?

— Pour la consoler de ses peines…

— Vous avez regardé un châle assez joli et bien conservé que l’on vous a montré alors ?

— Oui…

— Et qu’avez-vous dit ?

— Je ne me rappelle pas d’avoir fait des remarques.

— N’avez-vous pas dit que ce châle appartenait à madame Letellier ?

— Oui, monsieur.

— Comment saviez-vous cela ?…

— Parce que… parce que… il sortait de sa commode.

— Mais quelqu’un vous affirmait que c’était le châle de la défunte, quelle raison aviez-vous de dire que c’était celui de madame Letellier… répondez ! Est-ce parce que les deux étaient pareils ?

— Probablement…

— Et qui vous a dit que les deux châles étaient pareils ?

— Personne.

— Vous l’avez deviné ?…

La vieille ne voulut plus ajouter un mot. De guerre lasse on dut l’éloigner. Plusieurs témoins vinrent déclarer que Letellier s’était presque tout à coup montré terriblement jaloux. Puis vint Angèle Mercier, femme de Noé Delorme. Elle déclara que lorsqu’elle était enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire qu’elle portait des billets doux de la part de madame Letellier au docteur et de la part du docteur à madame Letellier, et pour lui faire dire aussi à Joseph Letellier qu’il allait, lui Picounoc, en cachette voir Noémie ; que tout cela était faux…

La malice hypocrite de Picounoc se dessinait peu à peu, mais sûrement. On voyait un rayon d’espoir briller sur le front du prisonnier. François Bernier, de Ste. Croix, suivit. Il dit que le soir du meurtre de la femme de Saint-Pierre, il avait ramassé un fanal, dans le jardin, et qu’il l’avait donné à Geneviève, une espèce de folle qui demeurait la plupart du temps dans le voisinage. C’est tout ce qu’il savait. Vint ensuite le tour de la petite José Antoine — Héloïse Hamel — qui était gardienne chez Letellier, le soir du meurtre, pendant l’absence de Noémie.

— Vous étiez gardienne chez Letellier, le soir du meurtre ?

— Oui, monsieur.

— Quel âge aviez-vous alors ?

— J’avais douze ans, monsieur.

— Que s’est il passé alors ?

— Madame Letellier m’avait demandé pour avoir soin de son enfant, pendant qu’elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes genoux — Plusieurs sourirent en regardant le petit qui était maintenant le beau grand garçon qu’on appelait M. l’avocat Victor — Je berçais le petit sur mes genoux, continua le témoin. Tout à coup, vers neuf heures ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s’approche de l’enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l’embrasse plusieurs fois, et me le rend en disant : Aies-en bien soin… car il n’a plus de mère !

— Sa mère est allée à confesse, que je réponds, il la verra demain.

— Elle ne reviendra plus, je l’ai tuée, qu’il dit d’une voix à faire peur,… et moi, qu’il ajoute, vous ne me reverrez jamais… Et il sortit pour ne plus revenir. J’avais peur. J’ai couru avertir le monde.

Le témoignage naïf et concluant de la petite gardienne fut corroboré par ceux à qui en effet, le soir du meurtre, elle alla annoncer la nouvelle de la mort de Madame Letellier.

Le marchand bossu de Ste. Emmélie, prisonnier aussi lui, fut questionné à son tour.

— Geneviève, la pauvre folle morte l’autre jour, vous a porté une lettre le jour de sa mort, demanda le jeune avocat.

— Oui, monsieur ?

— De la part de qui ?

— De la part de M. Saint-Pierre.

— Pouvez-vous dire à quel sujet cette lettre était écrite…

— Non, monsieur…

— Pouvez-vous dire combien de pages d’écriture elle renfermait ?

— Je n’ai pas remarqué ce détail.

— Vous l’avez lue cette lettre ?

— Oui.

— Y avait-il plus d’une page d’écriture ?

— Je ne puis le dire.

— Avez-vous cette lettre ?

— Peut-être la retrouverai-je.

— Saint-Pierre l’a-t-il signée lui-même ?

— Non, puisqu’il ne sait pas écrire.

— C’est une autre personne qui l’a signée pour lui ?

— Apparemment.

— De son nom ?

— Comme de raison.

— Voici, votre honneur, dit le jeune avocat, s’adressant au juge, la déposition certifiée de Mademoiselle Marguerite Saint-Pierre au sujet de cette lettre. Mademoiselle Saint-Pierre est malade et n’a pu venir à la cour.

— Mon père m’a dit d’envoyer à M. Chèvrefils, par Geneviève, une lettre qui se trouvait sur la table dans la salle. Comme j’éprouvais quelque répugnance à obéir, mon père ouvrit la lettre et, me montrant les quatre pages toutes blanches, il me dit : Tu vois que ce n’est pas compromettant. Il n’y avait pas un mot d’écriture en effet. Je mis mon nom, entrelacé avec celui de Victor, sur le coin d’une page, et je remis la lettre à Geneviève qui partit pour ne plus revenir…

Marguerite Saint-Pierre.
Assermentée devant moi
le 25 octobre 1871.
Ovide Frenette
Juge de paix.

Pendant la lecture de ce témoignage le bossu et Picounoc passèrent par toutes les teintes, depuis la pourpre jusqu’à la lividité, et par toutes les sensations, depuis la honte jusqu’à la rage.

— C’est tout, dit Victor au bossu, vous pouvez sortir.

Eusèbe Asselin fut appelé. Le vieillard que nous connaissons bien entra dans la boîte des témoins.

— Vous teniez hôtel à Montréal dernièrement ?

— Oui.

— Avez-vous vu le prisonnier chez vous ?

— Non, jamais à ma connaissance.

— Connaissez-vous Charlot Grismouche et Robert Picouille, deux des témoins entendus en cette cause ?

— Je les ai bien connus autrefois.

— Sont-ils parmi les personnes que vous voyez ici dans ce groupe ?

— Il y a deux hommes qui leur ressemblent, mais ils n’ont pas les cheveux de la même couleur.

— Allez toucher ces deux hommes que vous croyez reconnaître.

— Les voici, dit le vieillard en montrant Charlot et Robert ; mais je jure que si ces deux hommes sont Robert Picouille et Charlot Grismouche, ils étaient déguisés quand je les ai connus ou ils le sont aujourd’hui.

— Les croiriez-vous sous serment ?

— Non.

Les deux compères gagnèrent la porte instinctivement. Le jeune avocat fit remarquer au juge que ces hommes étaient peut-être venus ici déguisés pour tromper le tribunal, et qu’il était expédient de vérifier la chose. Alors un huissier s’approcha d’eux et s’aperçut qu’en effet ils étaient affublés de perruques et fausses barbes… Ils furent sommés d’enlever ces masques. Le vieux Asselin les regarda fixement pendant quelques minutes :

— Oh ! oh ! je vous reconnais, dit-il… Charlot Grismouche et Robert Picouille ! deux voleurs de profession !… Vous n’étiez pas comme cela, non plus, cependant, quand vous êtes venus à Montréal…

Les vieux scélérats voulurent s’échapper, mais ils s’aperçurent que certains hommes de police ont le poignet fort. Alors se voyant perdus, ils se prirent à rire :

— N’importe, dit Robert, on a passé une longue jeunesse…

— Oui, Seigneur ! et un beau brin de vieillesse aussi, répondit Charlot…

— Vous n’avez pas besoin d’en demander davantage au bonhomme Asselin, reprit Robert, tout ce que nous avons dit, c’est de la blague.

— Et de la belle encore ! ajouta Charlot…

— Pourquoi agissiez-vous ainsi demanda le juge sévèrement ?

Charlot se frotta le pouce et l’index comme un homme qui fait glisser des pièces blanches.

Le juge se leva plein d’indignation…

— Et qui vous a payés ? demanda-t-il.

— Personne encore, dit Robert et c’est perdu à ce que je vois…

— Mais qui vous a engagés à venir rendre de faux témoignages ?

— Le bossu ! dit Robert.

— Tais-toi donc, repartit Charlot, pourquoi le dire ?

— Faut qu’il y passe lui aussi. On a été pincé, tant pis !

— Quel est ce bossu, demanda le juge ?

— Un bossu riche et laid qui travaille, paraît-il, pour le compte de M. Saint-Pierre dont il veut épouser la jolie fille, continua Robert.

— C’est le même qui vient de comparaître, reprit Victor, et qui a été arrêté en même temps que Mme Gagnon, soupçonné comme elle d’avoir empoisonné Geneviève la folle.

— Monsieur Chèvrefils ? dit le juge.

— Chèvrefils, c’est un nom de guerre répondit Victor, ou plutôt c’est un masque.

Charlot poussa Robert du coude :

— Le jeune avocat a éventé la mèche, mon vieux… je gage qu’il a eu un tête à tête avec Paméla…

— Fini le bossu ! fini ! répondit Robert. Il va danser au bout de la corde…

— Quel est le nom de M. Chèvrefils ? demanda le juge.

— Son vrai nom ? se hâta de dire Robert, car il en a pour tous les besoins…

— Pour la semaine et les dimanches, ajouta Charlot.

— Respectez la Cour ! cria l’huissier, ou vous allez sortir.

— C’est ce que nous voudrions, répliqua Charlot. Et tout le monde éclata de rire.

— Quel est le véritable nom de cet homme, M. Letellier ? demanda de nouveau le juge au jeune avocat.

— Clodomir Ferron, votre honneur, voleur, échappé du pénitencier et assassin.

Deux voix crièrent à la fois : Ferron ! c’étaient Picounoc et l’accusé.

Quand l’émoi fut un peu apaisé, l’interrogatoire continua.

— Connaissez-vous la femme Gagnon qui vient de donner son témoignage devant l’honorable cour ? demanda Victor à Asselin.

— Oui.

— Est-elle digne de foi ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est une femme d’une conduite scandaleuse et… qui vient de se parjurer.

— Comment pouvez-vous dire cela ?

— Parce qu’elle a juré se nommer Eugénie Laroche, femme Gagnon, et qu’elle se nomme Ombéline Racette, et… qu’elle est ma femme !

Le vieillard, honteux, et chagrin d’avoir à révéler de pareilles turpitudes, courba la tête, et un grand murmure remplit la salle. Le juge ordonna d’amener cette femme et de la mettre en présence du témoin. Quand elle aperçut le vieillard elle recula en faisant un geste de menace ou d’effroi :

— Toi ici ! dit-elle.

— Pour te confondre, misérable ! répondit le vieillard d’une voix sourde et terrible.

— Reconduisez cette femme en prison ! ordonna le juge.

— Il reste un dernier témoignage, reprit Victor, qui sait si la pauvre folle lâchement assassinée ne parlera pas du fond de sa tombe. Voici le document qu’elle nous a laissé. Il est scellé, et il ne doit pas l’être par un simple caprice d’une imagination malade. Si votre honneur le permet, je romps l’enveloppe.

Sur un signe du juge, le papier fut coupé et la petite porte du fanal s’ouvrit. Il n’y avait rien dedans qu’un petit bout de chandelle. Le fanal passa de main en main. Personne n’y trouva rien d’extraordinaire d’abord. Tout à coup le jeune avocat s’écria d’un air de triomphe en levant les mains au ciel :

— À quoi tient donc l’intelligence, la science et l’esprit, si une pauvre folle trouve d’un coup ce que nous cherchons, si longtemps ! La chandelle de ce fanal n’a jamais été allumée !…

Pendant une minute l’huissier fut impuissant à contenir l’émotion de la foule. Ce simple oubli du meurtrier allait le confondre à jamais. En examinant le revers de papier qui entourait le fanal, on aperçut quelques lignes d’écriture, et voici ce qu’on lut :

— Picounoc ment quand il dit qu’il s’est servi de son fanal pour s’éclairer ; il doit mentir aussi quand il accuse Djos du meurtre d’Aglaé. Si Djos revient cela pourra le sauver.

Geneviève Bergeron.

— Pauvre Geneviève ! soupira Victor en essuyant une larme. Pauvre Geneviève ! fit, comme un écho, la voix émue du prisonnier. Et une émotion profonde s’empara de toute l’assistance.

L’avocat de la couronne fit son plaidoyer. Il remémora d’une manière nette, précise, sans passion et sans faiblesse tous les faits que l’on sait déjà. Mais son argumentation parut faible, car tous les témoins à charge venaient d’être convaincus de parjure ou de malhonnêteté. Picounoc seul restait debout, mais sa version du meurtre ne semblait plus naturelle et vraie comme en premier lieu.

— Cependant, conclut le procureur, la société attend de vous le salut, messieurs les jurés, si vous laissez le crime impuni, par compassion ou par faiblesse, vous sapez les fondements de l’édifice social, et nul n’est à l’abri de la malice des méchants. Si vous croyez, devant Dieu, que l’accusé soit coupable, et que, plus rusé que son ennemi, il ait réussi à déjouer la justice, vous devez le condamner sans merci, car l’hypocrisie augmente la grandeur d’une faute ; si, au contraire, vous êtes d’avis qu’il est accusé injustement, et qu’il a été amené à commettre ce meurtre par un concours de circonstances qui l’excusent, vous devez l’acquitter. Si vous avez des doutes, donnez à l’accusé le bénéfice de ces doutes ; car il vaut mieux pardonner à tous les coupables que faire périr un innocent.


XVI

LE PLAIDOYER DE VICTOR.


Victor se leva au milieu d’un silence presque redoutable. Il était pâle et un léger tremblement agitait tout son être. C’était la première fois qu’il plaidait en cour criminelle, et dans quelle circonstance, grand Dieu ! La par faiblesse, vous sapez les fondements de l’édifice social, et nul n’est à l’abri de la malice des méchants. Si vous croyez, devant Dieu, que l’accusé soit coupable, et que, plus rusé que son ennemi, il ait réussi à déjouer la justice, vous devez le condamner sans merci, car l’hypocrisie augmente la grandeur d’une faute ; si, au contraire, vous êtes d’avis qu’il est accusé injustement, et qu’il a été amené à commettre ce meurtre par un concours de circonstances qui l’excusent, vous devez l’acquitter. Si vous avez des doutes, donnez à l’accusé le bénéfice de ces doutes ; car il vaut mieux pardonner à tous les coupables que faire périr un innocent.


XVI

LE PLAIDOYER DE VICTOR.


Victor se leva au milieu d’un silence presque redoutable. Il était pâle et un léger tremblement agitait tout son être. C’était la première fois qu’il plaidait en cour criminelle, et dans quelle circonstance, grand Dieu ! La vie de son père et l’honneur de sa famille pouvaient dépendre de son plus ou moins d’éloquence et d’habileté. Il sentait que le prisonnier le regardait avec plus de crainte encore que d’affection.

— Messieurs les jurés, commença-t-il, vous avez à juger une des causes les plus étonnantes qui aient jamais été soumises au tribunal des hommes. Aurai-je assez d’habileté pour vous l’exposer clairement, assez de prudence pour ne rien omettre d’utile, assez de science pour la bien discuter, assez de forces pour en faire jaillir la glorification de la justice ? Ah ! si je n’étais soutenu que par l’appât de l’or ou la soif de la gloire, je pourrais défaillir, et je mériterais de succomber ; mais j’ai pour aiguillonner mon courage l’amour de la justice et le dévouement filial.

— Messieurs les jurés, reportez un instant vos regards en arrière ; tournez vos souvenirs vers Lotbinière, la paroisse de l’accusé ; remontez d’une vingtaine d’années le cours de la vie ! Voyez-vous sur ce coteau de St. Eustache, cette grande maison blanche, au milieu des arbres qui l’ombragent ? Là habitent le bonheur et la paix. Joseph Letellier et Noémie, sa femme jeune et belle, coulent des jours heureux dans la crainte du Seigneur. Leur maison, comme leur cœur, est ouverte à tout le monde, et les amis sont nombreux. Mais entre tous, celui qui partage le plus souvent la joie des jeunes époux, c’est un voisin, un camarade de l’accusé ; c’est l’ami intime à qui l’on se confie avec le plus de confiance et d’abandon. Mais Noémie est belle, et le voisin est voluptueux. Noémie est vertueuse et le voisin est sans pudeur. Un homme qui se sent brûlé d’une flamme honteuse est un homme voué à toutes les infamies, s’il n’a pas la crainte de Dieu. Ce voisin se laisse donc entraîner sur la pente fatale, et il porte un œil de convoitise sur la femme de son ami. De ce moment l’amitié est finie et l’ami, condamné. L’amitié est remplacée par l’hypocrisie, et l’ami, abusé chaque jour. Par une combinaison diabolique on appelle le mensonge au secours de la volupté, et la femme pure et sainte est accusée auprès de son mari. Les calomnies répétées éveillent la jalousie dans le cœur du mari qui se croit trompé, et la jalousie couvre d’un nuage toujours menaçant maison jusqu’alors pleine de sérénité. Un jour, enfin, l’accusé trop confiant dans l’ami qui l’abuse, aveuglé de plus en plus, s’imaginant avoir sous les yeux sa femme infidèle, oublieuse de ses devoirs les plus sacrés et de la foi jurée, entre dans une de ces colères qui rugissent à bon droit dans les profondeurs d’un cœur honnête, quand un mari croit voir se consommer sa honte. Il était armé, il frappa… Il frappa et s’enfuit… Il entra dans sa maison en pleurant… Mais écoutez plutôt le témoignage naïf de la petite fille qui gardait, ce soir-là, l’enfant de Noémie : J’étais gardienne chez Letellier le soir du meurtre. J’avais alors douze ans. Madame Letellier m’avait demandé d’avoir soin de son enfant pendant qu’elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes genoux. Tout à coup, vers les neuf heures ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s’approche de l’enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l’embrasse et me le rend en disant : Aies-en bien soin… car il n’a plus de mère.

— Sa mère est allée à confesse, que je réponds, et il la verra demain. — Elle ne reviendra plus ! je l’ai tuée, qu’il dit d’une voix à faire peur… et moi, ajoute-t-il, vous ne me reverrez jamais…

Quoi de plus fort que ce témoignage dans sa touchante naïveté ! Et vous le savez, la femme qui le rend, ce témoignage, est une femme digne de foi, celle-là ! et son témoignage se trouve corroboré par les dépositions du voisin chez lequel elle est accourue, le soir du meurtre, pour annoncer la triste nouvelle. Il est donc bien vrai que l’accusé, malicieusement induit en erreur, avait cru tuer sa femme infidèle. Et en effet, il disparut, comme il l’avait déclaré à la petite gardienne, et il voulut être mort pour tous ceux qui l’avait connu. Il brûla sa grange pour faire croire qu’il s’était brûlé avec elle… Pourquoi vivre, en effet, quand on a perdu, par la plus lâche des trahisons, tout ce que l’on aimait sur la terre ? Comment un homme de cœur pourrait-il, le front souillé par l’ignominie de sa femme, voir ses amis et leur sourire ? La mort est mille fois plus douce que la vie, dans ces douloureuses circonstances, la mort ou réelle ou feinte. L’accusé choisit la dernière, et, pour tous ceux qui l’avaient connu, il fut mort. Il ne choisit pas, il fut plutôt inspiré de Dieu dont les desseins sont impénétrables. Pendant vingt ans il se tint caché dans les immenses solitudes glacées du Nord-Ouest, et là, sous un nom nouveau, il fit des prodiges de valeur et des œuvres de charité sans nombre ! Il devint la gloire des trappeurs-canadiens et la terreur des sauvages barbares, si bien, qu’on l’appelait partout le grand-trappeur. Il serait encore perdu dans ces régions sans limites, si un événement merveilleux ne lui eut appris qu’il n’avait pas tué sa femme et qu’elle vivait encore. Ici, messieurs les jurés, vous retrouvez de nouveau cette preuve indestructible, irrécusable, de la bonne foi de l’accusé dans son crime et de la malice d’un scélérat qui agit dans l’ombre. Écoutez encore le témoignage d’un brave et honnête chasseur qui a la crainte de Dieu. Ce témoignage est appuyé par une lettre du rév. père Olivier missionnaire du lac des Esclaves : Voici ce que dit ce fidèle compagnon de l’accusé :

— Pauvre Djos, s’il n’avait pas eu tant d’ennemis, il serait encore heureux !… son enfant ne serait pas orphelin… et sa femme ne serait pas veuve !

— Sa femme veuve ? me dit le grand-trappeur qui pleurait.

— Et oui, depuis vingt ans.

— Tu te trompes ! qu’il ajoute en secouant la tête, Djos a tué sa femme dans un moment de folle jalousie.

— Il ne l’a pas tuée, puisque je l’ai vue il y a cinq ans, que je riposte.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie le grand-trappeur en tombant à genoux. Il pleurait comme une Madelaine, et criait : Noémie ! Noémie ! pardon ! Oh ! je n’ai pas tué ma femme !… Mon Dieu ! soyez béni !…

Messieurs, quoi de plus concluant ? La vérité se fait jour de toute part. Elle éclate, elle éblouit.

L’accusé savait bien qu’il avait tué ; mais il croyait avoir droit d’exercer cette suprême justice, car il croyait avoir subi un suprême outrage de la part de sa femme. Et qu’on ne dise pas qu’il s’est laissé tromper volontairement. Les machinations les plus habiles ont été mises en œuvre pour l’aveugler et le perdre. Il ne peut être coupable en conscience, car il était de bonne foi et sa conscience lui disait d’agir comme il l’a fait. C’est un crime purement matériel qu’il a commis, et qui n’offense pas Dieu. Les hommes seraient-ils plus sévères que Dieu lui-même ?

Ou l’accusé savait qu’il n’avait pas tué sa femme, et, alors, il n’eut pas attendu vingt ans pour faire cet acte d’hypocrisie qui pouvait toutefois le conduire à l’échafaud ; car au bout de vingt ans de cette vie étrange, active, accidentée du chasseur, il était devenu un homme tout autre ; il avait dû oublier les attachements d’autrefois, et tout ce qu’il avait aimé, pour se délecter dans sa gloire de grand chasseur et l’enivrante liberté des forêts ; ou il croyait l’avoir tuée, et, alors, il devait s’efforcer de rester inconnu de tous, et ne se révéler que dans une circonstance étrange comme celle qui s’est offerte à lui au bout de vingt ans. Mais ici, certain d’avoir été le jouet ou l’instrument d’une volonté mystérieuse et coupable, il devait se lever et partir, sans songer aux conséquences de sa détermination. Et c’est ce qu’il a fait. Il est venu ! Il est venu pour demander pardon à sa femme qu’il avait outragée par ses lâches soupçons ! Il est venu pour dire au monde qu’il a été un instrument aveugle et innocent dans les mains de l’hypocrisie ! Il est venu pour soulever le voile qui couvre le mystère d’iniquité, et chercher où se cache l’infâme qui a tramé, pour le perdre, le plus odieux des complots ! Il est venu pour aider la justice à triompher ; pour être l’instrument de Dieu au jour de la vengeance, comme il l’a été au jour de l’épreuve !… Et, pour cela, il a exposé sa vie, ses dernières espérances et ce qui lui restait de bonheur sur la terre.

Où est donc le coupable ? Voilà ce que je dois chercher avec vous, messieurs les jurés, car il y a un coupable quand il se commet un crime : seulement le vrai coupable n’est pas toujours celui par qui l’attentat est consommé, mais celui qui l’a médité, préparé et fait accomplir. L’autre, comme dans le cas qui nous occupe, n’est qu’un instrument inconscient. Il existe un axiôme bien vieux et bien sage que les criminalistes évoquent toujours avant d’entrer dans les dédales où se cachent les scélérats ; un axiôme qui jette une première lueur dans l’ombre où s’aventure la justice, et la conduit souvent comme un fil d’Ariane jusqu’à la grande clarté du ciel. Cet axiôme le voici : À qui profite le crime ? En effet, l’on ne commet point un crime pour le plaisir de le commettre ; c’est-à-dire que le crime n’est pas un but, mais un moyen : le moyen d’arriver à la satisfaction d’une passion ; et toutes les passions se réduisent à deux, la haine et l’amour. Dans l’affaire qui nous occupe, on cherche en vain la haine. La victime et l’accusé avaient toujours vécu comme de bons et honnêtes voisins, quoiqu’en ait dit Saint-Pierre dans son témoignage intéressé. Et la défunte n’a-t-elle pas avoué elle-même à madame Letellier, que les bruits que l’on faisait courir sur le compte de Joseph étaient faux et calomniateurs ; et qu’il n’avait jamais manqué de respect envers elle. Et puis ce jeune homme qui venait d’être l’objet d’une immense faveur du ciel, l’objet d’un miracle, pouvait-il tout à coup devenir si profondément méchant, que de tuer une femme qui lui aurait donné un soufflet ? Est-ce donc la satisfaction de l’amour ? Pas davantage. Supposez, — ce qui n’est pas, — qu’il ait aimé la défunte, pourquoi l’eut-il assassinée ? Pour qu’un autre homme ne la possédât point. Mais ne sait-on pas, hélas ! qu’un libertin se glorifie de partager avec l’époux les faveurs de la femme qu’il a détournée de ses devoirs ? Il arrive qu’un homme plonge le poignard dans le cœur de sa maîtresse, mais ce n’est que lorsque cet homme est ou doit être le premier ou le seul aimé, et croit avoir des droits sur cette femme qui le trahit tout à coup. Mais ici, rien de cela ; et quelle différence ! L’accusé aimait sa femme… il l’aimait passionnément ; il l’aimait de l’amour le plus jaloux, vous le savez. Et quand a-t-on vu un homme ainsi jaloux avoir, à la fois, deux amours également violentes ? Et quand a-t-on vu un homme jaloux devenir infidèle par habitude ?… La jalousie peut pousser à l’infidélité, mais c’est la vengeance qui est le principal motif, et si l’infidélité persiste, la jalousie s’apaise nécessairement. Or, ici la jalousie est restée jusqu’au dernier jour dans l’âme ulcérée du malheureux accusé. Donc il aimait sa femme et n’en aimait pas d’autre de la façon que l’on voudrait faire croire.

À qui donc le crime profite-t-il ? Qui pouvait gagner quelque chose par la mort d’Aglaé ? Son mari ? Non, s’il l’aimait, oui, s’il ne l’aimait pas. Car une femme que l’on hait est un fardeau bien lourd à porter. Nous verrons donc si Picounoc, le premier accusateur, pouvait en ce sens profiter du crime, et nous verrons ensuite pourquoi, s’il voulait se débarrasser de sa femme, il ne l’a pas fait périr lui-même, et nous verrons encore s’il n’avait pas intérêt à compromettre l’accusé et à le perdre.

Et d’abord Picounoc ou Saint-Pierre aimait-il sa femme ?

Picounoc se marie, mais il n’aime pas la femme qu’il jure devant le Christ d’aimer et de protéger toujours. Il est parjure une première fois au pied des autels. Et si ce que je dis est vrai, messieurs, ce que je dirai ensuite sera bien facile à comprendre ; car, du moment qu’un homme a laissé, de plein gré, le chemin de la vertu et de l’honneur pour entrer résolument dans la voie du crime et de l’infamie, nul ne sait où cet homme s’arrêtera… parcequ’il ne s’arrêtera que dans l’abîme… Et ce que j’ai dit est vrai. Écoutez plutôt le témoignage de Paul Hamel :

— Je rencontrai Picounoc : il me dit qu’il se mariait, mais qu’il n’aimait pas sa fiancée… qu’il se laissait faire parce qu’elle avait une belle propriété… Je le blâmai, repart le témoin ; il me répliqua : Tiens ! Je n’ai pas de secrets pour toi ; j’ai aimé, j’aime, et j’aimerai toujours. Celle que j’aime tu la connais, c’est Noémie ! Elle est la femme d’un autre, eh bien ! puisque de ce côté le bonheur m’est ravi, je n’estime plus les femmes que d’après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses. — Si tu parlais sérieusement, réplique le témoin, j’irais avertir ta fiancée. — Je suis sérieux, répond Picounoc, je suis un maudit et le fils d’un maudit… donc il faut que je fasse mon œuvre.

Messieurs, ces paroles épouvantables sont le nœud gordien de la cause qui vous est soumise, et elles expliquent la noirceur de l’homme qui a ourdi ce drame, et la subtilité de ses moyens. C’est un maudit qui veut faire son œuvre, et Dieu sait qu’il l’a faite terrible !

Picounoc, marié et père de famille, nourrissait toujours dans son âme le feu de ses criminels désirs. S’il eut été un scélérat vulgaire, s’il n’eut pas été un homme maudit peut-être, il serait allé aveuglement où l’entraînaient ses désirs, et, comme la plupart des criminels, il aurait brisé violemment les obstacles. Il eut tué sa femme et son ami. En effet, consultez les annales judiciaires et voyez si, dans presque tous les cas analogues, l’homme ou la femme épris d’une passion coupable, ne font pas eux-mêmes, par le fer ou le poison, disparaître ceux qui les gênent. Mais Picounoc plus rusé, plus fort, plus attaché à la vie, imagine, pour arriver à son but, un moyen plus lent sans doute, mais plus sûr et moins dangereux. Peut-être aussi savait-il qu’il avait besoin d’abord de diminuer un peu l’extrême tendresse de Madame Letellier pour son mari, en s’efforçant de rendre celui-ci injuste et cruel même envers sa femme. Et c’est ce qu’il fit. Dans son imagination infernale il trouva cet infernal projet : Faire tuer sa femme bonne et fidèle par le mari de Noémie. C’était habile, mais malaisé. Comment en arriver là ?… Par la jalousie, la plus aveugle des passions. Oui, rendre Joseph jaloux, se dit l’infâme, et lui faire tuer ma femme en guise de la sienne. Vous savez, messieurs, par quelle suite de fourberies et de mensonges il y est arrivé. Vous le savez par le témoignage de madame Letellier, qui avoue ce qu’elle a souffert de cette incompréhensible jalousie de son mari. Vous le savez par le témoignage d’Angèle Mercier, qui déclare que lorsqu’elle était enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire — ce qui était faux — qu’elle était la messagère du docteur et de Madame Letellier. Vous le savez par le témoignage du docteur lui-même qui se vit injurié de la façon la plus grossière, parce qu’il causait avec l’infortunée Noémie… Et quand Picounoc trouve son travail assez avancé ; quand il voit son aveugle ami se porter à des excès de violence, et dans son langage et dans ses actions, alors il songe à mettre le couronnement à son œuvre. Il prévient l’accusé que Noémie, sa femme qu’il aime tant et qu’il croit si vertueuse et si fidèle, déjouera son attention le soir même, et viendra — après avoir prétexté la confession, un sacrement divin — viendra, dis-je, dans ses bras à lui Picounoc… Mais il a bien soin d’attendre les ombres du soir, et de ne pas sortir de sa propriété. Il eut été difficile de donner à Aglaé, la victime désignée d’avance, un motif plausible pour l’entraîner ailleurs. Il rentre donc dans son jardin, suivi de sa femme à qui il parle comme un amant parle à son amante. Aglaé, prévenue de quelque façon que l’on ignore, mais que l’on devine bien, joua son rôle bien innocemment sans doute, et sans prévoir qu’il pourrait avoir des suites aussi funestes. Au reste, elle était un peu simple, comme l’ont déclaré plusieurs témoins. Bonne et simple, c’était bien la victime que Picounoc pouvait, sans trop de crainte, conduire à la boucherie ! Il eut soin de la vêtir d’un châle tenu caché pour la circonstance, et en tout semblable à celui que Madame Letellier venait de recevoir de son mari. On n’a pas de preuve directe de ce fait ; mais cela se déduit de la déclaration de l’accusé lui-même et des paroles d’un faux témoin de la couronne, de Madame Gagnon. En effet, comment cette femme pouvait-elle dire à Madame Letellier, en parlant d’un châle : Mais ! c’est le vôtre ! puisqu’elle n’avait jamais vu ce châle et qu’elle ne pouvait savoir qu’il existait… Et pourtant cette parole : c’est le vôtre ! implique nécessairement l’existence d’un autre châle. Le vôtre implique le mien ou celui d’un autre. Et d’ailleurs quoi de surprenant que Madame Gagnon, ou Madame Asselin si on lui rend son vrai nom, quoi de surprenant, dis-je, que cette dame soit dans les secrets d’un assassin ? elle est accusée elle-même d’empoisonnement, et elle vient d’être convaincue de parjure !… Et le marchand qui a vendu le châle à Madame Letellier, peut bien, quoi qu’il le nie, en avoir aussi vendu un autre pareil à Picounoc. Sa dénégation ne vaut rien puisque lui-même n’est aussi qu’un misérable, un échappé du pénitencier qui va monter sur l’échafaud !

Et n’est-ce pas pour que l’accusé fut trompé par ce châle et crut reconnaître sa femme, que Picounoc fit brûler une allumette ? Cette clarté légère et momentanée suffisait pour induire en erreur, mais ne suffisait pas pour qu’un œil prévenu, comme l’œil du jaloux, put découvrir la ruse. La clarté du fanal eut été trop persistante, et qui sait ? toute la trame ourdie avec tant de soins et d’adresse se fût dénouée ridiculement et à la confusion du traître. C’est ici surtout que l’on peut admirer comment Dieu se joue des projets de l’iniquité ! D’un souffle il renverse les plans les plus hardis, il défait les combinaisons les plus merveilleuses. Il serait indigne de lui de sembler travailler quand les impies travaillent, pour opposer, comme le font les hommes, force contre force, pensées contre pensées. Il laisse se glisser un futile oubli parmi toutes les grandes idées savamment combinées, et l’édifice que l’architecte du mal admirait avec orgueil s’écroule soudain. Ainsi Picounoc a tout prévu, jusqu’à la lumière dont il faudrait s’éclairer dans le jardin, et, pour donner plus de poids à sa parole, il feint même d’avoir oublié le fanal dont il s’est servi, et il jure que la chandelle de ce fanal a brûlé pendant quinze ou vingt minutes. Mais voilà où la Providence qui veille sur les justes l’attend. Dans son trouble le malheureux n’a pu songer à tout : il n’a peut-être pas même ouvert le fanal, il l’a peut-être porté dans le jardin après le meurtre… quoiqu’il en soit, le mensonge est là, et le mensonge suffit à défaut de toute autre preuve, pour attirer sur la tête de celui qui l’a proféré, en prenant le nom de Dieu à témoin, les châtiments les plus terribles. La chandelle du fanal n’a pas été allumée, et, après vingt ans, vous la voyez encore avec sa mèche blanche que la flamme n’a jamais touchée. Un témoin dit qu’il a ramassé le fanal et l’a donné à Geneviève la folle. Geneviève, étonnée de ce que la chandelle n’en avait pas été allumée, bien que Picounoc déclarât de suite le contraire, cacha ce fanal comme un précieux document, et attendit le jour marqué de Dieu. La pauvre fille fut alors inspirée du ciel, et, sans savoir peut-être qu’elle marchait au martyre, elle passa vingt ans de sa vie à chercher ce mystère que sa mort a fait éclater. Pauvre Geneviève ! sainte fille que la pénitence a transfigurée, sois bénie, car tu as sauvé mon père ! sois bénie dans ta tombe, car tu as été un instrument terrible dans les mains du Seigneur !

Et ici vous voyez encore la vérité du récit de l’accusé à sa femme. Il dit que Picounoc fit brûler une allumette, une seule, comme pour lui montrer la femme coupable à cette lumière faible et passagère, et la tromper plus sûrement. Il déclare qu’il ne se produisit pas alors d’autre lumière, et la chose est évidente pour tous maintenant. Donc tout ce qu’il raconte au sujet de cette lugubre affaire est aussi véridique.

Picounoc avait raison de se défier de Geneviève puisque cette infortunée savait une chose qui pouvait le perdre. Cependant il ne connaissait point l’irrécusable argument de ce fait si futile en apparence, puisqu’il croyait que le fanal avait été perdu ou volé. Pourquoi alors la pauvre folle a-t-elle été empoisonnée ? Ah ! c’est qu’elle avait entendu quelque conversation, surpris quelque secret, et l’on voulait s’assurer de son silence. Sa folie est peut-être simulée, pensait-on, et, au jour du procès, qui sait si cette femme rusée ne se montrera pas plus fine et plus intelligente que le criminel qui a conçu et exécuté ce projet avec tant d’astuce et de patience ? Car ce n’est point par un simple hasard que Geneviève est morte soudainement quelques jours avant le procès, et après que l’un des témoins de l’accusé eut averti Picounoc de se défier d’elle. Qui, en effet, l’a poussée à son destin fatal ? Picounoc. Et ensuite ? Ensuite, elle est partie de la maison du bossu infâme pour aller — cela se prouvera bientôt — pour aller chez une femme perdue boire le poison qui devait la tuer ! Et sous quel prétexte Picounoc l’envoie-t-il au bossu ? sous un faux prétexte. On l’envoie porter une lettre qui n’est pas écrite… Que veut dire cela ? On envoie une lettre pour dire à la personne absente ce qu’on lui dirait si elle était près de nous. On n’envoie jamais quatre pages blanches, excepté quand il y a convention d’avance entre les deux correspondants sur la signification du singulier envoi. Et la convention dans le cas actuel, c’était la mort de Geneviève, la mort d’un témoin dangereux, les faits l’ont prouvé. Picounoc et le bossu se sont compromis au sujet de cette lettre, et le témoignage de Marguerite, la fille de Picounoc, n’a pas tardé à les confondre.

Et pourquoi parlerais-je des témoignages menteurs de ces deux malheureux vieillards qui sont venus ici donner publiquement le spectacle d’un scandale inouï ! Surpris dans leur œuvre coupable, reconnus pour de redoutables malfaiteurs, convaincus de parjure, jetant, avec le masque matériel qui déguisait leur figure, le masque moral qui voilait leur âme, ils se sont mis à rire, avec un cynisme écœurant, de leur acte criminel, et à se vanter avec orgueil de leur vie honteuse. Ils ont eux-mêmes, se voyant perdus, dénoncé leurs complices ou plutôt leurs maîtres ; car les lâches n’aiment pas à rouler seuls dans l’abîme, et malheur à ceux qui se servent d’eux ! Ils ont dénoncé Ferron, Ferron ! un échappé du pénitencier qui se cachait, riche et redouté sous un nom volé, le nom de Chèvrefils. Ils ont de plus déclaré — et ces hommes sont sans doute bien informés — ils ont déclaré, ce que nous savions déjà, que Ferron est l’ami et l’instrument de Picounoc. Voilà comme cet enchaînement extraordinaire de faits ou de témoignages nous conduit infailliblement au vrai coupable.

Je me résume. À qui le crime a-t-il bénéficié ? À l’accusé qui aimait sa femme jusqu’à la jalousie, ou à Picounoc qui haïssait la sienne, même avant de l’épouser ? À l’accusé qui ne demandait qu’à vivre en paix dans son foyer béni, entre sa Noémie douce et fidèle et son enfant au berceau, ou à Picounoc qui portait un œil lubrique sur une autre femme et voulait parvenir à en faire sa femme légitime, sachant bien que la vertu de cette créature était inébranlable ? En devenant libre Picounoc avait fait un grand pas vers le but qu’il convoitait ; mais une autre personne restait enchaînée à ses devoirs, fidèle à ses serments, c’était Noémie la femme désirée. Il fallait donc qu’elle fut libre elle aussi. Et pour qu’elle le fut, il fallait que son époux mourut… ou du moins passa pour mort… Et voilà qu’en effet, le même jour, du même coup, disparaissent les deux personnes qui sont des obstacles à la réalisation des vœux de Picounoc : sa femme et son ami. L’une des victimes est morte, l’autre se fera justice elle-même ; elle disparaîtra de plein gré pour toujours, ou, si elle demeure, elle sera accusée. Oui, dans la pensée de Picounoc, ce qui se fait aujourd’hui, aurait eu lieu le lendemain du meurtre, si l’accusé ne se fut pas sauvé !

Et pendant vingt ans Picounoc s’efforce de gagner l’amour de cette femme qu’il a plongée dans le deuil, et pendant vingt ans, soutenue par sa vertu, inspirée par le ciel, elle a refusé les hommages de ce persécuteur déguisé en ami. Et ce n’est que lorsque découragée par des épreuves sans nombre, appauvrie par des accidents fréquents, jetée dans le chemin public par la malice d’un avare, ami et complice de Picounoc, de Chèvrefils ou Ferron, qu’elle se décide enfin à ne plus être si cruelle envers celui qu’elle croit son protecteur. Toutefois elle hésite encore. Mais la reconnaissance opère en son cœur ce que rien n’avait pu y opérer encore. Picounoc, par une générosité qui s’explique maintenant, rend à la femme affligée le bien qu’à dessein il lui avait fait perdre. Hypocrite et fourbe, il achète non l’amour mais la foi de cette femme, par des sacrifices qu’il n’a jamais accomplis et des bienfaits qu’il n’a jamais rendus. Il va triompher. Le jour de son mariage est fixé. Oh ! comme il doit se glorifier de son crime d’autrefois ! Les vingt ans de souffrance et de crainte sont passés. Aglaé ne sortira pas de sa tombe pour crier vengeance, et l’ami trompé ne reviendra jamais se faire expliquer un mystère d’iniquité qu’il n’a jamais soupçonné ! Mais Dieu qui se rit des complots des méchants a marqué le jour de sa justice. Le mari si injustement jaloux a expié suffisamment sa faiblesse coupable, et le traître a triomphé assez longtemps. Celui qu’on disait meurtrier est apparu soudain et il a montré, de son doigt implacable, la tache de sang sur le front de l’accusateur. Il a tué, mais innocemment et au signal trompeur d’un homme qu’il croyait son ami.

Avec la malédiction de son père, Picounoc a fait retomber sur sa tête le sang de sa femme. Rien d’étonnant, la malédiction d’un père, c’est la malédiction de Dieu, et la malédiction de Dieu, c’est la mort !… Mais le ciel ne pouvait pas perdre à jamais un homme qu’il venait de protéger si hautement. L’accusé, vous le savez, c’est le Pèlerin de Sainte-Anne, c’est cet homme qui, jeune encore, contrit, repentant et humilié, fut guéri miraculeusement en présence d’une foule de personnes, dans le sanctuaire de Notre Dame de Beaupré !… Voilà, messieurs, un gage magnifique de l’innocence de l’accusé, car cela prouve qu’il était devenu vertueux, et qu’il ne pouvait, en conséquence, commettre le crime dont il est accusé, que par une erreur fatale, comme l’erreur dans laquelle il est tombé par les machinations de Picounoc. Cependant, messieurs les jurés, le miracle de Sainte-Anne n’est pas plus éclatant que celui qui s’accomplit sous vos yeux ; car tout le monde reconnaîtra l’intervention divine dans ce procès tristement célèbre. Et l’on dira que cet homme, heureux après tout, le Pèlerin de Sainte-Anne ou l’accusé, a été deux fois sauvé par un miracle.

Victor paraissait transfiguré, et ses yeux étaient mouillés de larmes.

Plusieurs avocats, des plus anciens, se levèrent de leur siège pour venir lui serrer la main.

Le juge fit alors, avec une gravité imposante, un résumé des témoignages. Il exposa sans passion et sans faiblesse, les principaux faits, et, pour venir en aide à l’honnête simplicité des jurés, il jeta les lumières de sa science sur les détails de la cause.

— Quiconque se servira de l’épée périra par l’épée, dit-il à la fin de son adresse ; c’est la loi de Dieu. Cependant cette loi ne frappe pas aveuglement et n’est pas impitoyable. Les lois des hommes, qui sont les images des lois divines, ne sauraient être plus sévères. On ne punit pas l’homme qui tue pour défendre sa propre vie. Il serait inique de le faire. On pardonne au mari qui tue sa femme dans l’adultère. Car la douleur et la colère de l’homme, alors, sont peut-être plus fortes que sa volonté, et détruisent son libre arbitre. Et puis s’il est permis de tuer pour sauver sa vie, il doit l’être davantage pour sauver ou venger ce qui est bien plus précieux que la vie, l’honneur. Mais ici il ne s’agit pas d’un malheureux qui a tué sa femme coupable, mais d’un homme qui, croyant tuer sa femme coupable, a tué la femme d’un autre. Est-il excusable dans un pareil cas ? Difficilement d’ordinaire ; mais dans le cas actuel il est certain que l’accusé a été enveloppé dans un réseau d’intrigues qui l’ont tout à fait égaré. On l’a rendu jaloux quand il possédait la femme la plus dévouée. N’est-il pas blâmable d’avoir cru à l’infidélité de sa femme sans jamais avoir pu la surprendre en faute ? N’est-il pas blâmable d’avoir mis une confiance illimitée dans un homme dont il connaissait le caractère mauvais ? Oui sans doute. Et si une femme n’était venue jurer qu’elle même, payée pour cela par Picounoc, avait induit cet homme jaloux en erreur, en lui racontant comme vraies des fautes que sa femme n’avait pas commises, je ne pourrais l’excuser complètement. Mais après les criminels moyens révélés par cette femme, l’aveugle jalousie de l’accusé s’explique et s’excuse. Il a été un instrument de mort, mais un instrument inconscient. Il se trouve un homme plus coupable que lui, et seul coupable : c’est l’homme qui a préparé cette œuvre infâme, supposé qu’il ne puisse en rien atténuer les témoignages qui se sont élevés contre lui, lorsqu’il les voulait diriger sur un autre. Quant à l’accusé à la barre, il a expié par vingt ans d’exil, de pleurs et de souffrances, la lâche complaisance avec laquelle il a écouté son traître et sensuel ami. Dieu semble satisfait de l’expiation ; il ne siérait pas à la justice humaine de se montrer plus sévère que la justice divine.


XVII

COUPABLE OU NON COUPABLE.


Les jurés, ne s’accordant pas immédiatement, se retirèrent dans leur chambre sous la garde d’un huissier qui prêta le serment suivant : « Vous jurez que vous garderez et tiendrez ce jury, sans aliments, boissons, feu ou lumière ; que vous ne permettrez à qui que ce soit de parler à ceux qui en font partie, que vous ne leur parlerez pas vous-même, si ce n’est pour leur demander s’ils sont d’accord sur leur verdict. Ainsi que Dieu vous soit en aide. »

La foule éprouva un vif désappointement en voyant cette hésitation du jury. Les uns murmuraient, les autres, sombres et pensifs, doutaient de la sagesse de cette belle institution des jurés, et se demandaient en quoi de pauvres ignorants, honnêtes tant que vous voudrez, mais quelquefois malhonnêtes, peuvent juger avec plus de discernement et d’équité que des juges savants, ou qu’un autre jury qui serait composé d’hommes de loi ? Et ils avaient raison. Car si parfois un innocent court une chance d’être perdu, le coupable qui ne peut être condamné que par la totalité absolue des jurés, a bien des chances d’échapper.

Le jury, au grand désespoir des curieux, des amis, des hommes de loi, passa toute la nuit en délibération, ou peut-être à dormir. Quelques uns des jurés voulaient acquitter l’accusé, d’autres inclinaient à le trouver coupable d’homicide, et d’autres encore voulaient le verdict de coupable avec circonstances atténuantes et recommandation à la clémence de la cour.

Le lendemain, le peuple se porta de nouveau en foule vers le palais de justice. Sur les onze heures, les procédés de la cour furent tout à coup interrompus. Les jurés annonçaient qu’ils en étaient venus à une entente. Ils revinrent dans leur banc. Tous les regards de la masse réunie sous les vieilles voûtes les interrogeaient avec anxiété. Le prisonnier ne put s’empêcher de pâlir un peu. Ce moment était solennel pour lui. Le greffier fit l’appel des jurés et leur demanda à chacun d’eux s’ils étaient d’accord sur leur verdict. Tous répondirent affirmativement. Il leur demanda alors qui d’entre eux allait prononcer le verdict.

— Le chef choisi par nous, répondirent-ils.

Alors le greffier dit à l’accusé de lever la main — ce que le grand trappeur fit avec dignité — puis, s’adressant aux jurés, il leur dit : Regardez le prisonnier, vous qui êtes assermentés : Comment dites-vous ? est-il coupable de la félonie dont il est accusé, ou non coupable ?

— Non coupable !

— Prisonnier, vous êtes libre, dit le juge avec émotion.

Une clameur longtemps contenue s’éleva soudain, et des applaudissements frénétiques ébranlèrent la vaste salle. Victor, tout en larmes, se précipita dans les bras de son père, et longtemps le père et le fils se tinrent pressés cœur contre cœur. On avait empêché Noémie d’assister au verdict qui pouvait, vu l’indécision des jurés, tourner fatalement. Le grand-trappeur alla lui-même lui annoncer la fin de ses épreuves et de son expiation.

Des ordres furent donnés pour l’arrestation de Picounoc. Picounoc s’était enfui de la ville, comme le rat laisse le navire qui sombre. En un jour il avait vu s’écrouler l’immense échafaudage élevé, vingt ans durant, par sa malice et sa lubricité. Ses amis, tombés et perdus à jamais, l’appelaient dans le gouffre, et il se sentait inévitablement entraîné. Sombre, morose, il entra dans sa maison et parcourut, comme un homme ivre ou fou, chaque appartement. Il évita les regards de sa fille encore faible et souffrante. Par instant il avait encore un fol espoir : il est si dur de renoncer à l’espérance ! Il épia le retour des gens qui étaient allés à Québec pour le procès, et, afin d’apprendre le secret de sa destinée sans s’exposer à rougir, il se cacha dans le fossé qui longe la route de St. Eustache, sur le coteau de sable, parmi les cerisiers sauvages, et il attendit patiemment. Il fut bien servi. Les premiers qui passèrent furent le grand-trappeur, Victor et Noémie. La joie brillait sur leurs figures et l’amour débordait de leurs cœurs. En passant sur le coteau, le grand-trappeur disait : Pauvre Picounoc ! je ne lui avais pourtant jamais fait de mal !… et s’il eut voulu me laisser en paix, je lui aurais bien pardonné son crime, j’étais si heureux ! Et Noémie répondit : Maintenant il est trop tard. — Trop, tard ! ajouta Victor, on le cherche pour l’arrêter.

Picounoc eut le frisson et ses yeux se couvrirent d’un nuage de sang. Il eut envie de se repentir pour satisfaire à la justice divine, et de se livrer au bourreau pour satisfaire à la justice humaine. Mais ce premier bon mouvement ne fut pas suivi d’un second.

— Malédiction ! dit-il, il n’y a point de pardon pour moi, ni en cette vie, ni en l’autre ! Il demeura longtemps dans un abattement profond. Il pensa à se sauver comme avait fait Djos autrefois ; mais ce qui lui paraissait facile pour d’autres, lui semblait impossible à lui. Quand il se leva, irrésolu encore et tremblant, il aperçut des étrangers qui montaient la route. Alors il se met à fuir, croyant que ce sont des constables qui viennent l’arrêter. Et il a raison. Après avoir couru longtemps il se détourne. Deux des constables sont sur ses talons. La peur lui donne des ailes, et il s’élance comme un cerf que la meute poursuit. Il passe à la porte de Letellier, et voit une foule joyeuse et bruyante… Il pense que cette foule va lui barrer le passage ; mais elle s’ouvre pour le laisser fuir. Il arrive chez lui haletant, épuisé, couvert de sueurs, les yeux sanglants et sortis de leurs orbites. Les officiers de la police le poursuivent toujours. Il passe à côté de la maison, gagne la prairie et, soudain, il disparaît comme s’il se fut enfoncé dans la terre. Il s’était précipité dans un puits. Dans son élan, il descendit tête première au fond, et là, ses mains crispées s’attachèrent par hasard à une pierre fangeuse. Quand on le retira il était mort ; mais ses mains serraient toujours la roche pleine de limon… En jetant cette pierre on s’aperçut que son enveloppe se désagrégeait. On l’examina attentivement. Ô jugement de Dieu ! on reconnut le châle qui avait dû envelopper sa victime. Il y avait vingt ans qu’il était là. Ce n’avait pas été, en effet, selon la parole de la tireuse d’horoscope, la main d’un vivant qui l’avait retiré du puits.

Marguerite fut longtemps à se remettre de ce coup terrible. Cependant elle ignorait, la pauvre enfant, l’horrible mystère de la mort de son père. On s’était fait un devoir de lui cacher cette honte. Elle vit son jeune ami Victor et ne rougit pas, inconsciente qu’elle était du crime de sa race. Elle s’applaudissait d’avoir été délivrée du bossu. Il venait de mourir sur le gibet.

C’est le temps de dire que l’ancien docteur au sirop de la vie éternelle était devenu bossu à la suite du coup de rame qui lui avait été infligé — les lecteurs du Pèlerin s’en souviennent — sur la grève du Château-Richer, lors de l’enlèvement de la petite Marie-Louise. Ferron, conduit au pénitencier avec son compère Racette le maître-d’école, s’était enfui au bout de deux ans, avec le même complice, en tuant l’un des gardiens. La femme Asselin, la tante inhumaine du Pèlerin, l’épouse infidèle, l’empoisonneuse, monta aussi sur l’échafaud. Robert et Charlot furent enfermés au pénitencier pour le reste de leurs jours. En entendant leur sentence, ils se poussèrent du coude.

— Batiscan ! dit Robert, une pension sur l’État ! qu’en dis-tu ?

— Mille noms ! quelle chance ! le mérite est toujours reconnu, répliqua Charlot.

— On en sortira.

— Oui, couché sur le dos… N’importe on a fait une bonne jeunesse…

— De soixante et quinze ans !…

Marguerite, pourtant, finit par apprendre ce qu’avait été son père, et ce qu’il avait fait. Inutile d’essayer à peindre son désespoir ; nul ne le pourrait. Ses entrevues avec Victor ne furent que des larmes et des sanglots. Un jour, pourtant, qu’il voulait la consoler, et lui disait que les enfants ne sont pas responsables des fautes de leurs parents, et qu’il l’aimait encore et qu’il l’aimerait toujours, elle retrouva son énergie et sa fierté :

— Victor, dit-elle en le couvrant d’un regard plein de pleurs et d’amour, Victor, consentirais-tu donc à avoir pour enfants les petits fils de mon père ?…

Victor l’étreignit sur son cœur et, silencieux, sortit sans pouvoir répondre.

Plus tard, une belle jeune fille arrivait au fort Providence, sur les bords de ce grand lac solitaire qui dort dans les régions boréales, sous un manteau de glace. Elle apportait beaucoup d’argent pour secourir les pauvres et embellir la chapelle de Dieu ; elle apportait beaucoup d’ardeur pour le salut des enfants sauvages. Cette nouvelle sainte qui voulait expier les fautes de sa race, c’était Marguerite. Le trappeur qui l’avait conduite là, c’était l’ex-élève. Il revint prendre sa place au foyer du grand-trappeur qui ne voulait pas se séparer de lui.

Gagnon, instruit par les événements qu’il avait vu se dérouler sous ses yeux, retourna auprès de la Louise. Il arriva au moment la vieille Labourique sortait… Elle sortait pour aller au cimetière. Pour racheter un peu le mal qu’il avait causé à la société en général et au bonhomme Asselin en particulier, il donna à ce dernier la belle terre qu’il venait d’acquérir à Lotbinière.

Deux ans se sont écoulés. Victor, sur la voie de la fortune et de la gloire, vient d’arriver à la maison paternelle. Le grand-trappeur, Noémie, l’ex-élève et le vieux Asselin font la partie de quatre sept, et s’amusent comme seuls peuvent s’amuser des chrétiens qui ont la paix et l’amour de Dieu dans la conscience, et de l’or dans leur bourse… Victor apporte une lettre de Marie Louise, la sœur St. Joseph du fort Providence. Les cartes restent pêle-mêle sur la table, et les oreilles attentives ne perdent pas un mot. Or voici ce que dit cette lettre, et ce sera la dernière page de mon livre.


Mon cher grand-trappeur,


Je te donne, frère, ce nom que répéteront longtemps nos solitudes immenses ; il doit être doux à ton oreille comme il l’est au cœur des pauvres Indiens…

La religion porte, de plus en plus loin, son flambeau divin dans les régions naguère plongées dans les ténèbres, et son œuvre de miséricorde et de paix ne s’arrêtera que lorsqu’il n’y aura plus d’âmes à sauver. Nos saints missionnaires semblent redoubler de zèle et de travail à mesure que l’âge et les privations de toutes sortes s’acharnent à les écraser. Le spectacle de leurs dévoûment nous soutient et nous encourage, nous, pauvres femmes… Nous trouvons aussi un exemple admirable de toutes les vertus dans la jeune Marguerite. Quel caractère franc et énergique ! quelle âme soumise et pénitente ! et comme nos enfants sauvages se plaisent à l’entendre et à la voir !…

Couteaux-jaunes et Litchanrés continuent à chasser et à vivre ensemble comme des frères, sous le jeune Kisastari leur chef commun. Iréma est heureuse maintenant et son mariage a été béni du Seigneur. Naskarina, son ancienne rivale, ne nous a pas laissés. Elle aussi a tourné vers le Seigneur le feu de son âme ardente…

Je t’ai dit antérieurement, mon frère, les actions de grâces que nous avons rendues au ciel en apprenant comment il avait mis fin à tes infortunes et au deuil de ta douce Noémie.

Il faut que je te parle d’un songe extraordinaire qu’a eu Marguerite. Tu sais, que je suis un peu superstitieuse depuis le songe de cette infortunée Geneviève. Au reste il s’agit, dans cette vision, d’un personnage que tu as bien connu, du Hibou-blanc… Et d’abord, je te dirai que le vieux renégat, chassé de la tribu des Couteaux-jaunes, abandonné de tous, honni et méprisé, partit seul à travers le désert glacé, et se dirigea vers le lac du grand Ours. Or Marguerite, qui ne connaît pas cet homme, nous le peignit, à son réveil avec une fidélité surprenante, et cela suffit pour nous faire ajouter à son rêve la foi que l’on ne donne d’ordinaire qu’aux récits véridiques.

— J’étais loin vers le nord, dit-elle, et sur ma tête l’Ourse glacée tournait dans la voûte céleste comme sur un pivot. Mes yeux étaient éblouis par le spectacle qui se déroulait autour de moi ; je me croyais dans un monde féerique. Des aigrettes innombrables s’allumaient dans le ciel où elles jouaient, comme les feux Saint-Elme le long des mâts et des vergues ; des banderoles de pourpre flottaient au zénith ; des rideaux sanglants s’ouvraient et se fermaient sur l’horizon, pour laisser paraître et cacher tour à tour les molles clartés de l’aurore, les feux ardents du soleil et de fantastiques figures de flamme. Des coupoles diaphanes, des mers aux ondes métalliques et chatoyantes, des zones d’or ondulées comme des rivages, des franges capricieuses apparaissaient et disparaissaient soudain. Puis des voiles de gaze, puis des nuées de sang immobiles et lugubres, puis la neige éclatante, infinie qui reflétait toutes ces merveilles. La nuit était calme, le silence, si grand que l’on croyait entendre jusqu’au soupir des esprits. Le froid faisait éclater les arbres ; et toutes les pierres, tous les troncs, tous les rameaux s’étaient cristallisés sous le frimas ; et la lumière, en les éclairant, les embellissait d’une décoration fantastique. Tout à coup j’entendis un craquement de raquettes sur la neige durcie ; je regardai du côté d’où venait le bruit, et ne vis rien. Cependant le bruit ne cessait pas. Ô calme effrayant des nuits polaires, que tu es trompeur ! Ce ne fut que plusieurs heures après l’avoir entendu marcher que j’aperçus le chasseur. Il était vieux, boitait en marchant, avait la barbe blanche et les cheveux longs, mais rares. Il pleurait et ses larmes, gelées en sortant des paupières, couvraient ses joues d’une glace que les lueurs de la nuit faisaient resplendir. On eut dit qu’il portait un visage de feu ou de sang, et que ses yeux, sans éclat, étaient noirs comme les orbites d’un crâne de mort. Rendu près de moi, il ne me vit pas, et se mit à creuser dans la neige pour se faire un abri. Mais il n’eut pas la force de creuser assez. Il avait faim et dévorait les bouts des petites branches de sapin. Il poussa un cri, et moi, qui de si loin avais entendu le craquement de ses raquettes, j’entendis à peine sa voix. Il voulut armer sa carabine pour se suicider, et ses doigts crispés se gelèrent sur la gâchette. Son haleine rapide faisait bruire l’air en s’échappant de ses lèvres. Il était là debout, immobile au milieu des neiges comme un tronc moussu, et semblait un arbre étrange ou une pierre grossièrement sculptée par une main sauvage. Les aurores boréales dansaient toujours au dessus de sa tête, et des serpents de feu, se glissant sur la neige, semblaient accourir de l’horizon jusqu’à ses pieds. Des hurlements firent retentir la solitude et une troupe de loups apparut au loin. Il eut un tressaillement rapide et nerveux, et il voulut de nouveau armer sa carabine pour défendre, contre la voracité des bêtes, son corps glacé qui s’en allait mourant. Les loups arrivèrent… Il poussa une clameur formidable et la bande sanguinaire s’arrêta étonnée. Mais aussitôt l’une des bêtes, flairant un reste de sang encore tiède, déchira les mains du malheureux. Les autres ouvrirent, à leur tour, leurs gueules ardentes et se précipitèrent en hurlant sur le chasseur maudit. Il tomba et quelques gouttes de sang rougirent la neige ; et l’on eût dit que ces gouttes de sang étaient tombées des franges rouges qui s’agitaient en l’air. Un instant après, des chasseurs sous la conduite de Kisastari, passèrent par là, mirent les loups en fuite, et reconnurent le cadavre à demi dévoré et gelé de Racette, le Hibou-Blanc. Ils l’ensevelirent sous la neige et récitèrent un pater et un ave pour le repos de son âme.

Tel fut le rêve de Marguerite.

P.-S. — Cher frère ! chose extraordinaire, terrible même, Kisastari vient d’arriver au fort avec un parti de chasseurs. Ils ont trouvé le cadavre du Hibou-Blanc gelé au milieu des neiges du nord, et demi-dévoré par les bêtes féroces… Le rêve de Marguerite n’est donc pas un rêve !…

— Quelle mort ! murmura le grand-trappeur !

Requiescat in pace ! répondit l’ex-élève.


FIN.