Picounoc le maudit, Tome 2/Le mendiant

C. Darveau (IVp. 133-149).

VIII

LE MENDIANT.


Ce même soir du 15 octobre, un vieux mendiant, arrivé à Lotbinière depuis le matin, montait à pas lents la route qui réunit la concession St. Eustache et le rang du bord de l’eau. Il avait le crâne nu et la barbe blanche. Cette barbe longue tombait en cascades sur sa poitrine. Les habits de ce mendiant n’étaient pas encore ornés de ces capricieuses pièces d’étoffes de différentes couleurs qui trahissent une longue pratique de la profession, et s’ils n’avaient pas, non plus, cet air de jeunesse qui dure si peu, ils n’en étaient pas davantage rendus à la corde. Ils flottaient entre un passé luisant et un avenir sombre… Ce mendiant, novice sans doute et honteux encore, n’avait pas osé arborer le sac ; il ne portait donc rien sur son dos… rien qu’un fardeau de souvenirs pénibles et de mauvaises actions, mais, hâtons-nous de le dire, de remords aussi et de repentance… Et c’était bien assez. Il arriva en haut de la route, jeta un regard en arrière pour embrasser le chemin qu’il venait de parcourir, le grand fleuve et les campagnes de Deschambeault avec les Laurentides bleues qui les bordent, et un soupir amer souleva sa poitrine. Puis il reprit sa marche lente, le regard fixé sur les maisons blanches du village où il entrait. Il vit des enfants qui jouaient aux portes, et le bonheur inaltérable de ces petites créatures qui ne connaissaient encore rien des angoisses de la vie, l’affecta profondément. Quand les enfants l’aperçurent avec son bâton à la main et sa figure étrange, ils se sauvèrent. Je suis donc un objet d’horreur ! pensa-t-il, et ses yeux humides tombèrent sur la route devenue déserte. Il entendit chanter une jeune fille qui rentrait avec un paquet de filace jaune comme de l’or sous le bras, et son souvenir remonta loin, bien loin vers les jours perdus… et il secoua la tête comme pour se débarrasser d’une pensée fatigante. Il avait faim, et l’angoisse déchirait ses entrailles plus que la faim. Il était fatigué et ses jambes affaiblies tremblaient. Tout à coup ses yeux parurent chercher quelque chose. Il s’arrêta : C’est bien là, murmura-t-il. Le jour s’effaçait, et, du côté du couchant une bande couleur d’orange avait succédé à l’océan de flamme, comme la pâle sérénité de la vieillesse suit l’éclat du jeune âge. Une lumière venait de briller à la fenêtre de la maison voisine, et, vis-à-vis cette lumière passaient, comme des ombres, les habitants de la maison. Un serrement de cœur inexprimable fit pâlir le mendiant.

— C’est là ! pensa-t-il… c’est là qu’ils demeurent ! Oh ! vais-je donc entrer pour les voir, les entendre, et m’assurer qu’ils sont heureux encore… eux du moins, qui n’ont rien fait pour mériter de souffrir !… S’ils allaient me reconnaître ! Mais non ! impossible ! le chagrin et l’âge m’ont rendu méconnaissable… Il se dirigea vers la porte de la maison et vit une femme qui pleurait. Mon Dieu pensa-t-il, est-ce que d’autres misérables auraient continué mon œuvre infâme ? Et, traversant le chemin, il alla s’appuyer sur la clôture de cèdre, les yeux toujours plongés dans le triste intérieur. La porte s’ouvrit, un jeune homme parut sur le seuil. Le mendiant ne bougea point, mais il s’appuya comme un homme qui souffre, le front dans sa main. Le jeune homme vint à lui :

— Êtes-vous malade, père ? lui demanda-t-il.

Le mendiant tressaillit à cette voix pure et sonore ; il arrêta sur son interlocuteur un regard presque suppliant. Le jeune homme répéta sa demande.

— Oh ! je souffre beaucoup, répondit le vieillard…

— Venez, entrez ! vous trouverez d’autres personnes qui souffrent aussi, et peut-être plus que vous encore… Les malheureux se doivent entre eux de la pitié.

— Mère, dit le jeune homme, rentrant suivi du mendiant, ce vieillard a peut-être besoin de quelque chose ; en tous cas, il ne peut coucher dehors, et nous avons un lit.

Le vieillard s’était assis sur une chaise près de la porte et n’osait lever les yeux sur ses hôtes.

— Je n’ai pas besoin de lit, répondit-il — et sa voix chevrotante trahissait une vive émotion — je dormirai bien là, sur votre plancher, dans un coin, si vous me le permettez.

— Nous avons un bon lit de paille au grenier, reprit le jeune homme, nous vous l’offrons avec orgueil à vous qui dormez sur le plancher, nous l’offririons sans honte aux riches accoutumés à dormir sur la plume, car nous n’en avons pas de meilleur à donner.

— Et vous avez sans doute besoin de manger ? demanda la femme.

— J’accepterai un morceau de pain, madame.

— Du pain, du beurre et du thé, c’est peu, mais enfin avec cela on s’empêche de mourir, dit la femme en apportant sur la table ces humbles aliments qu’elle annonçait.

— Approchez-vous, dit-elle au mendiant…

— Vous êtes bien charitable, madame, reprit celui-ci, et vos bonnes paroles me consolent des avanies que parfois je suis forcé de souffrir.

— Comment ! est-ce qu’il se trouve des âmes assez peu chrétiennes !… Mais en effet, mon Dieu !… reprit-elle, et la tête baissée, elle se détourna pour essuyer les pleurs qui coulaient de ses yeux.

Le mendiant ne vit pas cette douleur étrange, et il dit, répondant à sa première pensée :

— Aujourd’hui même, à midi, je suis entré dans une maison de bonne apparence, un peu en deçà des côtes de la rivière du Chêne : j’avais faim, et j’ai demandé l’aumône d’un morceau de pain. Une fille, une servante sans doute, était là ; elle entrouvre une porte et demande à sa maîtresse si elle peut me secourir.

— C’est un vieillard qui demande la charité, dit-elle.

— La charité ! répond la femme que je n’ai pu apercevoir, la charité ! si je prends le manche à balai je vais aller lui en faire une charité, moi ! comme si nous devions nourrir tous ces gueux de fainéants qui traînent les chemins !… comme si nous n’avions pas assez de nos propres dépenses et de nos propres affaires ! Ah ! l’on serait vite ruiné, si l’on écoutait tous ces escamoteurs de confiance !… Je n’ai jamais vu une paroisse comme celle-ci pour les quêteux !… Il y a peine un mois que nous sommes ici, et déjà nous avons fait connaissance avec cent figures de coureurs de chemins ! j’aurai un chien pour les empêcher d’entrer ici !…

— La servante ferma la porte et vint me dire qu’elle n’avait rien à me donner. Elle aurait pu s’en dispenser ; j’en avais assez entendu. Cette parole dure me fit tant de mal que je n’osai plus, de toute la journée, demander rien à personne.

— Pauvre vieillard ! des cœurs aussi insensibles sont rares, heureusement, remarqua le jeune homme, mais quelle peut être cette femme inhumaine ? reprit-il, en s’adressant à sa mère.

— Je ne la connais point, répondit Noémie. Je sais que dernièrement une famille s’est établie à la rivière du Chêne, la famille Gagnon.

À ce nom, le mendiant leva la tête.

— Mais j’ai de la peine à croire, continua-t-elle, que ce soit madame Gagnon qui traite ainsi les pauvres, car on dit qu’elle est très pieuse. Elle vient à l’église deux ou trois fois par semaine, ne manque pas un office et donne à la quête du dimanche.

— Je ne veux pas faire de jugement téméraire, reprit le jeune homme, mais quelqu’un m’a assuré, et je dirai bien qui, c’est le petit Xavier-Firmin, que monsieur le curé avait dit qu’il ne lui donnerait pas à cette dévote créature la communion sans confession.

— Elle m’a fait mander qu’elle viendrait me voir, te l’ai-je dit, Victor ?

— Non, mère, répondit le jeune avocat — car mes lecteurs ont deviné, sans doute, que nous sommes dans la maison de Noémie — non, vous ne me l’avez pas dit… mais si madame Gagnon traite les mendiants comme vient de nous le dire ce pauvre, elle peut rester chez elle… Je vais sortir un instant, continua Victor ; il faut que je voie le père Normand.

Le vieillard cessa de manger et se retira dans un coin. Il s’apercevait bien qu’il y avait dans cette maison un air de tristesse inaccoutumée. Il n’avait pas vu un sourire sur les lèvres de ses hôtes, pas un rayon dans leurs regards, et une teinte de sérieuse mélancolie était répandue sur leurs figures douces et franches. La femme avait pleuré ; des cercles rouges entouraient ses orbites et le sang paraissait s’être répandu dans l’œil enflammé par le chagrin. L’aspect de cette douleur navrait le mendiant. Il voulait en savoir la cause et n’osait interroger personne. Noémie la première rompit un silence pénible.

— Avez-vous déjà passé par ici ? demanda-t-elle au mendiant…

— Oui, madame, répondit-il, mais il y a bien longtemps…

— Vous devez trouver la place joliment changée ?…

— Bien changée ! fit-il avec un soupir. Et, comme s’il eut redouté les questions de cette femme, il la prévint en lui demandant :

— Avez-vous encore votre mari, madame ? je n’ai vu que votre fils.

Noémie poussa un profond soupir.

— Oui, monsieur, répondit-elle…

— Est-il malade ? est-il absent ? se hâta d’ajouter le mendiant.

Noémie se laissa tomber sur une chaise, et se voilant la figure, comme pour cacher sa honte :

— Il est en prison ! Monsieur… en prison !… mais il est innocent !… ah !… bien innocent !…

Victor entra.

— Le père Normand n’est pas chez lui, dit-il.

Il aperçut sa mère qui sanglotait.

— Ne te désole point, petite mère, allons ! du courage, tout n’est pas fini… Et se tournant vers le vieillard.

— Notre affliction est grande, pauvre homme, dit-il, et si le bon Dieu n’a pas pitié de nous, je ne sais ce que nous allons devenir…

— J’ai été indiscret, répondit le mendiant, et j’ai réveillé sans doute des chagrins qui dormaient.

— Oh ! monsieur, les chagrins ne dorment pas ici !… oh ! non ! ils veillent depuis vingt ans et plus !… s’écria Victor, comme exaspéré…

— Quelle est donc la cause de ces chagrins ? si toutefois, mon indiscrétion n’est pas trop grande… demanda le vieillard que l’émotion gagnait.

— La cause première est loin, répondit Victor, et ce serait bien long de vous conter toutes les épreuves par lesquelles ma pauvre mère a passé… et avant elle et encore mon père ! mon pauvre père !…

— Votre père ?

— Oui, mon père Joseph Letellier…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria malgré lui le vieillard, et ses mains tremblantes passèrent sur ses paupières ridées pour en effacer les pleurs… À ce cri, Noémie se redressa frémissante.

— Connaissez-vous mon père ? demanda Victor.

Le vieillard ne répondit point. Victor renouvela sa question.

— Oui, murmura sourdement le vieillard, je l’ai connu autrefois…

— Si vous l’avez connu, écoutez-moi, je vais vous raconter ses malheurs ; vous en serez ému, et vous comprendrez notre désolation. Et Victor retraça à grands traits la vie extraordinaire de son père. Il parla de son enfance sans amour et sans soleil, pour lui et pour la petite Marie-Louise ; il rappela l’égoïsme et la cruauté d’Asselin, le tuteur et l’oncle de l’orphelin, et surtout la malice odieuse de la femme d’Asselin ; il n’oublia ni le Maître d’école infâme, ni les voleurs de la taverne de la mère Labourique, ni le blasphème, ni le châtiment, ni surtout le miracle de la bonne Sainte-Anne. Mais enfin, dit-il, tout cela était passé, fini ! et la félicité rayonnait sur les jours du jeune homme assez persécuté. Asselin le tuteur infidèle s’était repenti… mais il devait aussi porter la peine due à sa femme maudite. Il s’enfuit pour jamais. La plupart des coupables furent punis par la Providence d’une façon évidente. Plusieurs échappèrent, il est vrai, mais Dieu les retrouvera bien, si déjà il ne les a pas punis…

Un homme restait, un ami de mon père, mais, hélas ! un enfant maudit de l’auteur de ses jours, Picounoc, le fils de Saint Pierre, le chef des voleurs… C’est lui ce Picounoc, ce scélérat, qui est la cause nouvelle de nos misères. Je dis nouvelle, je me trompe, puisqu’elle remonte à vingt ans.

Et de nouveau le jeune avocat, le cœur rempli d’amertume, fit l’histoire de l’astuce et de la méchanceté de Picounoc, qui tue sa femme par les mains d’une victime qu’il veut immoler en même temps ; et raconte tout ce drame que nous connaissons déjà et qui va se continuer encore quelques jours, pour se dénouer en cour criminelle, le 27 d’octobre… Et, pendant tout le récit du jeune homme, le mendiant resta la face cachée dans ses mains pâles, sillonnées de grosses veines bleuâtres, et ses épaules eurent de fréquentes secousses comme en éprouvent les épaules de quelqu’un qui gémit, et sa barbe blanche se mouilla peu à peu.

— Merci de votre émotion, merci de vos larmes ! dit le jeune avocat. Cela nous fait du bien de vous voir pleurer avec nous. Notre amitié est peu de chose, mais vous la gagnez toute entière.

— Votre amitié ! votre amitié ! s’écria le vieillard, dans un transport soudain, je ne la mérite pas ! c’est le pardon qu’il me faut, c’est le pardon !

Et il vint tomber aux genoux de Noémie et de son fils…

Rien ne pourrait peindre l’étonnement de Victor et de sa mère. Ils se regardaient muets et pâles, et regardaient ensuite le vieux mendiant sanglotant à genoux devant eux.

— Qui êtes-vous donc ? qui êtes-vous ? demanda le jeune homme tout terrifié…

— Je suis un misérable que le Seigneur a bien châtié, répondit le vieillard.

— Espérez le pardon alors, reprit Noémie, car Dieu est juste et ne punit qu’une fois…

— J’espère le pardon de Dieu, car je me repens et je bénis la main qui me tient dans la poussière, balbutia le mendiant ; mais je ne puis pas espérer le pardon des hommes… et pourtant je le demande !…

— Les hommes ne sont point miséricordieux comme le Seigneur, mais ils doivent pardonner cependant : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons… » reprit Victor.

— Ah ! tu es bien le digne enfant de ton père, et Dieu te bénira, murmura le vieillard.

— Qui êtes-vous donc ? répéta Victor.

— Qui je suis ? je suis Asselin ton grand-oncle.

— Mon oncle Asselin ! s’écrièrent à la fois Victor et Noémie…

— Oui, Asselin votre oncle !… oh ! je n’ose prendre ce nom que j’ai prostitué…

— Mon oncle, levez-vous, dit Victor, mon père vous a pardonné… Je ne veux pas me souvenir du mal que vous lui avez fait…

Mais le mendiant ne se relevait point. Il fallut le prendre par le bras et le conduire, chancelant, à un siège.

Quand l’émotion fut apaisée, le mendiant dit à son tour comment Dieu l’avait châtié.

— Ma femme a quitté depuis bien des années le toit conjugal, et je ne l’ai revue qu’une fois, il y a deux mois ; mais j’ai senti sa main peser continuellement sur moi. Dieu s’est servi d’elle pour me ruiner. Elle m’a volé, elle a brûlé mes bâtisses à maintes reprises, car elle m’avait juré haine et vengeance, parce que, repentant, j’accueillis comme je devais le faire, Djos mon neveu, à son retour de Sainte-Anne, après sa guérison miraculeuse. Je n’ai jamais pu la surprendre, ni la rencontrer ; mais je sais qu’elle dirigeait les coups si elle ne les portait elle-même. Dernièrement, elle est venue à Montréal où je m’étais caché, car on se cache mieux dans une grande ville que dans un village ou une campagne, et elle m’a porté le dernier coup. J’avais vendu ma terre et monté une auberge fort proprette, dans une rue passante. Elle arrive, se jette à mes pieds, pleure et supplie si bien que je me laisse attendrir. Je l’embrasse et lui donne les clefs de ma maison, car il faut vous dire que je suis seul depuis longtemps : tous mes enfants sont ou mort, ou dispersés dans les États-Unis, ce qui ne vaut guère mieux. Dans la nuit, l’on me pille, le feu est mis à la maison, et ma femme disparaît pour ne plus revenir… J’étais ruiné… dans la rue… et, à mon âge, on n’a plus le courage de recommencer à vivre et à travailler… Au reste, je sais que ce serait inutile : c’est la main de Dieu qui s’appesantit sur moi…

Victor avait tressailli pendant ce court récit…

— Mon oncle, dit-il, vous resterez avec nous quoi qu’il arrive. Nous avons besoin de l’aide de Dieu pour sortir de l’abîme où nous a précipités la méchanceté des hommes ; et Dieu nous aidera, parce que nous lui sommes agréables en pratiquant la miséricorde.

— Oui, mon fils, dit Noémie, soyons miséricordieux pour obtenir miséricorde.

Le vieillard se précipita de nouveau aux genoux de Victor et de Noémie. Une voiture s’arrêta à la porte. Une femme bien mise entra après avoir frappé !