Picounoc le maudit, Tome 2/La grosse gerbe

C. Darveau (IVp. 31-53).

II

LA GROSSE GERBE.


Les amis de mademoiselle Marguerite avaient été priés de se rendre de bonne heure dans l’après-midi, afin d’aider à faire et à lier la grosse gerbe. Un seul manquait à l’invitation ; c’était Gaspard Tintaine, un jaloux du grand St. Charles, qui boudait Marguerite parce qu’elle ne l’avait pas assez regardé l’autre soir. On ne s’apercevait guère de son absence. Les poètes font bien la nomenclature de leurs guerriers imbéciles qui vont s’entr’égorger au profit de l’orgueil et de l’ambition, pourquoi ne nommerais-je pas les jeunes gens éveillés qui sont venus chez Picounoc prendre part à une fête charmante qui s’en va, hélas ! avec les bonnes années ?

L’on vit arriver, à la porte du riche cultivateur, les rivaux empressés. L’un était monté sur le siége léger d’une petite charrette aux ressorts d’acier ; un autre se carrait dans une calèche antique ; un autre, plus fier, descendait d’un coquet buggy. Et les chevaux étaient habillés de harnais luisants. On voyait des boucles blanches partout : à la bride, aux rênes, aux guides, aux porte-fers, et des clefs argentées ! et des pompons rouges ! et des pompons bleus ! Le bonhomme Auger qui les vit arriver s’écria en secouant la tête :

— Pauvres jeunes cavaliers ! souvent, quelques années après leur mariage, on les voit encore, mais leurs chevaux sont devenus boiteux, les brillants harnais ont perdu leurs clefs argentés, et des bouts de corde remplacent les boucles sans ardillons ; la calèche sonne le fer ; les raies des roues tremblent dans les moyeux. Pauvres cavaliers ! ils ont commencé par où ils auraient dû finir. Non ! les cultivateurs ne devraient ni commencer, ni finir par se promener dans les voitures brillantes et coûteuses qu’ils ne peuvent payer, d’ordinaire, qu’après trois ou quatre ans, et en privant leur table de pain de blé, et leurs terres, de bonnes semences. Qu’ils ne se laissent point aveugler par une basse jalousie contre les classes élevées de la société, et qu’ils se souviennent que c’est Dieu qui a établi, dès le commencement, les différentes couches qui composent l’humanité. Que chacun soit à sa place ; que chacun travaille dans la sphère et sur la scène où la Providence l’a placé, et le monde ira bien. La misère disparaîtra de bien des lieux et la vertu brillera comme un soleil sur nos belles campagnes. Il est permis d’aspirer à monter, mais que l’on ne cherche pas à se placer au-dessus des autres par orgueil et pour mieux se délecter dans les satisfactions du luxe ou les fumées de la vaine gloire ; que ce soit pour être, dans les mains de Dieu, un instrument plus docile et plus noble ! que ce soit pour faire plus de bien !

Le premier, celui qui marche à côté de Marguerite, le long de la clôture de cèdre, c’est Victor, le jeune avocat. Il est sans regret du passé, sans souci de l’avenir, mais tout entier à l’heure présente, parce qu’elle est ensoleillée. Pauvre jeune homme ! hâte-toi de jouir… Les heures de la félicité sont toujours rapides et rarement nombreuses ! Les trois qui suivent et marchent de front, se nomment Isaïe Paré, François Piché et Nérée Bertrand. Le premier est apprenti forgeron, les autres s’engagent chez les habitants. Ils regardent d’un œil jaloux cet heureux Victor qui agace Marguerite avec un épi oublié dans le champ. Ils ont l’air de dire : Si nous avions seulement les miettes qui tombent de votre table ! Ils sont venus avec leurs sœurs. Voici un groupe joyeux et loquace. Ce sont des jeunes filles du bord de l’eau, de l’Église et des concessions : Hermine Fiset, gaie comme pinson et blanche comme neige ; Célina Morissette, qui court légère comme une gazelle et cherche des fleurs tardives pour orner son chapeau ; Julie et Joséphine Marcotte, deux cousines qui voudraient être sœurs ; Blanche Durocher, la statue du silence — qui s’oublie de temps en temps. Puis viennent encore des garçons, puis viennent encore des filles. Et toute cette jeunesse rit, babille et chante comme les oiseaux, comme les ruisseaux.

— Allons ! faisons la grosse gerbe ! s’écria Picounoc, quand tout le monde fut auprès de lui, au milieu du champ. Pour faire la grosse gerbe on avait laissé à terre bon nombre de javelles. La grosse gerbe ! crièrent les voix joyeuses de la jeunesse. Alors tous se penchent sur la glèbe et enlèvent, dans leurs bras, une javelle qu’ils viennent déposer sur le lien de saule étendu au milieu d’une planche. C’est à qui déposera le premier la précieuse brassée d’épis frémissants. Les gars poussent les fillettes et les font choir sur le chaume piquant avec leurs légers fardeaux ; les filles passent à rebours, sur la figure riante de leurs compagnons, les épis mordants. Et les éclats de rire montent comme des feux d’artifice, les gais propos pleuvent comme les perles quand on secoue un feuillage chargé de pluie. La gerbe s’arrondit, les plus forts la lient adroitement en s’aidant des genoux. Sa taille crie et se corse. On attache des fleurs à sa tête d’épis et des rubans à sa jupe de paille. Alors on la soulève, on la met debout, puis on danse autour des rondes légères et entraînantes.

La première, Marguerite, redit d’une voix assez douce :

J’ai trouvé le nique du liève
Mais, le lièv’, n’y était pas.
Le matin, quand il se lève,
Il emporte son lit, ses draps.
Sautons ! dansons !
Beau berger, entrez en danse
Et embrassez qui vous plaira !

Et tous les autres répétèrent, en sautant sur le chaume d’or, le refrain sémillant : Sautons ! dansons !… Victor que l’on a fait entrer dans le rond, embrasse la chanteuse, sa voisine, qui ne se défend qu’un peu.

Ce fut au tour d’un autre, et ce fut une autre chanson. Joséphine Marcotte chanta :

Dans ma main droite j’ai t’un rosier
Dans ma main droite j’ai t’un rosier,
Ha ! qui fleurit, ma lon, lon, la !
Qui fleurira au mois de mai !
Entrez en danse, joli rosier,
Entrez en danse, joli rosier.

Le joli rosier, c’était François Piché.

Et saluez, ma lon, lon, la !
Et saluez qui vous plaira !

Piché qui n’aimait que mademoiselle Marguerite, et qui était jaloux des succès de son ami Victor, ne voulut saluer personne ; mais, pour cacher son dépit sous une boutade, il salua la grosse gerbe ; ce qui fit rire la troupe joviale. Il revint prendre sa place entre Joséphine Marcotte et Célina Morissette, et se mit à chanter :

Mademoiselle, on parle de vous,
On dit que vous aimez beaucoup !

Tout le chœur fit chorus. Il continua :

Si c’est d’amour que vous aimez,
Entrez dans la danse, entrez !

Tous répétèrent encore, et il reprit :

Faites le pot à deux anses.
Regardez comme l’on danse,

Fermez la bouche, ouvrez les yeux,
Saluez qui vous plaira le mieux !

Mademoiselle Joséphine Marcotte, poussée au milieu des danseurs, se mit les deux mains sur les hanches, et ses bras arrondis simulèrent deux jolies anses. Elle avait un petit air mutin qui ne lui siéait pas mal. Elle salua Nérée Bertrand qui rendit la politesse avec un plaisir nullement déguisé.

Puis l’on ramena les moutons, et l’on courut à perdre haleine autour de la gerbe précieuse, en chantant avec force et volubilité.

Ram’nez ! ram’nez ! ram’nez, belle,
Ram’nez vos moutons des champs !
Ram’nez ! ram’nez ! ram’nez, tous,
Ram’nez vos moutons des loups !

Et cette jeunesse fit bien d’autres danses et bien d’autres jeux naïfs et innocents. Les bois voisins retentirent longtemps des cris de joie et des chants populaires. On eut dit que, plus loin, sur les écores du ruisseau, d’autres chœurs éveillés chantaient, riaient et dansaient autour d’une autre gerbe de grain. C’étaient les échos qui prenaient part à la fête.

Picounoc alla chercher une voiture pour transporter la gerbe dans la grange. Il garnit le harnais de fleurs de toutes sortes et de rubans de toutes couleurs. Le cheval hennissait et secouait la tête avec une évidente vanité. La gerbe fut mise debout au milieu de la grande charrette, et les jeunes gens s’entassèrent autour pêle-mêle, formant une gerbe plus brillante et plus riche que la grosse gerbe de blé. La charrette, sous son pesant fardeau, faisait crier ses bers et craquer ses roues, dans les ornières ou les rigoles. Mais l’essieu étant neuf et en bois de merisier, on voguait sans peur.

La grosse gerbe fut dépouillée de ses oripeaux et jetée dans la tasserie avec les autres plus humbles, en attendant le jour terrible où le fléau du batteur la frappera sans merci, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une paille informe, et que le dernier grain de blé reste sur le plancher de l’aire.

Les jeunes gens entrèrent dans la maison. Pendant que Picounoc dételait son cheval, Jean Tiston son voisin l’aborda.

— Bonjour ! Picounoc.

— Bonjour ! Tiston.

— Pourquoi Narcisse, ton garçon, n’est-il pas venu ? demanda Picounoc.

— Il arrive de St. Édouard, et je viens te dire cela. Pour raccourcir son chemin, il a passé à travers les champs depuis le côteau de la route de St. Charles, et il a vu une espèce de fou à genoux sur le bord du ruisseau, près des débris de l’ancienne cave, sur le haut de la terre de Noémie… c’est-à-dire de ta terre nouvelle… puisque tu l’as achetée.

Picounoc le regarda curieusement : Un homme à genoux ? dit-il.

— Oui, un étranger : une grande barbe, des cheveux longs, une espèce de sauvage…

— C’est un chasseur des Hauts, reprit Picounoc, un ami de l’ex-élève… Mais c’est drôle tout de même qu’il aille ainsi s’agenouiller en cet endroit, ajouta-t-il à demi-voix.

Les deux voisins continuèrent à causer quelques minutes et se séparèrent. Picounoc était soucieux.

Le soir arriva. Une longue table fut dressée et tous les convives y trouvèrent place. À l’un des bouts était assis Picounoc et sa future, madame Letellier, à l’autre bout, Victor et Marguerite. Le grand-trappeur se trouvait le premier, au côté droit de la table, et voisin de Picounoc. Il était un objet de curiosité pour tout le monde.

— Vous serez indulgents envers le pauvre chasseur, dit-il aux convives, s’il manque d’éducation et ne sait plus aussi bien tenir un couteau et une fourchette qu’une carabine : depuis vingt ans il ne s’est guère assis à une table pour manger.

— Soyez sans inquiétude, monsieur, répondit Picounoc, et faites comme si vous étiez chez vous dans les bois. On connaît la force de l’habitude…

Tous les jeunes gens avaient les yeux sur l’étranger, s’attendant à le voir prendre les côtelettes de mouton avec ses mains pour les déchirer à belles dents. Grand fût leur désappointement quand ils s’aperçurent qu’il savait couper sa viande avec son couteau et la porter à sa bouche avec sa fourchette. Lorsque l’estomac fut lesté, et que l’on fut arrivé du ragoût aux croquignoles, en passant par les pâtés et les tartes, on se mit à chanter. La chanson, aux repas de la campagne, remplace le discours, et elle le remplace avantageusement. La chanson égaie tout le monde et celui qui la chante, au contraire du discours qui embête celui qui le fait autant qu’il ennuie ceux qui l’écoutent. Le grand-trappeur chanta une chanson Montagnaise — car la langue montagnaise est la langue généralement parlée par les diverses tribus du nord-ouest. Personne n’y comprit rien, mais à cause de cela on applaudit davantage.

— Ce doit être une complainte bien triste, observa l’une des jeunes filles, car des larmes ont roulé sur les joues du chasseur et sa voix a tremblé pendant qu’il chantait.

En effet le grand-trappeur avait redit ses infortunes, dans des couplets poétiques qu’il composa lui-même, au milieu des solitudes où il avait vécu. La table fut enlevée, puis les jeux commencèrent. Assis à l’écart, ayant visiblement conscience de son importance et de son talent, Narcisse Tiston prit son violon enveloppé dans un grand mouchoir de poche en soie rouge, déroula le foulard, et, de son pouce, fit vibrer tour à tour les quatre cordes de l’instrument. Alors un frémissement de plaisir courut dans la troupe éveillée, et les jeux cessèrent.

— Dansons ! dansons ! dirent vingt voix ensemble.

— La danse est défendue, observa madame Letellier.

— Pardon ! madame, vous n’êtes pas encore la maîtresse de céans, répliqua en riant Picounoc, et je ne suis pas opposé à la danse, moi, ajouta-t-il.

Les jeunes gens approuvèrent Picounoc.

— Dansons ! dansons ! hâtons-nous ! dirent-ils, avant que madame Noémie devienne la maîtresse.

Le violonneux tournait les clefs de son instrument pour raidir ou lâcher les cordes, pendant que l’archet se promenait lentement de la chanterelle à la basse, pour assurer entre toutes l’accord parfait. Et ces préludes harmonieux réveillaient, dans la salle, le plaisir et la volupté. Le violon, c’est l’occasion prochaine de la danse : s’il vibre, s’il chante, c’en est fait, on dansera.

Le grand-trappeur était content de retrouver cette rigidité dans les mœurs de sa femme. Je ne veux pas dire qu’il y a du mal à danser… certaines danses… avec certaines personnes : mais danser certaines autres danses avec certaines autres personnes !…

Noémie se trouva seule contre tous, que pouvait-elle faire ? danser ? cependant elle ne dansa point. Picounoc en éprouva un léger dépit.

— Quel scrupule de rien ! observa-t-il.

— J’ai promis de ne jamais danser, répondit-elle.

— À qui ?

— Au bon Dieu.

— En voilà par exemple ! Venez donc ! une promesse manquée en plus ou en moins qu’est-ce que cela peut faire ?

— Est-ce un reproche ? demanda-t-elle.

— Non, c’est une plaisanterie.

Le grand-trappeur recueillait avec une joie folle ces paroles légèrement acidulées. N’importe, les jeunes gens s’amusaient bien et le violon ne se reposait guère. Victor et Marguerite étaient radieux. Plus d’un œil jaloux les regardait. Quand le violonneux eut le bras fatigué de promener l’archet, et les talons fatigués de battre la mesure, on demanda au trappeur de raconter quelque histoire d’Indien. Il ne se fit pas prier.

— Avez-vous connu un nommé José Racette ? commença-t-il.

— Racette ! José Racette ! répondit Picounoc étonné, oui : oui ! je l’ai connu, moi.

— Moi aussi, hélas ! ajouta, d’une voix triste, la veuve Letellier.

— On ne l’a pas connu, mais on a entendu parler de lui, dirent les jeunes gens.

— Eh bien ! José Racette, continua le grand-trappeur, est un chef sauvage, maintenant.

— Un chef sauvage ! s’écria tout le monde.

— Oui, le chef de la tribu des Tranltsan-otinés — en français, des « Couteaux-jaunes », et se nomme le Hibou-blanc.

— Le Hibou-blanc ! firent les autres.

— Il est plus cruel que les Indiens, plus impie que le diable, et je crois qu’il se prépare une fin des plus horribles.

— Il était un rien qui vaille, un misérable, avant de se faire sauvage, dit Noémie, rien de surprenant qu’il ne soit pas en odeur de sainteté, maintenant.

— Il s’efforce, reprit le trappeur, de détruire l’œuvre magnifique des missionnaires de la foi. Pendant que nos saints envoyés prient, souffrent et instruisent les infidèles, lui, il les scandalise et les pervertit. Mais j’espère que son règne achève, car il est connu aujourd’hui : on sait son nom et ses antécédents. Voici comment Dieu a permis que cet homme fut démasqué et confondu. Et le grand-trappeur fit le récit des actions lâches et cruelles dont s’était rendu coupable le Hibou-blanc. Il termina par le coup de théâtre qui eut lieu dans l’humble chapelle, au fort Providence, quand, pour épouser Iréma la belle Litchanrée, il révéla son nom.

Plusieurs fois, pendant ce récit, des larmes remplirent les yeux de Noémie et des jeunes filles, et, plusieurs fois des exclamations de surprise échappèrent aux bouches avides et attentives.

— Tantôt, après la danse qui va recommencer, quand vous aurez encore besoin de repos, je vous parlerai d’un autre personnage que vous devez aussi avoir connu.

— Qui ? qui ?… l’ex-élève ? Paul Hamel ?

— Tantôt.

Et la danse reprit plus légère, plus vive et plus animée que jamais. Le violon résonna avec un redoublement de vigueur et d’éclat. On entendait la mesure que marquaient les pieds, comme on entend les coups retentissants et cadencés de trois fléaux qui battent la même airée. Et, quand le dernier cotillon eut arrêté ses tourbillons étourdissants, la foule anxieuse entoura de nouveau le conteur.

— En vous parlant de Racette, le renégat, je vous ai nécessairement parlé du grand-trappeur, son plus mortel ennemi, reprit le chasseur.

— Oui ! oui ! monsieur !

— Ça, c’est un homme ! par exemple, exclama le violonneux.

— Oui, messieurs, c’est un homme, reprit l’étranger, mais c’est un homme malheureux ; c’est un homme qui doit avoir quelque profond chagrin. Il ne rit presque jamais ; mais il pleure souvent. Il ne nous avait jamais révélé son nom avant l’incident dont je vous ai parlé, il y a un instant ; incident qui eut pour effet de démasquer le Hibou-blanc et de nous apprendre son vrai nom. Cependant le grand-trappeur parcourt en tous sens, la carabine sur l’épaule et les pistolets à la ceinture, depuis plus de vingt ans, les régions désertes et glacées du nord. Il est l’ami de tous les chasseurs, et sa force, sa douceur, son agilité, en font un compagnon bien précieux. C’est notre maître à tous. Il parle peu et paraît toujours absorbé dans de sombres pensées. On ne l’interroge jamais ; cela semble lui faire mal. On respecte son secret — car il doit cacher un grand secret cet homme — et l’on aime son esprit aventureux, son cœur sincère, et son dévouement à ses semblables.

En parlant ainsi l’étranger regardait souvent Noémie ; car il était curieux de voir si le passé était complètement enseveli dans l’âme de cette femme. Il la vit pâlir, comme si tout son sang affluait au cœur, et il crut surprendre une larme sous sa paupière baissée. Il continua ainsi :

— L’homme quelquefois se trahit dans son sommeil, et la bouche, obéissant à l’esprit qui ne dort point, parle aussi quelquefois plus que de raison. Dans ses rêves, le grand-trappeur laisse souvent échapper, de ses lèvres inconscientes, un nom qu’il ne prononce jamais devant nous alors qu’il est éveillé ; c’est le nom d’une femme. Il a, c’est évident, un chagrin d’amour ; mais, grand Dieu ! quel chagrin ! il dure depuis vingt ans !

— Quel est ce nom de femme qu’il murmure ainsi dans ses rêves ? demanda le jeune avocat.

Ceux qui regardaient Noémie la virent tressaillir soudain sur son siége. Elle prit son mouchoir blanc et s’essuya le visage. Elle avait des sueurs froides sur le front. Picounoc dit : Et qu’est-ce que cela nous fait, un nom ou un autre ?… Continuez, monsieur… où bien dansons ! Voyons, les jeunes gens, émoustillez-vous un peu !

— Le nom de la femme ! dirent plusieurs…

— Eh bien ! reprit l’étranger, d’un accent troublé par l’émotion, le nom de cette femme c’est « Noémie » !

— Mon Dieu ! s’écria madame Letellier. Et elle se mit à sangloter, le visage caché dans ses deux mains…

Victor se leva soudain. Tous restèrent muets dans leur étonnement ; mais au bout d’un instant Picounoc s’écria visiblement excité, et tout effrayé des conséquences de cette révélation : C’est faux ce que vous dites là !

— Monsieur, répliqua le grand-trappeur, se levant et tirant, de sa ceinture, un pistolet… jamais, dans les forêts de l’ouest, le grand… il se ravisa — je n’ai souffert une pareille insulte, et, bien que je sois dans votre maison, je ne la supporterai point davantage…

Mais il se reprit aussitôt, et, sous une apparence de calme, il dit : Pardon ! si j’ai répliqué un peu trop vivement à votre démenti ; mais si vous ne me croyez pas sur parole, demandez à l’ex-élève, il vous dira la même chose que moi…

— Mais non ! ce n’est pas possible ! disait Picounoc marchant au milieu de la salle… Djos est mort !… eh ! oui, bien mort ! brûlé avec sa grange. Et puis, s’il revenait !…

Il s’arrêta, voyant qu’il en avait trop dit déjà…

— Et s’il revenait ? demanda Victor.

— Mais c’est impossible, puisqu’il est mort, répondit-il en éludant la question, on a retrouvé ses ossements calcinés… Bah ! Et il se prit à rire.

— Mon ami, observa Noémie avec douceur et tristesse, ce rire me fait mal.

— C’est vrai, pensa Picounoc, je m’excite trop, je fais des bêtises…

— Mais il me semble, demanda Victor, que ce grand-trappeur a révélé son nom, en même temps que le Hibou-blanc faisait connaître le sien ?

— Oui, jeune homme, répondit l’étranger…

— Et ce nom ? quel est-il ?

Tout le monde prêtait une oreille attentive et curieuse ; seul le battement des cœurs agitait les poitrines.

— Joseph Letellier ! prononça, d’une voix lente et forte, l’étranger.

Un nouveau cri s’éleva, ou plutôt plusieurs cris à la fois firent retentir la maison de Picounoc.

— Mon mari ! mon mari !

— Mon père ! c’est mon père !

— Lui !

C’était Picounoc qui avait crié ce « Lui ! » Il était pâle jusqu’à la lividité. Noémie prête à s’évanouir avait demandé à s’en retourner chez elle… Victor s’applaudissait tout haut d’avoir un père si brave et si étrange.

— Monsieur, dit Picounoc à l’étranger, vous êtes venu troubler notre fête.

— C’est bien malgré moi, soyez-en sûr, répondit le grand-trappeur d’un air de componction ; je ne savais pas que la femme et l’enfant du grand-trappeur se trouvaient ici.

— Vous ne l’ignoriez pas, et cela est fait à dessein ; mais, si vous retournez dans les Hauts, dites bien à Djos ou au grand-trappeur, comme vous l’appelez, qu’il ne se montre jamais ici… le meurtrier qu’il est !…

— Meurtrier, dites-vous ? lui, un meurtrier !

— Oui, monsieur, il a tué ma femme !…

— Il a tué votre femme !… et vous avez des preuves de cela ?

— Des preuves ? je l’ai vu de mes yeux… entendez-vous ? de mes yeux !… et, s’il revient, la corde l’attend !…

— C’est mon père, dit d’une voix émue le jeune avocat.

— Je le sais bien que c’est ton père !…

— Vous aviez pardonné ?… puisque…

Le jeune homme n’acheva pas, il fondit en larmes… La douleur est contagieuse comme la joie. Marguerite se mit à pleurer à son tour, et, après elle, plusieurs jeunes filles.

La soirée se termina là. Commencée dans l’allégresse elle finit dans les larmes. Victor s’approcha de Marguerite :

— Ma pauvre Marguerite, dit-il, les nuages montent à l’horizon… l’orage nous menace… j’ai de tristes pressentiments…

— Victor, quoi qu’il arrive, je ne serai jamais à d’autre qu’à toi…

— Me le promets-tu…

— Je te le jure !

L’étranger s’excusa du mal qu’il avait fait et sortit.