Picounoc le maudit, Tome 2/Coupable ou non coupable

C. Darveau (IVp. 274-288).

XVII

COUPABLE OU NON COUPABLE.


Les jurés, ne s’accordant pas immédiatement, se retirèrent dans leur chambre sous la garde d’un huissier qui prêta le serment suivant : « Vous jurez que vous garderez et tiendrez ce jury, sans aliments, boissons, feu ou lumière ; que vous ne permettrez à qui que ce soit de parler à ceux qui en font partie, que vous ne leur parlerez pas vous-même, si ce n’est pour leur demander s’ils sont d’accord sur leur verdict. Ainsi que Dieu vous soit en aide. »

La foule éprouva un vif désappointement en voyant cette hésitation du jury. Les uns murmuraient, les autres, sombres et pensifs, doutaient de la sagesse de cette belle institution des jurés, et se demandaient en quoi de pauvres ignorants, honnêtes tant que vous voudrez, mais quelquefois malhonnêtes, peuvent juger avec plus de discernement et d’équité que des juges savants, ou qu’un autre jury qui serait composé d’hommes de loi ? Et ils avaient raison. Car si parfois un innocent court une chance d’être perdu, le coupable qui ne peut être condamné que par la totalité absolue des jurés, a bien des chances d’échapper.

Le jury, au grand désespoir des curieux, des amis, des hommes de loi, passa toute la nuit en délibération, ou peut-être à dormir. Quelques uns des jurés voulaient acquitter l’accusé, d’autres inclinaient à le trouver coupable d’homicide, et d’autres encore voulaient le verdict de coupable avec circonstances atténuantes et recommandation à la clémence de la cour.

Le lendemain, le peuple se porta de nouveau en foule vers le palais de justice. Sur les onze heures, les procédés de la cour furent tout à coup interrompus. Les jurés annonçaient qu’ils en étaient venus à une entente. Ils revinrent dans leur banc. Tous les regards de la masse réunie sous les vieilles voûtes les interrogeaient avec anxiété. Le prisonnier ne put s’empêcher de pâlir un peu. Ce moment était solennel pour lui. Le greffier fit l’appel des jurés et leur demanda à chacun d’eux s’ils étaient d’accord sur leur verdict. Tous répondirent affirmativement. Il leur demanda alors qui d’entre eux allait prononcer le verdict.

— Le chef choisi par nous, répondirent-ils.

Alors le greffier dit à l’accusé de lever la main — ce que le grand trappeur fit avec dignité — puis, s’adressant aux jurés, il leur dit : Regardez le prisonnier, vous qui êtes assermentés : Comment dites-vous ? est-il coupable de la félonie dont il est accusé, ou non coupable ?

— Non coupable !

— Prisonnier, vous êtes libre, dit le juge avec émotion.

Une clameur longtemps contenue s’éleva soudain, et des applaudissements frénétiques ébranlèrent la vaste salle. Victor, tout en larmes, se précipita dans les bras de son père, et longtemps le père et le fils se tinrent pressés cœur contre cœur. On avait empêché Noémie d’assister au verdict qui pouvait, vu l’indécision des jurés, tourner fatalement. Le grand-trappeur alla lui-même lui annoncer la fin de ses épreuves et de son expiation.

Des ordres furent donnés pour l’arrestation de Picounoc. Picounoc s’était enfui de la ville, comme le rat laisse le navire qui sombre. En un jour il avait vu s’écrouler l’immense échafaudage élevé, vingt ans durant, par sa malice et sa lubricité. Ses amis, tombés et perdus à jamais, l’appelaient dans le gouffre, et il se sentait inévitablement entraîné. Sombre, morose, il entra dans sa maison et parcourut, comme un homme ivre ou fou, chaque appartement. Il évita les regards de sa fille encore faible et souffrante. Par instant il avait encore un fol espoir : il est si dur de renoncer à l’espérance ! Il épia le retour des gens qui étaient allés à Québec pour le procès, et, afin d’apprendre le secret de sa destinée sans s’exposer à rougir, il se cacha dans le fossé qui longe la route de St. Eustache, sur le coteau de sable, parmi les cerisiers sauvages, et il attendit patiemment. Il fut bien servi. Les premiers qui passèrent furent le grand-trappeur, Victor et Noémie. La joie brillait sur leurs figures et l’amour débordait de leurs cœurs. En passant sur le coteau, le grand-trappeur disait : Pauvre Picounoc ! je ne lui avais pourtant jamais fait de mal !… et s’il eut voulu me laisser en paix, je lui aurais bien pardonné son crime, j’étais si heureux ! Et Noémie répondit : Maintenant il est trop tard. — Trop, tard ! ajouta Victor, on le cherche pour l’arrêter.

Picounoc eut le frisson et ses yeux se couvrirent d’un nuage de sang. Il eut envie de se repentir pour satisfaire à la justice divine, et de se livrer au bourreau pour satisfaire à la justice humaine. Mais ce premier bon mouvement ne fut pas suivi d’un second.

— Malédiction ! dit-il, il n’y a point de pardon pour moi, ni en cette vie, ni en l’autre ! Il demeura longtemps dans un abattement profond. Il pensa à se sauver comme avait fait Djos autrefois ; mais ce qui lui paraissait facile pour d’autres, lui semblait impossible à lui. Quand il se leva, irrésolu encore et tremblant, il aperçut des étrangers qui montaient la route. Alors il se met à fuir, croyant que ce sont des constables qui viennent l’arrêter. Et il a raison. Après avoir couru longtemps il se détourne. Deux des constables sont sur ses talons. La peur lui donne des ailes, et il s’élance comme un cerf que la meute poursuit. Il passe à la porte de Letellier, et voit une foule joyeuse et bruyante… Il pense que cette foule va lui barrer le passage ; mais elle s’ouvre pour le laisser fuir. Il arrive chez lui haletant, épuisé, couvert de sueurs, les yeux sanglants et sortis de leurs orbites. Les officiers de la police le poursuivent toujours. Il passe à côté de la maison, gagne la prairie et, soudain, il disparaît comme s’il se fut enfoncé dans la terre. Il s’était précipité dans un puits. Dans son élan, il descendit tête première au fond, et là, ses mains crispées s’attachèrent par hasard à une pierre fangeuse. Quand on le retira il était mort ; mais ses mains serraient toujours la roche pleine de limon… En jetant cette pierre on s’aperçut que son enveloppe se désagrégeait. On l’examina attentivement. Ô jugement de Dieu ! on reconnut le châle qui avait dû envelopper sa victime. Il y avait vingt ans qu’il était là. Ce n’avait pas été, en effet, selon la parole de la tireuse d’horoscope, la main d’un vivant qui l’avait retiré du puits.

Marguerite fut longtemps à se remettre de ce coup terrible. Cependant elle ignorait, la pauvre enfant, l’horrible mystère de la mort de son père. On s’était fait un devoir de lui cacher cette honte. Elle vit son jeune ami Victor et ne rougit pas, inconsciente qu’elle était du crime de sa race. Elle s’applaudissait d’avoir été délivrée du bossu. Il venait de mourir sur le gibet.

C’est le temps de dire que l’ancien docteur au sirop de la vie éternelle était devenu bossu à la suite du coup de rame qui lui avait été infligé — les lecteurs du Pèlerin s’en souviennent — sur la grève du Château-Richer, lors de l’enlèvement de la petite Marie-Louise. Ferron, conduit au pénitencier avec son compère Racette le maître-d’école, s’était enfui au bout de deux ans, avec le même complice, en tuant l’un des gardiens. La femme Asselin, la tante inhumaine du Pèlerin, l’épouse infidèle, l’empoisonneuse, monta aussi sur l’échafaud. Robert et Charlot furent enfermés au pénitencier pour le reste de leurs jours. En entendant leur sentence, ils se poussèrent du coude.

— Batiscan ! dit Robert, une pension sur l’État ! qu’en dis-tu ?

— Mille noms ! quelle chance ! le mérite est toujours reconnu, répliqua Charlot.

— On en sortira.

— Oui, couché sur le dos… N’importe on a fait une bonne jeunesse…

— De soixante et quinze ans !…

Marguerite, pourtant, finit par apprendre ce qu’avait été son père, et ce qu’il avait fait. Inutile d’essayer à peindre son désespoir ; nul ne le pourrait. Ses entrevues avec Victor ne furent que des larmes et des sanglots. Un jour, pourtant, qu’il voulait la consoler, et lui disait que les enfants ne sont pas responsables des fautes de leurs parents, et qu’il l’aimait encore et qu’il l’aimerait toujours, elle retrouva son énergie et sa fierté :

— Victor, dit-elle en le couvrant d’un regard plein de pleurs et d’amour, Victor, consentirais-tu donc à avoir pour enfants les petits fils de mon père ?…

Victor l’étreignit sur son cœur et, silencieux, sortit sans pouvoir répondre.

Plus tard, une belle jeune fille arrivait au fort Providence, sur les bords de ce grand lac solitaire qui dort dans les régions boréales, sous un manteau de glace. Elle apportait beaucoup d’argent pour secourir les pauvres et embellir la chapelle de Dieu ; elle apportait beaucoup d’ardeur pour le salut des enfants sauvages. Cette nouvelle sainte qui voulait expier les fautes de sa race, c’était Marguerite. Le trappeur qui l’avait conduite là, c’était l’ex-élève. Il revint prendre sa place au foyer du grand-trappeur qui ne voulait pas se séparer de lui.

Gagnon, instruit par les événements qu’il avait vu se dérouler sous ses yeux, retourna auprès de la Louise. Il arriva au moment la vieille Labourique sortait… Elle sortait pour aller au cimetière. Pour racheter un peu le mal qu’il avait causé à la société en général et au bonhomme Asselin en particulier, il donna à ce dernier la belle terre qu’il venait d’acquérir à Lotbinière.

Deux ans se sont écoulés. Victor, sur la voie de la fortune et de la gloire, vient d’arriver à la maison paternelle. Le grand-trappeur, Noémie, l’ex-élève et le vieux Asselin font la partie de quatre sept, et s’amusent comme seuls peuvent s’amuser des chrétiens qui ont la paix et l’amour de Dieu dans la conscience, et de l’or dans leur bourse… Victor apporte une lettre de Marie Louise, la sœur St. Joseph du fort Providence. Les cartes restent pêle-mêle sur la table, et les oreilles attentives ne perdent pas un mot. Or voici ce que dit cette lettre, et ce sera la dernière page de mon livre.


Mon cher grand-trappeur,


Je te donne, frère, ce nom que répéteront longtemps nos solitudes immenses ; il doit être doux à ton oreille comme il l’est au cœur des pauvres Indiens…

La religion porte, de plus en plus loin, son flambeau divin dans les régions naguère plongées dans les ténèbres, et son œuvre de miséricorde et de paix ne s’arrêtera que lorsqu’il n’y aura plus d’âmes à sauver. Nos saints missionnaires semblent redoubler de zèle et de travail à mesure que l’âge et les privations de toutes sortes s’acharnent à les écraser. Le spectacle de leurs dévoûment nous soutient et nous encourage, nous, pauvres femmes… Nous trouvons aussi un exemple admirable de toutes les vertus dans la jeune Marguerite. Quel caractère franc et énergique ! quelle âme soumise et pénitente ! et comme nos enfants sauvages se plaisent à l’entendre et à la voir !…

Couteaux-jaunes et Litchanrés continuent à chasser et à vivre ensemble comme des frères, sous le jeune Kisastari leur chef commun. Iréma est heureuse maintenant et son mariage a été béni du Seigneur. Naskarina, son ancienne rivale, ne nous a pas laissés. Elle aussi a tourné vers le Seigneur le feu de son âme ardente…

Je t’ai dit antérieurement, mon frère, les actions de grâces que nous avons rendues au ciel en apprenant comment il avait mis fin à tes infortunes et au deuil de ta douce Noémie.

Il faut que je te parle d’un songe extraordinaire qu’a eu Marguerite. Tu sais, que je suis un peu superstitieuse depuis le songe de cette infortunée Geneviève. Au reste il s’agit, dans cette vision, d’un personnage que tu as bien connu, du Hibou-blanc… Et d’abord, je te dirai que le vieux renégat, chassé de la tribu des Couteaux-jaunes, abandonné de tous, honni et méprisé, partit seul à travers le désert glacé, et se dirigea vers le lac du grand Ours. Or Marguerite, qui ne connaît pas cet homme, nous le peignit, à son réveil avec une fidélité surprenante, et cela suffit pour nous faire ajouter à son rêve la foi que l’on ne donne d’ordinaire qu’aux récits véridiques.

— J’étais loin vers le nord, dit-elle, et sur ma tête l’Ourse glacée tournait dans la voûte céleste comme sur un pivot. Mes yeux étaient éblouis par le spectacle qui se déroulait autour de moi ; je me croyais dans un monde féerique. Des aigrettes innombrables s’allumaient dans le ciel où elles jouaient, comme les feux Saint-Elme le long des mâts et des vergues ; des banderoles de pourpre flottaient au zénith ; des rideaux sanglants s’ouvraient et se fermaient sur l’horizon, pour laisser paraître et cacher tour à tour les molles clartés de l’aurore, les feux ardents du soleil et de fantastiques figures de flamme. Des coupoles diaphanes, des mers aux ondes métalliques et chatoyantes, des zones d’or ondulées comme des rivages, des franges capricieuses apparaissaient et disparaissaient soudain. Puis des voiles de gaze, puis des nuées de sang immobiles et lugubres, puis la neige éclatante, infinie qui reflétait toutes ces merveilles. La nuit était calme, le silence, si grand que l’on croyait entendre jusqu’au soupir des esprits. Le froid faisait éclater les arbres ; et toutes les pierres, tous les troncs, tous les rameaux s’étaient cristallisés sous le frimas ; et la lumière, en les éclairant, les embellissait d’une décoration fantastique. Tout à coup j’entendis un craquement de raquettes sur la neige durcie ; je regardai du côté d’où venait le bruit, et ne vis rien. Cependant le bruit ne cessait pas. Ô calme effrayant des nuits polaires, que tu es trompeur ! Ce ne fut que plusieurs heures après l’avoir entendu marcher que j’aperçus le chasseur. Il était vieux, boitait en marchant, avait la barbe blanche et les cheveux longs, mais rares. Il pleurait et ses larmes, gelées en sortant des paupières, couvraient ses joues d’une glace que les lueurs de la nuit faisaient resplendir. On eut dit qu’il portait un visage de feu ou de sang, et que ses yeux, sans éclat, étaient noirs comme les orbites d’un crâne de mort. Rendu près de moi, il ne me vit pas, et se mit à creuser dans la neige pour se faire un abri. Mais il n’eut pas la force de creuser assez. Il avait faim et dévorait les bouts des petites branches de sapin. Il poussa un cri, et moi, qui de si loin avais entendu le craquement de ses raquettes, j’entendis à peine sa voix. Il voulut armer sa carabine pour se suicider, et ses doigts crispés se gelèrent sur la gâchette. Son haleine rapide faisait bruire l’air en s’échappant de ses lèvres. Il était là debout, immobile au milieu des neiges comme un tronc moussu, et semblait un arbre étrange ou une pierre grossièrement sculptée par une main sauvage. Les aurores boréales dansaient toujours au dessus de sa tête, et des serpents de feu, se glissant sur la neige, semblaient accourir de l’horizon jusqu’à ses pieds. Des hurlements firent retentir la solitude et une troupe de loups apparut au loin. Il eut un tressaillement rapide et nerveux, et il voulut de nouveau armer sa carabine pour défendre, contre la voracité des bêtes, son corps glacé qui s’en allait mourant. Les loups arrivèrent… Il poussa une clameur formidable et la bande sanguinaire s’arrêta étonnée. Mais aussitôt l’une des bêtes, flairant un reste de sang encore tiède, déchira les mains du malheureux. Les autres ouvrirent, à leur tour, leurs gueules ardentes et se précipitèrent en hurlant sur le chasseur maudit. Il tomba et quelques gouttes de sang rougirent la neige ; et l’on eût dit que ces gouttes de sang étaient tombées des franges rouges qui s’agitaient en l’air. Un instant après, des chasseurs sous la conduite de Kisastari, passèrent par là, mirent les loups en fuite, et reconnurent le cadavre à demi dévoré et gelé de Racette, le Hibou-Blanc. Ils l’ensevelirent sous la neige et récitèrent un pater et un ave pour le repos de son âme.

Tel fut le rêve de Marguerite.

P.-S. — Cher frère ! chose extraordinaire, terrible même, Kisastari vient d’arriver au fort avec un parti de chasseurs. Ils ont trouvé le cadavre du Hibou-Blanc gelé au milieu des neiges du nord, et demi-dévoré par les bêtes féroces… Le rêve de Marguerite n’est donc pas un rêve !…

— Quelle mort ! murmura le grand-trappeur !

Requiescat in pace ! répondit l’ex-élève.


FIN.