Picounoc le maudit, Tome 1/Le meurtre/Les présents entretiennent l’amitié

C. Darveau (Ip. 94-108).

V

LES PRÉSENTS ENTRETIENNENT L’AMITIÉ.


L’hiver s’enfuit, comme il s’enva toujours quand arrive le mois de mai. On dirait que la neige replie ses voiles blanches, comme le vaisseau, dans le calme, et, déjà, le long des clôtures seulement, quelques bancs légers achèvent de fondre aux feux du soleil. Les ruisseaux et les fossés coulent à pleins bords, et forment des chutes curieuses en se jetant au fleuve du haut des caps. C’est un murmure universel. La vie se réveille de toutes parts, la nature sort d’un long sommeil. Le soleil, de plus en plus matinal, apparaît au-dessus des forêts verdissantes, et longtemps d’avance, on le divine aux reflets d’or dont il parsème l’orient. Peu à peu la terre se réchauffe, les sillons fument, et les prairies se couvrent de leurs riches tapis de verdure. Les arbres se drapent de nouveau dans un feuillage qui renaît sans cesse, et les oiseaux reprennent, sur les rameaux qui bercent les nids, l’éternel concert qu’ils donnent à Dieu. Les fleurs s’ouvrent sur le bord du chemin et versent, au voyageur, leurs premiers parfums. Les enfants éveillés sortent des maisons, comme les petits oiseaux des nids de foin, comme les abeilles de leurs ruches, et ils remplissent l’air de leurs cris de joie. Les brillants reflets du jour illuminent les fenêtres qui s’ouvrent tout grandes pour laisser entrer l’air pur et la chaleur vivifiante. Le pauvre sourit, car il ne grelotte plus auprès d’un poêle sans feu, et la bise glacée ne l’empêchera plus d’oublier sa misère dans le sommeil. Partout s’éveille la gaîté, partout renaît l’espérance. Mais non ! il est une maison qui reste enveloppée dans une atmosphère mortelle ; une maison où le soleil entre sans éveiller l’espoir, l’hiver dure encore, la saison des frimas est sans fin, l’hirondelle paisible ne veut plus bâtir son nid de terre, où l’abeille ne s’arrête plus en passant, parceque la paix n’y habite point… Une femme pâle, les yeux rouges de pleurs, les joues amaigries par le chagrin, parcourt seule, comme une ombre plaintive, les pièces de la demeure solitaire. Le maître n’y vient plus que comme un étranger. Il entre il sort, sans sourire, sans donner un regard de pitié à la femme infortunée qui se meurt d’ennuis et de douleur. Seul, comme un dernier rayon de lumière dans le ciel orageux, un bel enfant joue assis sur le plancher couvert de catalognes. Oh ! elle est bien triste la maison de Joseph Letellier ! elle est bien triste, en ces beaux jours, quand toutes les autres maisons se remplissent de bruits, de chants et d’amour…

La jalousie est une véritable folie, et celui qui en est atteint est bien à plaindre. Il perd la lucidité d’esprit, et son jugement devient faux. Il souffre mille morts, rend les autres malheureux, mais s’inflige à lui-même le plus cruel des martyres. Celui qui souffle ce poison dans l’âme de son semblable est plus coupable que s’il versait le sang… Picounoc voyait depuis longtemps le ravage dont il était cause ; mais il ne se laissait pas attendrir par tant de souffrances ; et puis, il fallait qu’il en fût ainsi pour qu’il arrivât à la possession de cette femme aimée que le malheur rendait plus admirable encore. Lorsqu’il rencontrait Joseph, et cela arrivait souvent, il ne manquait pas de lui parler de Noémie : il prenait un véritable plaisir à tourner, comme l’on dit, le fer rouge dans la plaie. Par un mot, par un regard, par un sourire même, il rappelait à l’infortuné jaloux, son irréparable malheur ; il réveillait dans son âme, avec les ennuis, des idées de vengeance. Confident du pauvre visionnaire, il savait tout ce qui se passait entre les deux époux, et il envenimait leurs querelles sous prétexte de rétablir l’accord. Un dimanche qu’ils revenaient tous deux de l’église en fumant leur pipe, Joseph dit :

— J’ai l’espoir que le bonheur va revenir dans la maison. Noémie va à confesse souvent, et, bien sûr que si elle voulait continuer ses folies, elle n’irait point.

Picounoc éclata de rire.

— Mon Dieu ! que tu es simple ! dit-il… Enfin tant mieux pour toi ! car si tu peux la croire une sainte et fidèle épouse, ton bonheur sera le même — qu’elle le soit ou ne le soit pas.

Djos demeura un instant pensif.

— Et tu crois qu’elle serait capable de jouer ainsi avec les sacrements ?…

— Je ne dis pas cela… Mais je crois qu’elle fait semblant d’aller à confesse et qu’elle n’y va pas… et qu’elle ne fait pas semblant de voir le docteur, en passant, mais qu’elle le voit bien…

— Ah ! ce n’est pas facile. Elle sait que je l’épie.

— De loin. Tu ne connais pas les femmes… Les femmes, c’est tout ce qu’il y a de plus fin et de plus rusé dans la création… quand l’amour les pique, ou les brûle si tu veux. Nous autres, quand nous sommes amoureux, nous faisons des sottises, des coups de tête, du bruit, et que sais-je ? Les femmes, batiscan ! plus elles sont méchantes et plus elles s’efforcent de paraître bonnes. Et elles ont raison ; c’est le scandale en moins. Nous autres nous nous vantons de nos succès ; elles les nient toujours… Tu en apprendras encore, mon jeune homme.

— Je sais qu’elle va à confesse, le curé me l’a dit…

— Et il t’a dit sa confession, je suppose ?

— Non, un curé ne peut jamais révéler la confession —

— Eh bien ! en es-tu plus avancé de savoir qu’elle se confesse —

— Il me semble que l’on se confesse afin de changer de vie, de laisser le péché et de devenir meilleur.

— Eh oui !… cela n’empêche pas que les vieux soient aussi fringants que les jeunes, et le monde d’aujourd’hui aussi dépravé que celui des premiers temps — du moins j’ai entendu un homme instruit faire cette remarque, et Batiscan ! je crois qu’il avait raison…

— Le docteur va se marier ; il sera plus sage et sa femme le gardera pour elle.

— C’est un joli remède que le mariage, tu peux en juger… Tiens ! écoute, je te l’ai dit déjà, une femme qui oublie ses devoirs en faveur d’un homme, les oubliera en faveur de dix ; il n’y a qu’une condition à remplir pour cela, c’est qu’elle trouve, sur son chemin, dix hommes qui lui plaisent. Et s’il s’en trouve un, pourquoi pas dix ?

— C’est bien raisonnable tout ce que tu dis là, mais c’est bien pénible à croire…

— Pour toi, oui, mais non pour moi.

— Pourquoi donc ?

— Parceque ta femme est belle, ardente, passionnée, et que la mienne est d’une tiédeur désespérante. Ta femme ne sera pas sage ayant les soixante-et-dix, la mienne…

— Elle le sera, et bientôt ! ou…

— Que feras-tu ?…

— Je la tuerai !

— C’est grave…

— J’ai le droit de le faire. Un mari peut tuer sa femme adultère.

— Au moins, faut-il qu’il choisisse bien le moment…

— Le moment ! on ne le choisit pas, il s’offre.

— Et tu la tuerais ?

— Oui, mille noms !…

— Veux-tu parier que je me fasse aimer de Noémie ?

— Toi ?

— Oui, moi.

— C’est pour le coup que sa vie serait au bout.

— Veux-tu que j’essaie, pour te prouver ce que je viens de te dire sur les caprices des femmes ?

— Essaie.

— Écoute, tu es mon ami, je te jure que je respecterai Noémie, par égard pour toi, mais je te donnerai la preuve de son infidélité, et tu jugeras toi-même, tu verras de tes yeux…

Le lendemain, vers midi, un colporteur, portant sur son dos une cassette pleine de nouveautés, entra chez Joseph. Il déposa son fardeau sur une table, déboucla les courroies et fit un tour dans la place, en gesticulant et parlant avec volubilité :

— Que vous faut-il, madame et monsieur ? — il s’adressait à Joseph et à Noémie — j’ai les meilleures indiennes, le coton le plus fin, à des prix excessivement bas. Vous avez besoin de mouchoirs ? J’ai des mouchoirs de soie de toutes les couleurs : des rouges, des blancs, des bleus ! c’est doux, c’est riche, tenez ! vous allez voir. Et, ouvrant sa boîte, il en avaient des mouchoirs, des indiennes, du coton ; et, à mesure qu’il tirait à lui une pièce, il s’animait.

— Des aiguilles ! des longues, des courtes, des grosses, des petites, à votre goût !… Du fil, des fuseaux, des pelotes de toutes les nuances, de toutes les qualités, de tous les numéros !… Je suis assorti, bien assorti !… Tenez ! regardez cette batiste, c’est comme de la soie : ça reluit, c’est fort… ne craignez pas ! touchez, touchez !… Allons ! que vais-je vous vendre ? Il faut que vous m’encouragiez. Je commence ; je suis étranger ici, et c’est la première fois que je passe dans cette paroisse… Une belle paroisse assurément, et riche ! cela se voit…

Noémie regardait son mari et n’osait rien toucher. Elle avait besoin d’une robe pour le petit, d’un tablier pour elle-même, et de beaucoup d’autres petits objets… Djos lui dit à la fin :

— Achète ce que tu voudras ; je n’ai pas coutume de te gêner… Elle acheta, pour son enfant, une étoffe fort jolie… Comme il sera mignon là-dedans ! pensait-elle. Elle acheta aussi quelques autres petites choses.

— Ce n’est pas tout, reprit le marchand, il vous faut un châle, Madame. J’en ai un bien beau, de soie avec une fleur de satin brodée dans la pointe… et il est grand ! vous pouvez vous envelopper toute entière dedans, voyez ! je le déplie.

— Oh ! non, monsieur, ne le dépliez pas, ne vous donnez pas cette peine, c’est inutile…

Le marchand entêté déplia quand même un châle vraiment superbe. Picounoc entra sur ces entrefaites. Il se mit à rire, car ses regards aperçurent l’individu avant la marchandise. Il était un peu drôle à voir ce colporteur, car, outre sa cassette, il portait une jolie bosse sur son dos et d’énormes lunettes vertes sur son nez. Sa barbe, rouge à la racine, et noire ailleurs, laissait deviner l’usage de la teinture, et couvrait, comme d’un masque, son visage blême. Donc il était curieux à voir, et Picounoc ne se gêna pas de rire. Mais, à la vue du châle, il prit son sérieux.

— C’est un beau morceau, dit-il de sa voix nasillarde, en tâtant la soie du châle…

— Et pas cher ! reprit le bossu.

— Quel prix !

— Dix piastres…

— Dix piastres !

— C’est pour la vie, remarquez ça…

— Pour des habitants c’est trop beau, dit Joseph.

— Pour des habitants riches ? allons ! ce n’est que ce qu’il faut… Voyons, faites un cadeau à votre petite femme… Elle vous aimera bien pour cela…

— Si je savais !… dit Joseph, en regardant Noémie.

— Oh ! je t’aimerai bien sans cela, va ! répondit la douce jeune femme.

— Je n’ai que celui-là, prenez-le ; vous le regretterez si vous ne l’achetez pas… Prenez, prenez ! pour faire plaisir à votre petite femme.

Picounoc qui furetait dans la boîte aux nouveautés, pendant ce temps, découvrit un second châle, qui, à en juger par ce que l’on en voyait, devait être bien semblable au premier. Il se retourna gravement et dit :

— Voyons, Djos, fais donc ce cadeau à ta femme, vas-tu mesquiner quelques piastres ?

— Si elle le veut, répondit Djos, le voici. Djos crut que Picounoc voulait s’insinuer dans les bonnes grâces de Noémie et commencer son œuvre de perversion. Il voulut déjouer ses plans et le prévenir.

— Je prends le châle, reprit Djos, ma Noémie, aime-moi un peu pour cela.

— Ô Joseph, tu crois donc qu’il te faut acheter mon amour ? S’il en est ainsi, je ne veux pas de ce présent. Une femme honnête ne se vend pas — même à son mari…

— Prends-le, et faisons la paix…

Elle prit le châle, le déplia, l’admira, puis, souriante, l’alla serrer dans sa commode.

Picounoc pensa : La paix ne sera pas longue ; ce n’est qu’un armistice.

Le marchand, content de la vente qu’il vient de faire, recharge sa boutique sur son dos, ou plutôt sur sa bosse, passe les courroies de cuir sur ses épaules et sous ses bras, les boucle serré, salue et sort.

— Quel drôle de compère ! s’il avait la barbe rouge et le dos moins difforme, je le prendrais pour quelqu’un que j’ai bien connu, pensa Djos.

Quand le marchand, fut à quelques pas de la maison, il se détourna.

— Mille noms ! dit Djos qui sort pour reconduire Picounoc, je crois, que c’est lui.

Le marchand continua sa route.

Picounoc ne remarqua pas l’exclamation de son ami ; il avait quelque chose en tête. Il partit et atteignit bientôt le colporteur.

— Vous avez encore un châle semblable à celui que vous venez de vendre, lui dit-il.

— Non, monsieur, pas tout à fait pareil. La différence n’est que dans la fleur, cependant ; l’une est rouge : ce sont des roses entrelacées, l’autre est bleue : une poignée de myosotis. C’est aussi beau d’une façon que de l’autre. Voulez-vous le voir ? Vous demeurez près d’ici n’est-ce pas ? Je vais entrer chez vous… Votre femme serait jalouse si elle n’avait pas un châle aussi beau que celui de sa voisine, et celui qui me reste est plus beau… Ce sont des fleurs bleues ; c’est plus délicat que le rouge ; c’est de meilleur goût.

— En avez-vous vendu d’autres dans la paroisse ?

— Non, je dois avouer que ça ne se vend guère…

— J’en voudrais un tout à fait pareil à celui de madame Letellier.

— De madame Letellier ?… fit le marchand un peu surpris…

— Oui, de cette dame que vous venez de quitter…

— Je n’en ai point… impossible… pour aujourd’hui, du moins…

— Pouvez-vous m’en apporter un ?

— Certainement ; la semaine prochaine, pas plus tard…

— C’est bon ! je l’achèterai, mais à une condition.

— Laquelle ?

— À la condition que vous n’en vendiez pas d’autres semblables, dans la paroisse, avant six mois, et que vous n’en direz mot à personne, entendez-vous ?

— Conditions faciles. Je pourrai en vendre avec des fleurs bleues ?

— Bleues, jaunes, violettes, rouges, pourvu que ce ne soient pas deux roses.

— La semaine prochaine, vendredi ou samedi, vous l’aurez.

En effet, le bossu revint, et Picounoc paya de bon cœur le châle demandé. En sus, il offrit un verre au marchand qui se donna garde de le refuser. Aglaé ne vit pas alors le joli cadeau que son mari lui destinait ; malade depuis quelques jours, elle ne laissait pas encore la chambre où elle venait de donner le jour à une belle grosse fille.

Un rayon de soleil entra dans la maison assombrie de Joseph Letellier. Je ne parle pas du soleil matériel qui entre indifféremment dans toutes les demeures, pourvu que l’on ouvre les volets ; mais de ce soleil de l’âme qui ne se lève que dans la paix et ne brille que pour la vertu.