Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/La caverne

C. Darveau (Ip. 322-336).

XVI

LA CAVERNE.


Le Hibou-blanc et les guerriers se dirigèrent d’abord sur le fort Reliance, qui se trouve au nord du grand lac des Esclaves, et tout à fait à l’extrémité est. De là ils se rendraient au fort Providence, en longeant la rive nord du grand lac. C’est au fort Providence que le vieux chef devait épouser Iréma. Ensuite, remontant la rivière des Couteaux-jaunes, ils iraient, en attendant la saison de la chasse, dresser leurs tentes sur les vastes terrains occupés jadis par leurs aïeux. Iréma, esclave de la parole donnée, suivait la tribu ennemie. Libre, elle eut pu, la nuit, quand l’ombre épaisse enveloppait le camp, s’élancer dans la forêt et tromper le vieux chef renégat. Mais, dans sa naïveté, elle craignait la vengeance du Grand-Esprit, qui veut que l’on soit fidèle à ses promesses. Chrétienne, elle priait, se soumettait, mais n’espérait plus. Le Hibou-blanc ne la perdait guère de vue, se louait de sa bonne fortune et songeait au jour prochain de son hymen.

Les trappeurs canadiens prirent une autre route. Ils se rendirent au fort du Fond-du-lac, où ils achetèrent un canot d’écorce, et, chantant « Vive la Canadienne », ils fouettèrent les flots de leurs avirons légers. Le canot glissa comme une feuille légère sur la surface unie du grand lac. Il se dirigeait vers le fort Chippeway sur la rivière des Esclaves.

En face du fort se trouve cette petite île dont l’ex-élève a parlé à ses compagnons : rocher nu et triste où le vaillant ami du grand-trappeur, Pierre Robitaille, se réfugia pour échapper à la fureur des Couteaux-jaunes, et où il trouva une si lamentable mort. Le grand-trappeur ne passait jamais au fort Chippeway, sans se rendre à cette île déserte, pour y prier, dans la petite grotte où reposaient les cendres de son ami. Pendant que le missionnaire et les bonnes religieuses donnaient d’utiles et pieuses instructions aux indiens qui habitaient le voisinage du fort, le grand-trappeur monta dans un canot d’écorce et rama vers la grotte solitaire qui se trouve à l’ouest de l’île. Il tira son canot sur la grève ; détacha de son cou la corne de poudre qui pouvait l’embarrasser et la déposa dans la pince. Il se mit sur les genoux et les mains, et se glissa dans l’antre sombre. Après avoir marché ainsi l’espace d’une demi-minute, il se leva debout, car la voûte de l’antre s’arrondissait tout-à-coup à une hauteur de dix pieds au moins. Quelques stalactites pendaient comme des cristaux, et, vers le milieu, formant comme une colonne, un stalagmite à demi-rompu, montait comme pour soutenir l’édifice naturel. Sur la pierre, au fond, était appuyée une croix de bois. Le grand-trappeur vint s’agenouiller au pied de cette croix. Une lueur indécise flottait sur les sombres parois de la grotte. Le chasseur chrétien fit une longue prière, et ses yeux fermés ne virent plus que les choses du souvenir. Quand il voulut, une dernière fois, regarder et embrasser l’humble croix qu’il avait lui-même placée sur les cendres de son ami, depuis tant d’années, il eut un mouvement de surprise, comme quelqu’un qui s’éveille en sursaut. La pâle clarté avait disparu ; seulement, un reflet arrivait encore sur la croix, comme une lame mystérieuse qui aurait traversé les ténèbres. Il s’avança vers l’ouverture, debout, puis en rampant. Son étonnement augmentait à mesure qu’il approchait : Suis-je donc aveugle, pensait-il ? Il n’était pas aveugle, mais une pierre énorme fermait l’entrée de la grotte.

Les indiens Ours grognard et Renard d’argent avaient, depuis quelques jours, dissimulé leur ressentiment, mais non pas renoncé à leur idée de vengeance. L’indien ne raisonne guère d’ordinaire, et se laisse volontiers tromper par les apparences. Peu inclin à la charité chrétienne, il aime mieux punir un innocent que de laisser échapper un coupable. Ils avaient donc épié le grand-trappeur, et s’étaient rendus dans l’île peu de temps après lui. Traversant le rocher à pied, au lieu de le détourner en canot, ils étaient arrivés assez tôt pour voir le chasseur blanc s’introduire dans la grotte. Alors ils roulèrent, en le soulevant avec un levier, le caillou qui formait une porte inébranlable. Après avoir accompli cet acte cruel, ils se dirigèrent vers la rivière de la paix, car ils n’osèrent plus retourner au fort et paraître devant la robe noire.

Les Litchanrés, privés de leur jeune et vaillant chef, atteignirent bientôt la rivière Athabaska qu’ils traversèrent, afin d’être plus en sûreté, et s’avancèrent vers la rivière de la Paix, chassant et pêchant sans crainte. Ils s’étaient campés depuis quelques jours dans cette presqu’île carrée que forme la rivière en courant droit au nord, puis à l’ouest, puis au sud, et ils allaient se mettre en marche, quand ils entendirent les détonations d’armes à feu. Ils crurent à une surprise et, réunis en peloton, ils se préparèrent à la défense. Le silence s’étendit de nouveau sous les bois. Un éclat de rire apporté par l’écho rendit l’assurance aux indiens effrayés : Ce sont des chasseurs, dirent-ils. Et, pour les inviter à s’approcher, ils se mirent à chanter un cantique pieux que la robe noire leur avait enseigné. Deux chasseurs accoururent aussitôt. C’étaient Ours grognard et Renard d’argent. La surprise fut grande de part et d’autre.

— Où est donc la robe noire et les femmes de la dévotion ? demandèrent les Litchanrés aux guides traîtres.

— Nous étions fatigués et nous voulions rejoindre nos frères, répondirent ces derniers, c’est pourquoi la robe noire a engagé d’autres guides à Chippeway.

Ils ne parlèrent point de Kisastari, car ils eussent été amenés à faire l’aveu de leur cruelle action, et ils aimaient mieux voir le grand-trappeur périr d’une mort injuste, que de s’exposer à son ressentiment. Cependant l’une des femmes de la tribu s’avançant auprès d’eux leur dit : Vous ne voyez pas le jeune chef, et vous ne demandez pas où il est.

Les traîtres se trouvaient mal à l’aise. Ours grognard répondit : Kisastari est brave et il se moque des ennemis, Kisastari est bon tireur et il s’attarde à la chasse, sans doute.

Un cri de douleur monta du sein de la forêt.

— Kisastari ne chasse plus, répliqua le plus vieux des guerriers : Kisastari est brave, mais il ne peut voir le lâche qui vient traîtreusement frapper par derrière. Kisastari est mort !

Une nouvelle clameur s’éleva. Les guides infidèles commençaient à comprendre la folie de leurs soupçons. Ils furent tout à fait désolés quand ils entendirent le récit de l’attaque des Couteaux-jaunes et du combat sans merci qui avait eu lieu. Une même pensée leur vint à l’esprit : Retourner à la grotte pour délivrer, s’il en était temps encore, leur innocente victime. La tribu se mit en marche. Les deux complices partirent aussi, mais peu à peu ils se laissèrent devancer, puis, changeant de route, ils revinrent vers le lac. Ils avaient laissé Chippeway depuis deux jours et s’étaient amusés à chasser ; ils pouvaient donc, en une journée de marche, retourner à l’île déserte.

Le grand-trappeur devina de suite la vengeance lâche des guides. S’il en fut douloureusement affecté, il n’en fut pas surpris. Il essaya de soulever la pierre, mais elle resta inébranlable. Il ne pouvait se dresser, et la position gênante dans laquelle il se tenait l’empêchait de déployer toutes ses forces : Les misérable ont bien pris leurs précautions, pensait-il. Il voulut la pousser de ses pieds en appuyant ses bras musculeux sur les angles des parois. Elle obéit un peu et il eut un éclair d’espérance, un tressaillement de joie. Un nouvel effort demeura stérile. La pierre s’était rassise plus solidement. Il savait bien qu’il était seul sur ce rocher et que ses cris seraient inutiles ; cependant il appela. Sa voix sonore et tremblante résonna dans l’antre fermé, et retomba sur lui-même. Au dehors nul ne l’entendit. Une espèce de fureur s’empara peu à peu de ses esprits, et il sentit ses muscles se roidir sous la peau cuivrée de ses bras et de ses jambes. Une sueur froide vint mouiller ses tempes, et il se rua avec plus d’acharnement sur la pierre implacable. Le sang jaillit de ses doigts déchirés, mais la porte maudite ne céda point. Alors, sombre, découragé, il regagna le fond de l’antre. Le rayon pâle qui venait du dehors éclairait toujours la pauvre croix. Il se mit à genoux et, de ses bras palpitants, il entoura le signe du salut. Sa pensée évoqua le souvenir de son ami ; des larmes amères coulèrent sur ses joues : Ô mon ami, je vais reposer avec toi, s’écria-t-il, et nos cendres vont se confondre dans la mort. Il pria longtemps : il voulait mourir en priant. Il regrettait bien d’avoir laissé dans le canot sa corne de poudre… La poudre a tant de force… Il passa tout un jour dans ces transes mortelles, puis il s’endormit. Le sommeil au pied de la croix est paisible : le grand-trappeur eut quelques heures d’un repos fortifiant. Son esprit s’échappa du sombre tombeau qui emprisonnait son corps, et, rapide comme la lumière, il s’envola de régions en régions jusqu’aux rives enchantées du Saint-Laurent. Ah ! les malheureux peuvent bien désirer la mort ! Morts ils ne traînent plus leur corps souffrant, et leur esprit libre monte sans cesse vers l’éternelle félicité. Au malheureux le sommeil est doux, mais terrible est le réveil ! Le grand-trappeur s’éveilla. Le pâle reflet toujours fixe, toujours immobile, qui venait du dehors, éclaira soudain son esprit, comme il éclairait la croix. Une stupeur profonde succéda aux délices du rêve, et la réalité implacable se dressa comme un spectre devant sa pensée. Il eût voulu se persuader que le réveil n’était qu’un cauchemar, mais le souvenir de la veille revint avec toutes ses horreurs. Il se mit à genoux pour demander au Seigneur la résignation et le courage, s’il fallait mourir dans ce sépulcre horrible. Il fit de nouveaux efforts pour remuer la lourde pierre ; mais sa vigueur ne put triompher, et, comme l’aigle fatigué qui replie ses ailes et s’arrête sur le rocher abrupt, il revint, en se traînant, au fond de la sombre alcôve : Si Kisastari avait pu parler ! pensait-il. Il pensait encore : Ces indiens sont bien insensés qui me soupçonnent d’une action cruelle et lâche, moi qui fus toujours leur ami et leur défenseur ! La faim déchira ses entrailles et il devina les terribles souffrances qui l’attendaient. Déjà ses yeux étaient hagards, ses orbites, creuses et bistrées. Les muscles de ses membres ressemblaient à un réseau de cordes fines sous un tissu transparent. Il se leva. Il chancelait. Cela lui fit peur : Mon Dieu, dit-il, encore un jour et je ne me tiendrai plus debout. J’étais fort pourtant ! et je résistais à la fatigue !… Il n’avait ni mangé ni bu depuis plus de deux jours. Il portait sur lui des allumettes chimiques ; il fit du feu, sans savoir pourquoi, et se mit à regarder son étrange demeure. À la clarté des allumettes, les stalactites jetèrent mille étincelles. On eût dit des clochetons de diamant renversés : Mon sépulcre est beau, murmura-t-il… Tout-à-coup il crut entendre le bruit des avirons dans l’eau. Une angoisse serra son cœur : il avait peur de la déception. Il prêta l’oreille.

Tiremus canotum nostrum in grevam ! dit une voix.

— Ce qui veut dire : Débarquons ! ajouta une autre voix. Oh ! yes, sautons sur le terre, reprit un troisième.

— Allons ! mes amis, dit un quatrième, mais hâtons-nous si nous voulons arriver au fort Providence avant les Couteaux-jaunes.

— Un pater et un ave devant la croix de ce pauvre Robitaille, et nous filons, filamus.

— Moi attendre vous autres dans le grève, near about, dépêchez-vous !

— Viens donc dans la caverne !

Veni in cavernam !

All right ! I will go too.

— Il y a un canot sur le rivage !

— Quelque chasseur indien — peut-être.

— Ou quelque personne du fort.

No matter ! — laissons-le.

C’étaient nos quatre chasseurs canadiens. On les a reconnus à leur langage. Ils s’étaient un peu écartés de leur route pour aller prier, dans la grotte, sur les cendres de l’infortuné compagnon du grand-trappeur. Le culte du souvenir est sacré pour ces voyageurs intelligents et honnêtes qui sillonnent les régions du nord et de l’ouest. Le grand-trappeur ressentit une émotion indicible en entendant les voix de ses amis. Il riait, pleurait, se frappait dans les mains et embrassait la croix. Les chasseurs arrivèrent devant la grotte.

— Elle est fermée ! dit Félix.

O quam pierra ! cria l’ex-élève.

What a big stone ! ajouta John.

— On peut la reculer, affirma Baptiste.

Et tous quatre se penchèrent sur l’énorme caillou.

— Pourquoi entrer, se traîner sur le ventre, et se déchirer sur les pointes des roches ? remarqua Félix, on peut tout aussi bien se mettre à genoux ici pour prier.

By Jesus ! dit John, vous allez vous crève après cette caillou.

Oremus ! prions ici ! mes vieux, Dieu est partout…

— Prions ici ! Et les trois canadien-français se mirent à genoux.

Le grand-trappeur, sûr d’être sauvé, n’avait rien dit d’abord. Il attendait l’entrée de ses compagnons dans la caverne pour révéler sa présence. Quand il les vit renoncer à enlever la pierre qui obstruait l’ouverture de la grotte, il s’élança vers l’entrée, mais son pied chancelant se heurta à un stalagmite, et il tomba sur le sol durci. Son front toucha une angle du roc et se déchira. Il s’évanouit.

Les chasseurs parlaient entre eux, ils n’entendirent rien. Après qu’ils eurent accompli leur acte de gratitude et de piété, ils remirent leur canot à l’eau et voguèrent bientôt dans la rivière des Esclaves.

Quand le grand chasseur revint à lui, il poussa une clameur profonde ; c’était le dernier cri d’une âme qui s’abime. Le silence répondit à cette clameur sinistre. Le malheureux trappeur eut un mouvement de désespoir, et, d’une main défaillante, il prit sa carabine : Dieu me pardonnera ! il est bon, pensa-t-il. Mais aussitôt, se traînant au pied de la croix : Non ! dit-il, je mourrai ici, comme Dieu le voudra et à l’heure qu’il a marquée.

Les Litchanrés s’aperçurent que les guides de la robe noire ne marchaient plus avec eux. Ils en furent étonnés, car ils ne pouvaient deviner quelle raison ces hommes pouvaient avoir de fuir la tribu. Cependant les deux guides revenaient à marche forcée vers la petite île où se mourait le grand-trappeur. Ils regrettaient amèrement leur crime, et tremblaient de ne pouvoir le racheter. Ils arrivèrent le soir du troisième jour après leur départ. Les canadiens avaient passé le matin. Ils reconnurent les vestiges de leurs pieds, et en éprouvèrent de la joie, car ils se dirent : Les frères sont venus le sauver. Ils coururent à la grotte. Elle était ouverte : Le Grand-Esprit est juste, s’écrièrent-ils, le Grand-Esprit est miséricordieux, il nous pardonnera. Alors ils reprirent leur course vers le nord, et, le quatrième jour, ils rejoignirent la tribu, et racontèrent ce qu’ils avaient fait, sachant bien que tôt ou tard leur action serait connue.

En tombant devant la croix, le grand-trappeur remarqua dans le rocher, une fente large qu’il n’avait jamais aperçue auparavant. Ses regards s’étaient habitués à l’obscurité. Dans cette fente reluisait presque un objet d’une blancheur mat. Il tendit la main pour atteindre cet objet. Ô joie ! c’était une corne de poudre, remplie encore, celle de l’infortuné Robitaille. Le grand-trappeur la reconnut bien : Merci, mon Dieu ! dit-il. Il la boucha comme il faut, puis, de la pointe de son couteau, lui fit une petite incision où il introduisit, en guise de mèche, une mince lisière de linge, et il se rendit à l’ouverture de la grotte. Alors, avec le canon de sa carabine, il creusa un trou sous la pierre et y enfonça la corne chargée de poudre. Il frotta d’une main tremblante, sur le caillou même, une allumette qui s’enflamma promptement et, le cœur serré par l’émotion, il mit le feu à la mèche de linge. Retiré au fond de la caverne, il attendit à genoux, les yeux levés sur la croix, l’épreuve redoutable. Une détonation sourde fit trembler la grotte, une bouffée de lumière fit étinceler les ornements de la voûte, puis une douce clarté se répandit sur les parois sombres. La porte était ouverte.

Le grand-trappeur sortit de la caverne, comme un ressuscité, de son tombeau.