Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/La Sœur St. Joseph

C. Darveau (Ip. 358-367).

XVIII

LA SŒUR ST. JOSEPH.


Après plusieurs jours d’une marche rapide, les Couteaux-jaunes atteignirent le fort Providence, au nord du grand lac des Esclaves. Ils dressèrent leurs tentes de peaux à une petite distance de l’enceinte, et se livrèrent à toutes sortes d’amusements et de jeux, pour fêter leur heureux retour. Ils se trouvaient en effet, sur les confins du territoire qu’avaient occupé leurs aïeux, et, quelques journées seulement les séparaient encore des lieux où devait s’arrêter la tribu en attendant la chasse de l’hiver. Le Hibou-blanc se montrait d’une gaieté étrange, lui qui ne déridait jamais sont front bas et morose. C’est que le moment de son union avec Iréma était venu. Naskarina voyait avec un plaisir malin les larmes de son ancienne rivale, qui se désolait de plus en plus à mesure qu’approchait l’heure du sacrifice. Quelle pensée affreuse pour une jeune fille que celle de se donner à jamais à un vieillard infâme qu’elle déteste ! Iréma fut souvent tentée de fuir pour échapper aux caresses du monstre ; mais elle avait juré de rester, et sa parole avait sauvé son ami. Si elle trahissait le serment donné, le trappeur, abandonné du Grand-Esprit, ne retomberait-il pas entre les mains des traîtres ? Plaintive et résignée, elle demeurait sous sa tente. Le Hibou-blanc vint la voir.

— L’heure est arrivée où tu dois tenir ta promesse, Iréma, dit-il, en entrant.

— Je le sais, et je ne me suis pas sauvée sous les bois ; tu vois que je suis résignée ; mais attends à demain, car je souffre aujourd’hui.

— Tu veux m’échapper en gagnant du temps ? Iréma.

— Il faut que je voie la robe noire, que je me confesse et que je prépare mon cœur comme le veut le Grand-Esprit.

— Folie que tout ça ! je t’aime, cela suffit.

— Tu ne m’aimeras pas toujours, peut-être, et alors si je n’ai pas la crainte du Grand-Esprit, que ferai-je ?… je te quitterai peut-être pour aller vers un autre.

Le Hibou-blanc frémit à cette pensée.

— Je te tuerais ! dit il avec emportement.

— Eh bien ! reprit la jeune fille, laisse-moi demander au Grand-Esprit le courage et la force, l’amour et la foi…

— Tu demanderas ces choses-là après notre mariage, ce sera tout aussi bon.

— J’irai demain, repartit Iréma avec fermeté.

— Je pourrais t’épouser sans toutes ces cérémonies et ces formalités ridicules…

— Iréma n’a pas peur de mourir, et, plutôt que de faire une chose désagréable au Grand-Esprit, elle se jetterait dans les ondes des lacs profonds.

Le vieux chef regardait la belle vierge indienne avec une sorte de stupeur.

— Puisqu’il le faut j’attendrai jusqu’à demain, reprit-il d’une voix altérée par l’émotion.

Le lendemain il entra dans le fort, suivi d’Iréma et d’une partie de la tribu. « Les forts de traite du Nord ne ressemblent pas à la citadelle de Québec, ni même à aucune autre citadelle, mais tous se ressemblent entre eux. Ils ne rappellent guère au voyageur civilisé les riants villages qu’il a laissés sous des cieux plus cléments. Deux ou trois cabanes de bois rond, recouvertes en écorces d’arbres, et ceinturées d’une palissade de quinze à vingt pieds de hauteur, voilà tout. Ces pieux hauts et serrés protègent le traiteur ou post-master contre les indiens. »

Le Hibou blanc et ses gens arrivèrent à « une baraque en troncs d’arbre percée de quelques trous en forme de trapèzes plus ou moins irréguliers, sur lesquels étaient tendus des parchemins fort peu transparents. C’était le palais épiscopal. Une autre maison du même style, mais plus basse et adossée à la précédente, servait de chapelle. Tout cela était bien pauvre et surtout bien mal fait. » Il demanda la robe-noire. Le vieux chef renégat ne cachait ni son plaisir, ni son orgueil ; Iréma ne déguisait point sa peine. On fit réponse que la robe-noire était partie la veille pour la mission de St. Joseph, au sud du grand lac, près du fort Résolution, et qu’il faudrait attendre quelques jours, car la distance était d’au moins soixante à soixante cinq lieues. Le Hibou blanc entra dans une grande fureur, et voulut amener de force sa fiancée dans sa cabane. Naskarina lui dit : Ne vois-tu pas qu’elle se moque de toi ? Elle t’avait promis de t’épouser dès notre arrivée ici, et voilà maintenant qu’elle emploie la ruse pour t’échapper. Elle est venue hier, seule, parler à la robe-noire, et la robe-noire, de complicité avec elle, s’est éloignée pour ne pas faire le mariage.

— Naskarina, tu es mon amie, toi, et je te jure une éternelle reconnaissance… Iréma périra de ma main si elle ne m’épouse point. Est-ce que je reculerais maintenant ? J’en ai bien fait d’autres !

Iréma, toute heureuse de ces moments de répit, était revenue parmi les femmes de la tribu. Elle avait confié au missionnaire les douloureux secrets de son âme, mais elle n’avait pas cherché à éviter son triste sort. Cependant le prêtre voyant qu’il était aussi bien de ne pas hâter cette union malheureuse, en remit à plus tard, de lui même, l’accomplissement. Il dit qu’il allait à la rencontre d’un confrère et de quelques sœurs de charité qui faisaient à Dieu le sacrifice de leur vie pour le salut des pauvres indiens.

Il y avait déjà au fort Providence quelques bonnes sœurs de Charité, dont tout le temps était consacré à instruire des vérités chrétiennes les jeunes personnes des diverses tribus qui passaient par ce fort. C’était l’une de ces religieuses, la sœur St. Joseph, une belle femme d’un peu plus de trente ans, qui avait converti la jeune Iréma, et avait inculqué dans son âme de si beaux sentiments de foi. Elle vint dans le camp des Couteaux-jaunes, parlant avec amour et douceur, aux femmes et aux jeunes filles, de la bonté de Jésus, de la grandeur de Marie, et de toutes les merveilles de la religion. Une femme de la tribu s’approchant de la jeune catéchiste lui dit :

— Il y a, dans cette tente que tu vois ici, une vierge Litchanrée qui a beaucoup de chagrin.

— Conduis-moi vers elle, répondit la religieuse.

Iréma assise sur sa natte, le visage caché dans ses mains, pleurait. La religieuse ne la reconnut pas d’abord : Tu as du chagrin, ma sœur ? lui dit-elle. À cette voix suave l’indienne tressaillit et découvrit sa figure mouillée de larmes.

— Iréma ! s’écria la religieuse.

— Ma mère chrétienne ! dit en même temps Iréma.

Et les deux jeunes femmes s’embrassèrent comme deux sœurs. Iréma, à la prière de la bonne religieuse, raconta le sujet de ses angoisses. Elle dit comment le grand-trappeur l’avait délivrée des mains du traître Hibou-blanc, et comment, plus tard, elle le vit lui-même prisonnier de ce renégat cruel, et voué, bien sûr, à une mort affreuse.

— Ce grand-trappeur, murmura la religieuse, c’est un homme de cœur, un bon chrétien, et un guerrier terrible…

— Oh ! oui ! et les indiens qui ne l’aiment pas, le craignent. Mais les Couteaux-jaunes seuls ne l’aiment point, et c’est le vieux chef — un blanc comme le grand-trappeur — qui les a indisposés contre lui.

— Que dis-tu, Iréma ? le Hibou-blanc n’est pas un indien ?

— Oh ! non ! mais il vit au milieu de nous depuis bien des lunes…

— Quelle singulière idée ! s’écria la religieuse.

— Et lui qui devrait être plus instruit que nous autres des choses de la religion, et qui devrait être meilleur aussi, il se moque de notre docilité à suivre les conseils de la robe noire, et se plaît à faire le mal.

— C’est un blanc ! un compatriote ! un chrétien ! s’écria la religieuse, ô mon Dieu ! quel aveuglement et quelle perversité !

Iréma raconta ensuite qu’elle avait promis d’épouser cet homme méprisable, s’il rendait la liberté à son prisonnier.

— Et la lui a-t-il donnée ? demanda la sœur.

— Oui, répondit Iréma.

— Et où est-il maintenant, le grand-trappeur ?

— Je n’en sais rien.

— Il l’a peut-être fait assassiner ?

Iréma sentit un frisson lui courir dans tous les membres. Elle resta silencieuse pendant une minute, puis elle dit tout émue : S’il l’avait tué, est-ce que je serais libre ?

— Oui, certainement, répondit la sœur.

Iréma vit comme un éclair de joie traverser son esprit. L’idée de la liberté, la pensée d’échapper au vieux chef, lui fit oublier un instant ce qu’elle devait au grand-trappeur. L’égoïsme eut un instant de triomphe, mais bientôt elle retomba dans une mélancolie profonde : Il n’y a pas d’alternative, pensa-t-elle tout haut, s’il est mort, je le pleurerai toujours, et s’il vit… Elle acheva sa pensée par une douloureuse secousse de tête.

Les Litchanrés arrivèrent. Ils dressèrent leurs tentes à l’ouest de la petite baie où s’élève le fort. Les forts ou les missions sont des terrains neutres, et l’on enterre la hache ou la carabine en y arrivant. Souvent aussi les plus heureuses réconciliations ont lieu alors, grâce au zèle et à la charité des saints missionnaires.

Le Hibou-blanc comprit qu’il ne pouvait s’entourer de trop de précautions, ni employer trop de moyens pour parvenir à son but, la possession d’Iréma. Il fit des démarches auprès de la tribu ennemie, et lui proposa la paix. Il fut accueilli avec bienveillance, car les Litchanrés, bien que braves, n’aimaient guère à verser le sang. Encouragé, le Hibou-blanc convoqua une grande réunion des deux tribus, et fit un long discours pour leur démontrer qu’elles devaient s’unir, se fondre en une seule, et n’avoir plus que les mêmes wigwams, et le même chef. Plusieurs murmurèrent, disant qu’ainsi les Litchanrés, qui n’avaient plus de chef, seraient soumis aux Couteaux-jaunes.

— Je suis vieux, dit le Hibou-blanc, mes jours ne seront pas nombreux, et, alors, vous choisirez un chef parmi les Litchanrés. Ainsi chaque tribu sera traitée avec justice. En attendant je vais épouser une fille de la tribu des Litchanrés, et cimenter, par là, l’union des deux tribus.

— C’est bien ! dirent les Litchanrés, mais si par la volonté du Grand-Esprit notre chef bien-aimé revenait, tu lui céderais la place.

— Kisastari ? demanda le Hibou-blanc en éclatant de rire.

— Oui, Kisastari ! répondirent les Litchanrés.

— Oh ! oui ! je le promets…