Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 353-360).

MÉDITATION II.

STATISTIQUE CONJUGALE.

L’Administration s’est occupée depuis vingt ans environ à chercher combien le sol de la France contient d’hectares de bois, de prés, de vignes, de jachères. Elle ne s’en est pas tenue là, elle a voulu connaître le nombre et la nature des animaux. Les savants sont allés plus loin : ils ont compté les stères de bois, les kilogrammes de bœuf, les litres de vin, les pommes et les œufs consommés à Paris. Mais personne ne s’est encore avisé, soit au nom de l’honneur marital, soit dans l’intérêt des gens à marier, soit au profit de la morale et de la perfectibilité des institutions humaines, d’examiner le nombre des femmes honnêtes. Quoi ! le ministère français interrogé pourra répondre qu’il a tant d’hommes sous les armes, tant d’espions, tant d’employés, tant d’écoliers ; et quant aux femmes vertueuses… néant ? S’il prenait à un roi de France la fantaisie de chercher son auguste compagne parmi ses sujettes, l’Administration ne pourrait même pas lui indiquer le gros de brebis blanches au sein duquel il aurait à choisir ; elle serait obligée d’en venir à quelque institution de rosière, ce qui apprêterait à rire.

Les anciens seraient-ils donc nos maîtres en institutions politiques comme en morale ? L’histoire nous apprend qu’Assuérus, voulant prendre femme parmi les filles de Perse, choisit Esther, la plus vertueuse et la plus belle. Ses ministres avaient donc nécessairement trouvé un mode quelconque d’écrémer la population. Malheureusement, la Bible, si claire sur toutes les questions matrimoniales, a omis de nous donner cette loi d’élection conjugale.

Essayons de suppléer à ce silence de l’Administration en établissant le décompte du sexe féminin en France. Ici, nous réclamons l’attention de tous les amis de la morale publique, et nous les instituons juges de notre manière de procéder. Nous tâcherons d’être assez généreux dans nos évaluations, assez exact dans nos raisonnements, pour faire admettre par tout le monde le résultat de cette analyse.

On compte généralement trente millions d’habitants en France.

Quelques naturalistes pensent que le nombre des femmes surpasse celui des hommes ; mais comme beaucoup de statisticiens sont de l’opinion contraire, nous prendrons le calcul le plus vraisemblable en admettant quinze millions de femmes.

Nous commencerons par retrancher de cette somme totale environ neuf millions de créatures qui, au premier abord, semblent avoir assez de ressemblance avec la femme, mais qu’un examen approfondi nous a contraint de rejeter.

Expliquons-nous.

Les naturalistes ne considèrent en l’homme qu’un genre unique de cet ordre de Bimanes, établi par Duméril, dans sa Zoologie analytique, page 16, et auquel Bory-Saint-Vincent a cru devoir ajouter le genre Orang, sous prétexte de le compléter.

Si ces zoologistes ne voient en nous qu’un mammifère, à trente-deux vertèbres, ayant un os hyoïde, possédant plus de plis que tout autre animal dans les hémisphères du cerveau ; si pour eux, il n’existe d’autres différences dans cet ordre que celles qui sont introduites par l’influence des climats, lesquelles ont fourni la nomenclature de quinze espèces desquelles il est inutile de citer les noms scientifiques, le physiologiste doit avoir aussi le droit d’établir ses genres et ses sous-genres, d’après certains degrés d’intelligence et certaines conditions d’existence morale et pécuniaire.

Or les neuf millions d’êtres dont il est ici question offrent bien au premier aspect tous les caractères attribués à l’espèce humaine : ils ont l’os hyoïde, le bec coracoïde, l’acromion et l’arcade zygomatique : permis donc à ces messieurs du Jardin des Plantes de les classer dans le genre Bimane ; mais que nous y voyions des femmes !… voilà ce que notre Physiologie n’admettra jamais.

Pour nous et pour ceux auxquels ce livre est destiné, une femme est une variété rare dans le genre humain, et dont voici les principaux caractères physiologiques.

Cette espèce est due aux soins particuliers que les hommes ont pu donner à sa culture, grâce à la puissance de l’or et à la chaleur morale de la civilisation. Elle se reconnaît généralement à la blancheur, à la finesse, à la douceur de la peau. Son penchant la porte à une exquise propreté. Ses doigts ont horreur de rencontrer autre chose que des objets doux, moelleux, parfumés. Comme l’hermine, elle meurt quelquefois de douleur de voir souiller sa blanche tunique. Elle aime à lisser ses cheveux, à leur faire exhaler des odeurs enivrantes, à brosser ses ongles roses, à les couper en amande, à baigner souvent ses membres délicats. Elle ne se plaît pendant la nuit que sur le duvet le plus doux ; pendant le jour, que sur des divans de crin ; aussi la position horizontale est-elle celle qu’elle prend le plus volontiers. Sa voix est d’une douceur pénétrante, ses mouvements sont gracieux. Elle parle avec une merveilleuse facilité. Elle ne s’adonne à aucun travail pénible ; et cependant, malgré sa faiblesse apparente, il y a des fardeaux qu’elle sait porter et remuer avec une aisance miraculeuse. Elle fuit l’éclat du soleil et s’en préserve par d’ingénieux moyens. Pour elle, marcher est une fatigue ; mange-t-elle ? c’est un mystère ; partage-t-elle les besoins des autres espèces ? c’est un problème. Curieuse à l’excès, elle se laisse prendre facilement par celui qui sait lui cacher la plus petite chose, car son esprit la porte sans cesse à chercher l’inconnu. Aimer est sa religion : elle ne pense qu’à plaire à celui qu’elle aime. Être aimée est le but de toutes ses actions, exciter des désirs celui de tous ses gestes. Aussi ne songe-t-elle qu’aux moyens de briller ; elle ne se meut qu’au sein d’une sphère de grâce et d’élégance ; c’est pour elle que la jeune Indienne a filé le poil souple des chèvres du Thibet, que Tarare tisse ses voiles d’air, que Bruxelles fait courir des navettes chargées du lin le plus pur et le plus délié, que Visapour dispute aux entrailles de la terre des cailloux étincelants, et que Sèvres dore sa blanche argile. Elle médite nuit et jour de nouvelles parures, emploie sa vie à faire empeser ses robes, à chiffonner des fichus. Elle va se montrant brillante et fraîche à des inconnus dont les hommages la flattent, dont les désirs la charment, bien qu’ils lui soient indifférents. Les heures dérobées au soin d’elle-même et à la volupté, elle les emploie à chanter les airs les plus doux : c’est pour elle que la France et l’Italie inventent leurs délicieux concerts et que Naples donne aux cordes une âme harmonieuse. Cette espèce, enfin, est la reine du monde et l’esclave d’un désir. Elle redoute le mariage parce qu’il finit par gâter la taille, mais elle s’y livre parce qu’il promet le bonheur. Si elle fait des enfants, c’est par un pur hasard, et quand ils sont grands, elle les cache.

Ces traits, pris à l’aventure entre mille, se retrouvent-ils en ces créatures dont les mains sont noires comme celles des singes, et la peau tannée comme les vieux parchemins d’un olim, dont le visage est brûlé par le soleil, et le cou ridé comme celui des dindons ; qui sont couvertes de haillons, dont la voix est rauque, l’intelligence nulle, l’odeur insupportable, qui ne songent qu’à la huche au pain, qui sont incessamment courbées vers la terre, qui piochent, qui hersent, qui fanent, glanent, moissonnent, pétrissent le pain, teillent du chanvre ; qui, pêle-mêle avec des bestiaux, des enfants et des hommes, habitent des trous à peine couverts de paille ; auxquelles enfin il importe peu d’où pleuvent les enfants ? en produire beaucoup pour en livrer beaucoup à la misère et au travail est toute leur tâche ; et si leur amour n’est pas un labeur comme celui des champs, il est au moins une spéculation.

Hélas ! s’il y a par le monde des marchandes assises tout le jour entre de la chandelle et de la cassonade, des fermières qui traient les vaches, des infortunées dont on se sert comme de bêtes de somme dans les manufactures, ou qui portent la hotte, la houe et l’éventaire ; s’il existe malheureusement trop de créatures vulgaires pour lesquelles la vie de l’âme, les bienfaits de l’éducation, les délicieux orages du cœur sont un paradis inaccessible, et si la nature a voulu qu’elles eussent un bec coracoïde, un os hyoïde et trente-deux vertèbres, qu’elles restent pour le physiologiste dans le genre Orang ! Ici, nous ne stipulons que pour les oisifs, pour ceux qui ont le temps et l’esprit d’aimer, pour les riches qui ont acheté la propriété des passions, pour les intelligences qui ont conquis le monopole des chimères. Anathème sur tout ce qui ne vit pas de la pensée ! Disons raca et même racaille de qui n’est pas ardent, jeune, beau et passionné. C’est l’expression publique du sentiment secret des philanthropes qui savent lire ou qui peuvent monter en équipage. Dans nos neuf millions de proscrites, le percepteur, le magistrat, le législateur, le prêtre voient sans doute des âmes, des administrés, des justiciables, des contribuables ; mais l’homme à sentiment, le philosophe de boudoir, tout en mangeant le petit pain de griot semé et récolté par ces créatures-là, les rejetteront, comme nous le faisons, hors du genre Femme. Pour eux, il n’y a de femme que celle qui peut inspirer de l’amour ; il n’y a d’existant que la créature investie du sacerdoce de la pensée par une éducation privilégiée, et chez qui l’oisiveté a développé la puissance de l’imagination ; enfin il n’y a d’être que celui dont l’âme rêve, en amour, autant de jouissances intellectuelles que de plaisirs physiques.

Cependant nous ferons observer que ces neuf millions de parias femelles produisent çà et là des milliers de paysannes qui, par des circonstances bizarres, sont jolies comme des amours ; elles arrivent à Paris ou dans les grandes villes, et finissent par monter au rang des femmes comme il faut ; mais pour ces deux ou trois mille créatures privilégiées, il y en a cent mille autres qui restent servantes ou se jettent en d’effroyables désordres. Néanmoins nous tiendrons compte à la population féminine de ces Pompadours de village.

Ce premier calcul est fondé sur cette découverte de la statistique, qu’en France il y a dix-huit millions de pauvres, dix millions de gens aisés, et deux millions de riches.

Il n’existe donc en France que six millions de femmes dont les hommes à sentiment s’occupent, se sont occupés ou s’occuperont.

Soumettons cette élite sociale à un examen philosophique.

Nous pensons, sans crainte d’être démenti, que les époux qui ont vingt ans de ménage doivent dormir tranquillement sans avoir à redouter l’invasion de l’amour et le scandale d’un procès en criminelle conversation. De ces six millions d’individus il faut donc distraire environ deux millions de femmes extrêmement aimables, parce qu’à quarante ans passés elles ont vu le monde ; mais comme elles ne peuvent remuer le cœur de personne, elles sont en dehors de la question dont il s’agit. Si elles ont le malheur de ne pas être recherchées pour leur amabilité, l’ennui les gagne ; elles se jettent dans la dévotion, dans les chats, les petits chiens, et autres manies qui n’offensent plus que Dieu.

Les calculs faits au Bureau des Longitudes sur la population nous autorisent à soustraire encore de la masse totale deux millions de petites filles, jolies à croquer ; elles en sont à l’À, B, C de la vie, et jouent innocemment avec d’autres enfants, sans se douter que ces petits malis, qui alors les font rire, les feront pleurer un jour.

Maintenant, sur les deux millions de femmes restant, quel est l’homme raisonnable qui ne nous abandonnera pas cent mille pauvres filles bossues, laides, quinteuses, rachitiques, malades, aveugles, blessées, pauvres quoique bien élevées, mais demeurant toutes demoiselles et n’offensant aucunement, par ce moyen, les saintes lois du mariage ?

Nous refusera-t-on cent mille autres filles qui se trouvent sœurs de Sainte-Camille, sœurs de charité, religieuses, institutrices, demoiselles de compagnie, etc. ? Mais nous mettrons dans ce saint voisinage le nombre assez difficile à évaluer des jeunes personnes trop grandes pour jouer avec les petits garçons, et trop jeunes encore pour éparpiller leurs couronnes de fleurs d’oranger.

Enfin, sur les quinze cent mille sujets qui se trouvent au fond de notre creuset, nous diminuerons encore cinq cent mille autres unités que nous attribuerons aux filles de Baal, qui font plaisir aux gens peu délicats. Nous y comprendrons même, sans crainte qu’elles ne se gâtent ensemble, les femmes entretenues, les modistes, les filles de boutique, les mercières, les actrices, les cantatrices, les filles d’opéra, les figurantes, les servantes-maîtresses, les femmes de chambre, etc. La plupart de ces créatures excitent bien des passions, mais elles trouvent de l’indécence à faire prévenir un notaire, un maire, un ecclésiastique et un monde de rieurs du jour et du moment où elles se donnent à leur amant. Leur système, justement blâmé par une société curieuse, a l’avantage de ne les obliger à rien envers les hommes, envers M. le maire, envers la justice. Or, ne portant atteinte à aucun serment public, ces femmes n’appartiennent en rien à un ouvrage exclusivement consacré aux mariages légitimes.

C’est demander bien peu pour cet article, dira-t-on, mais il formera compensation à ceux que des amateurs pourraient trouver trop enflés. Si quelqu’un, par amour pour une riche douairière, veut la faire passer dans le million restant, il la prendra sur le chapitre des sœurs de charité, des filles d’opéra ou des bossues. Enfin, nous n’avons appelé que cinq cent mille têtes à former cette dernière catégorie, parce qu’il arrive souvent, comme on l’a vu ci-dessus, que les neuf millions de paysannes l’augmentent d’un grand nombre de sujets. Nous avons négligé la classe ouvrière et le petit commerce par la même raison : les femmes de ces deux sections sociales sont le produit des efforts que font les neuf millions de Bimanes femelles pour s’élever vers les hautes régions de la civilisation. Sans cette scrupuleuse exactitude, beaucoup de personnes regarderaient cette Méditation de Statistique conjugale comme une plaisanterie.

Nous avions bien pensé à organiser une petite classe de cent mille individus, pour former une caisse d’amortissement de l’espèce, et servir d’asile aux femmes qui tombent dans un état mitoyen, comme les veuves, par exemple ; mais nous avons préféré compter largement.

Il est facile de prouver la justesse de notre analyse : une seule réflexion suffit.

La vie de la femme se partage en trois époques bien distinctes : la première commence au berceau et se termine à l’âge de nubilité ; la seconde embrasse le temps pendant lequel une femme appartient au mariage ; la troisième s’ouvre par l’âge critique, sommation assez brutale que la Nature fait aux passions d’avoir à cesser. Ces trois sphères d’existence étant, à peu de chose près, égales en durée, doivent diviser en nombres égaux une quantité donnée de femmes. Ainsi, dans une masse de six millions, l’on trouve, sauf les fractions qu’il est loisible aux savants de chercher, environ deux millions de filles entre un an et dix-huit, deux millions de femmes âgées de dix-huit ans au moins, de quarante au plus, et deux millions de vieilles. Les caprices de l’État social ont donc distribué les deux millions de femmes aptes à se marier en trois grandes catégories d’existence, savoir : celles qui restent filles par les raisons que nous avons déduites ; celles dont la vertu importe peu aux maris, et le million de femmes légitimes dont nous avons à nous occuper.

Vous voyez, par ce dépouillement assez exact de la population femelle, qu’il existe à peine en France un petit troupeau d’un million de brebis blanches, bercail privilégié où tous les loups veulent entrer.

Faisons passer par une autre étamine ce million de femmes déjà triées sur le volet.

Pour parvenir à une appréciation plus vraie du degré de confiance qu’un homme doit avoir en sa femme, supposons pour un moment que toutes ces épouses tromperont leurs maris.

Dans cette hypothèse, il conviendra de retrancher environ un vingtième de jeunes personnes qui, mariées de la veille, seront au moins fidèles à leurs serments pendant un certain temps.

Un autre vingtième sera malade. C’est accorder une bien faible part aux douleurs humaines.

Certaines passions qui, dit-on, détruisent l’empire de l’homme sur le cœur de la femme, la laideur, les chagrins, les grossesses, réclament encore un vingtième.

L’adultère ne s’établit pas dans le cœur d’une femme mariée comme on tire un coup de pistolet. Quand même la sympathie ferait naître des sentiments à la première vue, il y a toujours un combat dont la durée forme une certaine non-valeur dans la somme totale des infidélités conjugales. C’est presque insulter la pudeur en France que de ne représenter le temps de ces combats, dans un pays si naturellement guerrier, que par un vingtième du total des femmes ; mais alors nous supposerons que certaines femmes malades conservent leurs amants au milieu des potions calmantes, et qu’il y a des femmes dont la grossesse fait sourire quelque célibataire sournois. Nous sauverons ainsi la pudeur de celles qui combattent pour la vertu.

Par la même raison, nous n’oserons pas croire qu’une femme abandonnée par son amant en trouve un autre hic et nunc ; mais cette non-valeur-là étant nécessairement plus faible que la précédente, nous l’estimerons à un quarantième.

Ces retranchements réduiront notre masse à huit cent mille femmes, quand il s’agira de déterminer le nombre de celles qui offenseront la foi conjugale.

En ce moment, qui ne voudrait pas rester persuadé que ces femmes sont vertueuses ? Ne sont-elles pas la fleur du pays ? Ne sont-elles pas toutes verdissantes, ravissantes, étourdissantes de beauté, de jeunesse, de vie et d’amour ? Croire à leur vertu est une espèce de religion sociale ; car elles sont l’ornement du monde et font la gloire de la France.

C’est donc au sein de ce million que nous avons à chercher :

Le nombre des femmes honnêtes ;

Le nombre des femmes vertueuses.

Cette investigation et ces deux catégories demandent des Méditations entières, qui serviront d’appendice à celle-ci.