Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 346-353).

PREMIÈRE PARTIE.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme, et en attendant nous nous y soumettrons aveuglément.
(Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville.)

MÉDITATION I.

LE SUJET.

Physiologie, que me veux-tu ?

Ton but est-il de nous démontrer que le mariage unit, pour toute la vie, deux êtres qui ne se connaissent pas ?

Que la vie est dans la passion, et qu’aucune passion ne résiste au mariage ?

Que le mariage est une institution nécessaire au maintien des sociétés, mais qu’il est contraire aux lois de la nature ?

Que le divorce, cet admirable palliatif aux maux du mariage, sera unanimement redemandé ?

Que, malgré tous ses inconvénients, le mariage est la source première de la propriété ?

Qu’il offre d’incalculables gages de sécurité aux gouvernements ?

Qu’il y a quelque chose de touchant dans l’association de deux êtres pour supporter les peines de la vie ?

Qu’il y a quelque chose de ridicule à vouloir qu’une même pensée dirige deux volontés ?

Que la femme est traitée en esclave ?

Qu’il n’y a pas de mariages entièrement heureux ?

Que le mariage est gros de crimes, et que les assassinats connus ne sont pas les pires ?

Que la fidélité est impossible, au moins à l’homme ?

Qu’une expertise, si elle pouvait s’établir, prouverait plus de troubles que de sécurité dans la transmission patrimoniale des propriétés ?

Que l’adultère occasionne plus de maux que le mariage ne procure de biens ?

Que l’infidélité de la femme remonte aux premiers temps des sociétés, et que le mariage résiste à cette perpétuité de fraudes ?

Que les lois de l’amour attachent si fortement deux êtres, qu’aucune loi humaine ne saurait les séparer ?

Que s’il y a des mariages écrits sur les registres de l’officialité, il y en a de formés par les vœux de la nature, par une douce conformité ou par une entière dissemblance dans la pensée, et par des conformations corporelles ; qu’ainsi le ciel et la terre se contrarient sans cesse ?

Qu’il y a des maris riches de taille et d’esprit supérieur, dont les femmes ont des amants fort laids, petits ou stupides ?

Toutes ces questions fourniraient au besoin des livres ; mais ces livres sont faits, et les questions sont perpétuellement résolues.

Physiologie, que me veux-tu ?

Révèles-tu des principes nouveaux ? Viens-tu prétendre qu’il faut mettre les femmes en commun ? Lycurgue et quelques peuplades grecques, des Tartares et des Sauvages, l’ont essayé.

Serait-ce qu’il faut renfermer les femmes ? les Ottomans l’ont fait et ils les remettent aujourd’hui en liberté.

Serait-ce qu’il faut marier les filles sans dot et les exclure du droit de succéder ?… Des auteurs anglais et des moralistes ont prouvé que c’était, avec le divorce, le moyen le plus sûr de rendre les mariages heureux.

Serait-ce qu’il faut une petite Agar dans chaque ménage ? Il n’est pas besoin de loi pour cela. L’article du Code qui prononce des peines contre la femme adultère, en quelque lieu que le crime se soit commis, et celui qui ne punit un mari qu’autant que sa concubine habite sous le toit conjugal, admettent implicitement des maîtresses en ville.

Sanchez a disserté sur tous les cas pénitentiaires du mariage ; il a même argumenté sur la légitimité, sur l’opportunité de chaque plaisir ; il a tracé tous les devoirs moraux, religieux, corporels des époux ; bref, son ouvrage formerait douze volumes in-8o si l’on réimprimait ce gros in-folio intitulé de Matrimonio.

Des nuées de jurisconsultes ont lancé des nuées de traités sur les difficultés légales qui naissent du mariage. Il existe même des ouvrages sur le congrès judiciaire.

Des légions de médecins ont fait paraître des légions de livres sur le mariage dans ses rapports avec la chirurgie et la médecine.

Au dix-neuvième siècle, la Physiologie du Mariage est donc une insignifiante compilation ou l’œuvre d’un niais écrite pour d’autres niais : de vieux prêtres ont pris leurs balances d’or et pesé les moindres scrupules ; de vieux jurisconsultes ont mis leurs lunettes et distingué toutes les espèces ; de vieux médecins ont pris le scalpel et l’ont promené sur toutes les plaies ; de vieux juges ont monté sur leur siége et jugé tous les cas rédhibitoires ; des générations entières ont passé en jetant leur cri de joie ou de douleur ; chaque siècle a lancé son vote dans l’urne ; le Saint-Esprit, les poètes, les écrivains, ont tout enregistré depuis Ève jusqu’à la guerre de Troie, depuis Hélène jusqu’à madame de Maintenon, depuis la femme de Louis XIV jusqu’à la Contemporaine.

Physiologie, que me veux-tu donc ?

Voudrais-tu par hasard nous présenter des tableaux plus ou moins bien dessinés pour nous convaincre qu’un homme se marie :

Par Ambition… cela est bien connu ;

Par Bonté, pour arracher une fille à la tyrannie de sa mère ;

Par Colère, pour déshériter des collatéraux ;

Par Dédain d’une maîtresse infidèle ;

Par Ennui de la délicieuse vie de garçon ;

Par Folie, c’en est toujours une ;

Par Gageure, c’est le cas de lord Byron ;

Par Honneur, comme Georges Dandin ?

Par Intérêt, mais c’est presque toujours ainsi ;

Par Jeunesse, au sortir du collége, en étourdi ;

Par Laideur, en craignant de manquer de femme un jour ;

Par Machiavélisme, pour hériter promptement d’une vieille ;

Par Nécessité, pour donner un état à notre fils ;

Par Obligation, la demoiselle ayant été faible ;

Par Passion, pour s’en guérir plus sûrement ;

Par Querelle, pour finir un procès ;

Par Reconnaissance, c’est donner plus qu’on n’a reçu ;

Par Sagesse, cela arrive encore aux doctrinaires ;

Par Testament, quand un oncle mort vous grève son héritage d’une fille à épouser ;

Par Usage, à l’imitation de ses aïeux ;

Par Vieillesse, pour faire une fin.

(Le X manque, et peut-être est-ce à cause de son peu d’emploi comme tête de mot qu’on l’a pris pour signe de l’inconnu.)

Par Yatidi, qui est l’heure de se coucher et en signifie tous les besoins chez les Turcs ;

Par Zèle, comme le duc de Saint-Aignan qui ne voulait pas commettre de péchés.

Mais ces accidents-là ont fourni les sujets de trente mille comédies et de cent mille romans.

Physiologie, pour la troisième et dernière fois, que me veux-tu ?

Ici tout est banal comme les pavés d’une rue, vulgaire comme un carrefour. Le mariage est plus connu que Barrabas de la Passion ; toutes les vieilles idées qu’il réveille roulent dans les littératures depuis que le monde est monde, et il n’y a pas d’opinion utile et de projet saugrenu qui ne soient allés trouver un auteur, un imprimeur, un libraire et un lecteur.

Permettez-moi de vous dire comme Rabelais, notre maître à tous : — « Gens de bien, Dieu vous sauve et vous garde ! Où êtes-vous ? je ne peux vous voir. Attendez que je chausse mes lunettes. Ah ! ah ! je vous vois. Vous, vos femmes, vos enfants, vous êtes en santé désirée ? Cela me plaît. »

Mais ce n’est pas pour vous que j’écris. Puisque vous avez de grands enfants, tout est dit.

« Ah ! c’est vous, buveurs très-illustres, vous, goutteux très-précieux, et vous, croûtes-levés infatigables, mignons poivrés, qui pantagruelizez tout le jour, qui avez des pies privées bien guallantes, et allez à tierce, à sexte, à nones, et pareillement à vêpres, à complies, qui iriez voirement toujours. »

Ce n’est pas à vous que s’adresse la Physiologie du Mariage, puisque vous n’êtes pas mariés. Ainsi soit-il toujours !

« Vous, tas de serrabaites, cagots, escargotz, hypocrites, caphartz, frapartz, botineurs, romipetes et autres telles gens qui se sont déguisés comme masques, pour tromper le monde !… arrière mastins, hors de la quarrière ! hors d’ici, cerveaux à bourrelet !… De par le diable, êtes-vous encore là ?… »

Il ne me reste plus, peut-être, que de bonnes âmes aimant à rire. Non de ces pleurards qui veulent se noyer à tout propos en vers et en prose, qui font les malades en odes, en sonnets, en méditations ; non de ces songe-creux en toute sorte, mais quelques-uns de ces anciens pantagruélistes qui n’y regardent pas de si près quand il s’agit de banqueter et de goguenarder, qui trouvent du bon dans le livre des Pois au lard, cum commento, de Rabelais, dans celui de la dignité des Braguettes, et qui estiment ces beaux livres de haulte gresse, legiers au porchas, hardis à la rencontre.

L’on ne peut guère plus rire du gouvernement, mes amis, depuis qu’il a trouvé le moyen de lever quinze cents millions d’impôts. Les papegaux, les évégaux, les moines et moinesses ne sont pas encore assez riches pour qu’on puisse boire chez eux ; mais arrive saint Michel, qui chassa le diable du ciel, et nous verrons peut-être le bon temps revenir ! Partant, il ne nous reste en ce moment que le mariage en France qui soit matière à rire. Disciples de Panurge, de vous seuls je veux pour lecteurs. Vous savez prendre et quitter un livre à propos, faire du plus aisé, comprendre à demi-mot et tirer nourriture d’un os médullaire.

Ces gens à microscope, qui ne voient qu’un point, les censeurs enfin, ont-ils bien tout dit, tout passé en revue ? ont-ils prononcé en dernier ressort qu’un livre sur le mariage est aussi impossible à exécuter qu’une cruche cassée à rendre neuve ?

— Oui, maître-fou. Pressurez le mariage, il n’en sortira jamais rien que du plaisir pour les garçons et de l’ennui pour les maris. C’est la morale éternelle. Un million de pages imprimées n’auront pas d’autre substance.

Cependant voici ma première proposition : Le mariage est un combat à outrance avant lequel les deux époux demandent au ciel sa bénédiction, parce que s’aimer toujours est la plus téméraire des entreprises ; le combat ne tarde pas à commencer, et la victoire, c’est-à-dire la liberté, demeure au plus adroit.

D’accord. Où voyez-vous là une conception neuve ?

Eh ! bien, je m’adresse aux mariés d’hier et d’aujourd’hui, à ceux qui, en sortant de l’église ou de la municipalité, conçoivent l’espérance de garder leurs femmes pour eux seuls ; à ceux à qui je ne sais quel égoïsme ou quel sentiment indéfinissable fait dire à l’aspect des malheurs d’autrui : — Cela ne m’arrivera pas, à moi !

Je m’adresse à ces marins qui, après avoir vu des vaisseaux sombrer, se mettent en mer ; à ces garçons qui, après avoir causé le naufrage de plus d’une vertu conjugale, osent se marier. Et voici le sujet, il est éternellement neuf, éternellement vieux !

Un jeune homme, un vieillard peut-être, amoureux ou non, vient d’acquérir par un contrat bien et dûment enregistré à la Mairie, dans le Ciel et sur les contrôles du Domaine, une jeune fille à longs cheveux, aux yeux noirs et humides, aux petits pieds, aux doigts mignons et effilés, à la bouche vermeille, aux dents d’ivoire, bien faite, frémissante, appétissante et pimpante, blanche comme un lys, comblée des trésors les plus désirables de la beauté : ses cils baissés ressemblent aux dards de la couronne de fer, sa peau, tissu aussi frais que la corolle d’un camélia blanc, est nuancée de la pourpre des camélias rouges ; sur son teint virginal l’œil croit voir la fleur d’un jeune fruit et le duvet imperceptible d’une pêche diaprée ; l’azur des veines distille une riche chaleur à travers ce réseau clair ; elle demande et donne la vie ; elle est tout joie et tout amour, tout gentillesse et tout naïveté. Elle aime son époux, ou du moins elle croit l’aimer…

L’amoureux mari a dit dans le fond de son cœur : « Ces yeux ne verront que moi, cette bouche ne frémira d’amour que pour moi, cette douce main ne versera les chatouilleux trésors de la volupté que sur moi, ce sein ne palpitera qu’à ma voix, cette âme endormie ne s’éveillera qu’à ma volonté ; moi seul je plongerai mes doigts dans ces tresses brillantes ; seul je promènerai de rêveuses caresses sur cette tête frissonnante. Je ferai veiller la Mort à mon chevet pour défendre l’accès du lit nuptial à l’étranger ravisseur ; ce trône de l’amour nagera dans le sang des imprudents ou dans le mien. Repos, honneur, félicité, liens paternels, fortune de mes enfants, tout est là ; je veux tout défendre comme une lionne ses petits. Malheur à qui mettra le pied dans mon antre ! »

— Eh ! bien, courageux athlète, nous applaudissons à ton dessein. Jusqu’ici nul géomètre n’a osé tracer des lignes de longitude et de latitude sur la mer conjugale. Les vieux maris ont eu vergogne d’indiquer les bancs de sable, les rescifs, les écueils, les brisants, les moussons, les côtes et les courants qui ont détruit leurs barques, tant ils avaient honte de leurs naufrages. Il manquait un guide, une boussole aux pèlerins mariés… cet ouvrage est destiné à leur en servir.

Sans parler des épiciers et des drapiers, il existe tant de gens qui sont trop occupés pour perdre du temps à chercher les raisons secrètes qui font agir les femmes, que c’est une œuvre charitable de leur classer par titres et par chapitres toutes les situations secrètes du mariage ; une bonne table des matières leur permettra de mettre le doigt sur les mouvements du cœur de leurs femmes, comme la table des logarithmes leur apprend le produit d’une multiplication.

Eh ! bien, que vous en semble ? N’est-ce pas une entreprise neuve et à laquelle tout philosophe a renoncé que de montrer comment on peut empêcher une femme de tromper son mari ? N’est-ce pas la comédie des comédies ? N’est-ce pas un autre speculum vitæ humanæ ? Il ne s’agit plus de ces questions oiseuses dont nous avons fait justice dans cette Méditation. Aujourd’hui, en morale, comme dans les sciences exactes, le siècle demande des faits, des observations. Nous en apportons.

Commençons donc par examiner le véritable état des choses, par analyser les forces de chaque parti. Avant d’armer notre champion imaginaire, calculons le nombre de ses ennemis, comptons les Cosaques qui veulent envahir sa petite patrie.

S’embarque avec nous qui voudra, rira qui pourra. Levez l’ancre, hissez les voiles ! Vous savez de quel petit point rond vous partez. C’est un grand avantage que nous avons sur bien des livres.

Quant à notre fantaisie de rire en pleurant et de pleurer en riant, comme le divin Rabelais buvait en mangeant et mangeait en buvant ; quant à notre manie de mettre Héraclite et Démocrite dans la même page, de n’avoir ni style, ni préméditation de phrase… si quelqu’un de l’équipage en murmure !… Hors du tillac les vieux cerveaux à bourrelet, les classiques en maillot, les romantiques en linceul, et vogue la galère !

Tout ce monde-là nous reprochera peut-être de ressembler à ceux qui disent d’un air joyeux : « Je vais vous conter une histoire qui vous fera rire !… » Il s’agit bien de plaisanter quand on parle de mariage ! ne devinez-vous pas que nous le considérons comme une légère maladie à laquelle nous sommes tous sujets et que ce livre en est la monographie ?

— Mais vous, votre galère ou votre ouvrage, avez l’air de ces postillons qui, en partant d’un relais, font claquer leur fouet parce qu’ils mènent des Anglais. Vous n’aurez pas couru au grand galop pendant une demi-lieue que vous descendrez pour remettre un trait ou laisser souffler vos chevaux. Pourquoi sonner de la trompette avant la victoire ?

— Hé ! chers pantagruélistes, il suffit aujourd’hui d’avoir des prétentions à un succès pour l’obtenir ; et comme, après tout, les grands ouvrages ne sont peut-être que de petites idées longuement développées, je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à cueillir des lauriers, ne fût-ce que pour couronner ces tant salés jambons qui nous aideront à humer le piot. — Un instant, pilote ? Ne partons pas sans faire une petite définition…

Lecteurs, si vous rencontrez de loin en loin, comme dans le monde, les mots de vertu ou de femmes vertueuses en cet ouvrage, convenons que la vertu sera cette pénible facilité avec laquelle une épouse réserve son cœur à un mari ; à moins que le mot ne soit employé dans un sens général, distinction qui est abandonnée à la sagacité naturelle de chacun.