Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 141-154).

IX


Quand je rouvris les yeux après un temps assez long, paraît-il, j’étais couchée dans ma chambre et Anna me bassinait les tempes avec de l’eau froide.

Bien que l’atmosphère fût douce, je frissonnai, ramenant à mon cou mon corsage entr’ouvert.

— Madame se sent-elle mieux ?

Anna parlait de tout près, mais sa voix me fit l’effet d’un son très lointain.

J’eus un léger signe d’assentiment, tout en faisant un grand effort de mémoire.

— Qu’est-il donc arrivé ? Pourquoi suis-je couchée ? demandai-je. Où est monsieur ? Il n’est pas dans la maison ?

— Hélas ! non, madame. On le cherche partout.

Quelqu’un entra dans la chambre.

C’était le médecin de Carston que le domestique avait rencontré sur son chemin.

Il y eut un long chuchotement entre lui et mes femmes, puis il s’approcha du lit, prit ma main, tâta mon front brûlant et je baissai les yeux sous son regard scrutateur.

Je n’éprouvais qu’un vague désir : rester tranquille et que personne ne me demandât rien.

Il partit, parlant de secousse nerveuse, après avoir prescrit une potion calmante… du repos, de la solitude.

Oh ! oui ! surtout de la solitude.

Je voulais essayer de penser, de me rappeler. Quelque chose de lourd était dans mon esprit, me pesait sur le cœur. Je voulais être seule pour rassembler mes idées.

Je murmurai plaintivement.

— Je crois que je vais essayer de dormir. Anna, laissez-moi. Je me sens mieux, si j’ai besoin de vous je sonnerai. Que personne n’entre.

— Pas même monsieur s’il rentrait ?

J’hésitai une seconde :

— Non. J’ai mal à la tête, je ne veux pas parler. Je le ferai demander quand cela ira mieux. Allez, ma fille, merci.

Anna partie sur la pointe du pied, je fis un effort douloureux et m’assis sur mon lit, ma tête entre les mains.

Tout y était confusion. Il me semblait qu’il y avait un grand trou entre cette minute et les premières heures du jour.

La lumière se fit en moi tout à coup.

Je me levai de mon lit, pour courir à une glace où je contemplai avec stupeur mes traits défaits, mes yeux hagards… Je tremblais de tous mes membres.

Une étrangère, une femme… Je l’ai sentie rôder autour de ma maison avant qu’elle eût eu l’audace d’y pénétrer.

Toute l’affreuse scène passa devant mes yeux : son air, son visage, sa toilette, et cet orgueil superbe empreint sur ses traits, et sa voix moqueuse ou stridente dont j’ai encore l’écho dans les oreilles.

Qu’avait-elle dit oui m’avait fait tant de mal ?

Qu’il l’aimait, elle, passionnément, qu’il était à ses pieds naguère et qu’il était fatigué de moi, fatigué à mourir !… n’ayant pu l’oublier, sans doute, l’aimant toujours. Mon Dieu !

Je laissai tomber ma tête trop lourde sur mes deux mains, et je gémis comme une enfant !

Jamais, comme en cette minute de révélation, je ne sentis combien mon cœur s’était attaché à mon mari.

Cette femme, qui avait la première possédé son amour, était venue me le reprendre… Ainsi, sans m’en rien dire, en inventant sans cesse de nouveaux prétextes, il était allé la voir chaque jour ! Quel pouvoir elle a pris sur lui !

Et il me mentait à moi !… Il osait reparaître à mes yeux avec un air serein, il parlait de choses et d’autres, il m’embrassait avec des démonstrations de tendresse, tandis qu’au fond il ne pensait qu’à l’autre avec qui il venait, sans doute, de combiner les moyens de rompre notre mariage.

Pourquoi toute cette comédie ?

Parce qu’il avait pitié de moi. Il m’avait prise si jeune, si confiante ; il sentait qu’aujourd’hui je lui étais attachée, et il voulait par avance adoucir le coup qu’il allait me porter.

Je me rappelai mes soupçons du début de notre union, pendant même notre voyage de noces, sa visite à Paris, puis plus tard les renseignements d’Amérique qu’il avait demandés et reçus… en cachette bien entendu…

Elle avait dit vrai, l’odieuse créature ! Quel que fût le sentiment par lequel elle le tint, elle le tenait bien ! Même marié a une autre qu’il avait librement choisie, il n’avait pu se défendre d’être hanté par les souvenirs de leur amour ; c’était dans sa vie un vif intérêt qu’il avait essayé de me dissimuler soigneusement.

Et en pensant qu’il était maintenant repris à tout jamais par sa folle passion, je ne doutai plus qu’il fût dégoûté, « fatigué à mourir » de ma chétive personne.

« Pas de beauté, pas d’argent, même pas bonne à montrer. » Je jetai un long regard de désespoir sur mon miroir ; je comparai mentalement mes faibles attraits à ceux dont j’avais eu la triomphale vision.

Pauvres petits traits chiffonnés, comment auraient-ils pu lutter avec les lignes sculpturales de cette fière beauté, quand toutefois une atroce expression de colère ne les déforme point, et mes yeux d’un gris bleu, doux ou vifs tour à tour, mais sans éclat, pourraient-ils se comparer aux yeux magnifiques dont la puissance a conquis lu cœur de Mark ?

Non, rien en moi, surtout ma petite taille, gracieuse, il est vrai, mais sans noblesse, ne se pouvait comparer à la haute et élégante stature de cette femme en qui tout dit qu’elle est faite pour séduire et pour commander.

Que j’étais donc peu de chose vis-à-vis d’elle et comme je comprenais qu’elle l’eût repris dès le premier regard !

Cependant cet homme est mon mari, nos vies sont liées, comment oserait-il maintenant les séparer ?

Serait-il possible qu’il en vint là où voulait le conduire l’étrangère ? Bien que je lui aie affirmé que Mark ne divorcerait point, je n’en suis plus aussi sûre qu’au premier moment.

Quand la passion s’empare d’un homme, il est bien capable d’oublier ce qu’il doit à son monde, à sa famille et à sa religion.

Quoi ! cette femme aurait le droit de prendre ma place à Strangemore et moi… moi…

Il me sembla qu’un grand vide se faisait en moi, autour de moi ; je comprimai ma poitrine où mon cœur me faisait mal, je mordis mes lèvres à les faire saigner en me jetant sur mon lit où je sanglotai convulsivement.

Longtemps, longtemps, je pleurai ainsi, éperdue de chagrin, sentant tout s’eftondrer de ce qui était ma vie, ne pouvant même plus penser dans l’excès de ma douleur.

Une porte claqua en bas, un pas résonna dans le hall. Mon cœur s’arrêta de battre.

Lui, Mark, le voir en un pareil moment !

Oh ! non… Rencontrer ces yeux pleins de mensonge, ayant encore la vision de ma rivale, entendre la voix trompeuse qui venait de lui parler !

C’était plus que je ne pouvais en supporter. Je me précipitai sur la porte et tournai la clé, sans bruit.

Je ne me sentais pas de force à le voir de sangfroid.

Je ne pourrais m’empêcher de lui crier ma colère et mon mépris. Dans l’état où je me trouvais, ie comprenais que ce serait une scène épouvantante qui me laisserait brisée ; mieux valait l’éviter.

Mais ce soir, demain, inévitablement, nous nous retrouverions. Rien que cette pensée me fit frissonner. Où aller, où me cacher pour fuir ? Comment lui défendre ma porte ?

Oh ! Une pensée surgit dans mon esprit surexcité et, avec ma vivacité de décision habituelle, je la mis aussitôt à exécution. Ce fut irraisonné, irréfléchi, mais prompt.

Je pris au hasard, dans ma garde-robe, un vêtement de drap sombre et une écharpe de dentelle.

Je jetai la mante sur mes épaules, par-dessus le léger déshabillé de taffetas et mousseline de soie mauve que je portais encore. Au moment de m’envelopper la tête de l’écharpe, je m’aperçus que mon peigne avait roulé à terre et que mes cheveux pendaient en désordre, brune nappe soyeuse à reflets d’or. Je tes regardai à la glace en refaisant mon lourd chignon. Comme Mark les avait aimés au début de notre mariage ! Alors, sans doute qu’il avait réussi à chasser de son esprit tout souvenir antérieur,

— Laissez-les en liberté, me disait-il, que j’aie le plaisir de les admirer.

Je pensai avec quelque orgueil à cette minute !

— Du moins, je la surpasse en cela. Je voudrais savoir comment sont ses cheveux, à elle ?

Puis je réfléchis que je n’avais jamais vu l’Américaine tête nue, rien ne prouvait qu’elle n’eùt pas aussi une chevelure opulente.

— Même pas cela… me dis-je désespérée, même pas cela !

J’étais prête. Jetant un coup d’œil autour de ma chambre, je lui dis un muet adieu ; la vue du tiroir où je tenais mon album enfermé me fit penser à l’emporter ; l’ayant mis sous ma mante, j’ouvris la porte avec des précautions infinies, car, si Mark était en bas, Anna pouvait être restée dans la galerie et guetter mon réveil.

Un coup d’œil au dehors… Personne.

Évitant le grand escalier, où j’aurais pu rencontrer celui que je voulais éviter à tout prix, je fis quelques pas dans le corridor, pour aller retrouver un petit escalier tournant qui facilitait le service et aboutissait à une antichambre sur laquelle ouvraient d’un côté les portes de nos appartements, de l’autre celles des domestiques.

Le difficile serait de traverser ce passage fréquenté sans rencontrer personne.

Évitant de faire craquer les marches, je descendis pas à pas, retenant mon souffle pour mieux entendre : les voix des gens m’arrivaient de l’office à gauche. À droite, c’était le silence. Le cabinet de Mark était là ; cette pièce retirée qu’il avait choisie dans une aile du château pour être plus seul avait une sortie de ce côté.

Y était-il ?

Le bouton de la porte était sous ma main, je n’avais qu’à oser entrer, et, tout de suite, lui jeter au visage ces mots cruels qui me brûlaient les lèvres.

Je levai lentement la main. J’hésitai…

Puis, je la laissai retomber et traversai le vestibule en courant… J’avais honte pour lui, une pudeur me retint de dire à cet homme que jusqu’alors j’avais respecté :

— Vous m’avez trompée par votre silence qui était une lâcheté et par vos actes qui me sont une cuisante offense… Vous aviez gagné mon affection, ma tendresse, et maintenant je vous hais parce que vous voulez détruire ma vie. C’est à cause de votre conduite que je pars, m’enfuyant comme une malheureuse, alors que celle que vous me préférez rentrera peut-être ici en souveraine.

Cette pensée me fut tout à coup si pénible que je comprimai un sanglot qui me montait à la gorge.

Vite, d’une main tremblante, j’ouvris la porte du fond, c’était celle de la serre qui s’étend sur tout ce côté de la maison. De là, me glissant sous les branches et tressaillant au plus léger bruit, je pénétrai dans les salons ; je voulais gagner ainsi la grande porte du hall, croyant que j’aurais plus de chances de passer inaperçue, qu’en traversant la terrasse au dehors. Il devait déjà être tard. Un demi-jour atténué filtrait dans les grandes pièces vides. En un rapide regard en arriéré, je revis la brillante société réunie naguère dans ces murs, notre bal si plein d’entrain, souvenir inoubliable, et nos agréables soirées égayées par la verve des jeunes gens, jusqu’à la dernière, celle où Liliane avait cru rencontrer un spectre !

Ah ! encore cette femme… Je frémis de dégoût…

Le petit salon, mon domaine particulier, est le dernier ; je soulevai la portière, toute frissonnante à la pensée de la scène de l’après-midi. J’allais traverser la pièce sans m’arrêter quand mes yeux tombèrent sur un petit paquet de feuillets blancs gisant auprès d’un fauteuil.

Les lettres ! les lettres que l’étrangère m’a jetées comme preuve irrécusable de l’amour de mon mari…

Maîtrisant mon horreur, je m’en saisis avidement et les enfouis au fond de ma poche, puis je collai mon oreille à la fente de la porte ouvrant sur le hall.

Aucun bruit de voix ; les domestiques devaient être réunis à l’office pour le thé de cinq heures qu’ils prolongent jusqu’à six.

Le moment était favorable.

Petite ombre noire et menue, je franchis en une seconde l’espace qui me séparait de la sortie toujours ouverte, je descendis le perron en trois bonds et, me faufilant le long des murs, atteignis la grande allée où je me mis à courir sous l’ombre des hauts chênes.

Enfin, voici la grille fermée, tout auprès le cottage où vit le portier avec sa famille.

Je me rapprochai en criant :

— Bridge, Bridge ! c’est vous ? Faites donc taire les chiens.

— Dieu me pardonne, c’est Madame ! exclama le brave portier d’un air content, mais aussi fort étonné. Notre dame va se promener à cette heure ? Je me permettrai de lui faire remarquer qu’il commence à pleuvoir. Madame a-t-elle l’intention de passer la grille ?

— Oui, fis-je, j’ai une course à faire sur la route de Carston, ouvrez-moi la petite porte, je vous prie.

— La petite porte pour Madame !

— La petite, mon bon Bridge, c’est tout ce qu’il me faut.

— Si Madame l’ordonne… Mais voilà qu’il pleut

— diable de temps ! Sauf respect — et Madame s’en va comme ça les mains vides…

— Je me mettrai à couvert sous les arbres. Ouvrez vite.

Et sans se douter que c’était pour la dernière fois, le bon Bridge ouvrit la petite porte à la pauvre Phyllis qui s’en alla les mains vides, en effet… comme elle était venue !

Quand je me crus perdue dans l’obscurité croissante, quittant la route de Carston, j’obliquai brusquement à gauche et pénétrai sous le couvert des bois.

J’étais déjà trempée par la pluie lente et lourde qui se mettait à tomber.

Les gouttes coulant une à une sur les feuilles me faisaient reflet de larmes pleurant sur mon malheur.

Insensible au froid qui me gagnait, à l’humidité qui collait mes cheveux à mes tempes et mes légers souliers à la terre gluante, j’allais, j’allais, sans autre souci que celui d’arriver.

De temps à autre je me répétais pour me donner du courage :

— Maman ! Je vais voir maman.

C’était cela mon but.

Aller me jeter dans les bras maternels. Là, j’étais sûre de trouver la consolation et les caresses et les douces paroles dont j’avais tant besoin !

L’interminable et dur chemin !

Jusqu’à la fin de mes tristes jours, je ne pourrai y penser sans une sensation d’angoisse.

Je me souviens que, dans ma course éperdue, à un tournant de chemins, un buisson de ronces accrocha les plis flottants de ma tunique de mousseline, je crus qu’une main me tirait fortement en arrière et je poussai un cri strident, puis me mis à courir, laissant des lambeaux d’étoffe semés sur mon chemin.

Un peu plus loin, m’arrêtant haletante pour respirer et calmer ma frayeur, je regardai autour de moi, cherchant à m’orienter… Alors une angoisse encore plus terrible me serra le cœur.

Où étais-je ?

Je ne me reconnaissais plus… Faisant quelques pas au hasard, je cherchai ma route… sans succès !

Hélas ! devrais-je passer toute la nuit à grelotter dans ces bois ?

Je croyais si bien les connaître ! Mais dans l’obscurité épaisse, tous les arbres étaient pareils, en courant je m’étais enfoncée au plus épais du taillis et je ne retrouvais plus trace de sentier…

La pluie qui trempait lentement mes habits me glaçait jusqu’aux os. Comme une enfant perdue, je me mis à pleurer tout haut en gémissant :

— Maman !… Maman !…

Découragée, abattue, je me traînais d’arbre en arbre, arrachant à chaque pas mes pauvres souliers, détrempés par la boue.

Jamais plus misérable créature, ni plus désespérée, n’erra dans la nuit, loin de tout secours humain !

Quand je me crus perdue dans l’obscurité croissante, quittant la route de Carston, j’obliquai brusquement à gauche et pénétrai sous le couvert des bois.

J’étais déjà trempée par la pluie lente et lourde qui se mettait à tomber.

Les gouttes coulant une à une sur les feuilles me faisaient reflet de larmes pleurant sur mon malheur.

Insensible au froid qui me gagnait, à l’humidité qui collait mes cheveux à mes tempes et mes légers souliers à la terre gluante, j’allais, j’allais, sans autre souci que celui d’arriver.

De temps à autre je me répétais pour me donner du courage :

— Maman ! Je vais voir maman.

C’était cela mon but.

Aller me jeter dans les bras maternels. Là, j’étais sûre de trouver la consolation et les caresses et les douces paroles dont j’avais tant besoin !

L’interminable et dur chemin !

Jusqu’à la fin de mes tristes jours, je ne pourrai y penser sans une sensation d’angoisse.

Je me souviens que, dans ma course éperdue, à un tournant de chemins, un buisson de ronces accrocha les plis flottants de ma tunique de mousseline, je crus qu’une main me tirait fortement en arrière et je poussai un cri strident, puis me mis à courir, laissant des lambeaux d’étoffe semés sur mon chemin.

Un peu plus loin, m’arrêtant haletante pour respirer et calmer ma frayeur, je regardai autour de moi, cherchant à m’orienter… Alors une angoisse encore plus terrible me serra le cœur.

Où étais-je ?

Je ne me reconnaissais plus… Faisant quelques pas au hasard, je cherchai ma route… sans succès !

Hélas ! devrais-je passer toute la nuit à grelotter dans ces bois ?

Je croyais si bien les connaître ! Mais dans l’obscurité épaisse, tous les arbres étaient pareils, en courant je m’étais enfoncée au plus épais du taillis et je ne retrouvais plus trace de sentier…

La pluie qui trempait lentement mes habits me glaçait jusqu’aux os. Comme une enfant perdue, je me mis à pleurer tout haut en gémissant :

— Maman !… Maman !…

Découragée, abattue, je me traînais d’arbre en arbre, arrachant à chaque pas mes pauvres souliers, détrempés par la boue.

Jamais plus misérable créature, ni plus désespérée, n’erra dans la nuit, loin de tout secours humain ! entre mes mains, j’aurais dû lutter, au contraire, pour le conserver… Je me rappelai son inépuisable patience, sa bonté, sa douceur envers moi, et toujours ses bras ouverts pour me recevoir…

Ah ! pourquoi cette maudite femme est-elle revenue, juste au moment où j’étais si heureuse, où je me sentais prête, dans notre intimité à deux, à aimer mon mari de toute mon âme !

Un son de cloche me lit relever péniblement.

Huit heures, déjà ! C’était la cloche du dîner à Summerleas. Je repris ma course. Bientôt des lumières apparurent. Jamais elles ne m’avaient été si agréables à voir. Celle du petit salon où mère travaillait d’habitude en attendant le dîner m’attira, avec une force invincible. Pauvre maman, quel coup pour elle !

Voici le jardin… À bout de forces, je me traînai jusqu’à la porte-fenêtre et, tâtonnant dans l’obscurité, j’en tournai la poignée…

Oui, elle y était !

Mère jeta un cri et vint à moi.

— Phyllis, mon enfant, que t’est-il arrivé ?

Sans répondre, je me laissai aller dans ses bras, et me cramponnai à son cou convulsivement comme si je venais d’échapper à un danger mortel.

— Ma pauvre petite, dans quel état es-tu ? Grand Dieu ! Il a dû t’arriver un malheur ? Parle, parle…

— Oui, lis-je d’une voix saccadée ; un grand malheur… Mark ne m’aime plus… Il veut prendre… une autre femme…

— Mais tu es folle, ma pauvre enfant, tu déraisonnes !

— Non, c’est vrai, je l’ai vue… elle est… à Carston… il la voit tous les jours… il l’aime ! Oh ! maman ! maman, gardez-moi. Je ne veux plus retourner là-bas.

— Phyllis ! Mon Dieu ! Que dira ton père ? Non, je ne puis croire ce que tu dis : M. Carrington, un homme sérieux…

— J’ai ses lettres… ses lettres, murmurai-je faiblement. Car mes oreilles bourdonnaient, un voile passa devant mes yeux et, pour la seconde fois de la journée, je tombai sans connaissance…

Mère me souleva tendrement, elle m’emporta jusqu’à mon ancienne chambre où elle me déposa sur mon lit de jeune fille ; Pauvre petite épave trop faible pour résister aux coups du sort ! Je demeurai longtemps dans un état insensible.

La conscience ne me revint que plusieurs jours plus tard, ma course à travers bois sous la pluie avait provoqué une congestion pulmonaire. Je fus pendant trois jours entre la vie et la mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un jour, je m’éveillai dans mon lit, j’ouvris les yeux languissamment. Quelqu’un se penchait sur moi.

Je découvris que c’était mère.

— Est-ce vous, maman ? demandai-je.

— Oui, ma chérie.

— Je ne savais pas que vous deviez venir aujourd’hui à Strangemore.

Il me sembla qu’une hésitation passait sur le visage de mère, puis elle me reborda doucement, en disant :

— Je suis près de toi, ma petite fille, cela suffit.

— J’ai donc été malade ?

— Oui. Et tu l’es encore, tu as pris froid… l’autre jour. C’est une congestion aux poumons. Il te faut de la chaleur. Reste tranquille. Ce soir je te mettrai d’autres ventouses.

Je ne demandai pas autre chose, c’était trop fatigant.

Toute la journée, je prêtai l’oreille aux bruits de la maison, ainsi qu’aux chuchotements des bonnes quand elles paraissaient un instant sur la porte.

Une fois, ce fut la voix de Ketty qui me croyait endormie.

— Madame, il est là. Il insiste pour monter.

— Répondez, que madame est un peu mieux… et que je ne le recevrai pas, dit mère d’un ton très bas, mais ferme.

Qui donc était là ? Je ne cherchai pas longtemps, tout était confusion dans ma pauvre tête.

Vers le soir, une cloche sonna dans le lointain. Je me soulevai sur un coude, regardai autour de la chambre et dis tranquillement :

— C’est l’église de Carston qui sonne, on ne peut pas l’entendre de chez moi. Je suis à Summerleas, dans ma vieille chambre. N’est-ce pas, mère ?

— Oui, ma chérie, fit mère en me regardant d’un air inquiet.

— Pourquoi suis-je à Summerleas ? demandai-je une minute après.

— Parce que… c’était plus facile de te soigner ici.

— Ah !…

Une somnolence s’empara de moi pendant que j’essayais de me rappeler les circonstances de mon transport, sans pouvoir y parvenir, et je cessai mes questions.

Le lendemain matin, je n’avais plus de fièvre et me tenais sagement dans mon lit les yeux grands ouverts.

Mère écrivait près de la fenêtre.

Quelqu’un frappa doucement. Aussitôt Ketty passa sa tête, je la reconnus dans la glace qui la réfléchissait en face de moi. Son air mystérieux me frappa.

— Madame, dit-elle à mi-voix, il est encore en bas.

Cette fois, il insiste pour monter, il dit que c’est son droit et…

Je vis le geste d’avertissement de mère, puis je surpris le regard de Ketty, rouge de confusion.

Elle referma vivement la porte, alors, m’asseyant sur mon lit, les mains croisées sur ma couverture, je demandai d’un ton curieux :

— Maman, qui est là, en bas, et demande toujours de mes nouvelles ?

Mère n’a jamais été habile à dissimuler ; elle rougit, pâlit, toussa et vint vers moi, en balbutiant :

— Ma petite Phyllis, ne fais pas de questions. Tu es encore trop souffrante… Bientôt…

— Mais si ! lis-je en tapant sur la couverture avec un geste de colère, je veux faire des questions, je ne suis pas une enfant, je veux savoir pourquoi on renvoie mes visites sans me le dire ! Oh ! pardon, mère, je suis méchante, je vous fais pleurer, m’écriai-je à la fin en voyant des larmes dans ses yeux.

— Je suis contente que tu sois méchante, me dit-elle, tu fais un caprice comme quand tu étais petite, cela prouve que tu vas mieux.

— Qui était là ? réellement, maman. Pourquoi me le cachez-vous ? Ce n’est pas papa, il entrerait.

Mère fit signe que non. — …Ni Roly, ni Billy… alors…

Mère me força à me recoucher, elle m’embrassa et je sentis que ses larmes coulaient.

— Ah ! je sais ! m’écriai-je, tout à coup. C’est Mark… Mark !

Je m’étais assise de nouveau sur mon lit et j’avais un tel air que maman me regardait sans oser dire un mot.

Tout à coup, je m’écriai en portant mes mains à ma tête :

— Ah ! Je me souviens ! Je sais tout, maintenant.

Je revois cette femme… elle a dit… Et lui, lui… Ce n’est pas vrai, maman. Oh ! maman, dites que ce n’est pas vrai ?

— Ma pauvre petite, fit mère désespérée.

Elle me prit dans ses bras, me berçant doucement et nous pleurâmes ainsi longtemps, longtemps.

Aucun bruit ne troublait le silence de la maison, sauf celui des sabots d’un cheval qui s’éloignait à pas lents.

Je prêtai l’oreille une minute, puis, repoussant mère des deux bras, je m’écriai, prise d’une dangereuse surexcitation : — C’était lui ! lui ! il a l’audace de venir ici. Et vous…

— J’ai refusé de le voir chaque fois, dit maman d’un air digne. Il a supplié qu’on le laissât entrer dans ta chambre et je lui en ai interdit la porte. Non ! ajouta-t-elle en hochant la tête avec énergie, un homme qui a l’aplomb d’installer sa maîtresse à cinq kilomètres de la maison de ma fille et d’aller la voir tous les jours, au vu et au su de tout le pays, n’est pas digne d’entrer chez, d’honnêtes gens !

« Avant que tu arrives, l’autre soir, pauvre chérie, dans un état à faire pitié, on avait déjà fait ici des commérages, mais j’avais une foi si solide dans l’honneur de M. Carrington que je n’avais pas voulu y croire… jusqu’au jour de la catastrophe… Ah ! ma petite fille ! Quand je pense à ce qui aurait pu t’arriver ! Les gens du château disent que cette femme est venue pour t’assassiner.

— Non, dis-je en sanglotant, elle était venue pour me dire qu’elle me prendrait mon mari, qu’il divorcerait et qu’elle prendrait ma place dans la maison.

— L’horrible créature ! s’écria mère, hors d’elle.

— J’ai essayé d’être brave, et c’est moi qui l’ai chassée… Mais elle a beau me narguer, criai-je avec un sursaut d’énergie, je lui ai cédé la place parce que je ne voulais pas les revoir, ni l’un ni l’autre. Mais je ne lui ai pas encore cédé mon nom ! Il faut des motifs pour divorcer, il n’en a pas contre moi. Et je ne donnerai pas mon consentement. Jamais !

— D’abord ce ne serait pas chrétien, dit mère en me recouchant. Le mariage est indissoluble.

À force de me calmer et de me consoler, mère parvint à me remettre sur mes oreillers ; elle me défendit de parler, me supplia de dormir et, pour lui faire plaisir, je fermai les yeux, vaincue par la fièvre que je sentais battre dans mes veines.

Vers le soir, le médecin me fit sa visite habituelle.

Il me dit d’une voix qu’il fit aussi douce que possible :

— Allons, allons, ma petite dame, cela passera… C’est un moment de crise, tâchons de rester calme ! Rien ne dure… Vous verrez… Après la pluie le beau temps !

Je hochai la tête pour affirmer que mon chagrin à moi durerait toute ma vie et qu’il n’y aurait plus jamais ni soleil ni beau temps dans ma pauvre existence.

Je retombai sur mon lit épuisée, mais bientôt, un nom prononcé au dehors me fit dresser l’oreille.

Mère avait reconduit le docteur, elle avait cru refermer la porte ou peut-être l’avait-elle laissée tout contre à dessein pour être à portée de m’entendre si j’appelais.

C’était elle qui venait de dire le nom de M. Carrington,

M. Carrington, pensai-je, est encore mon mari, j’ai le droit d’écouter ce qu’on dit de lui.

Bien des mots se perdaient à cause de l’éloignement, cependant j’entendis la grosse voix du docteur qui répondit :

— C’est une déplorable affaire, mistress Vernon… déplorable, surtout pour cette pauvre enfant ! Ne lui parlez de rien, tâchez de la distraire pour qu’elle oublie un peu, qu’elle se calme. Le calme lui est absolument nécessaire, sans cela, nous ne parviendrions pas à la guérir.

— Docteur, vous me désespérez ! dit la voix de maman que je sentis prête à fondre en larmes ! Eh ! comment voulez-vous qu’elle reste calme quand elle entend venir chaque jour ce Monsieur qui s’arrête à la porte, et à qui nous sommes fatigués de refuser l’entrée de la maison. Il est bien temps d’avoir des remords quand on est cause de tout le mal !

— Ma chère mistress Vernon, je pense qu’il vaudrait mieux que M. Carrington cessât ses visites, puisque son approche seule cause à notre malade un réel malaise.

— Docteur, vous le connaissez. Vous m’obligeriez tant si vous aviez la bonté de lui dire, comme médecin, que vous défendez toute visite à votre malade.

— Mais… mais, chère dame, vous n’oubliez qu’une chose : c’est que ce visiteur est en même temps le mari de ma malade, c’est la seule personne à qui je n’ai pas le droit de défendre l’entrée de sa chambre.

— Alors, il faudra que ma pauvre Phyllis meure, fit maman d’une voix chevrotante, parce qu’elle a épousé un homme indigne d’elle, qui l’a odieusement trompée !

J’entendis quelques sanglots étouffés, puis le bruit de la tabatière du docteur qu’il devait manier d’un air perplexe.

Il dit enfin, après un silence :

— Ceci n’est pas prouvé, mistress Vernon. Depuis la fuite de votre fille, M. Carrington n’a pas remis les pieds à Carston.

— Soyez sûr qu’il lui donne des rendez-vous ailleurs, dit maman, poussée par une animosité de belle-mère qui n’était guère dans son caractère. Vous verrez que cette abominable créature ne débarrassera pas le pays !

— Le fait est, reprit le docteur, que sa présence seule et ses fréquentes entrevues avec M. Carrington, homme sérieux et marié, constituent un scandale… Mais, je vous le répète, depuis le départ de sa femme, il paraît désolé, et la belle Américaine de l’hôtel de la Branche de gui se morfond à l’attendre.

— Nous ne savons pas tout, docteur ! Mais vraiment, ne voulez-vous pas nous rendre le réel service de prévenir Monsieur… Carrington d’avoir à cesser ses importunes visites ? Je suis bien décidée à ne lui laisser voir ma fille sous aucun prétexte ! Rien que par l’état dans lequel la met la seule pensée de son mari, jugez de ce qu’elle ressentirait si elle le voyait. Ce serait sa mort.

— Mon Dieu, pour vous obliger et aussi par affection pour cette enfant que j’ai connue pas plus haute que ça, je pourrais peut-être en toucher un mot… Cependant, il me semble que M. Vernon serait mieux qualifié…

Mère prit un ton effrayé :

— Mon mari ? Oh ! non ! C’est à peine si j’ose lui parler de ces choses. Vous savez, docteur, que ma petite Phyllis n’a jamais été sa préférée. Dora flattait davantage son amour-propre paternel ; il a blâmé vivement la fuite de la pauvre enfant, disant qu’elle était partie sur un coup de tête que, du reste, cela ne l’étonne pas, qu’il n’a jamais rien présagé de bon du caractère de cette enfant, et que, si elle gâchait sa vie et perdait son mari, ce serait sa faute. Elle aurait dû rester à Strangemore pour y subir tous les affronts ! Ma pauvre mignonne, je suis heureuse de l’avoir ici, malgré tout. Mais vous jugez, docteur, combien M. Vernon est loin de vouloir dire quoi que ce soit de désagréable à son gendre.

— Eh bien ! chère madame, je tâcherai de rencontrer M. Carrington et de lui faire comprendre… ce que vous désirez.

« Bon ! bon ! fit-il en commençant à descendre l’escalier, ne me remerciez pas, c’est une commission désagréable, mais je la ferai pour vous… et pour elle.

Quand mère rentra dans ma chambre, je tenais mes yeux fermés. Demain je lui dirais ce que j’ai entendu. Pour l’instant je n’étais pas en état de parler. Trop d’idées tournaient dans ma tête et me causaient un malaise intolérable. Je passai une nuit agitée.