Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 134-141).


TROISIÈME PARTIE


VIII


Un grand mois s’est écoulé et je n’ai pas eu le courage d’ouvrir cet album pour reprendre une occupation qui m’était devenue une douce et précieuse habitude.

Mère m’y a encouragée de toutes ses forces, je lui ai promis de l’essayer. Je vais relater point par point les pénibles angoisses dans lesquelles j’ai vécu — si cela peut s’appeler vivre — et tacher de conter aussi fidèlement que ma pauvre mémoire de ces affreux instants me le permettra, la crise épouvantable qui a détruit mon foyer.

C’était quelques jours après le mariage de Dora : cérémonie simple et tranquille à laquelle n’assistaient que les parents.

Il n’y eut rien de remarquable dans cette journée, sauf le fait que, pendant les inévitables toasts du déjeuner, mon père fît plusieurs fois le geste de s’essuyer les yeux avec son mouchoir.

L’heureux couple partit le soir même pour le continent.

La mariée, tout sourires, en velours mordoré et dentelles de Venise, le marié, ému et triomphant, firent leurs adieux à la ronde, à toute la famille réunie sur le seuil de notre vieille maison.

Puis, nous repartîmes pour Strangemore, moi désolée de laisser mère dans un tel isolement. Roland au régiment, Dora à l’étranger, Billy au collège et moi près d’elle, il est vrai, mais quand même absente de sa vie quotidienne.

Hélas ! Je ne savais pas que sitôt…

Mais je veux procéder par ordre afin de démêler des souvenirs aujourd’hui aussi douloureux que confus.

Mon mari et moi ayant décidé de n’accepter aucune invitation pour ce printemps, nous désirions rester cette saison, la première ensemble, chez nous, dans notre chère demeure, très heureux de mener pendant cette période une existence de châtelains campagnards.

J’ai vécu vraiment, durant une quinzaine, des jours de félicité, confiants et paisibles, auprès d’un époux qui me devenait plus cher de jour en jour, s’attachant à moi par la profonde tendresse que je sentais… ou croyais sentir… en lui.

Quinze jours de vrai bonheur et d’aveuglement…

Oui. Ce dernier mot n’est pas trop fort, car, en réfléchissant à la lumière éclatante du dernier événement, je me rappelle ses fréquentes absences : il chassait, il avait à surveiller ses terres, à contrôler les comptes de son intendant et il m’arrivait souvent de trouver le temps long en l’attendant.

Je me souviens maintenant qu’un jour, lui si exact, si attentif à m’éviter une contrariété, rentra après l’heure du lunch.

Je ne voulus pas me mettre à table sans lui et l’attendis, dans la serre, occupée à regarder de nouveaux plants de géraniums roses.

Je l’aperçus de très loin. Il revenait sans se presser, d’un air las, absorbé, les yeux à terre, son chien derrière lui.

Quand il fut plus près, cachée derrière un laurier, je l’observai sans qu’il me vit. La terrible barre rayait son front, une expression morne de tristesse profonde était répandue sur toute sa personne.

En se rapprochant de la maison, il leva ses yeux sur les fenêtres de mon petit salon et aussitôt une physionomie toute nouvelle m’apparut, ses yeux redevinrent brillants et expressifs, son visage gai et animé. Je compris qu’il me croyait là, derrière le rideau, qu’il me cherchait.

Vite je courus au salon et refermai la porte de la serre.

Il entra par le hall ; aussitôt après je le vis paraître.

— Ah ! vous voilà, lui dis-je. Et en retard pour le lunch !

— Excusez-moi, ma chérie, fit-il en m’embrassant, je vous ai fait attendre, bien malgré moi.

— Je ne suis pas Louis XIV, roi de France, dis-je en riant, et je puis prendre patience. Mais je ne sais si vous ferez un bon déjeuner. Venez vite. Je meurs de faim.

— Comme cela ? sans enlever ma tenue de chasseur ?

— Vous êtes très bien. Laissez-moi vous examiner…

Il était très propre, en effet. À peine une légère trace de poussière sur ses gros souliers de cuir fauve et sur le bas de ses guêtres.

Cependant, je l’avais vu partir et revenir à pied… Où avait-il pu aller, pour être, après quatre heures de chasse à travers bois et champs, aussi soigné qu’au sortir de sa chambre ?

— Où avez-vous chassé, ce matin ? demandai-je en passant dans la salle à manger.

— Je suis allé à Green-Lodge, chez mon fermier Brown, j’ai battu, en passant, les bois de Hill-Side, et suis revenu bredouille.

— Quoi, vous avez traversé tous ces bois, sans plus salir vos chaussures ! m’écriai-je en le regardant.

Il me sembla qu’il rougissait, et se troublait une seconde.

— J’ai pris d’abord par la grand’route et le temps est très sec, vous savez, répondit-il. Et vous, Phyllis, avez-vous passé une bonne matinée ?

— Oh ! excellente. J’ai fait une foule de choses. Les plants de géraniums sont arrivés. J’espère qu’ils seront jolis et nous feront cet été une belle garniture de fenêtres. Et vous, vous ne me dites rien de votre chasse ?

— J’ai rencontré Jenkins qui revenait dans sa petite auto sur la route de Carston…

— Sur la route de Carston ! Mais alors vous tourniez le dos à Green-Lodge.

— C’est que — une très légère hésitation — j’ai fait un grand crochet par la route de Carston, j’avais affaire par là.

C’était dit sur le ton bref qu’il prend quand il s’agit d’affaires personnelles auxquelles il ne veut pas me mêler, et je n’insistai point.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je viens de réfléchir longuement… douloureusement, la tête entre mes mains, pour me remémorer les incidents de cette scène avant laquelle, il me semble, je n’avais rien connu de la vie.

C’est comme si une porte se fût soudain ouverte à mes yeux sur une foule d’idées et de sentiments où mon cœur, aussi bien que mon esprit, ont beaucoup appris… beaucoup souffert…

De cet instant, je le crois, je suis devenue femme moralement.

Puisque mère me dit que ce sera peut-être un baume à mon chagrin, je vais essayer de fixer ici cet événement.

C’était le vingt-huit mars, vers trois heures de l’après-midi.

J’étais seule dans ma chambre, en train de lire, quand le valet de chambre Tynon frappa et me parla sur le ton mystérieux qu’il prend habituellement.

— Il y a, en bas, une personne qui désirerait parler à Madame.

Quelques minutes plus tard, je pénétrai dans mon boudoir.

La personne en question, la figure levée sur un portrait de mon mari, tout jeune homme, qui orne l’un des panneaux, me tournait le dos et je ne vis d’abord qu’un très joli et original costume de lainage rouge foncé, une magnifique fourrure de zibeline jetée sur ses épaules, et le panache noir d’une aigrette fixée à un petit chapeau, noir également.

Elle se retourna tout à coup et je poussai un léger cri.

C’était l’Américaine du skating.

Très grande, très belle, elle fixait ses immenses yeux noirs sur moi, petite et toute mince, en face d’elle.

Ce regard était si ardent, si aigu, qu’un souvenir me traversa l’esprit ; avec un malaise croissant, je pensai au fantôme de Lilian.

Je restai là, comme fascinée… J’avais très peur.

Mark était absent, les domestiques éloignés ; qu’est-ce que cette étrangère était venue faire chez moi ?

— Voulez-vous vous asseoir, madame, dis-je enfin, en dissimulant mon émotion de mon mieux.

— Merci. Non. Quand vous saurez pourquoi je suis venue vous serez moins accueillante, je le crains. Ainsi voilà donc sa femme… une enfant… même pas belle, une simple enfant !

Son attitude était si étrange que je pensai que cette personne ne jouissait pas de toutes ses facultés. Je me rapprochai du bouton électrique pour sonner.

Elle devina mon intention et retint ma main d’un simple geste.

— Ne sonnez pas. Ce que j’ai à vous dire doit se passer entre nous.

« Votre mari, du reste, est sorti… J’ai attendu de l’avoir vu franchir la grille pour entrer moi-même, et j’espère que vous n’auriez pas l’audace de me faire jeter dehors par vos domestiques.

» Vous n’avez pas autre chose à faire qu’à m’écouter, croyez-moi, mistress Carrington.

J’étais si effrayée que je ne trouvai rien à répliquer.

À chaque minute, je me sentais plus terrifiée. Je réussis à dire :

— Eh bien ! parlez, madame, et lui indiquai une chaise. Mais elle ne s’assit pas : elle s’accouda à la cheminée sans cesser de me regarder.

L’inconnue se présenta avec un petit salut narquois à mon adresse :

— Miss Fanny Dilkes… Ce nom ne vous dit rien ? Vous ne l’avez jamais entendu ? Non ! Le beau Mark sait garder ses secrets.

« Vous a-t-il dit aussi que, depuis quinze jours, il était venu me voir tous les jours ?

Je fis un brusque mouvement en avant et je m’écriai, sentant la colère me monter à la tête :

— Ce n’est pas vrai, vous mentez ! Mon mari ne vous connaît pas. Et j’ignore quel est votre mobile en voulant me faire croire…

— Il ne me connaît pas ! vraiment ! interrompit-elle avec cet air de persiflage qui me mettait hors de moi.

« Quand on a donné une bague de fiançailles à une femme, on ne la connaît pas ? Quand, pendant trois mois, on lui a juré chaque jour qu’on l’adore, on ne la connaît pas ! Quand on a tout mis à ses pieds : fortune, nom, honneurs, on ne la connaît pas ?

— Ce que vous dites est impossible, murmurai-je, il m’en aurait parlé. Il doit y avoir là une erreur de personne…

— N’êtes-vous pas Mrs Carrington, de Strangemore ? La petite villageoise de Carston, la poupée anglaise que Mark Carrington, esquire, a épousée au mépris de toutes ses promesses…

— Mais c’est impossible, impossible, répétai-je en cachant mon visage dans mes deux mains, tremblante de la tête aux pieds.

— Ce qui me semble impossible, à moi, fit-elle d’une voix changée, âpre et violente, ce qui me paraît un acte insensé de la part d’un homme tel que lui, c’est qu’il ait encombré sa vie d’une petite fille comme vous, incapable de le comprendre, à peine bonne à montrer, sans beauté, sans argent — j’ai pris mes renseignements — et que, dans un coup de folie que je ne m’explique pas encore, il ait abandonné celle qu’il aimait…

— Non, criai-je en relevant la tête pour la regarder en face, c’est moi qu’il aime, moi sa femme…

— Sa femme… Ah ! oui, pauvre poupée, vous ne le serez plus longtemps…

Elle fit trois pas vers moi, saisit mes poignets, les serrant à me faire mal, me regarda dans des yeux avec ses yeux immenses d’une expression terrifiante et me siffla à la figure :

— Non, vous ne l’aurez plus longtemps, parce que je suis venue vous le reprendre. Vous l’avez épousé par intérêt parce qu’il était riche et que vous n’aviez pas le sou. Vous n’êtes qu’une misérable enfant, pour qui il a eu un caprice passager. Il est fatigué de vous, fatigué à en mourir, vous m’entendez ?… Et vous me le rendrez ! Le divorce est fait pour les cas comme le nôtre.

— Laissez-moi, dis-je enfin en retirant mes poignets, vous me faites mal.

Elle resta devant moi, parlant avec véhémence ; tandis que je reculais de plusieurs pas…

— Je vous fais mal ! Ah ! ah ! C’est vrai, vous êtes si fragile ! Je pourrais vous briser entre mes mains et Mark m’en remercierait, sans doute.

— Mais, m’écriai-je en reprenant un peu courage, ce ne serait pas une raison pour qu’il vous épousât. Mon mari ne divorcera jamais ! Il a trop le respect de son nom, de sa religion. Pour lui le mariage est sacré, indissoluble, il…

— Et n’était-ce pas une promesse sacrée que celle qu’il m’a faite le jour de nos fiançailles ? Ah ! vous gémissez, vous pleurez ?… Et moi, n’ai-je pas pleuré quand il est parti honteusement, presque à la veille de notre mariage, en me rendant la risée de mes parents et amis ? Il n’y a eu qu’une voix dans New-York pour le flétrir. Je n’étais pas allée le chercher, c’était de son plein gré qu’il était venu à moi, il était fou d’amour, vous dis-je, il se mettait à mes genoux, et moi… et moi (sa voix eut une altération et elle ferma les yeux une seconde) s’il me l’avait demandé, je l’aurais suivi au bout du monde. L’aimez-vous ainsi ? Qu’avez-vous donc fait pour lui tourner la tête ? Quelle aberration stupide, quelle absurdité ! Mais il est assez jeune pour refaire sa vie, je saurai l’en convaincre…

— Vous êtes folle, lui criai-je, vous êtes folle ou tout ceci est une histoire inventée à plaisir.

— Vous ne me croyez pas ? Eh bien ! regardez cela : connaissez-vous cette écriture ?

Elle tira de son corsage un paquet de lettres et les jeta sur le fauteuil auquel je m’appuyais.

— Lisez-les, lisez… vous pouvez les garder… moi j’aurai votre mari… et je le tiens déjà…

— Je vous en défie bien ! criai-je les poings serrés de colère.

— Oh ! ne criez pas si fort, petite madame. Vous savez bien que si je le voulais je vous briserais comme je fais de ce vase.

Elle s’empara d’une des potiches du Japon qui se trouvait sur la cheminée et la jeta sur le parquet où elle se brisa avec un bruit terrible.

Je restai pétrifiée, car, à ce moment, les yeux de l’étrangère lançaient des éclairs ; son visage, que je ne pouvais m’empêcher de trouver beau, était contracté par une passion horrible, la colère le défigurait, et je crus qu’elle allait s’élancer sur moi…

Dans le silence qui suivit, un pas d’homme résonna sur les dalles du vestibule.

Oh ! si cela avait pu être Mark, il m’eût délivrée de cet abominable cauchemar !…

On gratta très doucement à la porte et la voix de Tynon demanda :

— Madame… puis-je entrer ?

Miss Dilkes se ressaisit en un instant, elle me dit tout bas :

— Vous ne voulez pas de scandale, je pense ? Répondez que oui, et si vous tenez à votre vie, pas un mot devant cet homme !

Je criai faiblement :

— Entrez.

Le domestique parut. Il eut un geste d’étonnement à la vue du vase brisé.

— Oui, Tynon, dis-je en forçant ma voix à rester calme, fascinée que j’étais par le regard impérieux de l’étrangère, oui, c’est un accident qui vient d’arriver. Enlevez ces morceaux et… laissez-nous.

En silence, à nos places respectives, nous regardâmes le valet de chambre ramasser les morceaux du vase.

Il sortit et, malgré ma frayeur, je lui jetai un regard d’avertissement. Intrigué, cet homme leva ses sourcils, avec une légère inclination de tête, et, quand il eut refermé la porte, je n’entendis point ses pas résonner dans le hall.

Un peu réconfortée par la pensée que quelqu’un pouvait, en cas de danger, me prêter main-forte, je repris la première :

— Vous le voyez, mademoiselle, j’aurais pu vous faire chasser par ce domestique, si je l’avais voulu…

— Ah ! s’il avait essayé ! fit-elle en ricanant.

— … Et je ne l’ai pas fait, bien qu’après toutes les injures que vous m’avez dites…

— Des vérités ! cria-t-elle.

— … Bien que j’en eusse tous les droits. Mais la patience humaine a des bornes. Je suis ici chez moi, et je vous prie d’en sortir.

Du doigt, je lui montrais la porte, non celle qui s’était ouverte tout à l’heure, mais la porte-fenêtre donnant sur le balcon.

Voyant qu’elle ne bougeait pas, je me levai et l’ouvris.

— Allez ! Voulez-vous donc attendre le retour de mon mari et que ce soit lui qui vous fasse sortir ?

Devant moi, de très près, elle dit avec une nuance d’étonnement :

— Ah ! ah ! la petite poupée s’anime ! Je ne croyais pas que le sang anglais pouvait s’échauffer ! Gardez votre énergie pour d’autres occasions, ma petite, vous en aurez encore besoin, croyez-moi !… Au revoir, belle enfant. Je ferai compliment à Mark quand je le verrai demain…

— Sortez ! répétai-je encore.

— Je sors parce que je le veux bien, fit-elle d’un ton superbe, et parce que je sais que je rentrerai ici en maîtresse. Mon tour viendra…

Elle descendit lentement les degrés du perron et j’entendis ses talons sonner sur là pierre ; je portai la main à ma poitrine.

Il me semblait que chaque pas m’écrasait le cœur…

Je voulus me retourner, appeler, je ne le pus pas ; avec un faible cri je battis des bras et tombai à la renverse.