Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Troisième Chapitre

Troisième Partie, Troisième Chapitre
◄   Chapitre II Chapitre IV   ►



CHAPITRE III
De la Sensibilité physique et du Mécanisme des Sensations.


comment concevoir qu’aucune partie quelconque d’un corps vivant puisse avoir en elle-même la faculté de sentir, lorsque toute matière, quelle qu’elle soit, ne jouit nullement et ne sauroit jouir d’une pareille faculté !

Certes, c’étoit commettre une grande erreur que de supposer que les animaux, et même les plus parfaits d’entre eux, avoient certaines de leurs parties douées du sentiment. Assurément, les humeurs ou les fluides quelconques des corps vivans, non plus que leurs parties solides, quelles qu’elles puissent être, ne possèdent pas la faculté de sentir.

Ce n’est que par un véritable prestige que chaque partie de notre corps, considérée isolément, nous paroît sensible ; car c’est notre être en entier qui sent, ou plutôt, qui subit un effet général, à la provocation de toute cause affectante qui y donne lieu ; et comme cet effet se rapporte toujours à la partie qui fut affectée, nous en recevons dans l’instant la perception, à laquelle nous donnons le nom de sensation, et nous supposons, par illusion, que c’est cette partie affectée de notre corps qui ressent l’impression qu’elle a reçue, tandis que c’est l’émotion du système entier de sensibilité qui y rapporte l’effet général que ce système a éprouvé.

Ces considérations pourront paroître étranges, et même paradoxales, tant elles sont éloignées de tout ce que l’on a pensé à cet égard. Cependant, si l’on suspendoit le jugement que l’on porte en général sur ces objets, pour donner quelque attention aux motifs sur lesquels je fonde l’opinion que je vais développer, on reviendroit, sans doute, sur l’idée d’attribuer la faculté de sentir à aucune partie quelconque d’un corps vivant. Mais avant de présenter l’opinion dont il s’agit, il est nécessaire de déterminer quels sont les animaux qui jouissent de la faculté de sentir, et quels sont ceux en qui une pareille faculté ne peut se rencontrer.

D’abord, j’établirai ce principe : toute faculté que possèdent les animaux, est nécessairement le produit d’un acte organique et par conséquent d’un mouvement qui y donne lieu ; et si cette faculté est particulière, elle résulte de la fonction d’un organe ou d’un système d’organes qui alors est particulier : mais aucune partie du corps animal, restant dans l’inaction, ne sauroit occasionner le moindre phénomène organique, ni donner lieu à la moindre faculté. Aussi, le sentiment, qui est une faculté, n’est-il le propre d’aucune partie quelconque, mais le résultat de la fonction organique qui le produit.

Je conclus du principe que je viens d’émettre, que toute faculté, provenant des fonctions d’un organe particulier qui seul peut y donner lieu, n’existe que dans les animaux qui possèdent cet organe. Ainsi, de même que tout animal qui n’a point d’yeux ne sauroit voir ; de même aussi, tout animal qui manque de système nerveux ne sauroit sentir.

En vain objecteroit-on que la lumière fait des impressions remarquables sur certains corps vivans qui n’ont point d’yeux et qu’elle affecte néanmoins : il sera toujours vrai que les végétaux, et que quantité d’animaux, tels que les polypes et bien d’autres, ne voient point, quoiqu’ils se dirigent vers le côté d’où vient la lumière ; et que les animaux ne sont pas tous doués du sentiment, quoiqu’ils exécutent des mouvemens lorsque quelque cause les irrite ou irrite certaines de leurs parties.

On ne sauroit donc, avec fondement, attribuer aucune sorte de sensibilité (percevante ou latente) aux animaux qui manquent de système nerveux, en apportant pour raison que ces animaux ont des parties irritables ; et j’ai déjà prouvé, dans le chapitre IV de la seconde partie, que le sentiment et l'irritabilité étoient des phénomènes organiques d’une nature très-différente, et qui prenoient leur source dans des causes qui ne se ressemblent nullement. Effectivement, les conditions qu’exige la production du sentiment sont de toute autre nature que celles qui sont nécessaires à l’existence de l'irritabilité. les premières nécessitent la présence d’un organe particulier, toujours distinct, compliqué et étendu dans tout le corps de l’animal, tandis que les secondes n’exigent aucun organe spécial, et ne donnent lieu qu’à un phénomène toujours isolé et local.

Mais les animaux qui possèdent un système nerveux, suffisamment développé, jouissent à la fois de l'irritabilité qui est le propre de leur nature, et de la faculté de sentir ; ils ont, sans pouvoir le remarquer, le sentiment intime de leur existence ; et quoiqu’ils soient encore assujettis aux excitations de l’extérieur, ils agissent par une puissance interne que nous ferons bientôt connoître.

Dans les uns, cette puissance interne est dirigée, dans ses différens actes, par l'instinct, c’est-à-dire, par les émotions intérieures que produisent les besoins, et par les penchans que font naître les habitudes ; et dans les autres, elle l’est par une volonté plus ou moins libre.

Ainsi, la faculté de sentir est uniquement le propre des animaux qui ont un système nerveux sensitif ; et comme elle donne lieu au sentiment intime d’existence, nous verrons que ce dernier sentiment procure à ces animaux la faculté d’agir par des émotions qui leur causent des excitations intérieures, et les mettent dans le cas de produire eux-mêmes les mouvemens et les actions nécessaires à leurs besoins.

Mais qu’est-ce que la sensibilité physique ou la faculté de sentir ; qu’est-ce ensuite que le sentiment intérieur d’existence ; quelles sont les causes de ces phénomènes admirables ; enfin, comment le sentiment d’existence ou le sentiment intérieur général peut-il donner lieu à une force qui fait agir ?

Après avoir mûrement considéré l’état des choses à cet égard, et les prodiges auxquels il donne lieu, voici mon opinion sur le premier de ces sujets intéressans.

La faculté de recevoir des sensations, constitue ce que je nomme la sensibilité physique, ou le sentiment proprement dit. Cette sensibilité doit être distinguée de la sensibilité morale, qui est tout autre chose, comme je le ferai voir, et qui n’est excitée que par des émotions que produisent nos pensées.

Les sensations proviennent ; d’une part, des impressions que des objets extérieurs ou hors de nous font sur nos sens ; et de l’autre part, de celles que des mouvemens intérieurs et désordonnés font sur nos organes en y opérant des actions nuisibles ; de là les douleurs internes. Or, ces sensations exercent notre sensibilité physique ou notre faculté de sentir, nous font communiquer avec ce qui est hors de nous, et nous avertissent, au moins obscurément, de ce qui se passe dans notre être.

Développons, maintenant, le mécanisme des sensations en montrant, d’abord, l’harmonie qui existe dans toutes les parties du système nerveux qui le concernent, et ensuite le produit sur le système entier de toute impression formée sur quelqu’une de ces parties.

Mécanisme des Sensations.

Les sensations, que nous rapportons, par illusion, aux lieux mêmes où se produisent les impressions qui les causent, s’exécutent dans un système d’organes particulier qui fait toujours partie du système nerveux, et que je nomme système des sensations ou de sensibilité.

Le système des sensations se compose de deux parties distinctes et essentielles, savoir :

1°. D’un foyer particulier que je nomme foyer des sensations, qu’il faut considérer comme un centre de rapport, et où se rapportent effectivement toutes les impressions qui agissent sur nous ;

2°. D’une multitude de nerfs simples, qui partent de toutes les parties sensibles du corps, et qui tous viennent se rendre et se terminer au foyer des sensations.

C’est avec un pareil système d’organes, dont l’harmonie est telle que toutes les parties du corps, ou à peu près, participent également à chaque impression faite sur certaines d’entre elles, que la nature est parvenue à donner à tout animal qui a un système nerveux, la faculté de sentir, soit ce qui l’affecte intérieurement, soit les impressions que les objets hors de lui font sur les sens dont il est doué.

Le foyer des sensations est peut-être divisé et multiple dans les animaux qui ont une moelle longitudinale noueuse ; cependant on peut soupçonner que le ganglion qui termine antérieurement cette moelle est un petit cerveau ébauché, puisqu’il donne immédiatement naissance au sens de la vue. Mais quant aux animaux qui ont une moelle épinière, on ne sauroit douter que le foyer des sensations ne soit chez eux simple et unique ; et vraisemblablement ce foyer est situé à l’extrémité antérieure de cette moelle épinière, dans la base même de ce qu’on nomme le cerveau, et conséquemment sous les hémisphères.

Les nerfs sensitifs, qui arrivent de toutes les parties, aboutissant tous à un centre de rapport, ou à plusieurs de ces foyers qui communiquent les uns avec les autres, constituent l'harmonie du système des sensations, en ce qu’ils font participer toutes les parties de ce système aux impressions, soit isolées, soit communes, que l’individu peut éprouver.

Mais, pour bien concevoir le mécanisme admirable de ce système sensitif, il est nécessaire de se rappeler ce que j’ai déjà dit, savoir : qu’un fluide extrêmement subtil, dont les mouvemens, soit de translation, soit d’oscillation, qui se communiquent, sont presqu’aussi rapides que ceux de l’éclair, se trouve contenu dans les nerfs et leur foyer, et que c’est uniquement dans ces parties que ce fluide se meut librement.

Ensuite, que l’on considère que de cette harmonie du système des sensations, qui fait que toutes les parties de ce système correspondent entre elles, et font correspondre toutes celles de l’individu, il résulte que toute impression, tant intérieure qu’extérieure, que reçoit cet individu, produit aussitôt un ébranlement dans tout le système, c’est-à-dire, dans le fluide subtil qui y est contenu, et par conséquent dans tout son être, quoiqu’il ne puisse s’en apercevoir. Or, cet ébranlement subit donne lieu à l’instant à une réaction qui, rapportée de toutes parts au foyer commun, y occasionne un effet singulier, en un mot, une agitation dont le produit se propage ensuite, par le moyen du seul nerf non réagissant, sur le point même du corps qui fut d’abord affecté.

L’homme qui possède la faculté de se former des idées de ce qu’il éprouve, s’en étant fait une de cet effet singulier, qui se produit au foyer des sensations et se propage jusqu’au point affecté, lui a donné le nom de sensation, et a supposé que toute partie, qui recevoit une impression, avoit en elle-même la faculté de sentir. Mais le sentiment n’est nulle part ailleurs que dans l’idée réelle, ou la perception, qui le constitue, puisque ce n’est pas une faculté d’aucune des parties de notre corps, que ce n’est pas celle d’aucun de nos nerfs, que ce n’est pas même celle du foyer des sensations, et que c’est uniquement le résultat d’une émotion de tout le système de sensibilité, laquelle se rend perceptible dans un point quelconque de notre corps. Examinons avec plus de détail le mécanisme de cet effet singulier du système de sensibilité.

À l’égard des animaux qui ont une moelle épinière, il part de toutes les parties de leur corps, tant de celles qui sont les plus intérieures, que de celles qui avoisinent le plus sa surface, des filets nerveux d’une finesse extrême, qui, sans se diviser, ni s’anastomoser, vont se rendre au foyer des sensations. Or, dans leur route, malgré les réunions qu’ils forment avec d’autres, ces filets se propagent, sans discontinuité, jusqu’au foyer dont il s’agit, en conservant toujours leur gaine particulière. Cela n’empêche pas que les cordons nerveux qui proviennent de la réunion de plusieurs de ces filets, n’aient aussi leur gaine propre, de même que ceux de ces cordons qui se composent de la réunion de plusieurs d’entre eux.

Chaque filet nerveux pourroit donc porter le nom de la partie d’où il part ; car il ne transmet que les impressions faites sur cette partie.

Il ne s’agit ici que des nerfs qui servent aux sensations : ceux qui sont destinés au mouvement musculaire partent, vraisemblablement, d’un autre foyer, quel qu’il soit, et constituent, dans le système nerveux, un système particulier, distinct de celui des sensations, comme ce dernier l’est du système qui sert à la formation des idées et des actes de l’entendement.

À la vérité, par suite de la grande connexion qui existe entre le système des sensations et celui du mouvement musculaire, le sentiment et le mouvement, dans les paralysies, s’éteignent ordinairement dans les parties affectées ; néanmoins, on a vu la sensibilité tout-à-fait éteinte dans certaines parties du corps, qui jouissoient encore, malgré cela, de la liberté des mouvemens[1] ; ce qui prouve que le système des sensations et celui du mouvement sont réellement distincts.

Le mécanisme particulier qui constitue l’acte organique d’où naît le sentiment, consiste donc : en ce que l’extrémité d’un nerf recevant une impression, le mouvement qu’en acquiert aussitôt le fluide subtil de ce nerf, est transmis au foyer des sensations, et de là dans tous les nerfs du système sensitif. Mais, dans l’instant même, le fluide nerveux réagissant de tous les nerfs à la fois, rapporte ce mouvement général au foyer commun, où le seul nerf qui n’apportoit aucune réaction, reçoit le produit entier de celle de tous les autres, et le transmet au point du corps qui fut affecté.

Appliquons les détails de ce mécanisme à un exemple particulier, afin qu’on en puisse mieux saisir l’ensemble.

Si je suis piqué au petit doigt de l’une de mes mains, le nerf de cette partie affectée qui, muni de sa gaine particulière, se continue, sans communication avec d’autres, jusqu’au foyer commun, porte dans ce foyer l’ébranlement qu’il a reçu, et cet ébranlement est aussitôt communiqué de là au fluide de tous les autres nerfs du système sensitif : alors, par une véritable réaction ou répercussion, ce même ébranlement refluant de tous les points vers le foyer commun, il se produit dans le foyer dont il est question, une secousse, une compression du fluide ébranlé de toutes les colonnes, moins une, dont l’effet total produit une perception, et en reporte le résultat sur le seul nerf qui ne réagit point.

Effectivement, le nerf qui a apporté l’impression reçue, et par suite la cause de l’ébranlement du fluide de tous les autres, se trouve le seul qui ne rapporte aucune réaction ; car il est seul actif, tandis que tous les autres sont alors passifs. Tout l’effet de la secousse produite dans le foyer commun et dans les nerfs passifs, ainsi que la perception qui en résulte, doivent donc se reporter sur ce nerf actif.

Un pareil effet résultant d’un mouvement général exécuté dans tout l’individu, l’avertit nécessairement d’un événement qui se passe en lui, et cet individu, quoiqu’il n’en puisse distinguer aucun des détails, en éprouve une perception à laquelle on a donné le nom de sensation.

On sent que cette sensation doit être foible ou forte, selon l’intensité de l’impression ; qu’elle doit avoir tel ou tel caractère, selon la nature même de l’impression reçue ; et qu’enfin, elle ne paroît se produire dans la partie même qui a été affectée, que parce que le nerf de cette partie est le seul qui supporte l’effet général occasionné par une impression quelconque.

Ainsi, toute secousse qui se produit dans le foyer ou centre de rapport des nerfs, et qui provient d’une impression reçue, se fait généralement ressentir dans tout notre être, et nous paroît toujours s’effectuer dans la partie même qui a reçu l’impression. à l’égard de cette impression, il y a nécessairement un intervalle entre l’instant où elle s’effectue et celui où la sensation se produit ; mais cet intervalle est si court, à cause de la promptitude des mouvemens, qu’il nous est impossible de l’apercevoir.

Telle est, selon moi, la mécanique admirable et la source de la sensibilité physique. Je le répète, ce n’est point ici la matière qui sent ; elle n’en a pas la faculté ; ce n’est point même telle partie du corps de l’individu, car la sensation qu’il éprouve dans cette partie, n’est qu’une illusion dont certains faits, bien constatés, ont fourni des preuves ; mais c’est un effet général produit dans tout son être, qui se reporte en entier sur le nerf même qui en fut la première cause, et que l’individu doit nécessairement ressentir à l’extrémité de ce nerf où une impression s’étoit effectuée.

Nous n’apercevons rien qu’en nous-mêmes : c’est une vérité qui est maintenant reconnue. Pour qu’une sensation puisse avoir lieu, il faut absolument que l’impression reçue par la partie affectée, soit transmise au foyer du système des sensations ; mais si toute l’action se terminoit là, il n’y auroit point d’effet général, et aucune réaction ne seroit rapportée au point qui a reçu l’impression. Quant à la transmission du premier , mouvement imprimé, on sent qu’elle ne s’opère que par le nerf qui fut affecté, et qu’au moyen du fluide nerveux qui se meut alors dans sa substance. On sait qu’en interceptant, par une ligature ou une forte compression du nerf, la communication entre la portion qui aboutit à la partie affectée, et celle qui se rend au foyer des sensations, aucune ne sauroit alors s’effectuer.

La ligature, ou la forte compression, interrompant dans ce point la continuité de la pulpe molle du nerf, par le rapprochement des parois de sa gaine, suffit pour intercepter le passage du fluide nerveux en mouvement ; mais, dès que l’on enlève la ligature, la mollesse de la moelle nerveuse permet le rétablissement de sa continuité dans le nerf, et aussitôt la sensation peut de nouveau se produire.

Ainsi, quoiqu’il soit vrai que nous ne sentions qu’en nous-mêmes, la perception des objets qui nous affectent ne s’exécutant point, comme on l’a pensé, dans le foyer des sensations, mais à l’extrémité même du nerf qui a reçu l’impression, toute sensation n’est donc réellement ressentie que dans la partie affectée, parce que c’est là que se termine le nerf de cette partie.

Mais si cette partie n’existe plus, le nerf qui y aboutissoit existe encore, quoique raccourci ; et alors si ce nerf reçoit une impression, on éprouve une sensation qui, par illusion, paroît se manifester dans la partie que l’on ne possède plus.

On a observé que des personnes à qui l’on avoit coupé la jambe, et dont le moignon étoit bien cicatrisé, ressentoient aux époques des changemens de temps, des douleurs au pied ou à la jambe qu’elles n’avoient plus. Il est évident qu’il s’opéroit dans ces individus, une erreur de jugement à l’égard du lieu où s’exécutoit réellement la sensation qu’ils éprouvoient ; mais cette erreur provenoit de ce que les nerfs affectés étoient précisément ceux qui, originairement, se distribuoient au pied ou à la jambe de ces individus ; or, cette sensation se produisoit réellement à l’extrémité de ces nerfs raccourcis.

Le foyer des sensations ne sert que pour la production de la commotion générale excitée par le nerf qui a reçu l’impression, et que pour rapporter dans ce nerf la réaction de tous les autres ; d’où résulte, à l’extrémité du nerf affecté, un effet auquel participent toutes les parties du corps.

Il semble que Cabanis ait entrevu le mécanisme des sensations ; car, quoiqu’il n’en développe pas clairement les principes, et qu’il donne un mécanisme analogue à la manière dont les nerfs excitent l’action musculaire, ce qui n’est pas ; on voit qu’il a eu le sentiment général de ce qui se passe réellement dans la production des sensations ; voici comment il s’exprime sur ce sujet.

« L’on peut donc considérer les opérations de la sensibilité comme se faisant en deux temps. D’abord, les extrémités des nerfs reçoivent et transmettent le premier avertissement à tout l’organe sensitif ou seulement, comme on le verra ci-après, à l’un de ses systèmes isolés ; ensuite l’organe sensitif réagit sur elles, pour les mettre en état de recevoir toute l’impression ; de sorte que la sensibilité qui, dans le premier temps, semble avoir relué de la circonférence au centre, revient, dans le second, du centre à la circonférence ; et que, pour tout dire en un mot, les nerfs exercent sur eux-mêmes une véritable réaction pour le sentiment, comme ils en exercent une autre sur les parties musculaires pour le mouvement. » Rapp. du phys. et du moral, vol. I, p. 143.

Il ne manque à cet exposé du savant que je cite, que de faire sentir que le nerf qui, à son extrémité, reçoit et transmet le premier avertissement à tout le système sensitif, est le seul qui ensuite ne réagisse point ; et qu’il en résulte que la réaction générale des autres nerfs du système étant parvenue au foyer commun, se transmet nécessairement dans le seul nerf qui se trouve alors dans un état passif, et y porte jusqu’au point qui fut d’abord affecté, l’effet général du système, c’est-à-dire, la sensation.

Quant à ce que dit Cabanis d’une réaction semblable que les nerfs exerceroient sur les parties musculaires pour les mettre en mouvement, je crois que cette comparaison de deux actes si différens du système nerveux n’a rien de fondé, et qu’une simple émission du fluide des nerfs qui, de son réservoir, est envoyé aux muscles qui doivent agir, est suffisante : il n’y a là aucune nécessité de réaction nerveuse.

Je terminerai mes observations sur les causes physiques du sentiment par les réflexions suivantes, dont le but est de montrer que l’on commet une erreur, soit en confondant la perception d’un objet avec l’idée que peut faire naître la sensation du même objet, soit en se persuadant que toute sensation donne toujours une idée. éprouver une sensation ou la distinguer, sont deux choses très-différentes : la première, sans la seconde, ne constitue qu’une simple perception ; au contraire, la seconde, qui est toujours jointe à la première, en donne uniquement l’idée.

Lorsque nous éprouvons une sensation de la part d’un objet qui nous est étranger, et que nous distinguons cette sensation, quoique ce ne soit qu’en nous-mêmes que nous sentions, et qu’il nous faille faire une ou plusieurs comparaisons pour séparer l’objet dont il s’agit de notre propre existence et en avoir une idée, nous exécutons presque simultanément, par le moyen de nos organes, deux sortes d’actes essentiellement différens ; l’un qui nous fait sentir, l’autre qui nous fait penser. Jamais nous ne parviendrons à démêler les causes de ces phénomènes organiques, tant que nous confondrons ensemble les faits si distincts qui les constituent, et que nous ne reconnoîtrons pas que la source de l’un ne peut être la même que celle de l’autre.

Assurément, il faut un système d’organes particulier pour exécuter le phénomène du sentiment ; car sentir est une faculté particulière à certains animaux, et non générale pour tous. Il faut, de même, un système d’organes particulier pour opérer des actes d’entendement ; car penser, comparer, juger, raisonner, sont des actes organiques d’une nature très-différente de ceux qui produisent le sentiment. Aussi, quand on pense, n’en éprouve-t-on aucune sensation, quoique les pensées se rendent sensibles au sentiment intérieur, à ce moi dont on a la conscience. Or, toute sensation provenant d’un sens particulier affecté, la conscience qu’on a de sa pensée n’en est point une, en diffère effectivement, et conséquemment doit en être distinguée. De même, lorsqu’on éprouve la sensation simple qui constitue la ' perception, c’est-à-dire, celle que l’on ne remarque point, on ne s’en forme aucune idée, on n’en produit aucune pensée, et à cet égard le système sensitif est seul en action. On peut donc penser sans sentir, et on peut sentir sans penser. Aussi a-t-on pour chacune de ces deux facultés un système d’organes qui peut y donner lieu, comme on a un système d’organes particulier pour les mouvemens, qui est indépendant des deux que je viens de citer, quoique l’un ou l’autre soit la cause non immédiate qui mette ce dernier en action.

Ainsi, c’est à tort que l’on a confondu le système des sensations avec le système qui produit les actes de l’entendement, et que l’on a supposé que les deux sortes de phénomènes organiques qui en proviennent, étoient le résultat d’un seul système d’organes capable de les produire. Cela est cause que des hommes du plus grand mérite, et à la fois très-instruits, se sont trompés dans leurs raisonnemens sur les objets de cette nature qu’ils ont considérés.

« Un être (dit M. Richerand) absolument privé d’organes sensitifs, n’auroit qu’une existence purement végétative ; s’il acquéroit un sens, il ne jouiroit point de l’entendement ; puisque, comme le prouve Condillac, les impressions produites sur ce sens unique ne pourroient être comparées ; tout se borneroit à un sentiment intérieur qui l’avertiroit de son existence, et il croiroit que toutes les choses qui l’affectent font partie de son être. » Physio., vol.II, p. 154.

On voit, d’après cette citation, que les sens sont ici considérés, non-seulement comme des organes sensitifs, mais aussi comme ceux qui produisent les actes de l’entendement ; puisque, si, au lieu d’un seul sens, l’être cité en avoit plusieurs, alors, selon l’opinion admise, la seule existence de ces sens feroit jouir l’individu de facultés intellectuelles.

Il y a même une contradiction dans le passage que je viens de citer ; car il y est dit qu’un être qui n’auroit qu’un seul sens ne jouiroit pas encore de l’entendement ; et plus loin on dit, qu’à l’égard des impressions qu’il éprouveroit, tout se borneroit à un sentiment intérieur qui l’avertiroit de son existence, et qu’il croiroit que toutes les choses qui l’affectent font partie de son être. Comment cet être, qui ne jouiroit pas encore de l’entendement, pourroit-il penser et juger ; car c’est former un jugement que de croire que telle chose est de telle manière.

Tant que l’on négligera de distinguer les faits qui tiennent au sentiment de ceux qui sont le produit de l'intelligence, on sera souvent exposé à faire de semblables méprises.

C’est une chose reconnue, qu’il n’y a point d'idées innées, et que toute idée simple provient uniquement d’une sensation. Mais j’espère faire voir que toute sensation ne produit pas une idée, qu’elle ne cause nécessairement qu’une perception, et que, pour la production d’une idée imprimée et durable, il faut un organe particulier, ainsi que l’existence d’une condition que l’organe des sensations ne sauroit seul offrir.

Il y a loin d’une simple perception à une idée imprimée et durable. En effet, toute sensation qui ne cause qu’une simple perception, n’imprime rien dans l’organe, n’exige point la condition essentielle de l'attention, et ne sauroit qu’exciter le sentiment intérieur de l’individu, et lui donner l’aperçu fugitif des objets, sans produire aucune pensée chez cet individu. D’ailleurs, la mémoire, qui ne peut avoir son siége que dans l’organe où se tracent les idées, n’est jamais dans le cas de rappeler une perception qui n’est point parvenue dans cet organe, et qui conséquemment n’y a rien imprimé.

Je regarde les perceptions comme des idées imparfaites, toujours simples, non gravées dans l’organe, et qui peuvent s’exécuter sans condition, ce qui est très-différent à l’égard des idées véritables et subsistantes. Or, ces perceptions, au moyen de répétitions habituelles qui frayent certains passages particuliers au fluide nerveux, peuvent donner lieu à des actions qui ressemblent à des actes de mémoire. L’observation des mœurs et des habitudes des insectes nous en offre des exemples.

J’aurai occasion de revenir sur ces objets ; mais il importoit que je fasse remarquer ici la nécessité de distinguer la perception qui résulte de toute sensation non remarquée, de l'idée qui, pour sa formation, exige un organe spécial, ce dont j’espère donner des preuves.

D’après ce qui est exposé dans ce chapitre, je crois pouvoir conclure :

1°. Que le phénomène du sentiment n’offre d’autre merveille que l’une de celles qui sont dans la nature, c’est-à-dire, que des causes physiques peuvent faire exister ;

2°. Qu’il n’est pas vrai qu’aucune des parties d’un corps vivant, et qu’aucune des matières qui composent ces parties, aient en propre la faculté de sentir ;

3°. Que le sentiment est le produit d’une action et d’une réaction qui s’opèrent et deviennent générales dans le système sensitif, et qui s’exécutent avec rapidité par un mécanisme simple, très-facile à concevoir ;

4°. Que l’effet général de cette action et de cette réaction est nécessairement ressenti par le moi indivisible de l’individu, et non par aucune partie de son corps prise séparément ; en sorte que ce n’est que par illusion qu’il croit que l’effet entier s’est passé dans le point qui a reçu l’impression qui l’a affecté ;

5°. Que tout individu qui remarque une sensation, qui la juge, qui distingue le point de son corps où elle est rapportée, en a une idée, y a pensé, a exécuté à son égard un acte d’intelligence, et conséquemment possède l’organe particulier qui peut en produire ;

6°. Qu’enfin, le système des sensations pouvant exister sans celui de l’entendement, l’individu qui est dans ce cas, n’exécute aucun acte d’intelligence, n’a point d’idées, et ne peut recevoir, de la part de ses sens affectés, que de simples perceptions qu’il ne remarque point, mais qui peuvent émouvoir son sentiment intérieur, et le faire agir.

Essayons maintenant de nous former une idée claire, s’il est possible, des émotions du sentiment intérieur de tout individu qui jouit de la sensibilité physique, et de reconnoître la puissance que cet individu en obtient pour l’exécution de ses actions.



  1. M. Hébréard rapporte, dans le Journal de Médecine, de Chirurgie et de Pharmacie, qu’un homme, âgé de 50 ans, a, depuis près de 14 ans, le bras droit affecté d’une insensibilité absolue. Ce membre conserve néanmoins son agilité, son volume et ses forces ordinaires. Il y est survenu un phlegmon, avec chaleur, tumeur et rougeur, mais sans douleur, même quand on le comprimoit….
    En travaillant, cet homme se fractura les os de l’avant-bras, à leur tiers inférieur. Comme il ne sentit d’abord qu’un craquement, il crut avoir cassé la pelle qu’il tenoit à la main ; mais elle étoit intacte, et il ne s’aperçut de son accident, que parce qu’il ne put continuer son travail. Le lendemain le lieu de la fracture étoit gonflé ; la chaleur étoit augmentée à l’avant-bras et à la main : néanmoins le malade n’éprouva aucune douleur, même pendant les extensions nécessaires pour réduire la fracture, etc.
    L’auteur conclut de ce fait et des expériences semblables faites par d’autres médecins, que la sensisilbité est absolument distincte et indépendante de la contractilité, etc., etc. Journal de Médecine Pratique, 15 juin 1808, pag. 540.