Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Premier Chapitre

Troisième Partie, Premier Chapitre


CHAPITRE PREMIER.
Du Système nerveux, de sa formation, et des différentes sortes de fonctions qu’il peut exécuter.


LE système nerveux, considéré dans l’homme et dans les animaux les plus parfaits, se compose de différens organes particuliers très-distincts, et même, suivant son perfectionnement, de divers systèmes d’organes qui ont entre eux une connexion intime, et qui forment un ensemble très-compliqué. On a supposé que ce système étoit partout le même dans sa composition, sauf plus ou moins de développement dans ses parties, et les différences que les diverses organisations des animaux ont exigé dans la grandeur, la forme et la situation de ces parties. De là, les diverses sortes de fonctions qu’on lui voit produire dans les animaux les plus parfaits, furent toutes regardées comme étant le propre de son existence dans l’organisation animale.

Cette manière de considérer le système nerveux ne peut nous éclairer sur la nature du système d’organes dont il s’agit ; sur ce qu’il est nécessairement dans son origine ; sur la composition croissante de ses parties à mesure que l’organisation animale s’est compliquée et perfectionnée ; enfin, sur les facultés nouvelles qu’il donne aux animaux qui en sont munis, selon que sa composition est devenue plus grande. Au contraire, au lieu de fournir des lumières aux physiologistes sur ces différens objets, elle les porte à attribuer partout au système nerveux, dans différens degrés d’éminence, les mêmes facultés qu’il donne aux animaux les plus parfaits ; ce qui ne sauroit avoir le moindre fondement.

Je vais donc essayer de prouver : 1°. que tous les animaux ne peuvent posséder généralement ce système d’organes ; 2°. que, dans son origine, et conséquemment dans sa plus grande simplicité, il ne donne aux animaux qui le possèdent que la seule faculté du mouvement musculaire ; 3°. qu’ensuite, plus composé dans ses parties, il communique alors aux animaux la jouissance du mouvement musculaire, plus celle du sentiment ; 4°. qu’enfin, complet dans toutes ses parties, il donne aux animaux qui en sont possesseurs, la faculté du mouvement musculaire, celle d’éprouver des sensations, et celle de se former des idées, de comparer ces idées entre elles, de produire des jugemens ; en un mot, d’avoir de l'intelligence, quoique plus ou moins développée, selon le degré de perfectionnement de leur organisation. Avant d’exposer les preuves du fondement de ces diverses considérations, voyons d’abord quelle peut être l’idée générale que nous devons nous former de la nature et de la disposition des différentes parties du système nerveux.

Ce système, dans toute organisation animale où il se montre, offre une masse médullaire principale, soit divisée en parties séparées, soit rassemblée en une seule, sous quelque forme que ce soit, et des filets nerveux qui vont se rendre à cette masse.

Tous ces organes présentent, dans leur composition, trois sortes de substances de nature très-différente ; savoir :


1°. Une pulpe médullaire très-molle et d’une nature particulière ;

2°. Une enveloppe aponévrotique qui entoure la pulpe médullaire, fournit des gaines à ses prolongemens et à ses filets, même les plus grêles, et dont la nature et les propriétés ne sont pas les mêmes que celles de la pulpe qu’elle renferme ;

3°. Un fluide invisible et très-subtil, se mouvant dans la pulpe sans avoir besoin de cavité apparente, et qui y est retenu latéralement par la gaine qu’il ne sauroit traverser.


Telles sont les trois sortes de substances qui composent le système nerveux, et qui, par leurs dispositions, leurs relations, et les mouvemens du fluide subtil que renferment les parties de ce système, produisent les phénomènes organiques les plus étonnans.

On sait que la pulpe des organes dont il s’agit, est une substance médullaire très-molle, blanche intérieurement, grisâtre dans sa croûte extérieure, insensible, et qui paroît d’une nature albumino-gélatineuse. elle forme, au moyen de ses gaines aponévrotiques, des filets et des cordons qui vont se rendre à des masses plus considérables de la même substance médullaire, lesquelles contiennent le foyer (simple ou divisé) ou le centre de rapport du système.

Soit pour l’exécution du mouvement musculaire, soit pour celle des sensations, il faut nécessairement que le système d’organes destiné à opérer de pareilles fonctions, ait un foyer ou un centre de rapport pour les nerfs. Effectivement, dans le premier cas, le fluide subtil qui doit porter son influence sur les muscles, part d’un foyer commun pour se diriger vers les parties qu’il doit mettre en action ; et dans le second cas, le même fluide, mu par la cause affectante, part de l’extrémité du nerf affecté pour se diriger vers le centre de rapport, et y produire l’ébranlement qui donne lieu à la sensation. Il faut donc absolument un foyer ou centre de rapport, auquel les nerfs se rendent, pour que le système dont il s’agit puisse opérer ses fonctions, quelles qu’elles soient ; et nous verrons même que, sans lui, les actes de l’organe de l’intelligence ne pourroient devenir sensibles à l’individu. Or, ce centre de rapport se trouve placé dans une partie quelconque de la masse médullaire principale qui fait toujours la base du système nerveux.

Les filets et les cordons dont je viens de parler tout à l’heure, sont les nerfs ; et la masse médullaire principale qui contient le centre de rapport du système, constitue, dans certains animaux sans vertèbres, soit des ganglions séparés, soit la moelle longitudinale noueuse dont ils sont munis ; enfin, dans les animaux à vertèbres, elle forme la moelle épinière et la moelle allongée qui se joint au cerveau.

Partout où le système nerveux existe, quelque simple ou imparfait qu’il soit, la masse médullaire principale, dont il vient d’être question, se trouve toujours sous une forme quelconque, parce qu’elle fait la base de ce système, et qu’elle lui est essentielle.

En vain, pour nier cette vérité de fait, dira-t-on :

1°. Que l’on peut enlever entièrement le cerveau d’une tortue, d’une grenouille, sans que ces animaux cessent de montrer, par leurs mouvemens, qu’ils ont encore des sensations et une volonté : je répondrai qu’on ne détruit, dans cette opération, qu’une portion de la masse médullaire principale, et que ce n’est pas celle qui contient le centre de rapport ou le sensorium commune ; car les deux hémisphères qui forment la masse principale de ce qu’on nomme le cerveau, ne le renferment pas ;

2° « Qu’il y a des insectes et des vers qui, étant coupés en deux ou plusieurs morceaux, forment, à l’instant même, deux ou plusieurs individus qui ont chacun leur système de sensation et leur volonté propre. » Je répondrai encore, qu’à l’égard des insectes, le fait allégué est sans fondement ; qu’aucune expérience connue ne constate, qu’en coupant un insecte en deux morceaux, on puisse obtenir deux individus capables de vivre chacun de leur côté ; et quand même cela seroit, chaque moitié de l’insecte coupé auroit encore dans sa portion de moelle longitudinale noueuse, une masse médullaire principale ;

3° « Que plus la masse de matière nerveuse est également distribuée, moins le rôle des parties centrales est essentiel[1]. » je répondrai, enfin, que cette assertion est une erreur ; qu’elle ne s’appuie sur aucun fait ; et qu’on ne l’a faite que faute d’avoir conçu la nature des fonctions du système nerveux. la sensibilité n’est nullement le propre de la matière nerveuse, ni d’aucune autre, et le système nerveux ne peut avoir d’existence et exercer la moindre de ses fonctions que lorsqu’il se compose d’une masse médullaire principale de laquelle partent des filets nerveux.

Non-seulement le système nerveux ne peut exister, ni exécuter la moindre de ses fonctions, sans être composé d’une masse médullaire principale, qui contienne un ou plusieurs foyers pour fournir à l’excitation des muscles, et de laquelle partent différens nerfs qui se rendent aux parties ; mais nous verrons, en outre, dans le troisième chapitre, que la faculté de sentir ne peut avoir lieu, dans aucun animal, que lorsque la masse médullaire dont je viens de parler contient un foyer unique ; en un mot, un centre de rapport où les nerfs du système sensitif se dirigent de toutes parts.

À la vérité, comme il est extrêmement difficile de suivre ces nerfs jusqu’à leur centre de rapport, plusieurs anatomistes nient l’existence de ce foyer commun, essentiel à la production du sentiment ; ils considèrent ce dernier comme un attribut de tous les nerfs, et celui même de leurs moindres parties ; enfin, pour étayer leur opinion particulière sur la nullité du centre de rapport dans le système sensitif, ils supposent que le besoin de placer l'âme en un point isolé, a fait imaginer ce foyer commun, ce lieu circonscrit où toutes les sensations se rendent.

Il suffit de penser que l’homme est doué d’une âme immortelle, sans que l’on doive jamais s’occuper du siége et des limites de cette âme dans son corps individuel, ni de sa connexion avec les phénomènes de son organisation : tout ce que l’on pourra dire à cet égard sera toujours sans base et purement imaginaire.

Si nous nous occupons de la nature, elle seule doit être uniquement l’objet de nos études, et ce sont uniquement aussi les faits qu’elle nous présente que nous devons examiner, pour tâcher de découvrir les lois physiques qui régissent la production de ces faits ; enfin, jamais nous ne devons faire intervenir, dans nos raisonnemens, la considération d’objets hors de la nature, et sur lesquels il nous sera toujours impossible de savoir quelque chose de positif.

Pour moi, qui ne considère l’organisation que pour connoître les causes des diverses facultés des animaux, étant convaincu que beaucoup de ces animaux jouissent du sentiment, et que, parmi ces derniers, il s’en trouve qui ont des idées, et qui exécutent des actes d'intelligence, je crois ne devoir rechercher les causes de ces phénomènes que dans celles qui sont physiques. A cette conséquence, dont je me fais une loi dans mes recherches, j’ajouterai que, persuadé qu’aucune sorte de matière ne peut avoir en propre la faculté de sentir, je le suis en même temps que cette faculté, dans les corps vivans qui en jouissent, ne consiste que dans un effet général qui se produit dans un système d’organes approprié, et que cet effet ne peut avoir lieu que lorsque le système dont il s’agit possède un foyer unique ; en un mot, un centre de rapport où tous les nerfs sensitifs viennent aboutir.

Relativement aux animaux à vertèbres, c’est à l’extrémité antérieure de la moelle épinière, dans la moelle allongée même, ou peut-être dans sa protubérance annulaire, que paroît être le sensorium commune, c’est-à-dire, le centre de rapport des nerfs qui exécutent le phénomène de la sensibilité ; car c’est vers quelque point de la base du cerveau, ou de ce que l’on nomme ainsi, que ces nerfs paroissent se terminer. Si ce centre de rapport se trouvoit bien avancé dans l’intérieur du cerveau, les acéphales, ou ceux en qui le cerveau se trouve détruit, manqueroient alors de sentiment, et même ne pourroient vivre.

Mais il n’en est pas ainsi : dans les animaux qui jouissent de quelque faculté d’intelligence, le foyer essentiel au sentiment n’existe que dans un lieu quelconque de la base de ce qu’on nomme leur cerveau ; car on donne ce nom à toute la masse médullaire contenue dans la cavité du crâne. Cependant, les deux hémisphères, que l’on confond avec le cerveau, en doivent être distingués ; parce qu’ils forment ensemble un organe particulier qui a été ajouté à ce cerveau, qu’ils ont des fonctions qui leur sont propres, et qu’ils ne contiennent pas le centre de rapport du système sensitif.

Qu’importe que le véritable cerveau, c’est-à-dire, que la partie médullaire qui contient le foyer des sensations et à laquelle vont se rendre les nerfs des sens particuliers, soit difficile à reconnoître et à déterminer dans l’homme et dans les animaux qui ont de l’intelligence, à cause de la contiguité ou de l’union qui se trouve entre ce cerveau et les deux hémisphères qui le recouvrent ; il n’en est pas moins vrai que ces hémisphères constituent un organe très-particulier relativement aux fonctions qu’il exécute.

En effet, ce n’est point dans le cerveau proprement dit que se forment les idées, les jugemens, les pensées, etc. ; mais c’est dans l’organe qui lui est ajouté, et que les deux hémisphères constituent, que ces actes organiques peuvent uniquement s’opérer.

Ce n’est point non plus dans les hémisphères dont il s’agit que les sensations se produisent ; ils n’y ont aucune part, et le système sensitif existe effectivement dans des animaux dont le cerveau n’est point muni de ces hémisphères plissés : aussi ces organes peuvent-ils subir de grandes altérations sans que le sentiment et la vie en souffrent.

Cela posé, je reviens aux considérations générales qui concernent la composition des différentes parties du système nerveux.

Ainsi, soit les filets et les cordons nerveux, soit la moelle longitudinale noueuse, la mœlle épinière, la moelle allongée, le cervelet, le cerveau et ses hémisphères, toutes ces parties ont, comme je l’ai dit, une enveloppe membraneuse et aponévrotique qui leur sert de gaine et qui, par le propre de sa nature, retient dans la substance médullaire, le fluide particulier qui s’y meut diversement ; mais aux extrémités où les nerfs se terminent dans les parties du corps, ces gaines sont ouvertes, et permettent la communication du fluide nerveux avec ces parties. Tout ce qui concerne le nombre, la forme et la situation des parties que je viens de citer, appartient à l’anatomie ; on en trouve une exposition exacte dans les ouvrages qui traitent de cette partie de nos connoissances. Or, comme mon objet, ici, se réduit à considérer le système nerveux dans ses généralités et ses facultés, et à rechercher comment la nature est parvenue à le faire exister dans les animaux qui le possèdent, je ne dois entrer dans aucun des détails connus à l’égard des parties de ce système.

Formation du Système nerveux.

On ne peut assurément déterminer, d’une manière positive, le mode de formation qu’a employé la nature pour faire exister le système nerveux dans les animaux qui le possèdent ; mais il est très-possible de reconnoître les conditions, c’est-à-dire, les circonstances qui furent nécessaires pour que ce mode de formation pût s’exécuter. Ainsi, les circonstances dont il s’agit étant reconnues et prises en considération, on peut concevoir comment les parties de ce système purent être formées, et comment elles purent être munies du fluide subtil qui se meut dans leur intérieur, et les met dans le cas d’opérer les fonctions qui leur sont propres.

On doit penser que, lorsque la nature eut fait faire assez de progrès à l’organisation animale pour que le fluide essentiel des animaux fût très-animalisé, et pour que la substance albumino-gélatineuse pût se former, alors cette substance sécrétée du fluide principal de l’animal (du sang ou de ce qui en tient lieu) fut déposée dans un lieu quelconque du corps : or, l’observation constate qu’elle l’a été d’abord sous la forme de plusieurs petites masses séparées, et ensuite sous celle d’une masse plus considérable, allongée en cordon noueux, et qui a occupé à peu près toute la longueur du corps de l’individu.

Le tissu cellulaire, modifié par la présence de cette masse de substance albumino-gélatineuse, lui fournit alors la gaine qui l’enveloppe, ainsi que celles de ses divers prolongemens ou filets.

Maintenant, si je considère les fluides visibles qui se meuvent ou circulent dans le corps des animaux, je remarque que, dans les animaux les plus simples en organisation, ces fluides sont bien moins composés, bien moins surchargés de principes, qu’ils ne le sont dans les animaux les plus parfaits. Le sang d’un mammifère est un fluide plus composé, plus animalisé, que la sanie blanchâtre du corps des insectes ; et cette sanie est un fluide plus composé que celui presque aqueux qui se meut dans le corps des polypes et dans celui des infusoires. Cela étant ainsi, je suis autorisé à penser que ceux des fluides invisibles et incontenables qui entretiennent l’irritabilité et les mouvemens de la vie dans les animaux les plus imparfaits, se trouvant dans des animaux dont l’organisation est déjà fort composée et perfectionnée, y acquièrent une modification assez grande pour pouvoir être changés en fluides contenables, quoique toujours invisibles.

Il paroît effectivement qu’un fluide particulier, invisible et très-subtil, mais modifié par son séjour dans le sang des animaux, s’en sépare continuellement pour se répandre dans les masses médullaires nerveuses, et y répare sans cesse celui qui se consomme dans les différens actes du système d’organes qui le contient.

La pulpe médullaire des parties du système nerveux, et le fluide subtil qui peut se mouvoir dans cette pulpe, n’auront donc été formés, dans l’organisation animale, que lorsque sa composition aura pu donner lieu à la formation de ces matières.

En effet, de même que les fluides intérieurs des animaux se sont progressivement modifiés, animalisés et composés, à mesure que la composition et le perfectionnement de l’organisation ont fait des progrès ; de même aussi, les organes et les parties solides ou contenantes du corps animal se sont composés et diversifiés peu à peu de la même manière et par la même cause. Or, le fluide nerveux, devenu contenable après sa sécrétion du sang, s’est répandu dans la substance albumino-gélatineuse de la moelle nerveuse, parce que la nature de cette substance s’en est trouvée conductrice, c’est-à-dire, propre à le recevoir et à lui permettre de se mouvoir avec facilité dans sa masse ; et ce fluide y a été retenu par les gaines aponévrotiques qui enveloppent cette moelle nerveuse, parce que la nature de ces gaines ne laisse pas au fluide dont il s’agit la faculté de les traverser.

Dès lors, le fluide nerveux étant répandu dans cette substance médullaire qui, dans son origine, fut disposée en ganglions séparés, et ensuite en cordon, en a probablement étendu, par ses mouvemens, des portions qui se sont allongées en filets, et ce sont ces filets qui constituent les nerfs. On sait qu’ils naissent de leur centre de rapport, sortant, par paires, soit d’une moelle longitudinale noueuse, soit d’une moelle épinière, soit de la base du cerveau, et qu’ils vont se terminer dans les différentes parties du corps.

Voilà, sans doute, le mode qu’a employé la nature pour la formation du système nerveux : elle a commencé par produire plusieurs petites masses de substance médullaire, lorsque la composition de l’organisation animale lui en a fourni les moyens ; ensuite elle les a rassemblées en une principale ; et, dans cette masse, le fluide nerveux, devenu contenable, s’est aussitôt répandu et s’est trouvé retenu par les gaines nerveuses : ce fut alors que, par ses mouvemens, il fit naître de la masse médullaire dont il est question, les filets et les cordons nerveux qui en partent pour se rendre aux différentes parties du corps.

On sent, d’après cela, que des nerfs ne peuvent exister dans aucun animal, à moins qu’il n’y ait une masse médullaire qui contienne leur foyer ou centre de rapport ; et conséquemment que quelques filets blanchâtres isolés, n’aboutissant point à une masse médullaire plus considérable, ne peuvent être regardés comme des nerfs.

J’ajouterai à ces considérations sur la formation du système nerveux que, si la matière médullaire a été sécrétée, et l’est sans cesse par le fluide principal de l’animal, on doit sentir que, dans les animaux à sang rouge, ce sont les extrémités capillaires de certains vaisseaux artériels qui sécrètent, réparent, enfin, nourrissent cette matière médullaire ; et comme les extrémités de ces vaisseaux artériels doivent être accompagnées des extrémités de certains vaisseaux veineux, toutes ces extrémités vasculaires, qui contiennent un sang coloré, se trouvant un peu enfoncées dans la substance médullaire que ces vaisseaux ont produite, il en doit résulter que cette substance médullaire paroîtra grisâtre dans une partie externe de son épaisseur : quelquefois, même, par suite de certaines évolutions de parties, qui se sont opérées dans l’encéphale à mesure qu’il s’est composé, les organes nutritifs ont pénétré profondément ; en sorte que la matière médullaire grisâtre s’est trouvée centrale en certains lieux, et enveloppée en grande partie par celle qui est blanche.

J’ajouterai encore que, si les extrémités de certains vaisseaux artériels ont sécrété et nourrissent ensuite la matière médullaire du système nerveux, ces mêmes extrémités vasculaires y ont pu déposer pareillement le fluide nerveux qui se sépare du sang, et le verser continuellement dans cette substance médullaire qui est si propre à le recevoir.

Enfin, je terminerai ces considérations par quelques-unes de celles qui concernent le développement de la masse médullaire principale, ainsi que les renflemens et les épanouissemens de certaines portions de cette masse, à mesure que les systèmes particuliers qui composent le système nerveux commun et perfectionné se sont formés et ont reçu leurs développemens.

Dans la masse médullaire principale de tout système nerveux, la portion particulière, qui fut, en quelque sorte, productrice du reste de cette masse, ne doit pas nécessairement offrir, dans cette partie médullaire, un volume plus considérable que celui des autres portions de la même masse qui y ont pris leur source ; car l’épaisseur et le volume des autres portions de la masse médullaire dont il s’agit, sont toujours en raison de l’emploi que fait l’animal des nerfs qui en partent. J’ai assez prouvé que tous les autres organes sont dans le même cas : plus ils sont exercés, plus alors ils se développent, se renforcent et s’agrandissent. C’est parce qu’on n’a point reconnu cette loi de l’organisation animale, ou qu’on n’y a donné aucune attention, qu’on s’est persuadé que la portion de la masse médullaire qui fut productrice des autres portions de cette masse, ne pouvoit être moins volumineuse que celles qui en sont originaires.

Dans les animaux vertébrés, la masse médullaire principale se compose du cerveau et de ses accessoires, de la moelle allongée, et de la moelle épinière. Or, il paroît que la portion de cette masse qui fut productrice des autres est réellement la moelle allongée ; car c’est de cette portion que partent les appendices médullaires (les jambes et les pyramides) du cervelet et du cerveau, la moelle épinière, enfin, les nerfs des sens particuliers. Cependant la moelle allongée est, en général, moins grosse ou moins épaisse que le cerveau qu’elle a produit, ou que la moelle épinière qui en dérive.

D’une part, le cerveau et ses hémisphères étant employés aux actes du sentiment et à ceux de l’intelligence, tandis que la moelle épinière ne sert qu’à l’excitation des mouvemens musculaires[2] et à l’exécution des fonctions organiques ; et de l’autre part, l’emploi ou l’exercice des organes, fortement soutenu, les développant d’une manière éminente ; il doit résulter que, dans l’homme qui exerce continuellement ses sens et son intelligence, le cerveau et ses hémisphères sont dans le cas de s’agrandir considérablement, tandis que la moelle épinière, en général, foiblement exercée, ne peut acquérir qu’une grosseur médiocre. Enfin, comme dans les principaux mouvemens musculaires de l’homme, ce sont les jambes et les bras qui agissent le plus, on a dû trouver un renflement remarquable à sa moelle épinière dans les lieux d’où partent les nerfs cruraux et les nerfs brachiaux ; ce qu’effectivement l’observation confirme.

Au contraire, dans les animaux vertébrés qui ne font qu’un usage médiocre de leurs sens, et surtout de leur intelligence, et qui se livrent principalement au mouvement musculaire, leur cerveau et particulièrement ses hémisphères, ont dû prendre peu de développement, tandis que leur moelle épinière s’est trouvée dans le cas d’acquérir une grosseur assez considérable. Aussi les poissons, qui ne s’exercent guère qu’au mouvement musculaire, ont-ils proportionnellement une moelle épinière fort grosse et un très-petit cerveau.

Parmi les animaux sans vertèbres, ceux qui ont, au lieu d’une moelle épinière, une moelle longitudinale, comme les insectes, les arachnides, les crustacés, etc., ont cette moelle noueuse dans toute sa longueur ; parce que ces animaux s’exerçant beaucoup au mouvement, elle a obtenu des renforcemens et, en conséquence, des renflemens aux lieux d’où part chaque paire de nerfs.

Enfin, les mollusques, qui ont de mauvais points d’appui pour leurs muscles, et qui, en général, n’exécutent que des mouvemens lents, n’ont ni moelle épinière, ni moelle longitudinale, et n’offrent que des ganglions assez rares d’où partent des filets nerveux.

D’après ce que je viens d’exposer, on peut conclure que, dans les animaux à vertèbres, les nerfs et la masse médullaire principale ne peuvent dériver de haut en bas, c’est-à-dire, de la partie supérieure et terminale du cerveau, comme le cerveau lui-même ne peut être une production de la moelle épinière, c’est-à-dire, de la partie inférieure ou postérieure du système nerveux ; mais que ces diverses parties proviennent originairement d’une qui en fut productrice, et qu’il est probable que ce doit être dans la moelle allongée, près de sa protubérance annulaire, que se trouve l’origine, soit des hémisphères du cerveau, soit des jambes du cervelet, soit de la moelle épinière, soit des sens particuliers.

Qu’importe que les bases médullaires des hémisphères soient rétrécies et beaucoup moins volumineuses que les hémisphères eux-mêmes, et qu’il en soit de même des jambes du cervelet, etc. ; qui ne voit que le développement graduel de ces organes a pu donner lieu, selon leur plus grand emploi, à un épanouissement qui les aura rendus d’un volume beaucoup plus considérable que celui de leur racine !

Ces considérations sur la formation du système nerveux ne sont sans doute que très-générales ; mais elles suffisent à mon objet, et doivent intéresser, selon moi, parce qu’elles sont exactes et qu’elles s’accordent avec les faits observés.

Fonctions du Système nerveux.

Le système nerveux, considéré dans les animaux les plus parfaits, est, comme on sait, très-compliqué dans ses parties et peut, en conséquence, exécuter différentes sortes de fonctions qui donnent aux animaux qui en jouissent, autant de facultés particulières. Or, avant de prouver que ce système est particulier à certains animaux, et non commun à tous ; et avant d’indiquer quelles sont celles des facultés qu’il peut procurer, selon la composition de l’organisation des animaux en qui on le considère ; il importe de dire un mot de ses fonctions ainsi que des facultés qui en résultent, et qui sont de quatre sortes différentes ; savoir :

1°. Celle de provoquer l’action des muscles ;

2°. Celle de donner lieu au sentiment, c’est-à-dire, aux sensations qui le constituent ;

3°. Celle de produire les émotions du sentiment intérieur ;

4°. Celle, enfin, d’effectuer la formation des idées, des jugemens, des pensées, de l’imagination, de la mémoire, etc.

Essayons de montrer que les fonctions du système nerveux qui donnent lieu à chacune de ces quatre sortes de facultés, sont de nature très-différente, et que tous les animaux qui possèdent ce système, ne les exécutent pas généralement.

Les actes du système nerveux qui donnent lieu au mouvement musculaire, sont tout-à-fait distincts et même indépendans de ceux qui produisent les sensations : ainsi, on peut éprouver une ou plusieurs sensations, sans qu’il s’ensuive aucun mouvement musculaire ; et on peut faire entrer différens muscles en action, sans qu’il en résulte aucune sensation pour l’individu. Ces faits méritent d’être remarqués, et leur fondement ne peut être contesté.

Comme le mouvement musculaire ne peut s’exécuter sans l’influence nerveuse, quoiqu’on ne connoisse pas ce qui se passe à l’égard de cette influence, quantité de faits autorisent à penser que c’est par l’émission du fluide nerveux qui, d’un centre ou d’un réservoir, se dirige, par le moyen des nerfs, vers les muscles qui doivent agir, que s’opère l’influence dont il est question. Dans cette fonction du système nerveux, les mouvemens du fluide subtil qui fait agir les muscles, se font donc d’un centre ou d’un foyer quelconque vers les parties qui doivent exécuter quelqu’action.

Ce n’est pas seulement pour mettre les muscles en action que le fluide nerveux se meut de son foyer ou réservoir vers les parties qui doivent exécuter des mouvemens ; mais il paroît que c’est aussi pour contribuer à l’exécution des fonctions de différens organes dans lesquels le mouvement musculaire n’a point lieu d’une manière distincte.

Ces faits étant assez connus, je ne m’y arrêterai pas davantage ; mais j’en conclurai que l’influence nerveuse qui donne lieu à l’action musculaire, et que celle qui concourt à l’exécution des fonctions de différens organes, s’opèrent par une émission du fluide nerveux qui, d’un centre ou réservoir quelconque, se dirige vers les parties qui doivent agir.

À ce sujet, je rappellerai un fait bien connu, mais dont la considération intéresse l’objet que nous avons maintenant en vue ; le voici :

Relativement au fluide nerveux qui part de son réservoir pour se rendre aux parties du corps, une portion de ce fluide est à la disposition de l’individu, qui la met en mouvement à l’aide des émotions de son sentiment intérieur, lorsqu’un besoin quelconque les excite ; tandis que l’autre portion se distribue régulièrement, sans la participation de la volonté de cet individu, aux parties qui, pour la conservation de la vie, doivent être mises sans cesse en action.

Il résulteroit de grands inconvéniens, s’il pouvoit dépendre de nous d’arrêter, à notre gré, soit les mouvemens de notre cœur ou de nos artères, soit les fonctions de nos viscères ou de nos organes sécrétoires et excrétoires ; mais aussi il importe, pour que nous puissions satisfaire à tous nos besoins, que nous ayons à notre disposition une portion de notre fluide nerveux pour l’envoyer aux parties que nous voulons faire agir.

Il y a apparence que les nerfs qui portent continuellement l’influence nerveuse aux muscles indépendans de l’individu et aux organes vitaux, ont leur substance médullaire plus ferme et plus dense que celle des autres nerfs, ou munie de quelque particularité qui l’en distingue ; en sorte que non-seulement le fluide nerveux s’y meut avec moins de célérité et s’y trouve moins libre, mais il y est aussi, en grande partie, à l’abri de ces ébranlemens généraux que causent les émotions du sentiment intérieur. S’il en étoit autrement, chaque émotion troubleroit l’influence nerveuse nécessaire aux organes essentiels et aux mouvemens vitaux, et exposeroit l’individu à périr.

Au contraire, les nerfs qui portent l’influence nerveuse aux muscles dépendans de l’individu, permettent au fluide subtil qu’ils contiennent, la liberté et toute la célérité de ses mouvemens, de manière que les émotions du sentiment intérieur mettent facilement ces muscles en action.

L’observation nous autorise à penser que les nerfs qui servent à l’excitation du mouvement musculaire, partent de la moelle épinière dans les animaux vertébrés, de la moelle longitudinale noueuse dans les animaux sans vertèbres qui en sont munis, et de ganglions séparés dans ceux qui, n’ayant ni moelle épinière, ni moelle longitudinale noueuse, en possèdent dans cet état. Or, dans les animaux qui jouissent du sentiment, ces nerfs, destinés au mouvement musculaire, n’ont qu’une simple connexion avec le système sensitif, et lorsqu’ils sont lésés, ils produisent des contractions spasmodiques, sans troubler le système des sensations.

On a donc lieu de croire que, parmi les différens systèmes particuliers qui composent le système nerveux dans son perfectionnement, celui qui est employé à l’excitation des muscles est distinct de celui qui sert à la production du sentiment.

Aussi la fonction du système nerveux qui consiste à opérer l’action musculaire et l’exécution des différentes fonctions vitales, n’y peut-elle parvenir qu’en envoyant le fluide subtil des nerfs, de son réservoir aux différentes parties.

Mais la fonction du même système qui opère le sentiment, est très-différente, par sa nature et par les opérations qu’elle exécute, de celle dont je viens de parler ; car dans la production d’une sensation quelconque, laquelle ne peut avoir lieu sans l’influence nerveuse, le fluide subtil des nerfs commence toujours à se mouvoir du point du corps qui est affecté, propage son mouvement jusqu’au foyer ou centre de rapport du système, y excite une commotion qui se communique dans tous les nerfs qui servent au sentiment, et met leur fluide dans le cas de réagir, ce qui produit la sensation.

Non-seulement ces deux sortes de fonctions du système nerveux diffèrent l’une de l’autre, en ce que, dans tout mouvement musculaire, il n’y a point de sensation produite, et que dans la production d’une sensation quelconque, il n’y a pas nécessairement de mouvement musculaire exécuté ; mais ces fonctions diffèrent, en outre, comme on vient de le voir, en ce que, dans l’une d’elles, le fluide nerveux est envoyé de son réservoir aux parties ; tandis que, dans l’autre, il est envoyé des parties mêmes au foyer ou centre de rapport du système des sensations. Ces faits sont évidens, quoiqu’on ne puisse apercevoir les mouvemens qui y donnent lieu.

La fonction du système nerveux, qui consiste à effectuer les émotions du sentiment intérieur, et qui s’exécute par un ébranlement général de la masse libre du fluide des nerfs, ébranlement qui s’opère sans réaction, et par suite sans produire aucune sensation distincte, est encore très-particulière et fort différente des deux que je viens de citer ; dans l’exposition que j’en ferai (chap. IV), on verra que c’est une des plus remarquables et des plus intéressantes à étudier.

Si la fonction, sans laquelle le système nerveux ne pourroit mettre les muscles en action, ni concourir à l’exécution des fonctions organiques, est différente de celle sans laquelle le même système ne pourroit produire le sentiment, ainsi que de celle qui constitue les émotions du sentiment intérieur ; je dois faire remarquer que, lorsque le perfectionnement du système dont il s’agit est assez avancé pour lui faire obtenir l’organe accessoire et spécial que constituent les hémisphères plissés du cerveau, alors il a la faculté d’exercer une quatrième sorte de fonction, qui est encore très-différente des trois premières.

En effet, à l’aide de l’organe accessoire dont je viens de parler, le système nerveux donne lieu à la formation des idées, des jugemens, des pensées, de la volonté, etc. ; phénomènes qu’assurément les trois premières sortes de fonctions citées ne sauroient produire. Or, l’organe accessoire en qui s’exécutent des fonctions capables de donner lieu à de pareils phénomènes, n’est qu’un organe passif, à cause de son extrême mollesse, et ne reçoit aucune excitation, parce qu’aucune de ses parties ne sauroit réagir ; mais il conserve les impressions qu’il reçoit, et ces impressions modifient les mouvemens du fluide subtil qui se meut entre ses nombreuses parties.

C’est une idée ingénieuse, mais dénuée de preuves et de motifs suffisans, que celle qu’a exprimée Cabanis, lorsqu’il a dit que le cerveau agissoit sur les impressions que les nerfs lui transmettent, comme l’estomac sur les alimens que l’œsophage y verse ; qu’il les digéroit à sa manière ; et qu’ébranlé par le mouvement qui lui étoit communiqué, il réagissoit, et que de cette réaction naissoit la perception, qui devenoit ensuite une idée.

Ceci ne me paroît nullement reposer sur la considération des facultés que peut avoir la pulpe cérébrale ; et je ne saurois me persuader qu’une substance aussi molle que celle dont il s’agit, soit réellement active, et qu’on puisse dire à son égard, qu’ébranlée par le mouvement qui lui est communiqué, cette substance réagisse et donne lieu à la perception.

L’erreur, à ce sujet, provient donc ; d’une part, de ce que le savant dont je parle, ne considérant point le fluide nerveux, s’est trouvé obligé de transporter dans sa pensée les fonctions de ce fluide, à la pulpe médullaire dans laquelle il se meut ; et de l’autre part, de ce qu’il confondoit les actes qui constituent les sensations avec ceux de l’intelligence, ces deux sortes de phénomènes organiques différant essentiellement entre elles, par leur nature, et exigeant chacune un système d’organes très-particulier pour les produire.

Ainsi, voilà quatre sortes de fonctions très-différentes qu’exécute le système nerveux perfectionné, c’est-à-dire, complétement développé et muni de son organe accessoire ; mais comme les organes qui donnent lieu à chacune de ces fonctions ne sont pas les mêmes ; et comme les différens organes spéciaux n’ont reçu l’existence que successivement ; la nature a formé ceux qui sont propres au mouvement musculaire, avant ceux qui donnent lieu aux sensations, et ceux-ci avant d’établir les moyens qui permettent les émotions du sentiment intérieur ; enfin, elle a terminé le perfectionnement du système nerveux en le rendant capable de produire les phénomènes de l’intelligence.

Nous allons voir maintenant que tous les animaux n’ont pas et ne peuvent avoir un système nerveux ; et qu’en outre, tous ceux qui possèdent ce système d’organes n’en obtiennent pas nécessairement les quatre sortes de facultés dont il vient d’être question.

Le système nerveux est particulier à certains animaux.

Sans doute, ce n’est que dans les animaux que le système nerveux peut exister ; mais de là s’ensuit-il que tous le possèdent ? Il est certainement quantité d’animaux dont l’état de leur organisation est tel, qu’il leur est impossible d’avoir le système d’organes dont il s’agit ; car ce système, nécessairement composé de deux sortes de parties, savoir ; d’une masse médullaire principale, et de différens filets nerveux qui vont s’y réunir, ne peut exister dans l’organisation très-simple d’un grand nombre d’animaux connus. Il est d’ailleurs évident que le système nerveux n’est point essentiel à l’existence de la vie, puisque tous les corps vivans ne le possèdent point, et que ce seroit en vain qu’on le rechercheroit dans les végétaux. On sent donc que ce système n’est devenu nécessaire qu’à ceux des animaux en qui la nature a pu le produire.

Dans le chap. IX de la seconde partie, p. 147, j’ai déjà fait voir que le système nerveux étoit particulier à certains animaux : ici je vais en donner de nouvelles preuves, en montrant qu’il est impossible que tous les animaux possèdent un pareil système d’organes ; d’où il résulte que ceux qui en sont dépourvus, ne peuvent jouir d’aucune des facultés qu’on lui voit produire.

Lorsqu’on a dit que, dans les animaux qui n’offrent point de filets nerveux (tels que les polypes et les infusoires), la substance médullaire, qui donne les sensations, étoit répandue et fondue dans tous les points du corps, et non rassemblée en filets ; et qu’il en résultoit que chacun des fragmens de ces animaux devenoit un individu doué de son moi particulier ; on ne s’étoit probablement pas rendu compte de la nature de toute fonction organique, qui provient toujours de relations entre des parties contenantes et des fluides contenus, et de mouvemens quelconques résultant de ces relations. On n’étoit point surtout pénétré de la connoissance de ce qu’il y a d’essentiel dans les fonctions du système nerveux ; on ignoroit que ces fonctions ne s’opéroient qu’en effectuant le mouvement ou le transport d’un fluide subtil, soit d’un foyer vers les parties, soit des parties vers le foyer lui-même.

Le système nerveux ne peut donc avoir d’existence, ni exercer la moindre de ses fonctions, que lorsqu’il offre une masse médullaire dans laquelle se trouve un foyer pour les nerfs, et, en outre, des filets nerveux qui se rendent à ce foyer. D’ailleurs, la matière médullaire, ni aucune autre substance animale, ne peuvent avoir en propre la faculté de produire des sensations, ce que je compte prouver dans le troisième chapitre de cette partie ; ainsi, cette substance médullaire, supposée fondue dans tous les points du corps d’un animal, n’y donneroit point lieu au sentiment.

Si, dans sa plus grande simplicité, le système nerveux est nécessairement composé de deux sortes de parties, savoir ; d’une masse médullaire principale, et de filets nerveux qui vont s’y rendre ; on sent que l’organisation animale, qui commence dans la monade, qu’on sait être le plus simple et le plus imparfait des animaux connus, a dû faire bien des progrès dans sa composition, avant que la nature ait pu parvenir à y former un pareil système d’organes, même dans sa plus grande imperfection. Cependant, là où ce système commence, il est encore bien loin d’avoir obtenu, dans sa composition et son perfectionnement, tout ce qu’il offre dans les animaux les plus parfaits ; et là où il a pu commencer, l’organisation animale avoit déjà fait bien des progrès dans ses développemens et dans sa composition.

Pour nous convaincre de cette vérité, examinons les produits du système nerveux dans chacun de ses principaux développemens.

Le système nerveux, dans sa plus grande simplicité, ne produit que le mouvement musculaire.


Je ne puis, à la vérité, présenter sur le sujet dont il s’agit, qu’une simple opinion ; mais elle se fonde sur des considérations si importantes, si propres à être décisives, qu’on peut la regarder au moins comme une vérité morale.

Si l’on considère attentivement la marche qu’a suivie la nature, on verra partout que, pour créer ou faire exister ses productions, elle n’a rien fait subitement ou d’un seul jet ; mais qu’elle a tout fait progressivement, c’est-à-dire, par des compositions et des développemens graduels et insensibles : conséquemment, tous les produits, tous les changemens qu’elle opère, sont évidemment assujettis de toutes parts à cette loi de progression qui régit ses actes.

En suivant bien les opérations de la nature, on verra, en effet, qu’elle a créé peu à peu et successivement toutes les parties, tous les organes des animaux, et qu’elle les a complétés et perfectionnés progressivement ; que peu à peu de même, elle a modifié, animalisé, et de plus en plus composé tous les fluides intérieurs des animaux qu’elle a fait exister ; en sorte qu’avec le temps, tout ce que nous observons à leur égard fut complétement terminé.

Le système nerveux, dans son origine, c’est-à-dire, là où il commence à exister, est assurément dans sa plus grande simplicité et dans sa moindre perfection. Cette sorte d’origine lui est commune avec celle de tous les autres organes spéciaux qui ont commencé de même par être dans leur plus grand état d’imperfection. Or, on ne sauroit douter que, dans sa plus grande simplicité, le système nerveux ne donne aux animaux qui le possèdent dans cet état, des facultés moins nombreuses et moins éminentes que celles que le même système procure aux animaux les plus parfaits, en qui il se trouve dans sa plus grande composition et muni de ses accessoires. Il suffit de bien observer ce qui a lieu à cet égard, pour reconnoître le fondement de cette considération.

J’ai déjà prouvé que, lorsque le système nerveux est dans sa plus grande simplicité, il offroit nécessairement deux sortes de parties, savoir ; une masse médullaire principale, et des filets nerveux qui viennent se réunir à cette masse ; mais cette même masse médullaire peut d’abord exister sans donner lieu à aucun sens particulier, et elle peut être divisée en parties séparées, à chacune desquelles des filets nerveux viendront se rendre.

Il paroît que c’est ce qui a lieu dans les animaux de la classe des radiaires, ou au moins dans ceux de la division des échinodermes, dans lesquels on prétend avoir découvert le système nerveux, et où ce système seroit réduit à des ganglions séparés qui communiquent entre eux par des filets, et qui en envoient d’autres aux parties.

Si les observations qui établissent cet état du système nerveux sont fondées, ce sera celui de la plus grande simplicité de ce système, et alors il présentera plusieurs centres de rapport pour les nerfs, c’est-à-dire, autant de foyers qu’il y a de ganglions séparés ; enfin, il ne donnera lieu à aucun des sens particuliers, pas même à celui de la vue, qu’on sait être le premier qui se montre sans équivoque.

Je nomme sens particulier chacun de ceux qui résultent d’organes spéciaux qui les font exister, tels que la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût : quant au toucher, c’est un sens général, type, à la vérité, de tous les autres, mais qui n’exige aucun organe spécial, et auquel les nerfs ne peuvent donner lieu que lorsqu’ils sont capables de produire des sensations.

Or, en exposant, dans le chap III, le mécanisme des sensations, nous verrons qu’aucune d’elles ne sauroit se produire que lorsque, par suite de l’état de composition du système nerveux et de l’unité de foyer commun pour les nerfs, tout l’animal participe à un effet général qui donne lieu à cette sensation. Si cela est ainsi, dans les animaux qui ne possèdent le système nerveux que dans sa plus grande simplicité, et où ce système offre différens foyers pour les nerfs, aucun effet, aucun ébranlement ne peuvent être généraux pour l’individu, aucune sensation ne sauroit se produire, et effectivement, les masses médullaires séparées ne donnent lieu à aucun sens particulier. Si ces masses médullaires séparées communiquent entre elles par des filets, c’est afin que la libre répartition du fluide nerveux qu’elles doivent contenir puisse sans cesse s’effectuer.

Cependant, dès que le système nerveux existe, quelque simple qu’il soit, il est déjà capable d’exécuter quelque fonction ; aussi peut-on penser qu’il en opère effectivement, lors même qu’il ne pourroit encore donner lieu au sentiment.

Si l’on considère que, pour l’excitation du mouvement musculaire, la moindre des facultés du système nerveux, il faut à ce système une composition moins grande, une moindre extension de ses parties, que pour la production du sentiment ; que différens centres de rapport séparés n’empêchent pas que de chacun de ces foyers particuliers le fluide nerveux ne puisse être envoyé aux muscles pour y porter son influence ; l’on sentira qu’il est très-probable que les animaux qui possèdent un système nerveux dans sa plus grande simplicité, en obtiennent la faculté du mouvement musculaire, et néanmoins ne jouissent pas réellement du sentiment.

Ainsi, en établissant le système nerveux, la nature paroît n’avoir formé d’abord que des ganglions séparés qui communiquent entre eux par des filets, et qui n’envoient d’autres filets qu’aux organes musculaires. Ces ganglions sont les masses médullaires principales ; et quoiqu’ils communiquent entre eux par des filets, la séparation de ces foyers ne permet pas l’exécution de l’effet général nécessaire pour constituer la sensation, mais elle ne s’oppose pas à l’excitation du mouvement musculaire : aussi les animaux qui possèdent un pareil système nerveux, ne jouissent-ils d’aucun sens particulier.

Nous venons de voir que le système nerveux, dans sa plus grande simplicité, ne pouvoit produire que le mouvement musculaire ; maintenant nous allons montrer qu’en développant, composant et perfectionnant davantage ce système, la nature est parvenue à lui donner non-seulement la faculté d’exciter l’action des muscles, mais en outre celle de produire le sentiment.

Le système nerveux, plus avancé dans sa composition, produit le mouvement musculaire et le sentiment.

Le système nerveux est, sans doute, parmi tous les systèmes d’organes, celui qui donne aux animaux qui en sont doués, les facultés les plus éminentes et à la fois les plus admirables ; mais il n’y parvient, sans contredit, qu’après avoir acquis la grande complication et tous les développemens dont il est susceptible. Avant ce terme, il offre, dans tous les animaux qui ont des nerfs et une masse médullaire principale, différens degrés, soit dans le nombre, soit dans le perfectionnement des facultés qu’il leur procure.

J’ai dit plus haut que, dans sa plus grande simplicité, le système nerveux paroissoit avoir sa masse médullaire principale divisée en plusieurs parties séparées qui chacune contiennent un foyer particulier pour les nerfs qui vont s’y rendre ; que, dans cet état, ce système ne pouvoit être propre à produire les sensations, mais qu’il avoit la faculté de mettre les muscles en action : or, ce système nerveux très-imparfait, qu’on prétend avoir reconnu dans les radiaires, existe-t-il le même dans les vers ? C’est ce que j’ignore, et néanmoins ce que j’ai lieu de supposer, à moins que les vers ne soient un rameau de l’échelle animale, nouvellement commencé par des générations directes. je sais seulement que, dans les animaux de la classe qui suit celle des vers, le système nerveux, beaucoup plus avancé dans sa composition et ses développemens, se montre sans difficulté et sous une forme bien prononcée.

En effet, en suivant l’échelle animale, depuis les animaux les plus imparfaits, jusqu’aux animaux les plus parfaits, ce ne fut, jusqu’à présent, que dans les insectes, que le système nerveux commença à être bien reconnu ; parce qu’il se présente, dans tous les animaux de cette classe, éminemment exprimé, et qu’il offre une moelle longitudinale noueuse qui, en général, s’étend dans toute la longueur de l’animal, et se trouve très-diversifiée dans sa forme, selon les insectes en qui on la considère, et selon leur état de larve ou d'insecte parfait. Cette moelle longitudinale, qui se termine antérieurement par un ganglion subbilobé, constitue la masse médullaire principale du système, et de chacun de ses nœuds, qui varient en grosseur et en rapprochement, partent des filets nerveux qui vont se rendre aux parties du corps.

Le nœud ou ganglion subbilobé qui termine antérieurement la moelle longitudinale noueuse des insectes, doit être distingué des autres nœuds de cette moelle, parce qu’il donne naissance immédiatement à un sens particulier, celui de la vue. Ce nœud terminal est donc réellement un petit cerveau, quoique fort imparfait ; et il contient sans doute le centre de rapport des nerfs sensitifs, puisque le nerf optique va s’y rendre. Peut-être que les autres nœuds de la moelle longitudinale en question, sont autant de foyers particuliers qui servent à fournir à l’action des muscles de l’animal : dans le cas où ces foyers existeroient, comme ils communiqueroient ensemble par le cordon médullaire qui les réunit, ils n’empêcheroient nullement l’effet général qui, seul, ainsi que je le prouverai, peut produire le sentiment.

Ainsi, dans les insectes, le système nerveux commence à offrir un cerveau et un centre de rapport unique pour l’exécution du sentiment. Ces animaux, par la composition de leur système nerveux, possèdent donc deux facultés distinctes ; savoir : celle du mouvement musculaire, et en outre, celle de pouvoir éprouver des sensations. Ces sensations ne sont encore probablement que des perceptions simples et fugitives des objets qui les affectent ; mais enfin elles suffisent pour constituer le sentiment, quoiqu’elles soient incapables de produire des idées.

Cet état du système nerveux qui, dans les insectes, ne donne lieu qu’à ces deux facultés, se trouve à peu près le même dans les animaux des cinq classes suivantes, c’est-à-dire, dans les arachnides, les crustacés, les annelides, les cirrhipèdes et les mollusques ; il n’y présente vraisemblablement d’autres différences que celles qui constituent quelque perfectionnement dans les deux facultés déjà citées.

Je n’ai pas assez d’observations particulières pour qu’il me soit possible d’indiquer, parmi les animaux qui ont un système nerveux capable de leur faire éprouver des sensations, quels sont ceux en qui les émotions du sentiment intérieur sont dans le cas de pouvoir être produites. Peut-être que, dès que la faculté de sentir existe, celle qui produit ces émotions a lieu aussi ; mais cette dernière est si imparfaite et si obscure, dans son origine, que je ne la crois reconnoissable que dans les animaux à vertèbres. Ainsi, passons à la détermination du point de l’échelle animale dans lequel commence la quatrième sorte de faculté du système nerveux.

Lorsque la nature fut parvenue à munir le système nerveux d’un véritable cerveau, c’est-à-dire, d’un renflement médullaire antérieur, capable de donner immédiatement l’existence au moins à un sens particulier, tel que celui de la vue, et de contenir, en un seul foyer, le centre de rapport des nerfs ; elle n’eut pas encore par là terminé le complément des parties que peut offrir ce système. Effectivement, elle s’occupa long-temps encore du développement graduel du cerveau, et parvint à y ébaucher le sens de l’ouïe, dont les premières traces se montrent dans les crustacés et dans les mollusques. mais ce n’est toujours là qu’un cerveau très-simple, lequel paroît être la base de l’organe du sentiment, puisque les nerfs sensitifs et ceux des sens particuliers existans viennent tous s’y réunir.

En effet, le ganglion terminal qui constitue le cerveau des insectes, et des animaux des classes suivantes jusqu’aux mollusques inclusivement, quoiqu’en général partagé par un sillon et en quelque sorte bilobé, n’offre cependant aucune trace de ces deux hémisphères plissés et développables, qui recouvrent et enveloppent, par leur base, le véritable cerveau des animaux les plus parfaits, c’est-à-dire, cette partie de l’encéphale qui contient le foyer du système sensitif : conséquemment les fonctions qui sont propres aux organes nouveaux et accessoires que je viens de citer, ne sauroient s’exécuter dans aucun des animaux sans vertèbres.

Le système nerveux, complet dans toutes ses parties, donne lieu au mouvement musculaire, au sentiment, aux émotions intérieures et à l’intelligence.

Ce n’est que dans les animaux à vertèbres que la nature a pu compléter, dans toutes ses parties, le système nerveux ; et c’est probablement dans les plus imparfaits de ces animaux (dans les poissons) qu’elle a commencé à esquisser l’organe accessoire du cerveau, qui se compose de deux hémisphères plicatiles, opposés l’un à l’autre, mais réunis par leur base, dans laquelle le cerveau proprement dit, qui doit être constitué par la présence du centre sensitif, est en quelque sorte confondu.

Cet organe accessoire qui, lorsqu’il est bien développé, donne aux animaux qui le possèdent des facultés admirables, reposant sur le cerveau, l’enveloppant même dans sa base, et paroissant se confondre avec lui, n’en a pas été distingué ; car on donne généralement le nom de cerveau à toute la masse médullaire qui se trouve renfermée dans la cavité du crâne, quelque soient les parties distinctes qu’elle nous présente. Il est cependant nécessaire de distinguer du cerveau proprement dit, quelque difficile que soit cette distinction, l’organe accessoire dont il s’agit ; parce que cet organe exécute des fonctions qui lui sont tout-à-fait particulières, et qu’il n’est pas essentiel à l’existence du cerveau, ni même à la conservation de la vie. Il mérite donc un nom particulier, et je crois pouvoir lui assigner celui d'hypocéphale.

Or, cet hypocéphale est l’organe spécial dans lequel se forment les idées et tous les actes de l’intelligence ; et le cerveau proprement dit, cette partie de la masse médullaire principale qui contient le centre de rapport des nerfs, et à laquelle les nerfs des sens particuliers viennent se réunir, ne sauroit lui seul donner lieu à de semblables phénomènes.

Si l’on considère comme cerveau la masse médullaire qui sert de point de réunion aux différens nerfs, qui contient leur centre de rapport, en un mot, qui embrasse le foyer d’où le fluide nerveux est envoyé aux différentes parties du corps, et celui où il est rapporté lorsqu’il effectue quelque sensation ; alors il sera vrai de dire que le cerveau, même dans les animaux les plus parfaits, est toujours fort petit. Mais lorsque ce cerveau est muni de deux hémisphères, comme il se trouve dans leur base, qu’il y est en quelque sorte confondu, et que ces hémisphères plicatiles peuvent devenir fort grands, l’usage est de donner le nom de cerveau à toute la masse médullaire renfermée dans la cavité du crâne. Il en résulte que l’on regarde, en général, toute cette masse médullaire comme ne constituant qu’un seul et même organe ; tandis qu’au contraire, elle en comprend deux qui sont essentiellement distincts par la nature de leurs fonctions.

Il est si vrai que les hémisphères sont des organes particuliers, ajoutés comme accessoires au cerveau, qu’ils ne sont nullement essentiels à son existence, ce dont quantité de faits connus, relatifs à la possibilité de leur lésion, et même de leur destruction, ne nous permettent plus de douter. En effet, à l’égard des fonctions qu’exécutent ces hémisphères, l’on sent qu’une émission du fluide nerveux qui, de son réservoir ou foyer commun, se dirige dans ses mouvemens vers ces organes, les met à portée d’opérer chacun ces fonctions auxquelles ils sont propres. Aussi peut-on assurer que ce ne sont nullement les hémisphères qui envoient eux-mêmes au système nerveux le fluide particulier qui le met dans le cas d’agir ; car alors le système entier en seroit dépendant, ce qui n’est pas.

Il résulte de ces considérations : que tout animal qui possède un système nerveux, n’est pas nécessairement muni d’un cerveau, puisque c’est la faculté de donner immédiatement naissance à quelque sens, au moins à celui de la vue, qui caractérise ce dernier ; que tout animal qui possède un cerveau, ne l’a pas essentiellement accompagné de deux hémisphères plicatiles ; car la petitesse de sa masse dans les animaux des six dernières classes des invertébrés, indique qu’il ne peut servir qu’à la production du mouvement musculaire et du sentiment, et non à celle des actes de l’intelligence ; enfin, que tout animal dont le cerveau est surmonté de deux hémisphères plicatiles, jouit du mouvement musculaire, du sentiment, de la faculté d’éprouver des émotions intérieures, et en outre, de celle de se former des idées, d’exécuter des comparaisons, des jugemens, en un mot, d’opérer différens actes d’intelligence, selon le degré de développement de son hypocéphale.

En y donnant beaucoup d’attention, on sentira, lorsqu’on pense ou qu’on réfléchit, que les opérations qui donnent lieu aux pensées, aux méditations, etc., s’exécutent dans la partie supérieure et antérieure du cerveau, c’est-à-dire, dans les masses médullaires réunies qui forment ses deux hémisphères plicatiles ; enfin, on distinguera qu’à cet égard, les opérations dont il s’agit, ne se font point dans la base de l’organe en question, non plus que dans sa partie postérieure et inférieure. Les deux hémisphères du cerveau, constituant ce que je nomme l'hypocéphale, sont donc réellement les organes particuliers dans lesquels se produisent les actes de l’intelligence. Aussi, lorsqu’on exécute des pensées, et qu’on fixe son attention trop long-temps de suite, ressent-on de la douleur à la tête, particulièrement dans celles de ses parties que je viens de citer.

On voit, d’après ces différentes considérations que, parmi les animaux qui ont un système nerveux :

1°. Ceux qui manquent de cerveau, et conséquemment de sens particuliers et d’un centre de rapport unique pour les nerfs, ne jouissent pas du sentiment, mais seulement de la faculté de mouvoir leurs parties par de véritables muscles ;

2°. Ceux qui ont un cerveau et quelques sens particuliers, mais dont le cerveau manque de ces hémisphères plicatiles qui constituent l'hypocéphale, ne reçoivent de leur système nerveux que deux ou trois facultés ; savoir : celle d’exécuter des mouvemens musculaires, celle de pouvoir éprouver des sensations, c’est-à-dire, des perceptions simples et fugitives, lorsque quelque objet les affecte, et peut-être aussi celle d’éprouver des émotions intérieures ;

3°. Enfin, ceux qui ont un cerveau muni de l'hypocéphale, qui n’en est que l’accessoire, jouissent du mouvement musculaire et du sentiment, de la faculté de s’émouvoir, et peuvent, en outre, à l’aide d’une condition essentielle (l'attention), se former des idées imprimées sur l’organe, comparer entre elles plusieurs de ces idées, et produire des jugemens ; et si les hémisphères accessoires de leur cerveau sont développés et perfectionnés, ils peuvent penser, raisonner, inventer, et exécuter différens actes d’intelligence.

Il est, sans doute, très-difficile de concevoir comment se forment les impressions qui gravent les idées ; et il est surtout impossible de rien apercevoir dans l’organe qui indique leur existence. Mais que peut-on en conclure, sinon que l’extrême délicatesse de ces traits, et que les bornes de nos facultés en sont la cause ? Dira-t-on que tout ce que l’homme ne peut apercevoir n’existe pas ! Il nous suffit ici que la mémoire soit un sûr garant de l’existence de ces impressions dans l’organe où elle exécute ses actes.

S’il est vrai que la nature ne fait rien subitement ou d’un seul jet, on sent que pour produire toutes les facultés qu’on observe dans les animaux les plus parfaits, il lui a fallu créer successivement tous les organes qui peuvent donner lieu à ces facultés ; et c’est, en effet, ce qu’elle a exécuté avec beaucoup de temps, et à l’aide de circonstances qui y ont été favorables.

Certes, cette marche est celle qu’elle a suivie ; et on ne peut lui en substituer aucune autre sans sortir des idées positives que la nature nous fournit à mesure que nous l’observons.

Ainsi, dans l’organisation animale, le système nerveux fut créé à son tour comme les autres systèmes particuliers ; et il ne put l’être que dans la seule circonstance où l’organisation se trouvoit assez avancée dans sa composition, pour que les trois sortes de substances qui composent ce système aient pu être formées et déposées dans les lieux qui offrent les organes qui le constituent.

Il est donc très-inconvenable de vouloir trouver le système dont il s’agit, ainsi que les facultés qu’il procure, dans des animaux aussi simples en organisation, et aussi imparfaits que les infusoires et les polypes ; car il est impossible que des organes aussi composés que ceux de ce système, puissent exister dans l’organisation des animaux que je viens de citer.

Je le répète : de même que les organes spéciaux que possèdent les animaux, dans leur organisation, furent formés successivement, de même aussi chacun de ces organes fut composé, complété et perfectionné progressivement, à mesure que l’organisation animale parvint à se compliquer ; en sorte que le système nerveux, considéré dans les différens animaux qui en sont munis, se présente dans les trois principaux états suivans.

À sa naissance, où il est dans sa plus grande imperfection, ce système paroît ne consister qu’en divers ganglions séparés, qui communiquent entre eux par des filets, et qui en envoient d’autres à certaines parties du corps : alors il n’offre point de cerveau, et ne peut donner lieu, ni à la vue, ni à l’ouïe, ni peut-être à aucune sensation véritable ; mais il possède déjà la faculté d’exciter le mouvement musculaire. Tel est apparemment le système nerveux des radiaires, si les observations citées dans la première partie de cet ouvrage (chap. VIII, pag. 291), ont quelque fondement.

Plus perfectionné, le système nerveux présente une moelle longitudinale noueuse et des filets nerveux qui aboutissent aux nœuds de cette moelle : dès lors le ganglion qui termine antérieurement ce cordon noueux, peut être regardé comme un petit cerveau déjà ébauché, puisqu’il donne naissance à l’organe de la vue, et ensuite à celui de l’ouïe ; mais ce petit cerveau est encore simple et privé de l'hypocéphale, c’est-à-dire, de ces hémisphères plicatiles qui ont des fonctions particulières à exécuter. Tel est le système nerveux des insectes, des arachnides et des crustacés ; animaux qui ont des yeux, et dont les derniers cités offrent déjà quelques vestiges de l’ouïe : tel est encore celui des annelides et des cirrhipèdes, dont les uns possèdent des yeux, tandis que les autres en sont privés par des causes déjà exposées dans le chap. VII de la première partie.

Les mollusques, quoique plus avancés dans la composition de leur organisation que les animaux dont je viens de parler, se trouvant dans le passage d’un changement de plan de la part de la nature, n’ont ni moelle longitudinale noueuse, ni moelle épinière ; mais ils offrent un cerveau, et plusieurs d’entre eux paroissent posséder le plus perfectionné des cerveaux simples, c’est-à-dire, des cerveaux qui sont dépourvus d’hypocéphale, puisqu’au leur aboutissent les nerfs de plusieurs sens particuliers. S’il en est ainsi, dans tous les animaux, depuis les insectes jusqu’aux mollusques inclusivement, le système nerveux produit le mouvement musculaire et donne lieu au sentiment ; mais il ne sauroit permettre la formation des idées.

Enfin, beaucoup plus perfectionné encore, le système nerveux des animaux vertébrés offre une moelle épinière, des nerfs et un cerveau dont la partie supérieure et antérieure est munie accessoirement de deux hémisphères plicatiles, plus ou moins développés, selon l’état d’avancement du nouveau plan. Alors ce système donne lieu nonseulement au mouvement musculaire, au sentiment et à la faculté d’éprouver des émotions intérieures, mais, en outre, à la formation des idées, qui sont d’autant plus nettes et peuvent être d’autant plus nombreuses, que ces hémisphères ont reçu de plus grands développemens.

Ainsi, comment supposer que la nature qui, dans toutes ses productions, procède toujours par degrés progressifs, ait pu, en commençant l’établissement du système nerveux, lui donner toutes les facultés qu’il possède lorsqu’il a acquis son complément et atteint sa plus grande perfection !

D’ailleurs, comme la faculté de sentir n’est nullement le propre d’aucune substance du corps animal, nous verrons que le mécanisme nécessaire à la production du sentiment est trop compliqué pour permettre au système nerveux, lorsqu’il est dans sa plus grande simplicité, d’avoir d’autre faculté que celle d’exciter le mouvement musculaire.

J’essayerai de faire connoître, dans le chap. IV, quelle est la puissance qui a les moyens de produire et de diriger les émissions du fluide nerveux, soit aux hémisphères du cerveau, soit aux autres parties du corps : ici, je dirai seulement que l’envoi du fluide dont il s’agit aux hémisphères du cerveau, y opère des fonctions trèsdifférentes de celles que le même fluide envoyé aux muscles et aux organes vitaux y exécute.

Telle est l’exposition, succincte et générale, du système nerveux, de la nature de ses parties, des conditions qui furent nécessaires pour sa formation, et des quatre sortes de fonctions qu’il exécute lorsqu’il a acquis son complément et son perfectionnement.

Sans entreprendre de rechercher comment l’influence nerveuse peut mettre les muscles en action et fournir à l’exécution des fonctions de différens organes, je dirai que c’est probablement en provoquant l'irritabilité des parties, que cette fonction du système nerveux se trouve exécutée.

Mais relativement à celle des fonctions de ce système, par laquelle il produit le sentiment, et qu’avec raison l’on regarde comme la plus étonnante et la plus difficile à concevoir, j’essayerai d’en exposer le mécanisme dans le chap. III. Je ferai ensuite la même chose à l’égard de la quatrième fonction du même système, c’est-à-dire, de celle par laquelle il produit des idées, des pensées, etc., fonction plus étonnante encore que celle qui donne lieu au sentiment.

Cependant, ne voulant rien présenter dans cet ouvrage qui ne soit appuyé sur des faits ou sur des observations qui m’y autorisent, je vais auparavant considérer le fluide nerveux, et montrer que loin de n’être qu’un produit de l’imagination, ce fluide se manifeste par des effets que lui seul peut produire, et qui ne peuvent permettre le moindre doute sur son existence.



  1. Voyez l'Anatomie comparée de M. CUVIER, tom. II, p. 94, et les Recherches sur le Système nerveux de MM. Gall et Spurzheim, p. 22.
  2. Relativement à la moelle épinière, considérée comme fournissant l’influence nerveuse aux organes du mouvement, on sait, par des expériences récentes, que ceux des poisons qui agissent sur cette moelle, causent effectivement des convulsions, des attaques de tétanos, avant de produire la mort.