Philosophie zoologique (1809)/Seconde Partie/Deuxième Chapitre

Seconde Partie, Deuxième Chapitre
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CHAPITRE II.
De la Vie, de ce qui la constitue, et des Conditions essentielles à son existence dans un corps.


LA vie, dit M. Richerand, est une collection de phénomènes qui se succèdent, pendant un temps limité, dans les corps organisés.

Il falloit dire, la vie est un phénomène qui donne lieu à une collection d’autres phénomènes, etc. ; effectivement, ce ne sont point ces autres phénomènes qui constituent la vie, mais c’est la vie elle-même qui se trouve la cause de leur production.

Ainsi, la considération des phénomènes qui résultent de l’existence de la vie dans un corps, n’en présente nullement la définition, et elle ne montre rien au delà des objets mêmes que la vie fait exister : celle que je vais lui substituer a l’avantage d’être à la fois plus exacte, plus directe et plus propre à répandre quelques lumières sur l’important sujet dont il est question, et elle conduit, en outre, à faire connoître la véritable définition de la vie.

La vie, considérée dans tout corps qui la possède, résulte uniquement des relations qui existent entre les trois objets suivans ; savoir : les parties contenantes et dans un état approprié de ce corps ; les fluides contenus qui y sont en mouvement ; et la cause excitatrice des mouvemens et des changemens qui s’y opèrent.

Quelques efforts que l’on fasse par la pensée et par les méditations les plus profondes pour déterminer en quoi consiste ce qu’on nomme la vie dans un corps, dès que l’on aura égard à ce que l’observation nous apprend sur cet objet, il faudra nécessairement en revenir à la considération que je viens d’exposer ; la vie, certes, ne consiste en nulle autre chose.

La comparaison que l’on a faite de la vie avec une montre dont le mouvement est en action, est au moins imparfaite ; car dans la montre, il n’y a que deux objets principaux à considérer ; savoir : 1o. les rouages ou l’équipage du mouvement ; 2o. le ressort qui, par sa tension et son élasticité, entretient le mouvement tant que cette tension subsiste.

Mais dans un corps qui possède la vie, au lieu de deux objets principaux à considérer, il y en a trois ; savoir : 1o. les organes ou les parties souples contenantes ; 2o. les fluides essentiels contenus et en mouvement ; 3o. enfin, la cause excitatrice des mouvemens vitaux, de laquelle naît l’action des fluides sur les organes et la réaction des organes sur les fluides. C’est donc uniquement des relations qui existent entre ces trois objets que résultent les mouvemens, les changemens et tous les phénomènes de la vie.

Or, pour accommoder et rendre moins imparfaite la comparaison de la montre avec un corps vivant, il faut comparer la cause excitatrice des mouvemens organiques au ressort de cette montre ; et considérer ensuite les parties souples contenantes, conjointement avec les fluides essentiels contenus, comme l’équipage du mouvement de l’instrument dont il est question.

Alors on sentira, d’une part, que le ressort (la cause excitatrice) est le moteur essentiel, sans lequel, en effet, tout reste dans l’inaction, et que ses variations de tension doivent causer les variations d’énergie et de rapidité des mouvemens.

De l’autre part, il sera évident que l’équipage du mouvement (les organes et les fluides essentiels) doit être dans un état et une disposition favorables à l’exécution des mouvemens qu’il doit opérer ; en sorte que des dérangemens dans cet équipage peuvent être tels, qu’ils empêchent toute efficacité dans la puissance du ressort.

Sous ce point de vue, la parité est complète ; le corps vivant peut être comparé à la montre ; et il m’est facile de montrer partout le fondement de cette comparaison, en citant les observations et les faits connus.

Quant à l’équipage du mouvement, son existence et ses facultés sont maintenant bien connues, ainsi que la plupart des lois qui déterminent ses diverses fonctions.

Mais quant au ressort, moteur essentiel, et provocateur de tous les mouvemens et de toutes les actions, il a jusqu’à présent échappé aux recherches des observateurs : je me flatte cependant de le signaler, dans le chapitre suivant, de manière qu’à l’avenir on ne puisse le méconnoître.

Mais auparavant, continuons l’examen de ce qui constitue essentiellement la vie.

Puisque la vie, considérée dans un corps, résulte uniquement des relations qui existent entre les parties contenantes et dans un état approprié de ce corps, les fluides contenus qui y sont en mouvement, et la cause excitatrice des mouvemens, des actions et des réactions qui s’y opèrent ; on peut donc embrasser ce qui la constitue essentiellement dans la définition suivante.

La vie, dans les parties d’un corps qui la possède, est un ordre et un état de choses qui y permettent les mouvemens organiques ; et ces mouvemens, qui constituent la vie active, résultent de l’action d’une cause stimulante qui les excite.

Cette définition de la vie, soit active, soit suspendue, embrasse tout ce qu’il y a de positif à y exprimer, satisfait à tous les cas, et il me paroît impossible d’y ajouter ou retrancher un seul mot, sans détruire l’intégrité des idées essentielles qu’elle doit présenter ; enfin, elle repose sur les faits connus et les observations qui concernent cet admirable phénomène de la nature.

D’abord, dans la définition dont il s’agit, la vie active peut être distinguée de celle qui, sans cesser d’exister, est suspendue, et paroît se conserver pendant un temps limité, sans mouvemens organiques perceptibles ; ce qui, comme je le ferai voir, est conforme à l’observation.

Ensuite, elle montre qu’aucun corps ne peut posséder la vie active que lorsque les deux conditions suivantes se trouvent réunies :

La première, est la nécessité d’une cause stimulante, excitatrice des mouvemens organiques ;

La seconde, est celle qui exige qu’un corps, pour posséder et conserver la vie, ait dans ses parties un ordre et un état de choses qui leur donnent la faculté d’obéir à l’action de la cause stimulante, et de produire les mouvemens organiques.

Dans les animaux dont les fluides essentiels sont très-peu composés, comme dans les polypes et les infusoires, si les fluides contenables de l’un de ces animaux sont subitement enlevés par une prompte dessiccation, cette dessiccation peut s’opérer sans altérer les organes ou les parties contenantes de cet animal, et sans y détruire l’ordre qui y doit exister : dans ce cas, la vie est tout-à-fait suspendue dans ce corps desséché ; aucun mouvement organique ne se produit en lui ; et il ne paroît plus faire partie des corps vivans : cependant on ne peut dire qu’il soit mort ; car ses organes ou ses parties contenantes ayant conservé leur intégrité, si l’on rend à ce corps les fluides intérieurs dont il étoit privé, bientôt la cause stimulante, aidée d’une douce chaleur, excits des mouvemens, des actions et des réactions dans ses parties, et dès lors la vie lui est rendue.

Le rotatoire de Spallanzani que l’on a plusieurs fois réduit à un état de mort par une prompte dessiccation, et ensuite rendu vivant en le replongeant dans l’eau, pénétrée par une douce chaleur, prouve que la vie peut être alternativement suspendue et rétablie : elle n’est donc qu’un ordre et qu’un état de choses dans un corps qui y permettent les mouvemens vitaux qu’une cause particulière est capable d’exciter.

Dans le règne végétal, les algues et les mousses offrent les mêmes phénomènes à cet égard que le rotatoire de Spallanzani ; et l’on sait que des mousses promptement desséchées et conservées dans un herbier, fût-ce pendant un siècle, et remises, après ce temps, dans l’humidité à une température douce, pourront reprendre la vie et végéter de nouveau.

La suspension complète des mouvemens vitaux, sans l’altération des parties, et conséquemment avec la possibilité du retour de ces mouvemens, peut aussi avoir lieu dans l’homme même, mais seulement pendant un temps fort court.

Les observations faites sur les noyés nous ont appris qu’une personne tombée dans l’eau et en étant retirée après trois quarts d’heure ou même une heure d’immersion, se trouve asphyxiée au point qu’aucun mouvement quelconque ne s’exécute dans ses organes, et que cependant il peut être encore possible de lui rendre la vie active.

Si on la laisse dans cet état sans lui donner aucun secours, l’orgasme et l’irritabilité s’éteignent bientôt dans ses parties intérieures, et dès lors ses fluides essentiels et ensuite ses parties les plus molles commencent à s’altérer, ce qui constitue sa mort. Mais si, aussitôt après son extraction de l’eau, et avant que l’irritabilité ne s’éteigne en elle, on lui administre les secours connus ; en un mot, si l’on parvient, à l’aide des stimulans employés dans ce cas, à exciter à temps quelques contractions dans ses parties intérieures ; à produire quelques mouvemens dans ses organes de circulation ; bientôt tous les mouvemens vitaux reprennent leur cours, et la vie active, cessant d’être suspendue, est aussitôt rendue à cette personne.

Mais lorsque, dans un corps vivant, des altérations et des dérangemens, soit dans l’ordre, soit dans l’état de ses parties, sont assez considérables pour ne plus permettre à ces mêmes parties d’obéir à l’action de la cause excitatrice, et de produire les mouvemens organiques, la vie s’éteint aussitôt dans ce corps, et dès lors il cesse d’être au nombre des corps vivans.

Il résulte de ce que je viens d’exposer que, si dans un corps l’on dérange ou l’on altère cet ordre et cet état de choses dans ses parties, qui lui permettoient de posséder la vie active, et que ce dérangement soit de nature à empêcher l’exécution des mouvemens organiques ou à rendre impossible leur rétablissement lorsqu’ils sont suspendus, ce corps perd alors la vie, c’est-à-dire, subit la mort.

Le dérangement qui produit la mort peut être donc opéré dans un corps vivant par différentes causes accidentelles ; mais la nature la forme nécessairement elle-même au bout d’un temps quelconque ; et, en effet, c’est le propre de la vie de mettre insensiblement les organes hors d’état d’exécuter leurs fonctions, et par-là d’amener inévitablement la mort : j’en ferai voir la raison.

Ainsi, dire que la vie, dans tout corps qui en est doué, ne consiste qu’en un ordre et un état de choses dans les parties de ce corps qui permettent à ces parties d’obéir à l’action d’une cause stimulante, et d’exécuter les mouvemens organiques, ce n’est point exprimer une idée conjecturale, mais c’est indiquer un fait que tout atteste, dont on peut donner beaucoup de preuves, et qui ne pourra jamais être solidement contesté.

S’il en est ainsi, il ne s’agit plus que de savoir en quoi consiste, dans un corps, l’ordre et l’état de ses parties qui le rendent capable de posséder la vie active.

Mais comme la connoissance précise de cet objet ne peut être acquise directement, examinons d’abord quelles sont les conditions essentielles à l’existence de cet ordre et de cet état de choses dans les parties d’un corps, pour qu’il puisse posséder la vie.

Conditions essentielles à l’existence de l’ordre et de l’état des parties d’un Corps, pour qu’ il puisse jouir de la vie.

Première condition. Aucun corps ne peut posséder la vie, s’il n’est essentiellement composé de deux sortes de parties, c’est-à-dire, s’il n’offre, dans sa composition, des parties souples contenantes, et des matières fluides contenues.

En effet, tout corps parfaitement sec ne peut être vivant, et tout corps dont toutes les parties sont fluides, ne sauroit pareillement jouir de la vie. La première condition essentielle pour qu’un corps puisse être vivant, est donc d’offrir une masse composée de deux sortes de parties, les unes solides et contenantes, mais molles et plus ou moins tenaces, et les autres fluides et contenues.

Deuxième condition. Aucun corps ne peut posséder la vie, si ses parties contenantes ne sont un tissu cellulaire, ou formées de tissu cellulaire.

Le tissu cellulaire, comme je le ferai voir, est la gangue dans laquelle tous les organes des corps vivans ont été successivement formés, et le mouvement des fluides dans ce tissu, est le moyen qu’emploie la nature pour créer et développer peu à peu ces organes.

Ainsi, tout corps vivant est essentiellement une masse de tissu cellulaire, dans laquelle des fluides plus ou moins composés se meuvent plus ou moins rapidement ; en sorte que si ce corps est très-simple, c’est-à-dire, sans organes spéciaux, il paroît homogène, et n’offre que du tissu cellulaire contenant des fluides qui s’y meuvent avec lenteur ; mais si son organisation est composée, tous ses organes, sans exception, sont enveloppés de tissu cellulaire, ainsi que leurs plus petites parties, et même en sont essentiellement formés.

Troisième condition. Aucun corps ne peut posséder la vie active que lorsqu’une cause excitatrice de ses mouvemens organiques agit en lui. Sans l’impression de cette cause active et stimulante, les parties solides et contenantes d’un corps organisé seroient inertes, les fluides qu’elles contiennent resteroient en repos, les mouvemens organiques n’auroient pas lieu, aucune fonction vitale ne seroit exécutée, et conséquemment la vie active n’existeroit pas.

Maintenant que nous connoissons les trois conditions essentielles à l’existence de la vie dans un corps, il nous devient plus possible de reconnoître en quoi consiste principalement l’ordre et l’état de choses nécessaires à ce corps pour qu’il puisse posséder la vie.

Pour y parvenir, il ne faut pas diriger uniquement ses recherches sur les corps vivans qui ont une organisation très-composée ; on ne sauroit à quelle cause attribuer la vie qui s’y trouve, et l’on s’exposeroit à choisir arbitrairement quelques considérations qui n’auroient rien de fondé.

Mais si l’on porte son attention sur l’extrémité, soit du règne animal, soit du règne végétal, où se trouvent les corps vivans les plus simples en organisation, on remarquera, d’abord, que ces corps qui possèdent la vie n’offrent, dans chaque individu, qu’une masse gélatineuse, ou mucilagineuse, de tissu cellulaire de la plus foible consistance, dont les cellules communiquent entre elles, et dans lesquelles des fluides quelconques subissent des mouvemens, des déplacemens, des dissipations, des renouvellemens successifs, des changemens d’état ; enfin, déposent des parties qui s’y fixent. Ensuite on remarquera qu’une cause excitatrice, qui peut varier dans son énergie, mais qui ne manque jamais entièrement, anime sans cesse les parties contenantes et très-souples de ces corps, ainsi que les fluides essentiels qui y sont contenus, et que cette cause y entretient tous les mouvemens qui constituent la vie active, tant que les parties qui doivent recevoir ces mouvemens sont en état d’y obéir.

Conséquence.

L’ordre de choses nécessaire à l’existence de la vie dans un corps, est donc essentiellement :

1o. Un tissu cellulaire (ou des organes qui en sont formés) doué d’une grande souplesse, et animé par l’orgasme, premier produit de la cause excitatrice ;

2o. Des fluides quelconques, plus ou moins composés, contenus dans ce tissu cellulaire (ou dans les organes qui en proviennent), et subissant, par un second produit de la cause excitatrice, des mouvemens, des déplacemens, des changemens divers, etc.

Dans les animaux, la cause excitatrice des mouvemens organiques agit puissamment, et sur les parties contenantes, et sur les fluides contenus ; elle entretient un orgasme énergique dans les parties contenantes, les met dans le cas de réagir sur les fluides contenus, et par-là les rend éminemment irritables ; et quant aux fluides contenus, cette cause excitatrice les réduit à une sorte de raréfaction et d’expansion qui facilite leurs divers mouvemens.

Dans les végétaux, au contraire, la cause excitatrice dont il est question, n’agit puissamment et principalement que sur les fluides contenus, et elle produit dans ces fluides les mouvemens et les changemens qu’ils sont susceptibles d’éprouver ; mais elle n’opère sur les parties contenantes de ces corps vivans, même sur les plus souples d’entre elles, qu’un orgasme ou un éréthisme obscur, incapable, par sa foiblesse, de leur faire exécuter aucun mouvement subit, de les faire réagir sur les fluides contenus, et conséquemment de les rendre irritables. Le produit de cet orgasme a été nommé, mal à propos, sensibilité latente ; j’en parlerai dans le chapitre IV.

Dans les animaux, qui tous ont des parties irritables, les mouvemens vitaux sont entretenus, dans les uns, par l’irritabilité seule des parties, et dans les autres, ils le sont à la fois par l’irritabilité et par l’action musculaire des organes qui doivent agir.

En effet, dans ceux des animaux dont l’organisation, encore très-simple, n’exige dans les fluides contenus que des mouvemens fort lents, les mouvemens vitaux s’exécutent seulement par l’irritabilité des parties contenantes et par la sollicitation dans les fluides contenus que provoque en eux la cause excitatrice. Mais comme l’énergie vitale s’accroît à mesure que l’organisation se compose, il arrive bientôt un terme où l’irritabilité et la cause excitatrice seules ne peuvent plus suffire à l’accélération devenue nécessaire dans les mouvemens des fluides ; alors la nature emploie le système nerveux, qui ajoute le produit de l’action de certains muscles à celui de l’irritabilité des parties ; et bientôt ce système permettant l’emploi du mouvement musculaire, le cœur devient un moteur puissant pour l’accélération du mouvement des fluides ; enfin, lorsque la respiration pulmonaire a pu être établie, le mouvement musculaire devient encore nécessaire à l’exécution des mouvemens vitaux, par les alternatives de dilatation et de resserrement qu’il procure à la cavité qui contient l’organe respiratoire, et sans lesquelles les inspirations et les expirations ne pourroient s’opérer.

« Nous ne sommes pas, sans doute, dit M. Cabanis, réduits encore à prouver que la sensibilité physique est la source de toutes les idées et de toutes les habitudes qui constituent l’existence morale de l’homme : Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius, ont porté cette vérité jusqu’au dernier degré de la démonstration. Parmi les personnes instruites, et qui font quelque usage de leur raison, il n’en est maintenant aucune qui puisse élever le moindre doute à cet égard. D’un autre côté, les physiologistes ont prouvé que tous les mouvemens vitaux sont le produit des impressions reçues par des parties sensibles, etc. » (Rapports du Physique et du Moral de l’Homme, vol. I, p. 85 et 86.)

Je reconnois aussi que la sensibilité physique est la source de toutes les idées ; mais je suis fort éloigné d’admettre que tous les mouvemens vitaux sont le produit d’impressions reçues par des parties sensibles : cela, tout au plus, pourroit être fondé à l’égard des corps vivans qui possèdent un système nerveux ; car les mouvemens vitaux de ceux en qui un pareil système n’existe pas, ne sauroient être le produit d’impressions reçues par des parties sensibles : rien n’est plus évident.

Lorsqu’on veut déterminer les véritables élémens de la vie, on doit nécessairement considérer les faits qu’elle présente dans tous les corps qui en jouissent ; or, dès qu’on s’y prendra de cette manière, on verra que ce qui est réellement essentiel à l’existence de la vie dans un plan d’organisation, ne l’est nullement dans un autre.

Sans doute, l’influence nerveuse est nécessaire à la conservation de la vie dans l’homme et dans tous les animaux qui ont un système nerveux ; mais cela ne prouve pas que les mouvemens vitaux, même dans l’homme et dans les animaux qui ont des nerfs, s’exécutent par des impressions faites sur des parties sensibles : cela prouve seulement que, dans ces corps doués de la vie, les mouvemens vitaux ne peuvent s’opérer sans l’aide de l’influence nerveuse.

On voit, par ce que je viens d’exposer, que si l’on considère la vie en général, elle peut exister dans un corps, sans que les mouvemens vitaux s’y exécutent par des impressions reçues par des parties sensibles, et sans que l’action musculaire contribue à effectuer ces mouvemens ; elle y peut même exister sans que le corps qui la possède ait des parties irritables pour aider ses mouvemens par leur réaction. Il lui suffit, comme on le voit dans les végétaux, que le corps qui en est doué offre, dans son intérieur, un ordre et un état de choses à l’égard de ses parties contenantes et de ses fluides contenus, qui permettent à une force particulière d’y exciter les mouvemens et les changemens qui la constituent.

Mais si l’on considère la vie en particulier, c’est-à-dire, dans certains corps déterminés, alors on verra que ce qui est essentiel au plan d’organisation de ces corps, y est devenu nécessaire à la conservation de la vie dans ces mêmes corps.

Ainsi, dans l’homme et dans les animaux les plus parfaits, la vie ne peut se conserver sans l’irritabilité des parties qui doivent réagir ; sans l’aide de l’action de ceux des muscles qui agissent sans la participation de la volonté, action qui maintient la rapidité du mouvement des fluides ; sans l’influence nerveuse qui fournit par une autre voie que par celle du sentiment, à l’exécution des fonctions des muscles et de celles des autres organes intérieurs ; enfin, sans l’influence de la respiration qui répare sans cesse les fluides essentiels trop promptement altérés dans ces systèmes d’organisation.

Or, cette influence nerveuse, ici reconnue comme nécessaire, est uniquement celle qui met les muscles en action, et non celle qui produit le sentiment ; car ce n’est pas par la voie des sensations que les muscles agissent. Le sentiment, en effet, n’est nullement affecté par la cause qui produit les mouvemens de systole et de diastole du cœur et des artères ; et si l’on distingue quelquefois les battemens du cœur, c’est lorsqu’étant plus forts et plus prompts que dans l’état ordinaire, ce muscle, principal moteur de la circulation, frappe alors des parties voisines qui sont sensibles. Enfin, quand on marche, ou que l’on exécute une action quelconque, personne ne sent le mouvement de ses muscles, ni les impressions des causes qui les font agir.

Ainsi, ce n’est pas par la voie du sentiment que les muscles opèrent leurs fonctions, quoique l’influence nerveuse leur soit nécessaire. Mais comme la nature eut besoin, pour augmenter le mouvement des fluides dans les animaux les plus parfaits, d’ajouter au produit de l’irritabilité qu’ils possèdent comme les autres, celui du mouvement musculaire du cœur, etc., l’influence nerveuse dans ces animaux, est devenue nécessaire à la conservation de leur vie. Cependant on ne peut être fondé à dire qu’en eux les mouvemens vitaux ne s’exécutent que par des impressions reçues par des parties sensibles ; car si leur irritabilité étoit détruite, ils perdroient aussitôt la vie ; et leur sentiment, supposé toujours existant, ne sauroit lui seul la leur conserver. D’ailleurs, je compte prouver, dans le quatrième chapitre de cette partie, que la sensibilité et l’irritabilité sont des facultés non-seulement très-distinctes, mais qu’elles n’ont pas la même source, et qu’elles sont dues à des causes très-différentes.

Vivre, c’est sentir, dit Cabanis : oui, sans doute, pour l’homme et les animaux les plus parfaits, et probablement encore pour un grand nombre d’invertébrés. Mais comme la faculté de sentir s’affoiblit à mesure que le système d’organes qui y donne lieu a moins de développement, et moins de concentration dans la cause qui rend cette faculté énergique, il faudra dire que vivre c’est à peine sentir, pour ceux des animaux sans vertèbres qui ont un système nerveux ; parce que ce système d’organes, surtout dans les insectes, ne leur donne qu’un sentiment fort obscur.

Quant aux radiaires, si le système dont il s’agit existe encore en elles, comme il n’y peut être que très-réduit, il n’y peut être propre qu’à l’excitation du mouvement musculaire.

Enfin, relativement à la grande généralité des polypes et à tous les infusoires, comme il est impossible qu’ils possèdent le système en question, il faudra dire pour eux, et même pour les radiaires et les vers, que vivre, ce n’est pas pour cela sentir, ce qu’on est aussi obligé de dire à l’égard des plantes.

Lorsqu’il s’agit de la nature, rien n’expose davantage à l’erreur que les préceptes généraux que l’on forme presque toujours sur des aperçus isolés : elle a tellement varié ses moyens qu’il est difficile de lui assigner des limites.

À mesure que l’organisation animale se compose, l’ordre de choses essentiel à la vie se compose également, et la vie se particularise dans chacun des organes principaux. Mais chaque vie organique particulière, par la connexion intime de l’organe en qui elle existe, avec les autres parties de l’organisation, dépend de la vie générale de l’individu, comme celle-ci dépend de chaque vie particulière des principaux organes. Ainsi, l’ordre de choses essentiel à la vie dans chaque animal qui est dans ce cas, n’est alors déterminable que par la citation de ce qu’il est lui-même.

D’après cette considération, on sent clairement que dans les animaux les plus parfaits, comme les mammifères, l’ordre de choses essentiel à la vie de ces animaux, exige un système d’organes pour le sentiment, constitué par un cerveau, une moelle épinière et des nerfs ; un système d’organes pour la respiration pulmonaire complète ; un système d’organes pour la circulation, muni d’un cœur biloculaire et à deux ventricules ; et un système musculaire pour le mouvement des parties, tant intérieures qu’extérieures, etc.

Chacun de ces systèmes d’organes a sans doute sa vie particulière, ce qu’a montré Bichat : aussi à la mort de l’individu, la vie en eux s’éteint successivement. Malgré cela, aucun de ces systèmes d’organes ne pourroit conserver sa vie particulière séparément, et la vie générale de l’individu ne pourroit subsister, si l’un d’entre eux avoit perdu la sienne.

De cet état de choses bien connu à l’égard des mammifères, il ne s’ensuit nullement que l’ordre de choses essentiel à la vie dans tout corps qui la possède, exige dans l’organisation, un système d’organes pour le sentiment, un autre pour la respiration, un autre encore pour la circulation, etc. La nature nous montre que ces différens systèmes d’organes ne sont essentiels à la vie que dans les animaux en qui l’état de leur organisation les exige.

Ce sont là, ce me semble, des vérités qu’aucun fait connu et qu’aucune observation constatée ne sauroient contredire.

Je conclus des considérations exposées dans ce chapitre :

1o. Que la vie, dans les parties d’un corps qui la possède, est un phénomène organique qui donne lieu à beaucoup d’autres ; et que ce phénomène résulte uniquement des relations qui existent entre les parties contenantes de ce corps, les fluides contenus qui y sont en mouvement, et la cause excitatrice des mouvemens et des changemens qui s’y opèrent ;

2o. Que conséquemment, la vie dans un corps, est un ordre et un état de choses qui y permettent les mouvemens organiques, et que ces mouvemens, qui constituent la vie active, résultent de l’action d’une cause qui les excite ;

3o. Que sans la cause stimulante et excitatrice des mouvemens vitaux, la vie ne sauroit exister dans aucun corps, quelque soit l’état de ses parties ;

4o. Qu’en vain la cause excitatrice des mouvemens organiques continueroit d’agir, si l’état de choses dans les parties du corps organisé est assez dérangé pour que ces parties ne puissent plus obéir à l’action de cette cause, et produire les mouvemens particuliers qu’on nomme vitaux ; la vie dès lors s’éteint dans ce corps, et n’y peut plus subsister ;

5o. Qu’enfin, pour que les relations entre les parties contenantes du corps organisé, les fluides qui y sont contenus, et la cause qui y peut exciter des mouvemens vitaux, produisent et entretiennent dans ce corps le phénomène de la vie ; il faut que les trois conditions citées dans ce chapitre soient remplies complétement.

Passons actuellement à l’examen de la cause excitatrice des mouvemens organiques.



FIN DU TOME PREMIER.