Philosophie zoologique (1809)/Première Partie/Septième Chapitre

Première Partie, Septième Chapitre
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CHAPITRE VII.


De l’influence des Circonstances sur les actions et les habitudes des Animaux, et de celle des actions et des habitudes de ces Corps vivans, comme causes qui modifient leur organisation et leurs parties.


IL ne s’agit pas ici d’un raisonnement, mais de l’examen d’un fait positif, qui est plus général qu’on ne pense, et auquel on a négligé de donner l’attention qu’il mérite, sans doute, parce que, le plus souvent, il est très-difficile à reconnoître. Ce fait consiste dans l’influence qu’exercent les circonstances sur les différens corps vivans qui s’y trouvent assujettis.

À la vérité, depuis assez long-temps on a remarqué l’influence des différens états de notre organisation sur notre caractère, nos penchans, nos actions, et même nos idées ; mais il me semble que personne encore n’a fait connoître celle de nos actions et de nos habitudes sur notre organisation même. Or, comme ces actions et ces habitudes dépendent entièrement des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons habituellement, je vais essayer de montrer combien est grande l’influence qu’exercent ces circonstances sur la forme générale, sur l’état des parties, et même sur l’organisation des corps vivans. Ainsi, c’est de ce fait très-positif dont il va être question dans ce chapitre.

Si nous n’avions pas eu de nombreuses occasions de reconnoître, d’une manière évidente, les effets de cette influence sur certains corps vivans que nous avons transportés dans des circonstances tout-à-fait nouvelles, et très-différentes de celles où ils se trouvoient, et si nous n’avions pas vu ces effets et les changemens qui en sont résultés, se produire, en quelque sorte, sous nos yeux mêmes, le fait important dont il s’agit nous fut toujours resté inconnu.

L’influence des circonstances est effectivement, en tout temps et partout, agissante sur les corps qui jouissent de la vie ; mais ce qui rend pour nous cette influence difficile à apercevoir, c’est que ses effets ne deviennent sensibles ou reconnoissables (surtout dans les animaux) qu’à la suite de beaucoup de temps.

Avant d’exposer et d’examiner les preuves de ce fait qui mérite notre attention, et qui est fort important pour la Philosophie zoologique, reprenons le fil des considérations dont nous avons commencé l’examen.

Dans le paragraphe précédent, nous avons vu que c’est maintenant un fait incontestable, qu’en considérant l’échelle animale dans un sens inverse de celui de la nature, on trouve qu’il existe, dans les masses qui composent cette échelle, une dégradation soutenue, mais irrégulière, dans l’organisation des animaux qu’elles comprennent ; une simplification croissante dans l’organisation de ces corps vivans ; enfin, une diminution proportionnée dans le nombre des facultés de ces êtres.

Ce fait bien reconnu peut nous fournir les plus grandes lumières sur l’ordre même qu’a suivi la nature dans la production de tous les animaux qu’elle a fait exister ; mais il ne nous montre pas pourquoi l’organisation des animaux, dans sa composition croissante, depuis les plus imparfaits jusqu’aux plus parfaits, n’offre qu’une gradation irrégulière, dont l’étendue présente quantité d’anomalies ou d’écarts qui n’ont aucune apparence d’ordre dans leur diversité.

Or, en cherchant la raison de cette irrégularité singulière dans la composition croissante de l’organisation des animaux, si l’on considère le produit des influences que des circonstances infiniment diversifiées dans toutes les parties du globe, exercent sur la forme générale, les parties et l’organisation même de ces animaux, tout alors sera clairement expliqué.

Il sera, en effet, évident que l’état où nous voyons tous les animaux, est, d’une part, le produit de la composition croissante de l’organisation qui tend à former une gradation régulière ; et, de l’autre part, qu’il est celui des influences d’une multitude de circonstances très-différentes qui tendent continuellement à détruire la régularité dans la gradation de la composition croissante de l’organisation.

Ici, il devient nécessaire de m’expliquer sur le sens que j’attache à ces expressions : Les circonstances influent sur la forme et l’organisation des animaux, c’est-à-dire, qu’en devenant très-différentes, elles changent, avec le temps, et cette forme et l’organisation elle-même, par des modifications proportionnées.

Assurément, si l’on prenoit ces expressions à la lettre, on m’attribueroit une erreur ; car quelles que puissent être les circonstances, elles n’opèrent directement sur la forme et sur l’organisation des animaux aucune modification quelconque.

Mais de grands changemens dans les circonstances amènent, pour les animaux, de grands changemens dans leurs besoins, et de pareils changemens dans les besoins en amènent nécessairement dans les actions. Or, si les nouveaux besoins deviennent constans ou très-durables, les animaux prennent alors de nouvelles habitudes, qui sont aussi durables que les besoins qui les ont fait naître. Voilà ce qu’il est facile de démontrer, et même ce qui n’exige aucune explication pour être senti.

Il est donc évident qu’un grand changement dans les circonstances, devenu constant pour une race d’animaux, entraîne ces animaux à de nouvelles habitudes.

Or, si de nouvelles circonstances devenues permanentes pour une race d’animaux, ont donné à ces animaux de nouvelles habitudes, c’est-à-dire, les ont portés à de nouvelles actions qui sont devenues habituelles, il en sera résulté l’emploi de telle partie par préférence à celui de telle autre, et, dans certains cas, le défaut total d’emploi de telle partie qui est devenue inutile.

Rien de tout cela ne sauroit être considéré comme hypothèse ou comme opinion particulière ; ce sont, au contraire, des vérités qui n’exigent, pour être rendues évidentes, que de l’attention et l’observation des faits.

Nous verrons tout à l’heure, par la citation de faits connus qui l’attestent, d’une part, que de nouveaux besoins ayant rendu telle partie nécessaire, ont réellement, par une suite d’efforts, fait naître cette partie, et qu’ensuite son emploi soutenu l’a peu à peu fortifiée, développée, et a fini par l’agrandir considérablement ; d’une autre part, nous verrons que, dans certains cas, les nouvelles circonstances et les nouveaux besoins ayant rendu telle partie tout-à-fait inutile, le défaut total d’emploi de cette partie a été cause qu’elle a cessé graduellement de recevoir les développemens que les autres parties de l’animal obtiennent ; qu’elle s’est amaigrie et atténuée peu à peu, et qu’enfin, lorsque ce défaut d’emploi a été total pendant beaucoup de temps, la partie dont il est question a fini par disparoître. Tout cela est positif ; je me propose d’en donner les preuves les plus convaincantes.

Dans les végétaux, où il n’y a point d’actions, et, par conséquent, point d’habitudes proprement dites, de grands changemens de circonstances n’en amènent pas moins de grandes différences dans les développemens de leurs parties ; en sorte que ces différences font naître et développer certaines d’entre elles, tandis qu’elles atténuent et font disparoître plusieurs autres. Mais ici tout s’opère par les changemens survenus dans la nutrition du végétal, dans ses absorptions et ses transpirations, dans la quantité de calorique, de lumière, d’air et d’humidité qu’il reçoit alors habituellement ; enfin, dans la supériorité que certains des divers mouvemens vitaux peuvent prendre sur les autres.

Entre des individus de même espèce, dont les uns sont continuellement bien nourris, et dans des circonstances favorables à tous leurs développemens, tandis que les autres se trouvent dans des circonstances opposées, il se produit une différence dans l’état de ces individus, qui peu à peu devient très-remarquable. Que d’exemples ne pourrois-je pas citer à l’égard des animaux et des végétaux, qui confirmeroient le fondement de cette considération ! Or, si les circonstances restant les mêmes, rendent habituel et constant l’état des individus mal nourris, souffrans ou languissans, leur organisation intérieure en est à la fin modifiée, et la génération entre les individus dont il est question conserve les modifications acquises, et finit par donner lieu à une race très-distincte de celle dont les individus se rencontrent sans cesse dans des circonstances favorables à leurs développemens.

Un printemps très-sec est cause que les herbes d’une prairie s’accroissent très-peu, restent maigres et chétives, fleurissent et fructifient, quoique n’ayant pris que très-peu d’accroissement.

Un printemps entremêlé de jours de chaleurs et de jours pluvieux, fait prendre à ces mêmes herbes beaucoup d’accroissement, et la récolte des foins est alors excellente.

Mais si quelque cause perpétue, à l’égard de ces plantes, les circonstances défavorables, elles varieront proportionnellement, d’abord dans leur port ou leur état général, et ensuite dans plusieurs particularités de leurs caractères.

Par exemple, si quelque graine de quelqu’une des herbes de la prairie en question est transportée dans un lieu élevé, sur une pelouse sèche, aride, pierreuse, très-exposée aux vents, et y peut germer, la plante qui pourra vivre dans ce lieu s’y trouvant toujours mal nourrie, et les individus qu’elle y reproduira continuant d’exister dans ces mauvaises circonstances, il en résultera une race véritablement différente de celle qui vit dans la prairie, et dont elle sera cependant originaire. Les individus de cette nouvelle race seront petits, maigres dans leurs parties ; et certains de leurs organes ayant pris plus de développement que d’autres, offriront alors des proportions particulières.

Ceux qui ont beaucoup observé, et qui ont consulté les grandes collections, ont pu se convaincre qu’à mesure que les circonstances d’habitation, d’exposition, de climat, de nourriture, d’habitude de vivre, etc., viennent à changer ; les caractères de taille, de forme, de proportion entre les parties, de couleur, de consistance, d’agilité et d’industrie pour les animaux, changent proportionnellement.

Ce que la nature fait avec beaucoup de temps, nous le faisons tous les jours, en changeant nous-mêmes subitement, par rapport à un végétal vivant, les circonstances dans lesquelles lui et tous les individus de son espèce se rencontroient.

Tous les botanistes savent que les végétaux qu’ils transportent de leur lieu natal dans les jardins pour les y cultiver, y subissent peu à peu des changemens qui les rendent à la fin méconnoissables. Beaucoup de plantes très-velues naturellement, y deviennent glabres, ou à peu près ; quantité de celles qui étoient couchées et traînantes, y voient redresser leur tige ; d’autres y perdent leurs épines ou leurs aspérités ; d’autres encore, de l’état ligneux et vivace que leur tige possédoit dans les climats chauds qu’elles habitoient, passent, dans nos climats, à l’état herbacé, et parmi elles, plusieurs ne sont plus que des plantes annuelles ; enfin, les dimensions de leurs parties y subissent elles-mêmes des changemens très-considérables. Ces effets des changemens de circonstances sont tellement reconnus, que les botanistes n’aiment point à décrire les plantes de jardins, à moins qu’elles n’y soient nouvellement cultivées.

Le froment cultivé (triticum sativum) n’est-il pas un végétal amené par l’homme à l’état où nous le voyons actuellement ? Qu’on me dise dans quel pays une plante semblable habite naturellement, c’est-à-dire, sans y être la suite de sa culture dans quelque voisinage ?

Où trouve-t-on, dans la nature, nos choux, nos laitues, etc., dans l’état où nous les possédons dans nos jardins potagers ? N’en est-il pas de même à l’égard de quantité d’animaux que la domesticité a changés ou considérablement modifiés ?

Que de races très-différentes parmi nos poules et nos pigeons domestiques, nous nous sommes procurées en les élevant dans diverses circonstances et dans différens pays, et qu’en vain on chercheroit maintenant à retrouver telles dans la nature !

Celles qui sont les moins changées, sans doute, par une domesticité moins ancienne, et parce qu’elles ne vivent pas dans un climat qui leur soit étranger, n’en offrent pas moins, dans l’état de certaines de leurs parties, de grandes différences produites par les habitudes que nous leur avons fait contracter. Ainsi, nos canards et nos oies domestiques retrouvent leur type dans les canards et les oies sauvages ; mais les nôtres ont perdu la faculté de pouvoir s’élever dans les hautes régions de l’air, et de traverser de grands pays en volant ; enfin, il s’est opéré un changement réel dans l’état de leurs parties, comparées à celles des animaux de la race dont ils proviennent.

Qui ne sait que tel oiseau de nos climats, que nous élevons dans une cage, et qui y vit cinq ou six années de suite, étant après cela replacé dans la nature, c’est-à-dire, rendu à la liberté, n’est plus alors en état de voler comme ses semblables qui ont toujours été libres ? Le léger changement de circonstance opéré sur cet individu, n’a fait, à la vérité, que diminuer sa faculté de voler, et, sans doute, n’a opéré aucun changement dans la forme de ses parties. Mais si une nombreuse suite de générations des individus de la même race avoit été tenue en captivité pendant une durée considérable, il n’y a nul doute que la forme même des parties de ces individus n’eût peu à peu subi des changemens notables. À plus forte raison si, au lieu d’une simple captivité constamment soutenue à leur égard, cette circonstance eût été en même temps accompagnée d’un changement de climat fort différent, et que ces individus, par degrés, eussent été habitués à d’autres sortes de nourritures, et à d’autres actions pour s’en saisir ; certes, ces circonstances réunies et devenues constantes, eussent formé insensiblement une nouvelle race alors tout-à-fait particulière.

Où trouve-t-on maintenant, dans la nature, cette multitude de races de chiens, que, par suite de la domesticité où nous avons réduit ces animaux, nous avons mis dans le cas d’exister telles qu’elles sont actuellement ? Où trouve-t-on ces dogues, ces lévriers, ces barbets, ces épagneuls, ces bichons, etc., etc., races qui offrent entre elles de plus grandes différences que celles que nous admettons comme spécifiques entre les animaux d’un même genre qui vivent librement dans la nature ?

Sans doute, une race première et unique, alors fort voisine du loup, s’il n’en est lui-même le vrai type, a été soumise par l’homme, à une époque quelconque, à la domesticité. Cette race, qui n’offroit alors aucune différence entre ses individus, a été peu à peu dispersée avec l’homme dans différens pays, dans différens climats ; et après un temps quelconque, ces mêmes individus ayant subi les influences des lieux d’habitation et des habitudes diverses qu’on leur a fait contracter dans chaque pays, en ont éprouvé des changemens remarquables, et ont formé différentes races particulières. Or, l’homme qui, pour le commerce, ou pour d’autre genre d’intérêt, se déplace même à de très-grandes distances, ayant transporté dans un lieu très-habité, comme une grande capitale, différentes races de chiens formées dans des pays fort éloignés, alors le croisement de ces races, par la génération, a donné lieu successivement à toutes celles que nous connoissons maintenant.

Le fait suivant prouve, à l’égard des plantes, combien le changement de quelque circonstance importante influe pour changer les parties de ces corps vivans.

Tant que le ranunculus aquatilis est enfoncé dans le sein de l’eau, ses feuilles sont toutes finement découpées et ont leurs divisions capillacées ; mais lorsque les tiges de cette plante atteignent la surface de l’eau, les feuilles qui se développent dans l’air sont élargies, arrondies et simplement lobées. Si quelques pieds de la même plante réussissent à pousser, dans un sol seulement humide, sans être inondé, leurs tiges alors sont courtes, et aucune de leurs feuilles n’est partagée en découpures capillacées ; ce qui donne lieu au ranunculus hederaceus, que les botanistes regardent comme une espèce, lorsqu’ils le rencontrent.

Il n’est pas douteux qu’à l’égard des animaux, des changemens importans dans les circonstances où ils ont l’habitude de vivre, n’en produisent pareillement dans leurs parties ; mais ici les mutations sont beaucoup plus lentes à s’opérer que dans les végétaux, et, par conséquent, sont pour nous moins sensibles, et leur cause moins reconnoissable.

Quant aux circonstances qui ont tant de puissance pour modifier les organes des corps vivans, les plus influentes sont, sans doute, la diversité des milieux dans lesquels ils habitent ; mais, en outre, il y en a beaucoup d’autres qui ensuite influent considérablement dans la production des effets dont il est question.

On sait que des lieux différens changent de nature et de qualité, à raison de leur position, de leur composition et de leur climat ; ce que l’on aperçoit facilement en parcourant différens lieux distingués par des qualités particulières ; voilà déjà une cause de variation pour les animaux et les végétaux qui vivent dans ces divers lieux. Mais ce qu’on ne sait pas assez, et même ce qu’en général on se refuse à croire, c’est que chaque lieu lui-même change, avec le temps, d’exposition, de climat, de nature et de qualité, quoique avec une lenteur si grande par rapport à notre durée, que nous lui attribuons une stabilité parfaite.

Or, dans l’un et l’autre cas, ces lieux changés changent proportionnellement les circonstances relatives aux corps vivans qui les habitent, et celles-ci produisent alors d’autres influences sur ces mêmes corps.

On sent de là que s’il y a des extrêmes dans ces changemens, il y a aussi des nuances, c’est-à-dire, des degrés qui sont intermédiaires et qui remplissent l’intervalle. Conséquemment, il y a aussi des nuances dans les différences qui distinguent ce que nous nommons des espèces.

Il est donc évident que toute la surface du globe offre, dans la nature et la situation des matières qui occupent ses différens points, une diversité de circonstances qui est partout en rapport avec celle des formes et des parties des animaux, indépendamment de la diversité particulière qui résulte nécessairement du progrès de la composition de l’organisation dans chaque animal.

Dans chaque lieu où des animaux peuvent habiter, les circonstances qui y établissent un ordre de choses restent très-long-temps les mêmes, et n’y changent réellement qu’avec une lenteur si grande que l’homme ne sauroit les remarquer directement. Il est obligé de consulter des monumens pour reconnoître que dans chacun de ces lieux l’ordre de choses qu’il y trouve n’a pas toujours été le même, et pour sentir qu’il changera encore.

Les races d’animaux qui vivent dans chacun de ces lieux y doivent donc conserver aussi long-temps leurs habitudes : de là pour nous l’apparente constance des races que nous nommons espèces ; constance qui a fait naître en nous l’idée que ces races sont aussi anciennes que la nature.

Mais dans les différens points de la surface du globe qui peuvent être habités, la nature et la situation des lieux et des climats y constituent, pour les animaux comme pour les végétaux, des circonstances différentes dans toute sorte de degrés. Les animaux qui habitent ces différens lieux doivent donc différer les uns des autres non-seulement en raison de l’état de composition de l’organisation dans chaque race, mais, en outre, en raison des habitudes que les individus de chaque race y sont forcés d’avoir ; aussi, à mesure qu’en parcourant de grandes portions de la surface du globe, le naturaliste observateur voit changer les circonstances d’une manière un peu notable, il s’aperçoit constamment alors que les espèces changent proportionnellement dans leurs caractères.

Or, le véritable ordre de choses qu’il s’agit de considérer dans tout ceci, consiste à reconnoître :

1.o Que tout changement un peu considérable et ensuite maintenu dans les circonstances où se trouve chaque race d’animaux, opère en elle un changement réel dans leurs besoins ;

2.o Que tout changement dans les besoins des animaux nécessite pour eux d’autres actions pour satisfaire aux nouveaux besoins et, par suite, d’autres habitudes ;

3.o Que tout nouveau besoin nécessitant de nouvelles actions pour y satisfaire, exige de l’animal qui l’éprouve, soit l’emploi plus fréquent de telle de ses parties dont auparavant il faisoit moins d’usage, ce qui la développe et l’agrandit considérablement, soit l’emploi de nouvelles parties que les besoins font naître insensiblement en lui, par des efforts de son sentiment intérieur ; ce que je prouverai tout à l’heure par des faits connus.

Ainsi, pour parvenir à connoître les véritables causes de tant de formes diverses et de tant d’habitudes différentes dont les animaux connus nous offrent les exemples, il faut considérer que les circonstances infiniment diversifiées, mais toutes lentement changeantes, dans lesquelles les animaux de chaque race se sont successivement rencontrés, ont amené, pour chacun d’eux, des besoins nouveaux et nécessairement des changemens dans leurs habitudes. Or, cette vérité, qu’on ne sauroit contester, étant une fois reconnue, il sera facile d’apercevoir comment les nouveaux besoins ont pu être satisfaits, et les nouvelles habitudes prises, si l’on donne quelqu’attention aux deux lois suivantes de la nature, que l’observation a toujours constatées.


PREMIÈRE LOI.


Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développemens, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit, et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d’usage de tel organe, l’affoiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés, et finit par le faire disparoître.

DEUXIÈME LOI.


Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis long-temps exposée, et, par conséquent, par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe, ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie ; elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changemens acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus.

Ce sont là deux vérités constantes qui ne peuvent être méconnues que de ceux qui n’ont jamais observé ni suivi la nature dans ses opérations, ou que de ceux qui se sont laissés entraîner à l’erreur que je vais combattre.

Les naturalistes ayant remarqué que les formes des parties des animaux, comparées aux usages de ces parties, sont toujours parfaitement en rapport, ont pensé que les formes et l’état des parties en avoient amené l’emploi : or, c’est là l’erreur ; car il est facile de démontrer, par l’observation, que ce sont, au contraire, les besoins et les usages des parties qui ont développé ces mêmes parties, qui les ont même fait naître lorsqu’elles n’existoient pas, et qui, conséquemment, ont donné lieu à l’état où nous les observons dans chaque animal.

Pour que cela ne fût pas ainsi, il eût fallu que la nature eût créé, pour les parties des animaux, autant de formes que la diversité des circonstances dans lesquelles ils ont à vivre l’eût exigé, et que ces formes, ainsi que ces circonstances, ne variassent jamais.

Ce n’est point là certainement l’ordre de choses qui existe ; et s’il étoit réellement tel, nous n’aurions pas de chevaux coureurs de la forme de ceux qui sont en Angleterre ; nous n’aurions pas nos gros chevaux de trait, si lourds et si différens des premiers, car la nature n’en a point elle-même produit de semblables ; nous n’aurions pas, par la même raison, de chiens bassets à jambes torses, de lévriers si agiles à la course, de barbets, etc. ; nous n’aurions pas de poules sans queue, de pigeons paons, etc. ; enfin, nous pourrions cultiver les plantes sauvages, tant qu’il nous plairoit, dans le sol gras et fertile de nos jardins, sans craindre de les voir changer par une longue culture.

Depuis long-temps on a eu, à cet égard, le sentiment de ce qui est, puisqu’on a établi la sentence suivante, qui a passé en proverbe, et que tout le monde connoît : les habitudes forment une seconde nature.

Assurément, si les habitudes et la nature de chaque animal ne pouvoient jamais varier, le proverbe eût été faux, n’eût point eu lieu, et n’eût pu se conserver dans le cas où on l’eût proposé.

Si l’on considère sérieusement tout ce que je viens d’exposer, on sentira que j’étois fondé en raisons, lorsque dans mon ouvrage intitulé, Recherches sur les corps vivans (p. 50), j’ai établi la proposition suivante :

« Ce ne sont pas les organes, c’est-à-dire, la nature et la forme des parties du corps d’un animal, qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés particulières ; mais ce sont, au contraire, ses habitudes, sa manière de vivre, et les circonstances dans lesquelles se sont rencontrés les individus dont il provient, qui ont, avec le temps, constitué la forme de son corps, le nombre et l’état de ses organes, enfin, les facultés dont il jouit. »

Que l’on pèse bien cette proposition, et qu’on y rapporte toutes les observations que la nature et l’état des choses nous mettent sans cesse dans le cas de faire ; alors son importance et sa solidité deviendront pour nous de la plus grande évidence.

Du temps et des circonstances favorables, sont, comme je l’ai déjà dit, les deux principaux moyens qu’emploie la nature pour donner l’existence à toutes ses productions : on sait que le temps n’a point de limites pour elle, et qu’en conséquence elle l’a toujours à sa disposition.

Quant aux circonstances dont elle a eu besoin et dont elle se sert encore chaque jour pour varier tout ce qu’elle continue de produire, on peut dire qu’elles sont, en quelque sorte, inépuisables pour elle.

Les principales naissent de l’influence des climats ; de celle des diverses températures de l’atmosphère et de tous les milieux environnans ; de celle de la diversité des lieux et de leur situation ; de celle des habitudes, des mouvemens les plus ordinaires, des actions les plus fréquentes ; enfin, de celle des moyens de se conserver, de la manière de vivre, de se défendre, de se multiplier, etc.

Or, par suite de ces influences diverses, les facultés s’étendent et se fortifient par l’usage, se diversifient par les nouvelles habitudes long-temps conservées, et insensiblement la conformation, la consistance, en un mot, la nature et l’état des parties, ainsi que des organes, participent des suites de toutes ces influences, se conservent et se propagent par la génération.

Ces vérités, qui ne sont que les suites des deux lois naturelles exposées ci-dessus, sont, dans tous les cas, éminemment confirmées par les faits ; elles indiquent clairement la marche de la nature dans la diversité de ses productions.

Mais au lieu de nous contenter de généralités que l’on pourroit considérer comme hypothétiques, examinons directement les faits, et considérons, dans les animaux, le produit de l’emploi ou du défaut d’usage de leurs organes sur ces organes mêmes, d’après les habitudes que chaque race a été forcée de contracter.

Or, je vais prouver que le défaut constant d’exercice à l’égard d’un organe, diminue d’abord ses facultés, l’appauvrit ensuite graduellement, et finit par le faire disparoître, ou même l’anéantir, si ce défaut d’emploi se perpétue très-long-temps de suite dans les générations successives des animaux de la même race.

Ensuite je ferai voir qu’au contraire, l’habitude d’exercer un organe, dans tout animal qui n’a point atteint le terme de la diminution de ses facultés, non-seulement perfectionne et accroît les facultés de cet organe, mais, en outre, lui fait acquérir des développemens et des dimensions qui le changent insensiblement ; en sorte qu’avec le temps elle le rend fort différent du même organe considéré dans un autre animal qui l’exerce beaucoup moins.

Le défaut d’emploi d’un organe, devenu constant par les habitudes qu’on a prises, appauvrit graduellement cet organe, et finit par le faire disparoître et même l’anéantir.

Comme une pareille proposition ne sauroit être admise que sur des preuves, et non sur sa simple énonciation, essayons de la mettre en évidence par la citation des principaux faits connus qui en constatent le fondement.

Les animaux vertébrés, dont le plan d’organisation est dans tous à peu près le même, quoiqu’ils offrent beaucoup de diversité dans leurs parties, sont dans le cas d’avoir leurs mâchoires armées de dents ; cependant ceux d’entre eux que les circonstances ont mis dans l’habitude d’avaler les objets dont ils se nourrissent, sans exécuter auparavant aucune mastication, se sont trouvés exposés à ce que leurs dents ne reçussent aucun développement. Alors ces dents, ou sont restées cachées entre les lames osseuses des mâchoires, sans pouvoir paroître au-dehors, ou même se sont trouvées anéanties jusque dans leurs élémens.

Dans la baleine, que l’on avoit cru complétement dépourvue de dents, M. Geoffroy les a retrouvées cachées dans les mâchoires du fœtus de cet animal. Ce professeur a encore retrouvé, dans les oiseaux, la rainure où les dents devoient être placées ; mais on ne les y aperçoit plus.

Dans la classe même des mammifères, qui comprend les animaux les plus parfaits, et principalement ceux dont le plan d’organisation des vertèbres est exécuté le plus complétement, non-seulement la baleine n’a plus de dents à son usage, mais on y trouve aussi, dans le même cas, le fourmiller (myrmecophaga), dont l’habitude de n’exécuter aucune mastication s’est introduite et conservée, depuis long-temps, dans sa race.

Des yeux à la tête sont le propre d’un grand nombre d’animaux divers, et font essentiellement partie du plan d’organisation des vertébrés.

Déjà néanmoins la taupe, qui, par ses habitudes, fait très-peu d’usage de la vue, n’a que des yeux très-petits, et à peine apparens, parce qu’elle exerce très-peu cet organe.

L’aspalax d’Olivier (Voyage en Égypte et en Perse, II, pl. 28, f. 2), qui vit sous terre comme la taupe, et qui vraisemblablement s’expose encore moins qu’elle à la lumière du jour, a totalement perdu l’usage de la vue : aussi n’offre-t-il plus que des vestiges de l’organe qui en est le siége ; et encore ces vestiges sont tout-à-fait cachés sous la peau et sous quelques autres parties qui les recouvrent, et ne laissent plus le moindre accès à la lumière.

Le protée, reptile aquatique, voisin des salamandres par ses rapports, et qui habite dans des cavités profondes et obscures qui sont sous les eaux, n’a plus, comme l’aspalax, que des vestiges de l’organe de la vue ; vestiges qui sont couverts et cachés de la même manière.

Voici une considération décisive, relativement à la question que j’agite actuellement.

La lumière ne pénètre point partout ; conséquemment, les animaux qui vivent habituellement dans les lieux où elle n’arrive pas, manquent d’occasion d’exercer l’organe de la vue, si la nature les en a munis. Or, les animaux qui font partie d’un plan d’organisation, dans lequel les yeux entrent nécessairement, en ont dû avoir dans leur origine. Cependant, puisqu’on en trouve parmi eux qui sont privés de l’usage de cet organe, et qui n’en ont plus que des vestiges cachés et recouverts, il devient évident que l’appauvrissement et la disparition même de l’organe dont il s’agit, sont les résultats, pour cet organe, d’un défaut constant d’exercice.

Ce qui le prouve, c’est que l’organe de l’ouïe n’est jamais dans ce cas, et qu’on le trouve toujours dans les animaux où la nature de leur organisation doit le faire exister : en voici la raison.

La matière du son[1], celle qui, mue par le choc ou les vibrations des corps, transmet à l’organe de l’ouïe l’impression qu’elle en a reçue, pénètre partout, traverse tous les milieux, et même la masse des corps les plus denses : il en résulte que tout animal qui fait partie d’un plan d’organisation dans lequel l’ouïe entre essentiellement, a toujours occasion d’exercer cet organe dans quelque lieu qu’il habite. Aussi, parmi les animaux vertébrés, n’en voit-on aucun qui soit privé de l’organe de l’ouïe ; et après eux, lorsque le même organe manque, on ne le retrouve plus ensuite dans aucun des animaux des classes postérieures.

Il n’en est pas ainsi de l’organe de la vue ; car on voit cet organe disparoître, reparoître et disparoître encore, à raison, pour l’animal, de la possibilité ou de l’impossibilité de l’exercer.

Dans les mollusques acéphalés, le grand développement du manteau de ces mollusques eût rendu leurs yeux et même leur tête tout-à-fait inutiles. Ces organes, quoique faisant partie d’un plan d’organisation qui doit les comprendre, ont donc dû disparoître et s’anéantir par un défaut constant d’usage.

Enfin, il entroit dans le plan d’organisation des reptiles, comme des autres animaux vertébrés, d’avoir quatre pattes dépendantes de leur squelette. Les serpens devroient conséquemment en avoir quatre, d’autant plus qu’ils ne constituent point le dernier ordre des reptiles, et qu’ils sont moins voisins des poissons que les batraciens (les grenouilles, les salamandres, etc.)

Cependant les serpens ayant pris l’habitude de ramper sur la terre, et de se cacher sous les herbes, leur corps, par suite d’efforts toujours répétés pour s’allonger, afin de passer dans des espaces étroits, a acquis une longueur considérable et nullement proportionnée à sa grosseur. Or, des pattes eussent été très-inutiles à ces animaux, et conséquemment sans emploi : car des pattes allongées eussent été nuisibles à leur besoin de ramper, et des pattes très-courtes, ne pouvant être qu’au nombre de quatre, eussent été incapables de mouvoir leur corps. Ainsi le défaut d’emploi de ces parties ayant été constant dans les races de ces animaux, a fait disparoître totalement ces mêmes parties, quoiqu’elles fussent réellement dans le plan d’organisation des animaux de leur classe.

Beaucoup d’insectes qui, par le caractère naturel de leur ordre, et même de leur genre, devroient avoir des ailes, en manquent plus ou moins complétement, par défaut d’emploi. Quantité de coléoptères, d’orthoptères, d’hyménoptères et d’hémiptères, etc., en offrent des exemples ; les habitudes de ces animaux ne les mettant jamais dans le cas de faire usage de leurs ailes.

Mais il ne suffit pas de donner l’explication de la cause qui a amené l’état des organes des différens animaux ; état que l’on voit toujours le même dans ceux de même espèce ; il faut, en outre, faire voir des changemens d’état opérés dans les organes d’un même individu pendant sa vie, par le seul produit d’une grande mutation dans les habitudes particulières aux individus de son espèce. Le fait suivant, qui est des plus remarquables, achevera de prouver l’influence des habitudes sur l’état des organes, et combien des changemens soutenus dans les habitudes d’un individu, en amènent dans l’état des organes qui entrent en action pendant l’exercice de ces habitudes.

M. Tenon, membre de l’Institut, a fait part à la Classe des Sciences, qu’ayant examiné le canal intestinal de plusieurs hommes qui avoient été buveurs passionnés pendant une grande partie de leur vie, il l’avoit constamment trouvé raccourci d’une quantité extraordinaire, comparativement au même organe de tous ceux qui n’ont pas pris une pareille habitude.

On sait que les grands buveurs, ou ceux qui se sont adonnés à l’ivrognerie, prennent très-peu d’alimens solides, qu’ils ne mangent presque point, et que la boisson qu’ils prennent en abondance et fréquemment, suffit pour les nourrir.

Or, comme les alimens fluides, surtout les boissons spiritueuses, ne séjournent pas long-temps, soit dans l’estomac, soit dans les intestins, l’estomac et le reste du canal intestinal perdent l’habitude d’être distendus dans les buveurs, ainsi que dans les personnes sédentaires et continuellement appliquées aux travaux d’esprit, qui se sont habituées à ne prendre que très-peu d’alimens. Peu à peu, et à la longue, leur estomac s’est resserré, et leurs intestins se sont raccourcis.

Il ne s’agit point ici de rétrécissement et de raccourcissement opérés par un froncement des parties, qui en permettroit l’extension ordinaire, si, au lieu d’une vacuité maintenue, ces viscères venoient à être remplis ; mais il est question de rétrécissement et de raccourcissement réels, considérables, et tels que ces organes romproient plutôt que de céder subitement à des causes qui exigeroient l’extension ordinaire.

À circonstances d’âge tout-à-fait égales, comparez un homme qui, pour s’être livré à des études et des travaux d’esprit habituels qui ont rendu ses digestions plus difficiles, a contracté l’habitude de manger très-peu, avec un autre qui fait habituellement beaucoup d’exercice, sort souvent de chez lui, et mange bien ; l’estomac du premier n’aura presque plus de facultés, et une très-petite quantité d’alimens le remplira, tandis que celui du second aura conservé et même augmenté les siennes.

Voilà donc un organe fortement modifié dans ses dimensions et ses facultés par l’unique cause d’un changement dans les habitudes, pendant la vie de l’individu.

L’emploi fréquent d’un organe devenu constant par les habitudes, augmente les facultés de cet organe, le développe lui-même, et lui fait acquérir des dimensions et une force d’action qu’il n’a point dans les animaux qui l’exercent moins.

L’on vient de voir que le défaut d’emploi d’un organe qui devroit exister, le modifie, l’appauvrit, et finit par l’anéantir.

Je vais maintenant démontrer que l’emploi continuel d’un organe, avec des efforts faits pour en tirer un grand parti dans des circonstances qui l’exigent, fortifie, étend et agrandit cet organe, ou en crée de nouveaux qui peuvent exercer des fonctions devenues nécessaires.

L’oiseau, que le besoin attire sur l’eau pour y trouver la proie qui le fait vivre, écarte les doigts de ses pieds lorsqu’il veut frapper l’eau et se mouvoir à sa surface. La peau qui unit ces doigts à leur base, contracte, par ces écartemens des doigts sans cesse répétés, l’habitude de s’étendre ; ainsi, avec le temps, les larges membranes qui unissent les doigts des canards, des oies, etc., se sont formées telles que nous les voyons. Les mêmes efforts faits pour nager, c’est-à-dire, pour pousser l’eau, afin d’avancer et de se mouvoir dans ce liquide, ont étendu de même les membranes qui sont entre les doigts des grenouilles, des tortues de mer, de la loutre, du castor, etc.

Au contraire, l’oiseau, que sa manière de vivre habitue à se poser sur les arbres, et qui provient d’individus qui avoient tous contracté cette habitude, a nécessairement les doigts des pieds plus allongés et conformés d’une autre manière que ceux des animaux aquatiques que je viens de citer. Ses ongles, avec le temps, se sont allongés, aiguisés et courbés en crochet, pour embrasser les rameaux sur lesquels l’animal se repose si souvent.

De même l’on sent que l’oiseau de rivage, qui ne se plaît point à nager, et qui cependant a besoin de s’approcher des bords de l’eau pour y trouver sa proie, est continuellement exposé à s’enfoncer dans la vase. Or, cet oiseau, voulant faire en sorte que son corps ne plonge pas dans le liquide, fait tous ses efforts pour étendre et allonger ses pieds. Il en résulte que la longue habitude que cet oiseau et tous ceux de sa race contractent d’étendre et d’allonger continuellement leurs pieds, fait que les individus de cette race se trouvent élevés comme sur des échasses, ayant obtenu peu à peu de ongues pattes nues, c’est-à-dire, dénuées de plumes jusqu’aux cuisses, et souvent au delà. Système des Animaux sans vertèbres, p. 14.

L’on sent encore que le même oiseau voulant pêcher sans mouiller son corps, est obligé de faire de continuels efforts pour allonger son cou. Or, les suites de ces efforts habituels dans cet individu et dans ceux de sa race, ont dû, avec le temps, allonger le leur singulièrement ; ce qui est, en effet, constaté par le long cou de tous les oiseaux de rivage.

Si quelques oiseaux nageurs, comme le cygne et l’oie, et dont les pattes sont courtes, ont néanmoins un cou fort allongé, c’est que ces oiseaux, en se promenant sur l’eau, ont l’habitude de plonger leur tête dedans aussi profondément qu’ils peuvent, pour y prendre des larves aquatiques et différens animalcules dont ils se nourrissent, et qu’ils ne font aucun effort pour allonger leurs pattes.

Qu’un animal, pour satisfaire à ses besoins, fasse des efforts répétés pour allonger sa langue, elle acquerra une longueur considérable (le fourmiller, le pic-verd) ; qu’il ait besoin de saisir quelque chose avec ce même organe, alors sa langue se divisera et deviendra fourchue. Celle des oiseaux-mouches, qui saisissent avec leur langue, et celle des lézards et des serpens, qui se servent de la leur pour palper et reconnoître les corps qui sont devant eux, sont des preuves de ce que j’avance.

Les besoins, toujours occasionnés par les circonstances, et ensuite les efforts soutenus pour y satisfaire, ne sont pas bornés, dans leurs résultats, à modifier, c’est-à-dire, à augmenter ou diminuer l’étendue et les facultés des organes ; mais ils parviennent aussi à déplacer ces mêmes organes, lorsque certains de ces besoins en font une nécessité.

Les poissons, qui nagent habituellement dans de grandes masses d’eau, ayant besoin de voir latéralement, ont, en effet, leurs yeux placés sur les côtés de la tête. Leur corps, plus ou moins aplati, suivant les espèces, a ses tranchans perpendiculaires au plan des eaux, et leurs yeux sont placés de manière qu’il y a un œil de chaque côté aplati. Mais ceux des poissons que leurs habitudes mettent dans la nécessité de s’approcher sans cesse des rivages, et particulièrement des rives peu inclinées ou à pentes douces, ont été forcés de nager sur leurs faces aplaties, afin de pouvoir s’approcher plus près des bords de l’eau. Dans cette situation, recevant plus de lumière en dessus qu’en dessous, et ayant un besoin particulier d’être toujours attentifs à ce qui se trouve au-dessus d’eux, ce besoin a forcé un de leurs yeux de subir une espèce de déplacement, et de prendre la situation très-singulière que l’on connoît aux yeux des soles, des turbots, des limandes, etc. (des pleuronectes et des achires). La situation de ces yeux n’est plus symétrique, parce qu’elle résulte d’une mutation incomplète. Or, cette mutation est entièrement terminée dans les raies, où l’aplatissement transversal du corps est tout-à-fait horizontal, ainsi que la tête. Aussi les yeux des raies, placés tous deux dans la face supérieure, sont redevenus symétriques.

Les serpens, qui rampent à la surface de la terre, avoient besoin de voir principalement les objets élevés, ou qui sont au-dessus d’eux. Ce besoin a dû influer sur la situation de l’organe de la vue de ces animaux ; et, en effet, ils ont les yeux placés dans les parties latérales et supérieures de la tête, de manière à apercevoir facilement ce qui est au-dessus d’eux ou à leurs côtés ; mais ils ne voient presque pas ce qui est devant eux à une très-petite distance. Cependant, forcés de suppléer au défaut de la vue pour connoître les corps qui sont devant leur tête, et qui pourroient les blesser en s’avançant, ils n’ont pu palper ces corps qu’à l’aide de leur langue, qu’ils sont obligés d’allonger de toutes leurs forces. Cette habitude a non-seulement contribué à rendre cette langue grêle, très-longue et très-contractile, mais encore l’a forcée de se diviser dans le plus grand nombre des espèces, pour palper plusieurs objets à la fois ; elle leur a même permis de se former une ouverture à l’extrémité de leur museau, pour passer leur langue sans être obligés d’écarter leurs mâchoires.

Rien de plus remarquable que le produit des habitudes dans les mammifères herbivores.

Le quadrupède, à qui les circonstances et les besoins qu’elles ont amenés, ont donné, depuis long-temps, ainsi qu’à ceux de sa race, l’habitude de brouter l’herbe, ne marche que sur la terre, et se trouve obligé d’y rester sur ses quatre pieds la plus grande partie de sa vie, n’y exécutant, en général, que peu de mouvement, ou que des mouvemens médiocres. Le temps considérable que cette sorte d’animal est forcé d’employer, chaque jour, pour se remplir du seul genre d’aliment dont il fait usage, fait qu’il s’exerce peu au mouvement, qu’il n’emploie ses pieds qu’à le soutenir sur la terre, pour marcher ou courir, et qu’il ne s’en sert jamais pour s’accrocher et grimper sur les arbres.

De cette habitude de consommer, tous les jours, de gros volumes de matières alimentaires qui distendent les organes qui les reçoivent, et de celle de ne faire que des mouvemens médiocres, il est résulté que le corps de ces animaux s’est considérablement épaissi, est devenu lourd et comme massif, et a acquis un très-grand volume, comme on le voit dans les éléphans, rhinocéros, bœufs, buffles, chevaux, etc.

L’habitude de rester debout sur leurs quatre pieds pendant la plus grande partie du jour, pour brouter, a fait naître une corne épaisse qui enveloppe l’extrémité des doigts de leurs pieds ; et comme ces doigts sont restés sans être exercés à aucun mouvement, et qu’ils n’ont servi à aucun autre usage qu’à les soutenir, ainsi que le reste du pied, la plupart d’entre eux se sont raccourcis, se sont effacés, et même ont fini par disparoître. Ainsi, dans les pachidermes, les uns ont aux pieds cinq doigts enveloppés de corne, et, par conséquent, leur sabot est divisé en cinq parties ; d’autres n’en ont que quatre, et d’autres encore en ont seulement trois. Mais dans les ruminans, qui paroissent être les plus anciens des mammifères qui se soient bornés à ne se soutenir que sur la terre, il n’y a plus que deux doigts aux pieds, et même il ne s’en trouve qu’un seul dans les solipèdes (le cheval, l’âne).

Cependant, parmi ces animaux herbivores, et particulièrement parmi les ruminans, il s’en trouve qui, par les circonstances des pays déserts qu’ils habitent, sont sans cesse exposés à être la proie des animaux carnassiers, et ne peuvent trouver de salut que dans des fuites précipitées. La nécessité les a donc forcés de s’exercer à des courses rapides ; et de l’habitude qu’ils en ont prise, leur corps est devenu plus svelte et leurs jambes beaucoup plus fines : on en voit des exemples dans les antilopes, les gazelles, etc.

D’autres dangers, dans nos climats, exposant continuellement les cerfs, les chevreuils, les daims, à périr par les chasses que l’homme fait à ces animaux, les a réduits à la même nécessité, les a contraints à des habitudes semblables, et a donné lieu aux mêmes produits à leur égard.

Les animaux ruminans ne pouvant employer leurs pieds qu’à les soutenir, et ayant peu de force dans leurs mâchoires, qui ne sont exercées qu’à couper et broyer l’herbe, ne peuvent se battre qu’à coups de tête, en dirigeant l’un contre l’autre le vertex de cette partie.

Dans leurs accès de colère, qui sont fréquens, surtout entre les mâles, leur sentiment intérieur, par ses efforts, dirige plus fortement les fluides vers cette partie de leur tête, et il s’y fait une sécrétion de matière cornée dans les uns, et de matière osseuse mélangée de matière cornée dans les autres, qui donne lieu à des protubérances solides : de là l’origine des cornes et des bois, dont la plupart de ces animaux ont la tête armée.

Relativement aux habitudes, il est curieux d’en observer le produit dans la forme particulière et la taille de la giraffe (camelo-pardalis) : on sait que cet animal, le plus grand des mammifères, habite l’intérieur de l’Afrique, et qu’il vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l’oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s’efforcer continuellement d’y atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue, depuis long-temps, dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s’est tellement allongé, que la giraffe, sans se dresser sur les jambes de derrière, élève sa tête et atteint à six mètres de hauteur (près de vingt pieds).

Parmi les oiseaux, les autruches, privées de la faculté de voler, et élevées sur des jambes très-hautes, doivent vraisemblablement leur conformation singulière à des circonstances analogues.

Le produit des habitudes est tout aussi remarquable dans les mammifères carnassiers, qu’il l’est dans les herbivores ; mais il présente des effets d’un autre genre.

En effet, ceux de ces mammifères qui se sont habitués, ainsi que leur race, soit à grimper, soit à gratter pour creuser la terre, soit à déchirer pour attaquer et mettre à mort les autres animaux dont ils font leur proie, ont eu besoin de se servir des doigts de leurs pieds : or, cette habitude a favorisé la séparation de leurs doigts, et leur a formé les griffes dont nous les voyons armés.

Mais, parmi les carnassiers, il s’en trouve qui sont obligés d’employer la course pour attraper leur proie : or, celui de ces animaux que le besoin, et conséquemment que l’habitude de déchirer avec ses griffes, ont mis dans le cas, tous les jours, de les enfoncer profondément dans le corps d’un autre animal, afin de s’y accrocher, et ensuite de faire effort pour arracher la partie saisie, a dû, par ces efforts répétés, procurer à ces griffes une grandeur et une courbure qui l’eussent ensuite beaucoup gêné pour marcher ou courir sur les sols pierreux : il est arrivé, dans ce cas, que l’animal a été obligé de faire d’autres efforts pour retirer en arrière ces griffes trop saillantes et crochues qui le gênoient ; et il en est résulté, petit à petit, la formation de ces gaînes particulières, dans lesquelles les chats, les tigres, les lions, etc., retirent leurs griffes lorsqu’ils ne s’en servent point.

Ainsi, les efforts, dans un sens quelconque, long-temps soutenus ou habituellement faits par certaines parties d’un corps vivant, pour satisfaire des besoins exigés par la nature ou par les circonstances, étendent ces parties, et leur font acquérir des dimensions et une forme qu’elles n’eussent jamais obtenues, si ces efforts ne fussent point devenus l’action habituelle des animaux qui les ont exercés. Les observations faites sur tous les animaux connus, en fournissent partout des exemples.

En peut-on un plus frappant que celui que nous offre le kanguroo ? cet animal, qui porte ses petits dans la poche qu’il a sous l’abdomen, a pris l’habitude de se tenir comme debout, posé seulement sur ses pieds de derrière et sur sa queue, et de ne se déplacer qu’à l’aide d’une suite de sauts, dans lesquels il conserve son attitude redressée pour ne point gêner ses petits. Voici ce qui en est résulté :

1.o Ses jambes de devant, dont il fait très-peu d’usage, et sur lesquelles il s’appuie seulement dans l’instant où il quitte son attitude redressée, n’ont jamais pris de développement proportionné à celui des autres parties, et sont restées maigres, très-petites et presque sans force ;

2.o Les jambes de derrière, presque continuellement en action, soit pour soutenir tout le corps, soit pour exécuter les sauts, ont, au contraire, obtenu un développement considérable, et sont devenues très-grandes et très-fortes ;

3.o Enfin, la queue, que nous voyons ici fortement employée au soutien de l’animal, et à l’exécution de ses principaux mouvemens, a acquis dans sa base une épaisseur et une force extrêmement remarquables.

Ces faits très-connus sont assurément bien propres à prouver ce qui résulte de l’usage habituel pour les animaux d’un organe ou d’une partie quelconque ; et si, lorsqu’on observe, dans un animal, un organe particulièrement développé, fort et puissant, l’on prétend que son exercice habituel ne lui a rien fait obtenir, que son défaut soutenu d’emploi ne lui feroit rien perdre, et qu’enfin cet organe a toujours été tel depuis la création de l’espèce à laquelle cet animal appartient ; je demanderai pourquoi nos canards domestiques ne peuvent plus voler comme les canards sauvages ; en un mot, je citerai une multitude d’exemples à notre égard, qui attestent les différences résultées pour nous de l’exercice ou du défaut d’exercice de tel de nos organes, quoique ces différences ne se soient pas maintenues dans les individus qui se succèdent par la génération, car alors leurs produits seroient encore bien plus considérables.

Je ferai voir dans la seconde partie, que, lorsque la volonté détermine un animal à une action quelconque, les organes qui doivent exécuter cette action y sont aussitôt provoqués par l’affluence de fluides subtils (du fluide nerveux) qui y deviennent la cause déterminante des mouvemens qu’exige l’action dont il s’agit. Une multitude d’observations constatent ce fait, qu’on ne sauroit maintenant révoquer en doute.

Il en résulte que des répétitions multipliées de ces actes d’organisation fortifient, étendent, développent, et même créent les organes qui y sont nécessaires. Il ne faut qu’observer attentivement ce qui se passe partout à cet égard, pour se convaincre du fondement de cette cause des développemens et des changemens organiques.

Or, tout changement acquis dans un organe par une habitude d’emploi suffisante pour l’avoir opéré, se conserve ensuite par la génération, s’il est commun aux individus qui, dans la fécondation, concourent ensemble à la reproduction de leur espèce. Enfin, ce changement se propage, et passe ainsi dans tous les individus qui se succèdent et qui sont soumis aux mêmes circonstances, sans qu’ils aient été obligés de l’acquérir par la voie qui l’a réellement créé.

Au reste, dans les réunions reproductives, les mélanges entre des individus qui ont des qualités ou des formes différentes, s’opposent nécessairement à la propagation constante de ces qualités et de ces formes. Voilà ce qui empêche que dans l’homme, qui est soumis à tant de circonstances diverses qui influent sur lui, les qualités ou les défectuosités accidentelles qu’il a été dans le cas d’acquérir se conservent et se propagent par la génération. Si, lorsque des particularités de forme ou des défectuosités quelconques se trouvent acquises, deux individus, dans ce cas, s’unissoient toujours ensemble, ils reproduiroient les mêmes particularités, et des générations successives se bornant dans de pareilles unions, une race particulière et distincte en seroit alors formée. Mais des mélanges perpétuels entre des individus qui n’ont pas les mêmes particularités de forme, font disparoître toutes les particularités acquises par des circonstances particulières. De là on peut assurer que si des distances d’habitation ne séparoient pas les hommes, les mélanges pour la génération feroient disparoître les caractères généraux qui distinguent les différentes nations.

Si je voulois ici passer en revue toutes les classes, tous les ordres, tous les genres, et toutes les espèces des animaux qui existent, je pourrois faire voir que la conformation des individus et de leurs parties, que leurs organes, leurs facultés, etc., etc., sont partout uniquement le résultat des circonstances dans lesquelles chaque espèce s’est trouvée assujettie par la nature, et des habitudes que les individus qui la composent ont été obligés de contracter, et qu’ils ne sont pas le produit d’une forme primitivement existante, qui a forcé les animaux aux habitudes qu’on leur connoît.

On sait que l’animal qu’on nomme l’, ou le paresseux (bradypus tridactylus), est constamment dans un état de foiblesse si considérable, qu’il n’exécute que des mouvemens très-lents et très-bornés, et qu’il marche difficilement sur la terre. Ses mouvemens sont si lents, qu’on prétend qu’il ne peut faire qu’une cinquantaine de pas en une journée. On sait encore que l’organisation de cet animal est tout-à-fait en rapport avec son état de foiblesse ou son inaptitude à marcher ; et que s’il vouloit faire des mouvemens autres que ceux qu’on lui voit exécuter, il ne le pourroit pas.

De là, supposant que cet animal avoit reçu de la nature l’organisation qu’on lui connoît, on a dit que cette organisation le forçoit à ses habitudes et à l’état misérable où il se trouve.

Je suis bien éloigné de penser ainsi ; car je suis convaincu que les habitudes que les individus de la race de l’ ont été forcés de contracter originairement, ont dû nécessairement amener leur organisation à son état actuel.

Que des dangers continuels aient autrefois portés les individus de cette espèce à se réfugier sur les arbres, à y demeurer habituellement, et à s’y nourrir de leurs feuilles ; il est évident qu’alors ils auront dû se priver d’une multitude de mouvemens que les animaux qui vivent sur la terre sont dans le cas d’exécuter. Tous les besoins de l’ se seront donc réduits à s’accrocher aux branches, à y ramper ou s’y traîner pour atteindre les feuilles, et ensuite à rester sur l’arbre dans une espèce d’inaction, afin d’éviter de tomber. D’ailleurs, cette sorte d’inaction aura été provoquée sans cesse par la chaleur du climat ; car pour les animaux à sang chaud, les chaleurs invitent plus au repos qu’au mouvement.

Or, pendant une longue suite de temps, les individus de la race de l’ ayant conservé l’habitude de rester sur les arbres, et de n’y faire que des mouvemens lents et peu variés qui pouvoient suffire à leurs besoins, leur organisation peu à peu se sera mise en rapport avec leurs nouvelles habitudes, et en cela il sera résulté :

1.o Que les bras de ces animaux faisant de continuels efforts pour embrasser facilement les branches d’arbres, se seront allongés ;

2.o Que les ongles de leurs doigts auront acquis beaucoup de longueur et une forme crochue, par les efforts soutenus de l’animal pour se cramponner ;

3.o Que leurs doigts n’étant jamais exercés à des mouvemens particuliers, auront perdu toute mobilité entre eux, se seront réunis, et n’auront conservé que la faculté de se fléchir, ou de se redresser tous ensemble ;

4.o Que leurs cuisses embrassant continuellement, soit le tronc, soit les grosses branches des arbres, auront contracté un écartement habituel qui aura contribué à élargir le bassin et à diriger en arrière les cavités cotyloïdes ;

5.o Enfin, qu’un grand nombre de leurs os se seront soudés, et qu’ainsi plusieurs parties de leur squelette auront pris une disposition et une figure conformes aux habitudes de ces animaux, et contraires à celles qu’il leur faudroit avoir pour d’autres habitudes.

Voilà ce qu’on ne pourra jamais contester, parce qu’en effet, la nature, dans mille autres occasions, nous montre, dans le pouvoir des circonstances sur les habitudes, et dans celui des habitudes sur les formes, les dispositions et les proportions des parties des animaux, des faits constamment analogues.

Un plus grand nombre de citations n’étant nullement nécessaire, voici maintenant à quoi se réduit le point de la discussion.

Le fait est que les divers animaux ont chacun, suivant leur genre et leur espèce, des habitudes particulières, et toujours une organisation qui se trouve parfaitement en rapport avec ces habitudes.

De la considération de ce fait, il semble qu’on soit libre d’admettre, soit l’une, soit l’autre des deux conclusions suivantes, et qu’aucune d’elles ne puisse être prouvée.

Conclusion admise jusqu’à ce jour : la nature (ou son Auteur), en créant les animaux, a prévu toutes les sortes possibles de circonstances dans lesquelles ils auroient à vivre, et a donné à chaque espèce une organisation constante, ainsi qu’une forme déterminée et invariable dans ses parties, qui forcent chaque espèce à vivre dans les lieux et les climats où on la trouve, et à y conserver les habitudes qu’on lui connoît.

Ma conclusion particulière : la nature, en produisant successivement toutes les espèces d’animaux, et commençant par les plus imparfaits ou les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits, a compliqué graduellement leur organisation ; et ces animaux se répandant généralement dans toutes les régions habitables du globe, chaque espèce a reçu de l’influence des circonstances dans lesquelles elle s’est rencontrée, les habitudes que nous lui connoissons et les modifications dans ses parties que l’observation nous montre en elle.

La première de ces deux conclusions est celle qu’on a tirée jusqu’à présent, c’est-à-dire, que c’est à peu près celle de tout le monde : elle suppose, dans chaque animal, une organisation constante, et des parties qui n’ont jamais varié et qui ne varient jamais ; elle suppose encore que les circonstances des lieux qu’habite chaque espèce d’animal ne varient jamais dans ces lieux ; car si elles varioient, les mêmes animaux n’y pourroient plus vivre, et la possibilité d’en retrouver ailleurs de semblables, et de s’y transporter, pourroit leur être interdite.

La seconde conclusion est la mienne propre : elle suppose que, par l’influence des circonstances sur les habitudes, et qu’ensuite par celle des habitudes sur l’état des parties, et même sur celui de l’organisation, chaque animal peut recevoir dans ses parties et son organisation, des modifications susceptibles de devenir très-considérables, et d’avoir donné lieu à l’état où nous trouvons tous les animaux.

Pour établir que cette seconde conclusion est sans fondement, il faut d’abord prouver que chaque point de la surface du globe ne varie jamais dans sa nature, son exposition, sa situation élevée ou enfoncée, son climat, etc., etc. ; et prouver ensuite qu’aucune partie des animaux ne subit, même à la suite de beaucoup de temps, aucune modification par le changement des circonstances, et par la nécessité qui les contraint à un autre genre de vie et d’action que celui qui leur étoit habituel.

Or, si un seul fait constate qu’un animal depuis long-temps en domesticité, diffère de l’espèce sauvage dont il est provenu, et si, parmi telle espèce en domesticité, l’on trouve une grande différence de conformation entre les individus que l’on a soumis à telle habitude, et ceux que l’on a contraints à des habitudes différentes, alors il sera certain que la première conclusion n’est point conforme aux lois de la nature, et qu’au contraire, la seconde est parfaitement d’accord avec elles.

Tout concourt donc à prouver mon assertion ; savoir : que ce n’est point la forme, soit du corps, soit de ses parties, qui donne lieu aux habitudes et à la manière de vivre des animaux ; mais que ce sont, au contraire, les habitudes, la manière de vivre, et toutes les autres circonstances influentes qui ont, avec le temps, constitué la forme du corps et des parties des animaux. Avec de nouvelles formes, de nouvelles facultés ont été acquises, et peu à peu la nature est parvenue à former les animaux tels que nous les voyons actuellement.

Peut-il y avoir, en histoire naturelle, une considération plus importante, et à laquelle on doive donner plus d’attention que celle que je viens d’exposer ?

Terminons cette première partie par les principes et l’exposition de l’ordre naturel des animaux.

  1.    Les physiciens pensent ou disent encore que l’air atmosphérique est la matière propre du son, c’est-à-dire, que c’est celle qui, mue par les chocs ou les vibrations des corps, transmet à l’organe de l’ouïe l’impression des ébranlemens qu’elle a reçus.
    C’est une erreur qu’attestent quantité de faits connus, qui prouvent qu’il est impossible à l’air de pénétrer partout où la matière qui produit le son pénètre réellement.
    Voyez mon Mémoire sur la matière du son, imprimé à la fin de mon Hydrogéologie, p. 225, dans lequel j’ai établi les preuves de cette erreur.
    On a fait, depuis l’impression de mon Mémoire, que l’on s’est bien gardé de citer, de grands efforts pour faire cadrer la vitesse connue de la propagation du son dans l’air, avec la mollesse des parties de l’air qui rend la propagation de ses oscillations trop lente pour égaler cette vitesse. Or, comme l’air, dans ses oscillations, éprouve nécessairement des compressions et des dilatations successives dans les parties de sa masse, on a employé le produit du calorique exprimé dans les compressions subites de l’air, et celui du calorique absorbé dans les raréfactions de ce fluide. Ainsi, à l’aide des effets de ces produits et de leur quantité, déterminés par des suppositions appropriées, les géomètres rendent maintenant raison de la vitesse avec laquelle le son se propage dans l’air. Mais cela ne répond nullement aux faits qui constatent que le son se propage à travers des corps que l’air ne sauroit traverser ni ébranler dans leurs parties.
    En effet, la supposition de la vibration des plus petites parties des corps solides ; vibration très-douteuse et qui ne peut se propager que dans des corps homogènes et de même densité, et non s’étendre d’un corps dense dans un corps rare, ni de celui-ci dans un autre très-dense ; ne sauroit répondre au fait bien connu de la propagation du son à travers des corps hétérogènes et de densités, ainsi que de natures très-différentes.