Philosophie zoologique (1809)/Discours Préliminaire

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DISCOURS
PRÉLIMINAIRE.


OBSERVER la nature, étudier ses productions, rechercher les rapports généraux et particuliers qu’elle a imprimés dans leurs caractères, enfin essayer de saisir l’ordre qu’elle fait exister partout, ainsi que sa marche, ses lois et les moyens infiniment variés qu’elle emploie pour donner lieu à cet ordre ; c’est, à mon avis, se mettre dans le cas d’acquérir les seules connoissances positives qui soient à notre disposition, les seules, en outre, qui puissent nous être véritablement utiles, et c’est en même temps se procurer les jouissances les plus douces et les plus propres à nous dédommager des peines inévitables de la vie.

En effet, qu’y a-t-il de plus intéressant dans l’observation de la nature, que l’étude des animaux ; que la considération des rapports de leur organisation avec celle de l’homme ; que celle du pouvoir qu’ont les habitudes, les manières de vivre, les climats et les lieux d’habitation, pour modifier leurs organes, leurs facultés et leurs caractères ; que l’examen des différens systèmes d’organisation qu’on observe parmi eux, et d’après lesquels on détermine les rapports plus ou moins grands qui fixent le rang de chacun d’eux dans la méthode naturelle ; enfin, que la distribution générale que nous formons de ces animaux, en considérant la complication plus ou moins grande de leur organisation, distribution qui peut conduire à faire connoître l’ordre même qu’a suivi la nature, en faisant exister chacune de leurs espèces ?

Assurément on ne sauroit disconvenir que toutes ces considérations et plusieurs autres encore auxquelles conduit nécessairement l’étude des animaux, ne soient d’un bien grand intérêt pour quiconque aime la nature, et cherche le vrai dans toute chose.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que les phénomènes les plus importans à considérer n’ont été offerts à nos méditations que depuis l’époque où l’on s’est attaché principalement à l’étude des animaux les moins parfaits, et où les recherches sur les différentes complications de l’organisation de ces animaux sont devenues le principal fondement de leur étude.

Il n’est pas moins singulier d’être forcé de reconnoître que ce fut presque toujours de l’examen suivi des plus petits objets que nous présente la nature, et de celui des considérations qui paroissent les plus minutieuses, qu’on a obtenu les connoissances les plus importantes pour arriver à la découverte de ses lois, de ses moyens, et pour déterminer sa marche. Cette vérité, déjà constatée par beaucoup de faits remarquables, recevra dans les considérations exposées dans cet ouvrage, un nouveau degré d’évidence, et devra plus que jamais nous persuader que, relativement à l’étude de la nature, aucun objet quelconque n’est à dédaigner.

L’objet de l’étude des animaux n’est pas uniquement d’en connoître les différentes races, et de déterminer parmi eux toutes les distinctions, en fixant leurs caractères particuliers ; mais il est aussi de parvenir à connoître l’origine des facultés dont ils jouissent, les causes qui font exister et qui maintiennent en eux la vie, enfin celles de la progression remarquable qu’ils offrent dans la composition de leur organisation, et dans le nombre ainsi que dans le développement de leurs facultés.

À leur source, le physique et le moral ne sont, sans doute, qu’une seule et même chose ; et c’est en étudiant l’organisation des différens ordres d’animaux connus qu’il est possible de mettre cette vérité dans la plus grande évidence. Or, comme les produits de cette source sont des effets, et que ces effets, d’abord à peine séparés, se sont par la suite partagés en deux ordres éminemment distincts, ces deux ordres d’effets, considérés dans leur plus grande distinction, nous ont paru et paroissent encore à bien des personnes, n’avoir entre eux rien de commun.

Cependant, on a déjà reconnu l’influence du physique sur le moral[1] ; mais il me paroît qu’on n’a pas encore donné une attention suffisante aux influences du moral sur le physique même. Or, ces deux ordres de choses, qui ont une source commune, réagissent l’un sur l’autre, surtout lorsqu’ils paroissent le plus séparés, et on a maintenant les moyens de prouver qu’ils se modifient de part et d’autre dans leurs variations.

Pour montrer l’origine commune des deux ordres d’effets qui, dans leur plus grande distinction, constituent ce qu’on nomme le physique et le moral, il me semble qu’on s’y est mal pris, et qu’on a choisi une route opposée à celle qu’il falloit suivre.

Effectivement, on a commencé à étudier ces deux sortes d’objets si distincts en apparence, dans l’homme même, où l’organisation, parvenue à son terme de composition et de perfectionnement, offre dans les causes des phénomènes de la vie, dans celles du sentiment, enfin dans celles des facultés dont il jouit, la plus grande complication, et où conséquemment il est le plus difficile de saisir la source de tant de phénomènes.

Après avoir bien étudié l’organisation de l’homme, comme on l’a fait, au lieu de s’empresser de rechercher dans la considération de cette organisation les causes mêmes de la vie, celles de la sensibilité physique et morale, celles, en un mot, des facultés éminentes qu’il possède, il falloit alors s’efforcer de connoître l’organisation des autres animaux ; il falloit considérer les différences qui existent entre eux à cet égard, ainsi que les rapports qui se trouvent entre les facultés qui leur sont propres, et l’organisation dont ils sont doués.

Si l’on eut comparé ces différens objets entre eux, et avec ce qui est connu à l’égard de l’homme ; si l’on eut considéré, depuis l’organisation animale la plus simple, jusqu’à celle de l’homme qui est la plus composée et la plus parfaite, la progression qui se montre dans la composition de l’organisation, ainsi que l’acquisition successive des différens organes spéciaux, et par suite d’autant de facultés nouvelles que de nouveaux organes obtenus : alors on eût pu apercevoir comment les besoins, d’abord réduits à nullité, et dont le nombre ensuite s’est accru graduellement, ont amené le penchant aux actions propres à y satisfaire ; comment les actions devenues habituelles et énergiques, ont occasionné le développement des organes qui les exécutent ; comment la force qui excite les mouvemens organiques, peut, dans les animaux les plus imparfaits, se trouver hors d’eux, et cependant les animer ; comment ensuite cette force a été transportée et fixée dans l’animal même ; enfin, comment elle y est devenue la source de la sensibilité, et à la fin celle des actes de l’intelligence.

J’ajouterai que si l’on eut suivi cette méthode, alors on n’eût point considéré le sentiment comme la cause générale et immédiate des mouvemens organiques, et on n’eût point dit que la vie est une suite de mouvemens qui s’exécutent en vertu des sensations reçues par différens organes, ou autrement, que tous les mouvemens vitaux sont le produit des impressions reçues par les parties sensibles. Rapp. du phys. et du moral de l’Homme, p. 38 à 39, et 85.

Cette cause paroîtroit, jusqu’à un certain point, fondée à l’égard des animaux les plus parfaits ; mais s’il en étoit ainsi relativement à tous les corps qui jouissent de la vie, ils posséderoient tous la faculté de sentir. Or, on ne sauroit nous montrer que les végétaux sont dans ce cas ; on ne sauroit même prouver que c’est celui de tous les animaux connus.

Je ne reconnois point dans la supposition d’une pareille cause donnée comme générale, la marche réelle de la nature. En constituant la vie, elle n’a point débuté subitement par établir une faculté aussi éminente que celle de sentir ; elle n’a pas eu les moyens de faire exister cette faculté dans les animaux imparfaits des premières classes du règne animal.

À l’égard des corps qui jouissent de la vie, la nature a tout fait peu à peu et successivement : il n’est plus possible d’en douter.

En effet, parmi les différens objets que je me propose d’exposer dans cet ouvrage, j’essayerai de faire voir, en citant partout des faits reconnus, qu’en composant et compliquant de plus en plus l’organisation animale, la nature a créé progressivement les différens organes spéciaux, ainsi que les facultés dont les animaux jouissent.

Il y a long-temps que l’on a pensé qu’il existoit une sorte d’échelle ou de chaîne graduée parmi les corps doués de la vie. BONNET a développé cette opinion ; mais il ne l’a point prouvée par des faits tirés de l’organisation même, ce qui étoit cependant nécessaire, surtout relativement aux animaux. Il ne pouvoit le faire ; car à l’époque où il vivoit, on n’en avoit pas encore les moyens.

En étudiant les animaux de toutes les classes, il y a bien d’autres choses à voir que la composition croissante de l’organisation animale. Le produit des circonstances comme causes qui amènent de nouveaux besoins, celui des besoins qui fait naître les actions, celui des actions répétées qui crée les habitudes et les penchans, les résultats de l’emploi augmenté ou diminué de tel ou tel organe, les moyens dont la nature se sert pour conserver et perfectionner tout ce qui a été acquis dans l’organisation, etc., etc., sont des objets de la plus grande importance pour la philosophie rationnelle.

Mais cette étude des animaux, surtout celle des animaux les moins parfaits, fut si long-temps négligée, tant on étoit éloigné de soupçonner le grand intérêt qu’elle pouvoit offrir ; et ce qui a été commencé à cet égard est encore si récent, qu’en le continuant, on a lieu d’en attendre encore beaucoup de lumières nouvelles.

Lorsqu’on a commencé à cultiver réellement l’histoire naturelle, et que chaque règne a obtenu l’attention des naturalistes, ceux qui ont dirigé leurs recherches sur le règne animal ont étudié principalement les animaux à vertèbres, c’est-à-dire les mammifères, les oiseaux, les reptiles, et enfin les poissons. Dans ces classes d’animaux, les espèces en général plus grandes, ayant des parties et des facultés plus développées, et étant plus aisément déterminables, parurent offrir plus d’intérêt dans leur étude, que celles qui appartiennent à la division des animaux invertébrés.

En effet, la petitesse extrême de la plupart des animaux sans vertèbres, leurs facultés bornées, et les rapports de leurs organes beaucoup plus éloignés de ceux de l’homme que ceux que l’on observe dans les animaux plus parfaits, les ont fait, en quelque sorte, mépriser du vulgaire, et jusqu’à nos jours ne leur ont obtenu de la plupart des naturalistes qu’un intérêt très-médiocre.

On commence cependant à revenir de cette prévention nuisible à l’avancement de nos connoissances ; car depuis peu d’années que ces singuliers animaux sont examinés attentivement, on est forcé de reconnoître que leur étude doit être considérée comme une des plus intéressantes aux yeux du naturaliste et du philosophe, parce qu’elle répand sur quantité de problèmes relatifs à l’histoire naturelle et à la physique animale, des lumières qu’on obtiendroit difficilement par aucune autre voie.

Chargé de faire, dans le Muséum d’Histoire naturelle, la démonstration des animaux que je nommai sans vertèbres, à cause de leur défaut de colonne vertébrale, mes recherches sur ces nombreux animaux, le rassemblement que je fis des observations et des faits qui les concernent, enfin les lumières que j’empruntai de l’anatomie comparée à leur égard, me donnèrent bientôt la plus haute idée de l’intérêt que leur étude inspire.

En effet, l’étude des animaux sans vertèbres doit intéresser singulièrement le naturaliste, 1.o parce que les espèces de ces animaux sont beaucoup plus nombreuses dans la nature que celles des animaux vertébrés ; 2.o parce qu’étant plus nombreuses, elles sont nécessairement plus variées ; 3.o parce que les variations de leur organisation sont beaucoup plus grandes, plus tranchées et plus singulières ; 4.o enfin, parce que l’ordre qu’emploie la nature pour former successivement les différens organes des animaux, est bien mieux exprimé dans les mutations que ces organes subissent dans les animaux sans vertèbres, et rend leur étude beaucoup plus propre à nous faire apercevoir l’origine même de l’organisation, ainsi que la cause de sa composition et de ses développemens, que ne pourroient le faire toutes les considérations que présentent les animaux plus parfaits, tels que les vertébrés.

Lorsque je fus pénétré de ces vérités, je sentis que pour les faire connoître à mes élèves, au lieu de m’enfoncer d’abord dans le détail des objets particuliers, je devois, avant tout, leur présenter les généralités relatives à tous les animaux ; leur en montrer l’ensemble, ainsi que les considérations essentielles qui lui appartiennent ; me proposant ensuite de saisir les masses principales qui semblent diviser cet ensemble pour les mettre en comparaison entre elles, et les faire mieux connoître chacune séparément.

Le vrai moyen, en effet, de parvenir à bien connoître un objet, même dans ses plus petits détails, c’est de commencer par l’envisager dans son entier ; par examiner d’abord, soit sa masse, soit son étendue, soit l’ensemble des parties qui le composent ; par rechercher quelle est sa nature et son origine, quels sont ses rapports avec les autres objets connus ; en un mot, par le considérer sous tous les points de vue qui peuvent nous éclairer sur toutes les généralités qui le concernent. On divise ensuite l’objet dont il s’agit en ses parties principales, pour les étudier et les considérer séparément sous tous les rapports qui peuvent nous instruire à leur égard ; et continuant ainsi à diviser et sous-diviser ces parties que l’on examine successivement, on pénètre jusqu’aux plus petites, dont on recherche les particularités, ne négligeant pas les moindres détails. Toutes ces recherches terminées, on essaye d’en déduire les conséquences, et peu à peu la philosophie de la science s’établit, se rectifie et se perfectionne.

C’est par cette voie seule que l’intelligence humaine peut acquérir les connoissances les plus vastes, les plus solides et les mieux liées entre elles dans quelque science que ce soit ; et c’est uniquement par cette méthode d’analise que toutes les sciences font de véritables progrès, et que les objets qui s’y rapportent ne sont jamais confondus, et peuvent être connus parfaitement.

Malheureusement on n’est pas assez dans l’usage de suivre cette méthode en étudiant l’histoire naturelle. La nécessité reconnue de bien observer les objets particuliers a fait naître l’habitude de se borner à la considération de ces objets et de leurs plus petits détails, de manière qu’ils sont devenus, pour la plupart des naturalistes, le sujet principal de l’étude. Ce seroit cependant une cause réelle de retard pour les sciences naturelles, si l’on s’obstinoit à ne voir dans les objets observés, que leur forme, leur dimension, leurs parties externes même les plus petites, leur couleur, etc. ; et si ceux qui se livrent à une pareille étude dédaignoient de s’élever à des considérations supérieures, comme de chercher quelle est la nature des objets dont ils s’occupent, quelles sont les causes des modifications ou des variations auxquelles ces objets sont tous assujettis, quels sont les rapports de ces mêmes objets entr’eux, et avec tous les autres que l’on connoît, etc., etc.

C’est parce que l’on ne suit pas assez la méthode que je viens de citer, que nous remarquons tant de divergence dans ce qui est enseigné à cet égard, soit dans les ouvrages d’histoire naturelle, soit ailleurs ; et que ceux qui ne se sont livrés qu’à l’étude des espèces, ne saisissent que très-difficilement les rapports généraux entre les objets, n’aperçoivent nullement le vrai plan de la nature, et ne reconnoissent presque aucune de ses lois.

Convaincu, d’une part, qu’il ne faut pas suivre une méthode qui rétrécit et borne ainsi les idées, et de l’autre me trouvant dans la nécessité de donner une nouvelle édition de mon Système des Animaux sans vertèbres, parce que les progrès rapides de l’anatomie comparée, les nouvelles découvertes des zoologistes, et mes propres observations, me fournissent les moyens d’améliorer cet ouvrage ; j’ai cru devoir rassembler dans un ouvrage particulier, sous le titre de Philosophie zoologique, 1.o les principes généraux relatifs à l’étude du règne animal ; 2.o les faits essentiels observés, qu’il importe de considérer dans cette étude ; 3.o les considérations qui règlent la distribution non arbitraire des animaux, et leur classification la plus convenable ; 4.o enfin, les conséquences les plus importantes qui se déduisent naturellement des observations et des faits recueillis, et qui fondent la véritable philosophie de la science.

La Philosophie zoologique dont il s’agit n’est autre chose qu’une nouvelle édition refondue, corrigée et fort augmentée de mon ouvrage intitulé : Recherches sur les Corps vivans. Elle se divise en trois parties principales, et chacune de ces parties se partage en différens chapitres.

Ainsi, dans la première partie, qui doit présenter les faits essentiels observés, et les principes généraux des sciences naturelles, je vais d’abord considérer ce que je nomme les parties de l’art dans les sciences dont il est question, l’importance de la considération des rapports, et l’idée que l’on doit se former de ce que l’on appelle espèce parmi les corps vivans. Ensuite, après avoir développé les généralités relatives aux animaux, j’exposerai ; d’une part, les preuves de la dégradation de l’organisation qui règne d’une extrémité à l’autre de l’échelle animale, les animaux les plus parfaits étant placés à l’extrémité antérieure de cette échelle ; et de l’autre part, je montrerai l’influence des circonstances et des habitudes sur les organes des animaux, comme étant la source des causes qui favorisent ou arrêtent leurs développemens. Je terminerai cette partie par la considération de l’ordre naturel des animaux, et par l’exposé de leur distribution et de leur classification les plus convenables.

Dans la seconde partie, je proposerai mes idées sur l’ordre et l’état de choses qui font l’essence de la vie animale, et j’indiquerai les conditions essentielles à l’existence de cet admirable phénomène de la nature. Ensuite je tâcherai de déterminer la cause excitatrice des mouvemens organiques ; celle de l’orgasme et de l’irritabilité ; les propriétés du tissu cellulaire ; la circonstance unique dans laquelle les générations spontanées peuvent avoir lieu ; les suites évidentes des actes de la vie, etc.

Enfin, la troisième partie offrira mon opinion sur les causes physiques du sentiment, du pouvoir d’agir, et des actes d’intelligence de certains animaux.

J’y traiterai 1.o de l’origine et de la formation du système nerveux ; 2.o du fluide nerveux qui ne peut être connu qu’indirectement, mais dont l’existence est attestée par des phénomènes que lui seul peut produire ; 3.o de la sensibilité physique et du mécanisme des sensations ; 4.o de la force productrice des mouvemens et des actions des animaux ; 5.o de la source de la volonté ou de la faculté de vouloir ; 6.o des idées et de leurs différens ordres ; 7.o enfin, de quelques actes particuliers de l’entendement, comme de l’attention, des pensées, de l’imagination, de la mémoire, etc.

Les considérations exposées dans la seconde et la troisième partie embrassent, sans doute, des sujets très-difficiles à examiner, et même des questions qui semblent insolubles ; mais elles offrent tant d’intérêt, que des tentatives à leur égard peuvent être avantageuses, soit en montrant des vérités inaperçues, soit en ouvrant la voie qui peut conduire à elles.


  1. Voyez l’intéressant ouvrage de M. CABANIS, intitulé : Rapport du physique et du moral de l’Homme.