Philosophie zoologique (1809)/Avertissement

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AVERTISSEMENT.


L’EXPÉRIENCE dans l’enseignement m’a fait sentir combien une Philosophie zoologique, c’est-à-dire, un corps de préceptes et de principes relatifs à l’étude des animaux, et même applicables aux autres parties des sciences naturelles, seroit maintenant utile, nos connoissances de faits zoologiques ayant, depuis environ trente années, fait des progrès considérables.

En conséquence, j’ai essayé de tracer une esquisse de cette Philosophie, pour en faire usage dans mes leçons, et me faire mieux entendre de mes élèves : je n’avois alors aucun autre but.

Mais, pour parvenir à la détermination des principes, et d’après eux, à l’établissement des préceptes qui doivent guider dans l’étude, me trouvant obligé de considérer l’organisation dans les différens animaux connus ; d’avoir égard aux différences singulières qu’elle offre dans ceux de chaque famille, de chaque ordre, et surtout de chaque classe ; de comparer les facultés que ces animaux en obtiennent selon son degré de composition dans chaque race ; enfin, de reconnoître les phénomènes les plus généraux qu’elle présente dans les principaux cas ; je fus successivement entraîné à embrasser des considérations du plus grand intérêt pour la science, et à examiner les questions zoologiques les plus difficiles.

Comment, en effet, pouvois-je envisager la dégradation singulière qui se trouve dans la composition de l’organisation des animaux, à mesure que l’on parcourt leur série, depuis les plus parfaits d’entr’eux, jusques aux plus imparfaits, sans rechercher à quoi peut tenir un fait si positif et aussi remarquable, un fait qui m’est attesté par tant de preuves ? Ne devois-je pas penser que la nature avoit produit successivement les différens corps doués de la vie, en procédant du plus simple vers le plus composé ; puisqu’en remontant l’échelle animale depuis les animaux les plus imparfaits, jusqu’aux plus parfaits, l’organisation se compose et même se complique graduellement, dans sa composition, d’une manière extrêmement remarquable ?

Cette pensée, d’ailleurs, acquit à mes yeux le plus grand degré d’évidence, lorsque je reconnus que la plus simple de toutes les organisations n’offroit aucun organe spécial quelconque ; que le corps qui la possédoit n’avoit effectivement aucune faculté particulière, mais seulement celles qui sont le propre de tout corps vivant ; et qu’à mesure que la nature parvint à créer, l’un après l’autre, les différens organes spéciaux, et à composer ainsi de plus en plus l’organisation animale ; les animaux, selon le degré de composition de leur organisation, en obtinrent différentes facultés particulières, lesquelles, dans les plus parfaits d’entr’eux, sont nombreuses et fort éminentes.

Ces considérations, auxquelles je ne pus refuser mon attention, me portèrent bientôt à examiner en quoi consiste réellement la vie, et quelles sont les conditions qu’exige ce phénomène naturel pour se produire, et pouvoir prolonger sa durée dans un corps. Je résistai d’autant moins à m’occuper de cette recherche, que je fus alors convaincu que c’étoit uniquement dans la plus simple de toutes les organisations, qu’on pouvoit trouver les moyens propres à donner la solution d’un problème aussi difficile en apparence, puisqu’elle seule offroit le complément des conditions nécessaires à l’existence de la vie, et rien au delà qui puisse égarer.

Les conditions nécessaires à l’existence de la vie se trouvant complètes dans l’organisation la moins composée, mais aussi réduites à leur plus simple terme ; il s’agissoit de savoir comment cette organisation, par des causes de changemens quelconques, avoit pu en amener d’autres moins simples, et donner lieu aux organisations, graduellement plus compliquées, que l’on observe dans l’étendue de l’échelle animale. Alors employant les deux considérations suivantes, auxquelles l’observation m’avoit conduit, je crus apercevoir la solution du problème qui m’occupoit.

Premièrement, quantité de faits connus prouvent que l’emploi soutenu d’un organe concourt à son développement, le fortifie, et l’agrandit même ; tandis qu’un défaut d’emploi, devenu habituel à l’égard d’un organe, nuit à ses développemens, le détériore, le réduit graduellement, et finit par le faire disparoître, si ce défaut d’emploi subsiste, pendant une longue durée, dans tous les individus qui se succèdent par la génération. On conçoit de là qu’un changement de circonstances forçant les individus d’une race d’animaux à changer leurs habitudes, les organes moins employés dépérissent peu à peu, tandis que ceux qui le sont davantage, se développent mieux et acquièrent une vigueur et des dimensions proportionnelles à l’emploi que ces individus en font habituellement.

Secondement, en réfléchissant sur le pouvoir du mouvement des fluides dans les parties très-souples qui les contiennent, je fus bientôt convaincu qu’à mesure que les fluides d’un corps organisé reçoivent de l’accélération dans leur mouvement, ces fluides modifient le tissu cellulaire dans lequel ils se meuvent, s’y ouvrent des passages, y forment des canaux divers, enfin, y créent différens organes, selon l’état de l’organisation dans laquelle ils se trouvent.

D’après ces deux considérations, je regardai comme certain que le mouvement des fluides dans l’intérieur des animaux, mouvement qui s’est progressivement accéléré avec la composition plus grande de l’organisation ; et que l’influence des circonstances nouvelles, à mesure que les animaux s’y exposèrent en se répandant dans tous les lieux habitables, furent les deux causes générales qui ont amené les différens animaux à l’état où nous les voyons actuellement.

Je ne me bornai point à développer, dans cet ouvrage, les conditions essentielles à l’existence de la vie dans les organisations les plus simples, ainsi que les causes qui ont donné lieu à la composition croissante de l’organisation animale, depuis les animaux les plus imparfaits jusqu’aux plus parfaits d’entr’eux ; mais croyant apercevoir la possibilité de reconnoître les causes physiques du sentiment, dont tant d’animaux jouissent, je ne balançai point à m’en occuper.

En effet, persuadé qu’aucune matière quelconque ne peut avoir en propre la faculté de sentir, et concevant que le sentiment lui-même n’est qu’un phénomène résultant des fonctions d’un système d’organes capable de le produire, je recherchai quel pouvoit être le mécanisme organique qui peut donner lieu à cet admirable phénomène, et je crois l’avoir saisi.

En rassemblant les observations les plus positives à ce sujet, j’eus occasion de reconnoître que, pour la production du sentiment, il faut que le système nerveux soit déjà très-composé, comme il faut qu’il le soit bien davantage encore pour pouvoir donner lieu aux phénomènes de l’intelligence.

D’après ces observations, j’ai été persuadé que le système nerveux, dans sa plus grande imperfection, telle que dans ceux des animaux imparfaits qui, les premiers, commencent à le posséder, n’est propre, dans cet état, qu’à l’excitation du mouvement musculaire, et qu’alors il ne sauroit produire le sentiment. Il n’offre, dans ce même état, que des nodules médullaires d’où partent des filets, et ne présente ni moelle longitudinale noueuse, ni moelle épinière, ni cerveau.

Plus avancé dans sa composition, le système nerveux montre une masse médullaire principale, d’une forme allongée, et constituant, soit une moelle longitudinale, soit une moelle épinière, dont l’extrémité antérieure offre un cerveau qui contient le foyer des sensations, et donne effectivement naissance aux nerfs des sens particuliers, au moins à quelques-uns d’entr’eux. Alors, les animaux qui le possèdent dans cet état, jouissent de la faculté de sentir.

Ensuite, j’essayai de déterminer le mécanisme par lequel une sensation s’exécutoit ; et j’ai montré qu’elle ne produisoit qu’une perception pour l’individu qui est privé d’un organe pour l’intelligence, en sorte qu’elle ne pouvoit nullement lui donner une idée ; et que, malgré la possession de cet organe spécial, cette sensation ne produisoit encore qu’une perception, toutes les fois qu’elle n’étoit pas remarquée.

À la vérité, je ne me suis point décidé sur la question de savoir, si, dans ce mécanisme, c’est par une émission du fluide nerveux partant du point affecté, ou par une simple communication de mouvement dans le même fluide, que la sensation s’exécute. Cependant, la durée de certaines sensations étant relative à celle des impressions qui les causent, me fait pencher pour cette dernière opinion.

Mes observations n’eussent produit aucun éclaircissement satisfaisant sur les sujets dont il s’agit, si je ne fus parvenu à reconnoître et à pouvoir prouver que le sentiment et l’irritabilité sont deux phénomènes organiques très-différens ; qu’ils n’ont nullement une source commune, comme on l’a pensé ; enfin, que le premier de ces phénomènes constitue une faculté particulière à certains animaux, et qui exige un système d’organes spécial pour pouvoir s’opérer, tandis que le deuxième, qui n’en nécessite aucun qui soit particulier, est exclusivement le propre de toute organisation animale.

Aussi, tant que ces deux phénomènes seront confondus dans leur source et leurs effets, il sera facile et commun de se tromper dans l’explication que l’on essayera de donner, relativement aux causes de la plupart des phénomènes de l’organisation animale ; il le sera surtout, lorsque voulant rechercher le principe du sentiment et du mouvement, enfin, le siége de ce principe dans les animaux qui possèdent ces facultés, on fera des expériences pour le reconnoître.

Par exemple, après avoir décapité certains animaux très-jeunes, ou en avoir coupé la moelle épinière entre l’occiput et la première vertèbre, ou y avoir enfoncé un stylet, on a pris divers mouvemens excités par des insuflations d’air dans le poumon, pour des preuves de la renaissance du sentiment à l’aide d’une respiration artificielle ; tandis que ces effets ne sont dus, les uns, qu’à l’irritabilité non éteinte ; car on sait qu’elle subsiste encore quelque temps après la mort de l’individu ; et les autres, qu’à quelques mouvemens musculaires que l’insuflation de l’air peut encore exciter, lorsque la moelle épinière n’a point été détruite par l’introduction d’un long stylet dans toute l’étendue de son canal.

Si je n’eus pas reconnu que l’acte organique qui donne lieu au mouvement des parties est tout-à-fait indépendant de celui qui produit le sentiment, quoique dans l’un et l’autre l’influence nerveuse soit nécessaire ; si je n’eus pas remarqué que je puis mettre en action plusieurs de mes muscles sans éprouver aucune sensation, et que je peux recevoir une sensation sans qu’il s’ensuive aucun mouvement musculaire, j’eus aussi pu prendre des mouvemens excités dans un jeune animal décapité, ou dont on auroit enlevé le cerveau, pour des signes de sentiment, et je me fus trompé.

Je pense que si l’individu est hors d’état, par sa nature ou autrement, de rendre compte d’une sensation qu’il éprouve, et que s’il ne témoigne, par quelques cris, la douleur qu’on lui fait subir ; on n’a aucun autre signe certain pour reconnoître qu’il reçoit cette sensation, que lorsqu’on sait que le système d’organes qui lui donne la faculté de sentir, n’est point détruit, et même qu’il conserve son intégrité : des mouvemens musculaires excités ne sauroient, seuls, prouver un acte de sentiment.

Ayant fixé mes idées à l’égard de ces objets intéressans, je considérai le sentiment intérieur, c’est-à-dire, ce sentiment d’existence que possèdent seulement les animaux qui jouissent de la faculté de sentir ; j’y rapportai les faits connus qui y sont relatifs, ainsi que mes propres observations ; et je fus bientôt persuadé que ce sentiment intérieur constituoit une puissance qu’il étoit essentiel de prendre en considération.

En effet, rien ne me semble offrir plus d’importance que le sentiment dont il s’agit, considéré dans l’homme et dans les animaux qui possèdent un système nerveux capable de le produire ; sentiment que les besoins physiques et moraux savent émouvoir, et qui devient la source où les mouvemens et les actions puisent leurs moyens d’exécution. Personne, que je sache, n’y avoit fait attention ; en sorte que cette lacune, relative à la connoissance de l’une des causes les plus puissantes des principaux phénomènes de l’organisation animale, rendoit insuffisant tout ce que l’on pouvoit imaginer pour expliquer ces phénomènes. Nous avons cependant une sorte de pressentiment de l’existence de cette puissance intérieure, lorsque nous parlons des agitations que nous éprouvons en nous-mêmes dans mille circonstances ; car, le mot émotion, que je n’ai pas créé, est assez souvent prononcé dans la conversation, pour exprimer les faits remarqués qu’il désigne.

Lorsque j’eus considéré que le sentiment intérieur étoit susceptible de s’émouvoir par différentes causes, et qu’alors il pouvoit constituer une puissance capable d’exciter les actions, je fus, en quelque sorte, frappé de la multitude de faits connus qui attestent le fondement ou la réalité de cette puissance ; et les difficultés qui m’arrêtoient, depuis long-temps, à l’égard de la cause excitatrice des actions, me parurent entièrement levées.

En supposant que j’eusse été assez heureux pour saisir une vérité, dans la pensée d’attribuer au sentiment intérieur des animaux qui en sont doués, la puissance productrice de leurs mouvemens, je n’avois levé qu’une partie des difficultés qui embarrassent dans cette recherche ; car il est évident que tous les animaux connus ne possèdent pas et ne sauroient posséder un système nerveux ; que tous conséquemment ne jouissent pas du sentiment intérieur dont il est question ; et qu’à l’égard de ceux qui en sont dépourvus, les mouvemens qu’on leur voit exécuter ont une autre origine.

J’en étois là, lorsqu’ayant considéré que sans les excitations de l’extérieur, la vie n’existeroit point et ne sauroit se maintenir en activité dans les végétaux, je reconnus bientôt qu’un grand nombre d’animaux devoient se trouver dans le même cas ; et comme j’avois eu bien des occasions de remarquer que, pour arriver au même but, la nature varioit ses moyens, lorsque cela étoit nécessaire, je n’eus plus de doute à cet égard.

Ainsi, je pense que les animaux très-imparfaits qui manquent de système nerveux, ne vivent qu’à l’aide des excitations qu’ils reçoivent de l’extérieur, c’est-à-dire, que parce que des fluides subtils et toujours en mouvement, que les milieux environnans contiennent, pénètrent sans cesse ces corps organisés, et y entretiennent la vie tant que l’état de ces corps leur en donne le pouvoir. Or, cette pensée que j’ai tant de fois considérée, que tant de faits me paroissent confirmer, contre laquelle aucun de ceux qui me sont connus ne me semble déposer, enfin, que la vie végétale me paroît attester d’une manière évidente ; cette pensée, dis-je, fut pour moi un trait singulier de lumière qui me fit apercevoir la cause principale qui entretient les mouvemens et la vie des corps organisés, et à laquelle les animaux doivent tout ce qui les anime.

En rapprochant cette considération des deux précédentes, c’est-à-dire, de celle relative au produit du mouvement des fluides dans l’intérieur des animaux, et de celle qui concerne les suites d’un changement maintenu dans les circonstances et les habitudes de ces êtres ; je pus saisir le fil qui lie entr’elles les causes nombreuses des phénomènes que nous offre l’organisation animale dans ses développemens et sa diversité ; et bientôt j’aperçus l’importance de ce moyen de la nature, qui consiste à conserver dans les nouveaux individus reproduits, tout ce que les suites de la vie et des circonstances influentes avoient fait acquérir dans l’organisation de ceux qui leur ont transmis l’existence.

Or, ayant remarqué que les mouvemens des animaux ne sont jamais communiqués, mais qu’ils sont toujours excités ; je reconnus que la nature, obligée d’abord d’emprunter des milieux environnans la puissance excitatrice des mouvemens vitaux et des actions des animaux imparfaits, sut, en composant de plus en plus l’organisation animale, transporter cette puissance dans l’intérieur même de ces êtres, et qu’à la fin, elle parvint à mettre cette même puissance à la disposition de l’individu.

Tels sont les sujets principaux que j’ai essayé d’établir et de développer dans cet ouvrage.

Ainsi, cette Philosophie zoologique présente les résultats de mes études sur les animaux, leurs caractères généraux et particuliers, leur organisation, les causes de ses développemens et de sa diversité, et les facultés qu’ils en obtiennent ; et pour la composer, j’ai fait usage des principaux matériaux que je rassemblois pour un ouvrage projeté sur les corps vivans, sous le titre de Biologie ; ouvrage qui, de ma part, restera sans exécution.

Les faits que je cite sont très-nombreux et positifs, et les conséquences que j’en ai déduites m’ont paru justes et nécessaires ; en sorte que je suis persuadé qu’on les remplacera difficilement par de meilleures.

Cependant, quantité de considérations nouvelles exposées dans cet ouvrage, doivent naturellement, dès leur première énonciation, prévenir défavorablement le lecteur, par le seul ascendant qu’ont toujours celles qui sont admises en général, sur de nouvelles qui tendent à les faire rejeter. Or, comme ce pouvoir des idées anciennes sur celles qui paroissent pour la première fois, favorise cette prévention, surtout lorsque le moindre intérêt y concourt ; il en résulte que, quelques difficultés qu’il y ait à découvrir des vérités nouvelles, en étudiant la nature, il s’en trouve de plus grandes encore à les faire reconnoître.

Ces difficultés, qui tiennent à différentes causes, sont dans le fond plus avantageuses que nuisibles à l’état des connoissances générales ; car, par cette rigueur, qui rend difficile à faire admettre comme vérités, les idées nouvelles que l’on présente, une multitude d’idées singulières, plus ou moins spécieuses, mais sans fondement, ne font que paroître, et bientôt après tombent dans l’oubli. Quelquefois, néanmoins, d’excellentes vues et des pensées solides, sont, par les mêmes causes, rejetées ou négligées. Mais il vaut mieux qu’une vérité, une fois aperçue, lutte long-temps sans obtenir l’attention qu’elle mérite, que si tout ce que produit l’imagination ardente de l’homme étoit facilement reçu.

Plus je médite sur ce sujet, et particulièrement sur les causes nombreuses qui peuvent altérer nos jugemens, plus je me persuade que, sauf les faits physiques et les faits moraux[1], qu’il n’est au pouvoir de personne de révoquer en doute, tout le reste n’est qu’opinion ou que raisonnement ; et l’on sait qu’à des raisonnemens on peut toujours en opposer d’autres. Ainsi, quoiqu’il soit évident qu’il y ait de grandes différences en vraisemblance, probabilité, valeur même, entre les diverses opinions des hommes ; il me semble que nous aurions tort de blâmer ceux qui refuseroient d’adopter les nôtres.

Doit-on ne reconnoître comme fondées, que les opinions les plus généralement admises ? Mais l’expérience montre assez que les individus qui ont l’intelligence la plus développée et qui réunissent le plus de lumières, composent, dans tous les temps, une minorité extrêmement petite. On ne sauroit en disconvenir : les autorités, en fait de connoissances, doivent s’apprécier, et non se compter ; quoique, à la vérité, cette appréciation soit très-difficile.

Cependant, d’après les conditions nombreuses et rigoureuses qu’exige un jugement pour qu’il soit bon ; il n’est pas encore certain que celui des individus que l’opinion transforme en autorités, soit parfaitement juste à l’égard des objets sur lesquels il prononce.

Il n’y a donc réellement pour l’homme de vérités positives, c’est-à-dire, sur lesquelles il puisse solidement compter, que les faits qu’il peut observer, et non les conséquences qu’il en tire ; que l’existence de la nature qui lui présente ces faits, ainsi que les matériaux pour en obtenir ; enfin, que les lois qui régissent les mouvemens et les changemens de ses parties. Hors de là, tout est incertitude ; quoique certaines conséquences, théories, opinions, etc., aient beaucoup plus de probabilités que d’autres.

Puisque l’on ne peut compter sur aucun raisonnement, sur aucune conséquence, sur aucune théorie, les auteurs de ces actes d’intelligence ne pouvant avoir la certitude d’y avoir employé les véritables élémens qui devoient y donner lieu, de n’y avoir fait entrer que ceux là, et de n’en avoir négligé aucun ; puisqu’il n’y a de positif pour nous que l’existence des corps qui peuvent affecter nos sens, que celle des qualités réelles qui leur sont propres ; enfin, que les faits physiques et moraux que nous pouvons connoître ; les pensées, les raisonnemens, et les explications dont on trouvera l’exposé dans cet ouvrage, ne devront être considérés que comme de simples opinions que je propose, dans l’intention d’avertir de ce qui me paroît être, et de ce qui pourroit effectivement avoir lieu.

Quoi qu’il en soit, en me livrant aux observations qui ont fait naître les considérations exposées dans cet ouvrage, j’ai obtenu les jouissances que leur ressemblance à des vérités m’a fait éprouver, ainsi que la récompense des fatigues que mes études et mes méditations ont entraînées ; et en publiant ces observations, avec les résultats que j’en ai déduits, j’ai pour but d’inviter les hommes éclairés qui aiment l’étude de la nature, à les suivre et les vérifier, et à en tirer de leur côté les conséquences qu’ils jugeront convenables. Comme cette voie me paroît la seule qui puisse conduire à la connoissance de la vérité, ou de ce qui en approche le plus, et qu’il est évident que cette connoissance nous est plus avantageuse que l’erreur qu’on peut mettre à sa place, je ne puis douter que ce ne soit celle qu’il faille suivre.

On pourra remarquer que je me suis plu particulièrement à l’exposition de la seconde et surtout de la troisième parties de cet ouvrage, et qu’elles m’ont inspiré beaucoup d’intérêt. Cependant, les principes relatifs à l’histoire naturelle dont je me suis occupé dans la première partie, doivent être au moins considérés comme les objets qui peuvent être les plus utiles à la science, ces principes étant, en général, ce qu’il y a de plus rapproché de ce que l’on a pensé jusqu’à ce jour.

J’avois les moyens d’étendre considérablement cet ouvrage, en donnant à chaque article tous les développemens que les matières intéressantes qu’il embrasse peuvent permettre ; mais j’ai préféré me restreindre à l’exposition strictement nécessaire pour que mes observations puissent être suffisamment saisies. Par ce moyen, j’ai épargné le temps de mes lecteurs, sans les avoir exposés à ne pouvoir m’entendre.

J’aurai atteint le but que je me suis proposé, si ceux qui aiment les sciences naturelles trouvent dans cet ouvrage quelques vues et quelques principes utiles à leur égard ; si les observations que j’y ai exposées, et qui me sont propres, sont confirmées ou approuvées par ceux qui ont eu occasion de s’occuper des mêmes objets ; et si les idées qu’elles sont dans le cas de faire naître, peuvent, quelles qu’elles soient, avancer nos connoissances, ou nous mettre sur la voie d’arriver à des vérités inconnues.


  1. Je nomme faits moraux, les vérités mathématiques, c’est-à-dire, les résultats des calculs, soit de quantités, soit de forces, et ceux des mesures ; parce que c’est par l’intelligence, et non par les sens, que ces faits nous sont connus. Or, ces faits moraux sont à la fois des vérités positives, comme le sont aussi les faits relatifs à l’existence des corps que nous pouvons observer, et de bien d’autres qui les concernent.