Philosophie de la nature/Avertissement

Traduction par Augusto Vera.
Ladrange (Tome 1p. v-xii).
Chap. I.  ►

AVERTISSEMENT


En publiant, il y a sept ans, mon Introduction à la philosophie de Hegel, je prenais l’engagement de traduire et de commenter son Encyclopédie des sciences philosophiques. Cet engagement j’ai commencé à le remplir en publiant, il y a quatre ans, sa Logique. Aujourd’hui je viens remplir la seconde partie de ma tâche en publiant sa Philosophie de la nature.

Ce travail, il est à peine besoin de le faire observer, s’adresse tout aussi bien aux physiciens qu’aux philosophes. J’avoue, cependant, que j’ai peu d’espoir, je ne dirai pas de convertir les physiciens, ce serait trop prétendre, ce n’est même pas là mon but, mais d’attirer sur l’œuvre de Hégel leur attention. Car, il y a entre la physique, telle qu’elle est constituée aujourd’hui, et la philosophie une scission qu’il ne sera pas facile de faire disparaître. Quelle est la cause de cette scission ? Les uns en accusent la philosophie, les autres, au contraire, en accusent la physique. Les premiers reprochent aux philosophes de trop négliger l’étude de la nature, les seconds reprochent aux physiciens de se trop renfermer dans l’observation et l’expérience, et de rejeter dédaigneusement la spéculation et l’élément idéal de la science. Il se peut qu’on ait raison des deux côtés ; il se peut que l’astronome se soit trop habitué à ne croire à d’autre variété que celle qui se montre au bout de sa lunette, et le chimiste à n’admettre d’autre analyse ni d’autre synthèse que celles qu’il voit s’opérer au fond de sa cornue, comme il se peut aussi que le philosophe, trop occupé à regarder au dedans de lui-même, oublie ce qui est au dehors. Mais quelles que soient les causes qui ont pu amener ce divorce, toujours est-il qu’il existe, et qu’il est bon qu’autant que faire se peut, il cesse, s’il est vrai que toute séparation violente entre les choses qui sont faites pour être unies, doive cesser. Car il s’agit de savoir si la science, et l’univers dont la science est l’organe le plus direct et le plus haut représentant, ne sont qu’un mauvais drame où les événements et les personnages n’ont pas de lien commun, et se rencontrent comme par accident, ou bien, s’ils sont l’œuvre d’un seul et même ouvrier, d’une seule et même pensée.

Toutefois, en exprimant le désir qu’il ait rapprochement entre la philosophie et la physique, je n’entends pas qu’il y ait identification, et que l’une s’absorbe, pour ainsi dire, dans l’autre. Une telle identification n’est, à mon gré, ni désirable, ni possible. Car, si la physique se rattache par ses principes les plus élevés à la philosophie, et qu’à ce titre elle lui est subordonnée, il est cependant utile qu’elle ait une vie propre, et qu’elle se développe sur un terrain distinct ; qu’elle observe, veux-je dire, qu’elle expérimente, et qu’elle rassemble des faits, et qu’elle classe ces faits à sa façon. Il en est de la science comme d’un édifice. C’est l’architecte qui conçoit et entend le dessin d’un édifice ; c’est l’ouvrier qui réunit et façonne les matériaux qui doivent le réaliser ; ou, si l’on veut, c’est l’architecte qui représente l’élément idéal et l’unité de l’édifice ; c’est l’ouvrier qui en représente l’élément matériel et multiple. Tel est aussi le rapport de la physique et de la philosophie de la nature. La physique rassemble et prépare les matériaux que la philosophie vient ensuite marquer de sa forme. On se tromperait cependant si l’on croyait que cette forme n’est, pour ainsi dire, qu’un accident et une espèce de superfétation dans la science de la nature ; car elle est, tout au contraire, la forme de la raison et de la vérité ; de telle façon que la physique n’est, rigoureusement parlant, une science que par la présence de la pensée philosophique, et dans la mesure où elle coïncide avec cette pensée. C’est comme dans une statue, où ce sont les dernières touches de l’artiste qui transfigurent le marbre, et y font circuler la vie et la beauté.

Mais c’est là aussi ce qui s’oppose à l’identification de la physique et de la philosophie de la nature. L’objet de la physique ne diffère pas de celui de la philosophie de la nature, puisque, pour l’une comme pour l’autre, cet objet est la nature, et la connaissance de la nature. Mais si c’est un seul et même objet qu’elles considèrent, la manière dont elles le considèrent n’est point la même. Car la philosophie, lorsqu’elle est vraiment la philosophie, ne peut considérer la nature que conformément à son propre objet, ou à la loi qui la constitue ce qu’elle est, et qui fait qu’elle est la philosophie. Par conséquent, elle doit étudier et contempler dans la nature ce qu’elle étudie et contemple ailleurs et en toutes choses ; je veux dire, l’essence, l’absolu et l’unité. Et ce n’est pas seulement l’unité de la nature considérée en elle-même qu’elle doit contempler, mais l’unité de la nature dans ses rapports avec les autres sphères de la connaissance et de l’être, ce dont se soucie fort peu la physique, et qui dépasse même les limites au-dedans desquelles elle est, par constitution, obligée de se renfermer. Car par cela même qu’il n’y a, et qu’il ne peut y avoir qu’une seule science universelle et absolu, la physique, qui est nécessairement une science particulière et relative, ne saurait ni penser ni entendre l’absolu et l’unité ; ce qui fait aussi, ou qu’elle n’éprouve qu’un médiocre intérêt pour toute recherche de ce genre, ou qu’elle regarde avec méfiance, ou qu’elle va même jusqu’à la déclarer oiseuse et impossible. – C’est là la ligne de démarcation qui sépare la philosophie de la nature et de la physique, ligne qui, comme on peut le voir, n’est point un fait subjectif, artificiel et passager, mais fondé sur la nature même de ces deux sciences, et qui maintiendra toujours ces deux sciences sur deux terrains distincts, et jusqu’à un certain point opposés. Par conséquent, lorsque j’exprimais le désir de voir s’opérer un rapprochement entre la philosophie et la physique, je n’entendais parler que d’un rapprochement dans les limites du possible et de la raison ; d’un rapprochement tel qu’il existe entre des voisins qui vivent en très bons termes, qui, en se fréquentant, apprennent à se connaître et à s’apprécier mutuellement, et qui parfois peuvent même s’unir pour accomplir quelque grande et belle chose, mais qui gardent en même temps chacun son individualité, son indépendance et sa liberté d’action. Et c’est à ce résultat, qu’il me soit permis d’en avoir la confiance, que pourra contribuer la présente publication.

Pour ce qui concerne l’économie de ce travail, j’ai à peu près suivi la marche que j’avais adoptée pour la Logique.

Premièrement, j’ai trouvé que les raisons qui m’avaient engagé à ajouter une introduction spéciale à la Logique, subsistaient tout entières pour la Philosophie de la nature[1]. J’ai donc ici aussi ajouté une introduction. Comme dans celle que j’ai placée en tête de la Logique, je m’y suis, d’une part, attaché à discuter et à mettre en lumière certains points essentiels et fondamentaux qui doivent faciliter au lecteur l’intelligence des théorie hégéliennes, sans lesquels on ne saurait entendre ni la philosophie de la nature de Hégel, ni la philosophie de la nature en général ; et, d’autre part, j’ai examiné certaines théories spéciales admises par la science moderne, pour en faire ressortir l’insuffisance et les défauts. Il y aura peut-être des lecteurs qui trouveront cette introduction trop longue ; il y en aura d’autres qui la trouveront trop courte. Mais je crois que, si l’on tient compte des exigences de la science et des difficultés qu’offre la pensée hégélienne, comme aussi des limites dans lesquelles j’ai dû nécessairement circonscrire mon travail, on arrivera à la conclusion que je n’ai pas trop dépassé la juste mesure dans un sens ou dans l’autre. Quant au texte, je m’étais d’abord borné, conformément à mon plan primitif, à traduire littéralement, du moins aussi littéralement que possible, la Philosophie de la nature, telle qu’elle se trouve dans ce que j’ai appelé la Petite Encyclopédie, publiée par Rosenkranz[2]. Mais je me suis bientôt aperçu que, quelle qu’eût été l’étendue du commentaire, mon œuvre aurait été fort incomplète. Car dans l’édition de Rosenkranz ne se trouvent pas les Zusatze, c’est-à-dire, les appendices que Hégel a ajoutés à chaque paragraphe, et qui contiennent des éclaircissements, des commentaires, et comme une démonstration extérieure de l’idée énoncée et démontrée spéculativment dans le paragraphe ; de sorte que, si je m’en étais tenu à mon premier plan, j’aurais dù laisser en dehors de mon travail une partie importante, nécessaire même de l’œuvre de Hégel. J’ai donc repris, pour ainsi dire, en sous-œuvre mon travail, et j’y ai ajouté, partout où il m’a semblé nécessaire, les appendices textuellement traduits, en accompagnant le tout, - l’idée sommairement définie, et l’appendice – d’un commentaire. Je dois même dire, pour être plus exact, qu’à l’exception de trois ou quatre appendices de l’introduction de Hégel que je n’ai pas reproduits, parce que j’ai pensé que les points que Hégel y développe avaient été suffisamment élucidés dans mon introduction, le lecteur a sous ses yeux la Philosophie de la nature textuellement traduite et commenctée, telle qu’elle a été éditée par Michelet[3]et que j’appellerai la Grande Physique, ou Grande Philosophie de la nature, pour la distinguer de la petite, telle qu’elle se trouve dans l’édition de l’Encyclopédie de Rosenkranz, qui ne contient que l’énoncé et la définition essentielle, mais sommaire de l’idée. Je ferai observer, en dernier lieu, que les Zusatze je les ai tantôt fondus textuellement dans les notes, tantôt, et le plus souvent, je les ai ajoutés au texte, en les plaçant immédiatement après l’énoncé sommaire de l’idée. Cet arrangement m’a été imposé par la nature même de ces appendices. Car, toutes les fois qu’ils n’avaient pas besoin d’être élucidés et commentés, ils rentraient naturellement dans le commentaire. Mais, comme le plus souvent ils ont eux-mêmes besoin d’être élucidés, j’ai dû y ajouter un commentaire, et, par suite, les placer dans le corps du texte.

Du reste, les indications dont ils sont accompagnés sont si claires et si précises, que le lecteur n’éprouvera pas la moindre difficulté à distinguer ce qui appartient, soit à l’énoncé direct et essentiel de l’idée, soit à l’appendice, soit au commentaire.

Qu’il me soit permis d’exprimer l’espoir que, quelque incomplet que puisse être ce travail, les amis de la science et de la philosophie me sauront gré des efforts que j’ai dû faire pour vaincre les grandes et nombreuses difficultés qu’il présentait.


Naples, 1er juin 1863
  1. Voy. Logique.
  2. Voy. Logique.
  3. Comme on sait, la Grande Philosophie de la nature n’a pas été publiée par Hégel lui-même, mais elle fait partie de l’édition de ses œuvres publiées par ses amis et ses disciples. Voici de quels matériaux s’est servi son illustre disciple et éditeur dans sa rédaction. « Les sources auxquelles j’ai puisé ces matériaux, dit Michelet (Avant-Propos, p. 47), sont, d’une part, les cahiers mêmes dont Hégel s’est servi dans ses cours (Collegien-Hefte), et, d’autre part, les cahiers (Nachschriften) de ses auditeurs. Hégel a exposé huit fois dans sa chaire sa philosophie de la nature. Une fois à Iéna, entre les années 1804-1806, 1821-1822, 1823-1824, 1825-1826, 1828-1830. De son cours à Iéna nous possédons un cahier complet écrit de sa main, in-4o. A Heidelberg, il prit pour base de son enseignement la première édition (1817) de son Encyclopédie, et des notes qu’il avait jetées sur des fueilles volantes. Dans les deux premiers cours à Berlin, il suivit principalement un nouveau cahier complet in-4o. Pour le cours de 1823-1824, il rédigea une nouvelle introduction, et termina un nouveau cahier complémentaire, tous les deux in-folio, de manière cependant à utiliser dans ce cours, comme dans les cours subséquents, ses cahiers antérieurs, même ceux de Iéna. Dans ses deux derniers cours, à côté de ces matériaux, il prit pour fil conducteur la seconde édition de l’Encyclopédie (1827), la troisième édition n’ayant paru que tard dans les années 1930. A ces documents écrits de la main même de Hégel, il faut ajouter nombre de feuilles contenant des matériaux très riches, et qui sont venus s’intercaler successivement dans les différents cours. Quant aux cahiers de ses auditeurs, j’ai puisé, 1° dans celui que j’ai écrit moi-même dans le cours d’hiver de 19821-1822 ; 2° dans trois cahiers du cours d’hiver de 1823-1824, et rédigés par le capitaine von Griesheim, par mon honoré collègue le professeur Hotho et par moi-même ; 3° dans le cahier du vice-recteur Geyer, du cour d’été 1830. »