Philosophie de l’Anarchie/Quelques antithèses


QUELQUES ANTITHÈSES :

DROIT ET LOI — SUFFRAGE ET DÉLÉGATION
— LIBERTÉ ET IDENTITÉ —
INITIATIVE ET AUTORITÉ


Rien n’est plus fréquent que de voir la masse, jugeant sur l’apparence, confondre des idées en réalité fort contradictoires.

Ainsi droit est négation de loi. Le premier vient de la nature ; la seconde du caprice d’un maître. Le droit, résultant des rapports et de la manière d’être des individus, est imprescriptible et inaliénable, il est inhérent à l’humanité : dans mille ans, comme aujourd’hui, comme jadis, tous les hommes auront le droit de vivre et d’être libres ; chez les Lapons comme chez les Français, comme chez les Chinois, chacun, en dépit des lois plus ou moins baroques, a le droit de manger, de se vêtir et de s’abriter, et, tandis que la loi défend au malheureux vagabond d’apaiser sa faim avec les fruits de la terre et de reposer sa tête même sur le sol nu, le droit lui crie : « Mange et dors ! »

Le droit est la négation de la loi humaine par cela seul qu’il est l’affirmation de la loi naturelle.

Les lois naturelles, auxquelles nous sommes tous soumis, qui nous ont faits ce que nous sommes, ont donné à l’homme un estomac, — et il a le droit de manger ; — un cerveau, — et il a le droit de penser ; — des sens, — et il a le droit d’aimer.

Le droit est juste parce qu’il est essentiellement humain ; la loi, au contraire, est essentiellement tyrannique parce qu’elle est faite par des hommes contre d’autres hommes. Tout individu sain d’esprit connaît, sent son droit, mais les lois, souvent obscures et contradictoires, ne sont que l’expression d’une volonté despotique, que ce soit celle d’un souverain ou d’une assemblée. Tibère, Néron, Alexandre VI, Louis XIV, Bonaparte ont fait des lois ; les lois de Louis-Philippe proscrivaient les bonapartistes et les républicains ; les lois du second Empire proscrivaient les républicains et les orléanistes ; les lois de la troisième république proscrivent les princes d’Orléans et les Bonaparte. Parmi ces lois contradictoires, quelles sont les vraies, les justes, les respectables ? Affaire d’appréciation, d’opportunité !

Dans notre société criblée de lois, le droit est partout méconnu. Dans une société libre, respectueuse du droit de tous, la loi despotique doit céder la place au contrat toujours modifiable et révocable, aux décisions prises d’un commun accord.

Cela nous amène à la question du suffrage universel : est-il juste que la volonté du plus grand nombre doive l’emporter ?

Tout d’abord, remarquons qu’il est absurde de prétendre que le nombre ait quelque chose à faire avec la logique. Bien au contraire, dans la longue histoire de l’humanité, tous les progrès ont été conquis de haute lutte par des minorités. Colomb était minorité lorsqu’il affirmait l’existence d’un nouveau monde ; Galilée était minorité lorsqu’il attestait le mouvement de la terre ; Babeuf, proclamant le droit à la vie, était minorité, et les anarchistes, qui ont certainement le mot de l’avenir, sont actuellement minorité.

Le suffrage universel n’a donc rien à voir dans les questions de philosophie ou de science.

Dans les questions politiques ? Ne l’a-t-on pas vu acclamer successivement la royauté, l’empire et la république ? Et, d’ailleurs, les travailleurs ne vivent pas de la politique, ils en meurent : leur rôle doit être de la supprimer.

Cependant, il est un point sur lequel le suffrage seul peut décider : c’est sur ces questions primordiales qui touchent à la vie quotidienne de tous : l’allègement du travail, la production, l’échange, la répartition des produits, la nourriture, le logement. Là, les plus simples comprennent à merveille leurs intérêts, et les intérêts de chacun devant, dans une société communiste, s’identifier aux intérêts de tous, il n’y a plus à craindre ces divisions profondes d’opinion, ces émiettements, ces intrigues qui, dans les assemblées parlementaires, empêchent toute réforme d’aboutir. D’ailleurs, il n’y a pas d’autres moyens de se rendre compte des besoins d’une société que de consulter chacun de ses membres. Dire qu’il n’y aura point parfois quelques heurts serait hasardeux, mais là, encore, le remède est dans la liberté, les mécontents ayant toute latitude de quitter les groupements dont l’esprit leur déplairait pour s’associer à des citoyens partageant leur manière de voir.

Le suffrage, c’est la liberté qu’a un citoyen de régler ses affaires dans la chose publique. Par quelle monstrueuse aberration ce suffrage a-t-il pu être confondu avec la délégation de pouvoir qui enlève aux citoyens leur souveraineté pour en investir un petit nombre d’individus ?

C’est justement au nom de sa souveraineté que le peuple doit refuser de se donner des maîtres dans la personne de soi-disants représentants qui le gouvernent à leur gré. Quelle triste comédie que d’entendre l’électeur de Bonaparte, Thiers ou Ferry dire avec orgueil : « Je suis souverain ! » Eh ! non, tu n’es qu’un pauvre esclave.

Il est impossible de définir dans ses détails ce que sera la société de demain ; elle ne se laisse entrevoir que dans ses grandes lignes. Toutefois, on peut hardiment déclarer que Chambre et Sénat disparaîtront comme disparurent les antiques parlements qui, sous la monarchie absolue, pouvaient être le palliatif mais jamais le frein de l’arbitraire royal. Les groupements et corporations constituant la commune seront en pleine vie et c’est là que s’élaboreront contrats et décisions, mesures d’intérêt général, en un mot, tout ce qui concerne la vie sociale.

Une société libre pourrait-elle être une société d’égaux ? liberté, égalité, ces deux idées ne sont-elles pas incompatibles ?

Incompatibles, oui évidemment, si, par égalité, on entend identité. Certains socialistes, poussant l’esprit de système à des limites invraisemblables, voudraient que tous, mangeant à la même table, consommassent le même nombre et la même qualité de mets, fussent habillés d’une même étoffe, logés et meublés pareillement : on a peine à croire à un pareil fanatisme. Si un tel genre de vie prévalait, le spleen ne tarderait pas à s’emparer de l’humanité et le suicide à devenir le grand refuge.

Mais, par égalité, les hommes sensés ne peuvent entendre l’égalité physique, intellectuelle, et morale qui réduirait notre espèce à un seul homme tiré à des millions d’exemplaires. Ce serait la mort du progrès qu’alimentent seuls la diversité, le choc des idées et des efforts.

Par égalité, il s’agit pour les anarchistes d’égalité sociale, tous les êtres humains ayant le même droit à la jouissance de la richesse collective et le même devoir de contribuer à sa production. Il ne peut plus être question d’égalité politique, la politique disparaissant avec ses mensonges, ni d’égalité civile, les lois et les codes cessant de régir la libre humanité.

La femme n’aura plus à s’agiter pour conquérir des droits dont elle n’eût pas fait un meilleur usage que l’homme. Plus de parlements, donc point de femmes électrices et éligibles. Plus de lois, donc plus de revendications en faveur de l’égalité civile des sexes.

Un cordonnier sera autant qu’une institutrice et une couturière autant qu’un astronome, pas de différence entre ces fonctions. Point de commandants, point de commandés : ce sera la véritable harmonie basée sur la liberté individuelle et l’égalité sociale.

Cependant, beaucoup, tablant sur l’apathie actuelle des masses, redoutent que la disparition d’un gouvernement chargé de penser pour le peuple n’entraîne l’affaiblissement de l’activité humaine.

Cette activité, sans laquelle nous tomberions dans l’immobilité des vieux peuples d’Orient, se manifestera au contraire avec d’autant plus d’intensité qu’elle ne sera plus entravée par un pouvoir s’efforçant d’absorber, de concentrer toutes les forces vives de la société.

Le rôle des gouvernements n’a-t-il pas été jusqu’ici de servir non de stimulant mais de frein ?

Les individus libres jetant au vent leurs idées, se groupant par affinités, impulsant la masse, l’activité, non plus de quelques dirigeants mais de millions de citoyens, voilà la garantie que l’anarchie donnera au progrès humain[1].

L’esprit d’initiative d’un individu peut, à la vérité, se transformer insensiblement en esprit d’autorité : le correctif, le remède tout-puissant, réside justement dans l’esprit d’initiative de tous.

Grâce à cette constante émulation, l’homme croîtra en valeur sans être à même pour cela de devenir le tyran de ses semblables.




  1. Dans une telle société, il est évident que la presse aura un rôle immense à jouer. Ce sera elle qui recueillant, concentrant la pensée éparse dans les foules, servira de grand moteur. Et son action, dirigée exclusivement vers les entreprises utiles, ne sera plus à craindre puisqu’il n’y aura plus ni politique, ni numéraire, ni gouvernement. Quelle différence avec le journalisme actuel où la sincérité et le talent ne peuvent être qu’exception !